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Politique et pédagogie. L’enseignement de la morale dans les lycées et collèges de garçons (1902-1923)

Politics and pedagogy. The teaching of morality in boys’ secondary education (1902-1923)
Yves Verneuil
p. 101-157

Résumés

L’absence d’un enseignement de la morale dans les établissements secondaires de garçons se justifiait au XIXe siècle par la valeur morale de l’enseignement des humanités et par le programme de morale de la classe de philosophie. L’institution d’un cours de morale en 1902 dans les classes de quatrième et de troisième des lycées et collèges de garçons ne tient pas seulement au fait que la réforme de 1902 intègre dans un enseignement secondaire désormais unique l’ancien enseignement moderne dont une partie des élèves ne va pas jusqu’au bout du cursus. Il s’agit surtout, dans le contexte de regain d’anticléricalisme et de militantisme républicain qui suit l’Affaire Dreyfus, de donner une allure nettement républicaine à l’enseignement secondaire et de manifester que le discours moral n’est pas l’apanage de l’aumônier. C’est aussi le moyen de répondre aux critiques qui se sont élevées au moment de la commission Ribot (1898-1899) contre le déficit supposé des lycées en matière d’éducation morale. L’enseignement de la morale disparaît des lycées et collèges de garçons en 1923, au moment de la réforme Bérard.

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Texte intégral

  • 1 Philippe Marchand, « L’instruction civique en France. Quelques éléments d’histoire », Spirale. Rev (...)
  • 2 Pierre Ognier, Une école sans Dieu ? 1880-1895 : l’invention d’une morale laïque sous la Troisième (...)
  • 3 Une exception avec Alice Gérard, qui parle cependant d’un « enseignement d’instruction civique » d (...)

1L’enseignement moral et civique a été créé par la loi d’orientation et de programmation pour la « refondation de l’École de la République » du 8 juillet 2013. Mis en œuvre de l’école primaire au lycée, ce nouvel enseignement s’est substitué, à partir de la rentrée 2015, aux programmes d’éducation civique existants. Dans les écoles primaires, l’enseignement moral et civique remplace donc l’instruction civique et morale qui, introduite dans les programmes de l’école primaire par l’arrêté du 9 juin 2008, manifestait ostensiblement un retour au traditionalisme pédagogique en se plaçant dans le sillage de l’instruction morale et civique instituée par la loi du 28 mars 1882. Dans les lycées et les collèges, il a aussi existé une instruction morale et civique entre 1944 et 1948, date à laquelle ne demeure que l’instruction civique1. Mais le souvenir en a disparu, si bien qu’on pourrait avoir l’impression que seule l’éducation civique a été enseignée dans les établissements du second degré. De ce fait, historiquement, l’enseignement de la morale paraît ne renvoyer qu’à l’école primaire. Cet enseignement, notamment pour la période des débuts de la Troisième République, a d’ailleurs fait l’objet de solides études, historiques ou philosophiques, telles celles de Pierre Ognier et de Laurence Loeffel2. Mais la recherche a ignoré ou délaissé l’enseignement secondaire3. Et pourtant, pendant vingt ans, entre 1902 et 1923, la Troisième République a institué un enseignement de la morale dans tous les lycées et collèges publics de garçons.

  • 4 Françoise Mayeur, L’enseignement secondaire des jeunes filles sous la troisième République, Paris, (...)

2L’absence de comparaison entre les enseignements primaire et secondaire est d’autant plus étrange qu’il est au moins un fait connu : la présence d’un enseignement de la morale, d’une part dans l’enseignement secondaire spécial, puis moderne, de 1865 à 1902, et d’autre part dans l’enseignement secondaire féminin, à partir de sa fondation en 18804. Cette présence est en général expliquée par le fait que la philosophie n’était enseignée ni dans l’un, ni dans l’autre de ces secteurs d’enseignement. En suppléant l’absence de la philosophie, l’enseignement de la morale marquerait l’infériorité de l’enseignement spécial comme de l’enseignement secondaire féminin par rapport à l’enseignement secondaire classique. La comparaison avec l’enseignement primaire semble confirmer cette explication. On remarquera toutefois qu’à partir de 1886, l’enseignement secondaire spécial, puis, à partir de 1891, l’enseignement secondaire moderne, comportent à la fois un enseignement de la morale et un enseignement de la philosophie.

  • 5 Bulletin administratif de l’Instruction publique [désormais BAMIP], n° 163, juillet 1863, p. 127, (...)

3L’enseignement secondaire féminin et l’enseignement spécial (puis moderne), toutefois, ne reposent pas sur les humanités classiques. En fait, si l’institution d’un cours de morale dans les classes de la filière classique doit surprendre, c’est parce que traditionnellement, on estimait que l’enseignement des humanités y pourvoyait par lui-même. En effet, on ne considérait pas les humanités seulement comme un enseignement : elles devaient être une véritable formation. Comme le déclarait encore Victor Duruy en 1863 devant les membres du Conseil impérial de l’Instruction publique, l’enseignement secondaire avait alors pour rôle « de faire des hommes et non pas seulement des bacheliers »5. Dans ces conditions, se pose la question de savoir pourquoi l’enseignement de la morale n’est pas resté cantonné dans l’enseignement secondaire moderne et l’enseignement secondaire féminin, mais a été généralisé, en 1902, dans les classes terminales du premier cycle (classes de 4e et de 3e) des établissements secondaires publics de garçons.

  • 6 Circulaire du 15 juillet 1890, BAMIP, t. 48, 1890, supplément au n° 922, p. 427.
  • 7 Ibid., p. 422.

4On pourrait certes faire observer que la question de l’éducation morale dans les lycées et les collèges (question récurrente depuis la fondation des lycées) est régulièrement sur le devant de la scène dans les années 1890, depuis la réforme de la discipline dans les lycées et des collèges de 1890 mise en place par le ministre de l’Instruction publique Léon Bourgeois, jusqu’aux débats de la commission parlementaire sur l’enseignement secondaire de 1898-1899, dite commission Ribot, du nom de son président. On remarquera toutefois que si, pour Léon Bourgeois, l’éducation morale résultait à la fois de l’enseignement et de la discipline, c’est essentiellement celle-ci qui fit l’objet d’une réforme dans le but qu’elle devienne « libérale », ce qui devait mettre « la formation de mœurs publiques à la hauteur de nos institutions »6. Mais pour « élever et ennoblir l’individu tout entier », pour parcourir « le monde, toujours en évolution, des idées morales », Léon Bourgeois continuait de compter sur le « commerce des grands esprits et l’exemple des œuvres les plus parfaites » : même si l’enseignement des sciences devait permettre d’éviter que l’élève ne reste comme « étranger à son temps et à son pays », les lettres devaient, aux yeux du ministre réformateur, « demeurer les premières institutrices de la jeunesse »7. Le souci de l’éducation morale ne débouchait donc pas nécessairement sur la mise en place d’un enseignement de la morale. Pour sa part, la réforme de 1902 semble au contraire considérer que, en matière d’enseignement moral, l’enseignement des humanités ne suffit pas, puisqu’elle institue dans toutes les classes de quatrième et de troisième des lycées et collèges de garçons un enseignement spécifique de la morale, avec un programme et un horaire distinct. Toute la question est de savoir pourquoi.

  • 8 Marie-Madeleine Compère, « Des humanités à la culture générale, les finalités de l’enseignement se (...)
  • 9 Éric Cahm, « Les modérés face à l’Affaire Dreyfus », in François Roth (dir.), Les modérés dans la (...)

5Serait-ce parce que l’enseignement des humanités serait moins sûr de son assise ? Marie-Madeleine Compère comme André Chervel ont en effet noté qu’à la fin du XIXe siècle, la promotion par les républicains de nouvelles disciplines, qui contribuent à diminuer le poids relatif de l’enseignement du français-latin, aboutit au passage d’un enseignement fondé sur les humanités classiques à un enseignement dispensant une culture générale8. Le professeur de français-latin n’est plus autant « le » professeur de la classe comme il pouvait l’être comme à l’époque où il dispensait presque tout l’enseignement, notamment dans les classes de grammaire. Cela nuit-il à l’unité morale de l’enseignement ? Cela réduit-il la portée morale de l’enseignement classique, au point qu’une discipline distincte serait apparue comme nécessaire ? Ou bien faut-il aller chercher des explications du côté de l’agitation politique ? Marquées par l’Affaire Dreyfus, la constitution d’un gouvernement de « Défense républicaine » et le réveil d’un anticléricalisme de combat, les dernières années du XIXe siècle et les premières du XXe siècle constituent en effet une période d’intense agitation politique et de reclassement au sein même des partis républicains9.

  • 10 C’est en fait le Conseil supérieur de l’instruction publique qui a opéré la distinction, en instit (...)

6Au vrai, la question est compliquée par le fait que, derrière la volonté de créer un enseignement de la morale, se trouvent au moins deux idées différentes : d’une part, afficher la volonté que les lycées et les collèges publics se préoccupent d’éducation ; d’autre part, favoriser un engagement républicain grâce à l’enseignement d’une morale civique. L’association de ces deux termes, « morale » et « civique », peut sembler abusive, puisque, dans l’enseignement primaire, en dépit de l’institution par la loi du 28 mars 1882 de « l’instruction morale et civique », l’éducation morale est distincte de l’instruction civique, qui relève de l’éducation intellectuelle10. L’arrêté du 27 juillet 1882 précise d’ailleurs, au sujet de l’éducation morale :

  • 11 BAMIP, t. 27, 1882, p. 214-245.

« Cette éducation n’a pas pour but de faire savoir, mais de faire vouloir : elle émeut plus qu’elle ne démontre ; devant agir sur l’être sensible, elle procède plus du cœur que du raisonnement ; elle n’entreprend pas d’analyser toutes les raisons de l’acte moral, elle cherche avant tout à le produire, à le répéter, à en faire une habitude qui gouverne la vie »11.

  • 12 Évelyne Héry, Un siècle de leçons d’histoire. L’histoire enseignée au lycée, 1870-1970, Rennes, Pr (...)

7Il est néanmoins à remarquer que le programme de morale des écoles primaires comprend une partie de morale civique et qu’inversement l’instruction civique se voit assigner un but d’éducation républicaine, si bien que l’on ne saurait affirmer que l’étude des institutions politiques revêt une pure finalité intellectuelle. Dans la mesure où l’exemple de l’enseignement primaire va se trouver, de façon implicite ou explicite, en arrière-fond des discussions sur l’institution d’un enseignement de la morale dans les collèges et les lycées, toutes ces ambiguïtés vont contribuer à complexifier les débats. Comme l’écrit Evelyne Héry, « dans les projets éducatifs de la République, la formation civique et la formation morale constituent un tout indissociable »12. Au demeurant, en 1890, Léon Bourgeois justifiait déjà par des considérations civiques la réforme du régime des établissements secondaires qui visait à améliorer la « formation morale » :

  • 13 Circulaire du 15 juillet 1890, BAMIP, t. 48, 1890, supplément au n° 922, p. 417.

« Après des revers qui ont imposé à tous les devoirs du soldat, après l’avènement du régime démocratique, qui ne permet pas davantage de se dérober à ceux du citoyen, chacun a senti et l’Université n’a pas été la dernière à comprendre, que nos enfants auront besoin d’autre chose encore que d’une instruction de choix pour faire honneur à leur tâche tout entière. L’idée de l’éducation qui s’était rétrécie et abaissée dans une période où l’éducation semblait avoir moins à faire, s’est réformée et relevée dans l’esprit de tous quand l’éducation, comme il arrive toujours dans les périodes décisives de la vie des peuples, a dû reprendre toutes ses charges »13.

8À partir du moment où il s’agit d’un enseignement spécifique, se pose toutefois une question supplémentaire : dans l’enseignement primaire, avec de petits enfants, on peut comprendre qu’il ne soit pas question « d’analyser toutes les raisons de l’acte moral ». Dans sa célèbre lettre aux instituteurs (17 novembre 1883), Jules Ferry rappelle d’ailleurs que le législateur n’a pas voulu faire de l’instituteur un philosophe. En revanche, la philosophie appartient bien aux disciplines relevant de l’enseignement secondaire, lequel s’adresse à des enfants plus âgés, ou qui du moins poursuivront plus longtemps leurs études : peut-on concevoir dans cet ordre d’enseignement une éducation morale qui ne serait pas rattachée à une réflexion de type philosophique ? Ce n’est pas seulement une question d’âge ; c’est aussi la finalité propre de l’enseignement secondaire qui est en jeu.

  • 14 Clémence Cardon-Quint, « L’histoire des disciplines scolaires », in Jean-François Condette, Margue (...)

9Pour analyser les débats qui ont entouré, en 1902, la mise en place d’un enseignement de la morale dans les lycées et les collèges de garçons, on peut prendre appui sur des sources diverses : revues et bulletins pédagogiques, congrès de professeurs et comptes rendus des réunions du Conseil supérieur de l’instruction publique (CSIP). Ces débats éclairent les textes réglementaires élaborés en 1902. L’histoire des disciplines scolaires, toutefois, ne se réduit pas à l’étude des textes officiels, même s’il importe d’en éclairer la genèse et les implications14. Pour tenter de cerner les pratiques en classe, on utilisera non seulement des revues pédagogiques, mais aussi des rapports destinés à des conseils académiques. L’ensemble de ces sources permet de se faire une idée de la manière dont l’enseignement de la morale a été pratiqué dans les lycées et les collèges pendant les vingt années de son existence. Il permet aussi de savoir si son interruption en 1923 traduit le constat d’un échec pédagogique. Au total, cette étude est l’occasion de préciser les débats sur la nature et les finalités de l’enseignement secondaire. Elle offre par ailleurs un bon exemple d’intrusion des considérations idéologiques dans les débats pédagogiques.

I. La place de l’enseignement de la morale dans l’enseignement secondaire avant 1902

1. La valeur morale de l’enseignement secondaire classique

10L’enseignement des humanités, qui constitue historiquement la base de l’enseignement secondaire, est réputé avoir une valeur morale. Si l’enseignement classique, pense-t-on, n’a pas besoin d’un cours spécifique pour fortifier le sentiment moral des élèves, c’est que l’on considère que l’enseignement moral y est présent dès les petites classes. Maître de conférences à la faculté des lettres de l’université de Paris, Lucien Lévy-Bruhl déclare ainsi :

  • 15 L’éducation morale dans l’Université. Enseignement secondaire : conférences et discussions, Paris, (...)

« L’éducation morale, qui semblait négligée dans ce programme d’éducation classique, nous l’avons reçue en même temps. […] En premier lieu, nos maîtres croyaient sincèrement à la vertu éducatrice des chefs-d’œuvre littéraires, et leur foi était communicative. Comme ils ne doutaient pas de l’identité foncière du bien et du beau, l’étude des classiques demeurait, à leurs yeux, la meilleure école de la vertu. Et, de fait, l’explication des auteurs classiques, soit anciens, soit modernes, éveillait constamment la réflexion morale. […] Dès la troisième, nous étions initiés, par la force des choses, par la seule vertu des textes antiques, nous étions initiés aux grandes questions de la philosophie morale : c’est une tâche dont nos professeurs de lettres s’acquittaient dans la perfection, presque sans y penser »15.

  • 16 Marie-Madeleine Compère, André Chervel, « Les humanités dans l’histoire de l’enseignement français (...)
  • 17 L’Enseignement secondaire, n° 8, 15 avril 1899, p. 170.
  • 18 Ibid.

11Aux yeux des tenants de la culture classique, la valeur morale de l’enseignement des humanités s’explique d’abord par les textes qui sont expliqués et commentés en classe : dans les premières classes, le Selectae comme le De viris forment pour ainsi dire un cours complet de morale. Marie-Madeleine Compère et André Chervel notent d’ailleurs que « le Selectae e profanis scriptoribus historiae range la plupart des extraits qu’il regroupe dans quatre chapitres intitulés la prudence, la justice, le courage, la modération »16. Pour les élèves plus avancés, les textes des historiens et des orateurs de l’Antiquité sont des leçons de morale, de civisme et de patriotisme. Leçons inactuelles, toutefois ? Mais comme le déclare Paul Clairin, professeur au lycée Montaigne et représentant des agrégés de grammaire au CSIP, lors du congrès des professeurs de l’enseignement secondaire de 1899, « le commentaire du maître, par de continuels rapprochements avec le monde moderne, donne [à l’étude qu’il fait des textes littéraires] un sens tout actuel, une efficacité immédiate qui se fortifie de leur valeur éternelle »17. Les exercices de traduction eux-mêmes (versions et thèmes) sont réputés contribuer à l’éducation des jeunes gens, en formant l’esprit critique (la recherche du mot juste apprendrait à ne pas « se payer de mots »), et même le sens moral (car « apprendre à analyser sa pensée, c’est apprendre à analyser sa conscience »18). En somme, intrinsèquement, l’enseignement des humanités vise bien à former l’homme dans l’enfant, et dans l’homme le citoyen.

12L’enseignement littéraire n’est pas le seul à chercher à favoriser l’éducation morale des jeunes gens. À la fin du XIXe siècle, dans le cadre d’une promotion des « humanités scientifiques », les partisans du développement de l’enseignement scientifique ne mettent plus l’accent sur son utilité sociale, mais plutôt sur sa valeur morale et intellectuelle. Marcellin Berthelot en particulier défend l’idée d’une « science éducatrice » :

  • 19 Marcellin Berthellot, « La crise de l’enseignement secondaire. La science éducatrice », Revue des (...)

« La science n’a pas seulement pour but de former des hommes utiles ; mais elle forme en même temps des citoyens affranchis des préjugés et des superstitions d’autrefois. […] Par là, la science forme des esprits libres, énergiques et consciencieux avec plus d’efficacité que toute éducation littéraire et rhétoricienne »19.

  • 20 Annie Bruter, « L’enseignement de l’histoire dans les lycées napoléoniens », in Jacques-Olivier Bo (...)

13Traditionnellement20, l’enseignement de l’histoire recèle également des vertus morales et civiques. Certes, à la fin du XIXe siècle, les professeurs d’histoire et de géographie refusent que leur enseignement soit subordonné à des considérations de morale privée ou de morale sociale. Mais ils admettent en général la portée morale et civique de leur enseignement. C’est ce qu’explique Philippe Gidel, professeur au lycée Saint-Louis, dans une conférence sur l’enseignement de l’histoire. À ses yeux, le professeur d’histoire ne peut manquer d’inspirer,

  • 21 L’éducation morale dans l’Université. Enseignement secondaire, op. cit., p. 181-182.

« à l’aide des exemples semés sur son chemin, le goût de la vertu et l’horreur du mal. […] Le professeur reste un moraliste. Quand il rencontre un homme de bien, il doit s’arrêter devant lui, le montrer avec respect à ses élèves, le proposer à leur admiration, à leur affection. Il ne s’agit pas de prédication morale. Un ton de sermonnaire est déplacé dans la classe »21.

14Cet avis est conforme aux instructions d’Ernest Lavisse :

  • 22 Ernest Lavisse, « Lettre aux membres du personnel administratif et enseignant des lycées et collèg (...)

« Le professeur d’histoire a donc le droit d’être un moraliste : il en a le devoir. Il évitera de dogmatiser, de déclamer, de prêcher, mais s’arrêtera devant les honnêtes gens, quand il en rencontrera. Il s’étendra sur la charité d’un saint Vincent de Paul. Il économisera sur les détails des campagnes de Louis XIV, le temps nécessaire pour faire aimer les personnes de Corneille, de Molière, de Turenne et de Vauban. Il louera les actions vertueuses comme les hommes de bien »22.

  • 23 Philippe Marchand, « Les attentes institutionnelles vis-à-vis de l’enseignement de l’histoire entr (...)
  • 24 Sur l’influence d’Ernest Lavisse au sein du CSIP comme du jury d’agrégation, voir Jean Leduc, Erne (...)
  • 25 Revue historique, t. 14, 1880, p. 360.

15Pour autant, comme le souligne Philippe Marchand, Ernest Lavisse lui non plus ne considère pas que le cours d’histoire au lycée doive se transformer en une prédication morale. Il met d’ailleurs en avant une autre contribution morale de l’enseignement de l’histoire : cet enseignement est recherche de la vérité, le professeur d’histoire doit s’efforcer d’avancer des preuves23. Il est vrai toutefois que l’influent Ernest Lavisse24 insiste moins sur ce point que Gabriel Monod, pour qui « s’il y a un profit moral à tirer des leçons d’histoire de l’enseignement secondaire, ce profit ne découlera pas des dissertations morales […] mais de l’ensemble même du cours d’histoire s’il est sérieux »25.

  • 26 Marcel Bernès, L’enseignement moral social, Paris, Félix Alcan, 1900, p. 8.
  • 27 Cité par Évelyne Héry, Un siècle de leçons d’histoire, op. cit., p. 75.

16Quoi qu’il en soit, les programmes accentuent le rôle civique de l’enseignement de l’histoire. Dans les classes de philosophie et de mathématiques élémentaires, ils se concluent en effet par les études suivantes : développement et transformation des principes de 1789 ; liberté politique (régime constitutionnel ; principales formes de gouvernement dans le monde actuel) ; libertés religieuses (liberté des cultes ; suppression des religions d’État) ; respect de la personne humaine (abolition de la traite, de l’esclavage, du servage) ; idées démocratiques et questions sociales (suffrage ; instruction populaire ; service militaire obligatoire ; socialisme ; organisation du travail). Comme le remarque Marcel Bernès, professeur de philosophie au lycée Louis-le-Grand, dans une étude consacrée à l’enseignement de la morale, « il y a là tout un enseignement civique, où se retrouvent les grandes questions sociales du temps présent, et qui doivent donner à l’élève comme la base concrète des réflexions que l’enseignement philosophique lui permet, en même temps, de traduire en idées générales et en principes d’action »26. Mais est-ce vrai dans la pratique ? Il semble que la présentation de la période contemporaine ne soit pas toujours effectuée par les professeurs, par crainte d’effaroucher les parents. Ils savent qu’ils ne seront pas soutenus par le chef d’établissement. Se faisant l’écho de ses anciens élèves devenus professeurs, Alphonse Aulard conclut, lors d’une audition devant la commission Ribot, que les professeurs de l’enseignement secondaire « hésitent à faire cet enseignement et mettent une sourdine à l’expression des principes de la Révolution française dans l’enseignement de l’histoire »27. Il reste que la portée civique, et même républicaine, de l’enseignement de l’histoire semble une évidence pour Philippe Gidel :

  • 28 L’éducation morale dans l’Université. Enseignement secondaire, op. cit., p. 183-184.

« Il n’est pas question d’introduire la politique dans les classes : une circulaire ministérielle récente nous le défend, et elle répond trop bien à nos sentiments intimes pour que nous le lui obéissions pas avec empressement ; mais notre société moderne repose sur quelques grands principes universellement acceptés de tous : liberté de conscience, liberté politique, égalité des droits civils et politiques, fraternité, qu’il est de notre devoir de faire connaître et de faire aimer »28.

17On notera par ailleurs que l’éducation civique, qui certes ne figure pas en tant que telle dans les programmes de l’enseignement classique, n’est pas seulement présente de façon sous-jacente dans le cadre de l’enseignement de l’histoire : on la retrouve dans les programmes de philosophie, qui abordent non seulement la morale individuelle, mais aussi la morale sociale et civique, avec même une étude des rapports de la morale et de l’économie politique. Ces programmes s’insèrent dans ce que Marcel Bernès appelle un « enseignement moral social ».

  • 29 Martine Jey, La littérature au lycée : invention d’une discipline (1880-1925), Metz, Centre d’étud (...)
  • 30 Des exemples dans François Morvan, La distribution des prix. Les lauriers de l’école du XVIIe sièc (...)

18Au total, l’enseignement diffus de la morale jusqu’aux classes de lettres est censé préparer les élèves à recevoir un enseignement philosophique de la morale fondé sur des bases solides. Les mutations de l’enseignement littéraire ne semblent pas avoir affecté la certitude de la valeur morale de cet enseignement. Il semble même que la finalité morale de l’enseignement de la littérature au lycée ait été encore davantage mise en avant à la fin du XIXe siècle. Spécialiste de l’histoire de cette discipline, Martine Jey relève que les textes officiels de 1890 et de 1895 (et de 1902) visent à orienter les professeurs vers un commentaire moins littéraire, mais plus philosophique et moral29. Au demeurant, la moindre centralité de l’enseignement littéraire semble compensée, du moins dans les discours, par l’assurance de la valeur morale de l’enseignement scientifique. Et l’excellence morale de l’enseignement classique demeure le fonds d’une multitude de discours de distribution des prix30.

  • 31 Loïc Le Bars, Les professeurs de silence. Maîtres d’études, maîtres répétiteurs et répétiteurs au (...)

19C’est vers des considérations plus idéologiques qu’il faut donc se tourner pour comprendre que des voix s’élèvent, qui voudraient que l’enseignement classique ne se borne pas à cet enseignement diffus. Loïc Le Bars relève ainsi que dès les années 1880, des maîtres répétiteurs proposent que soit instauré dans les établissements d’enseignement secondaire un enseignement laïque de la morale, dont ils prendraient la charge31. Dans un contexte où certains maîtres répétiteurs se plaignent d’avoir à accompagner les élèves suivre l’enseignement religieux de l’aumônier, voire de devoir faire réciter la prière dans les études, l’absence d’un tel enseignement leur apparaît comme une anomalie, à l’heure où il a été mis en place dans l’enseignement primaire.

20Ainsi apparaît-il que l’idée de mettre en place un enseignement spécifique de la morale dans la filière classique répond à un désir d’affirmation républicaine et laïque. La valeur morale de l’enseignement classique n’est pas contestée, mais certains jugent regrettable qu’un enseignement explicite de la morale soit dispensé uniquement par l’aumônier. Partisan de l’institution d’un tel enseignement, Théodore Ruyssen, professeur de philosophie au lycée de La Rochelle, écrit ainsi :

  • 32 Théodore Ruyssen, « L’enseignement de la morale au lycée », Revue universitaire, 1898, t. 1, p. 3.

« Voici près d’un siècle que l’Université réserve à la classe de philosophie l’examen des questions morales. Mais n’oublions pas que cet ajournement était un calcul, en un temps où l’autorité se méfiait de l’ingérence laïque dans les affaires de la conscience. À la place ou à la suite des familles, l’enseignement religieux seul avait mission formelle de travailler à l’éducation systématique des âmes »32.

  • 33 Dans un premier temps, Paul Janet avait considéré, comme Jules Ferry, que la morale serait présent (...)

21Ce point de vue néglige la finalité morale que la tradition accordait aux humanités. Il n’est pourtant pas isolé. En 1891, il a même constitué le fonds argumentaire d’un membre important du Conseil supérieur de l’Instruction publique, Paul Janet, membre de l’Institut, professeur à la faculté des lettres de Paris (et délégué des facultés des lettres au CSIP). Alors que certains membres du CSIP souhaitent que le futur enseignement secondaire moderne, destiné à succéder à l’enseignement spécial, ne comporte pas, contrairement à son prédécesseur, un enseignement de la morale et font valoir l’absence d’un tel enseignement dans la filière classique, Paul Janet, qui avait déjà en 1882 critiqué l’idée d’un enseignement seulement diffus de la morale dans l’enseignement primaire et contribué à la création d’un enseignement spécifique dans les écoles primaires élémentaires33, s’élève avec force contre cette objection :

  • 34 Archives nationales [désormais AN], F/17/12 984, CSIP, section permanente, séance du 20 mars 1891.

« Le premier argument ne paraît pas pouvoir être retenu. À l’époque où les cadres de l’enseignement classique ont été constitués, on n’admettait pas que l’enseignement de la morale pût être indépendant de celui de la religion. Depuis que la religion d’État a disparu et que l’État s’est sécularisé, celui-ci a non seulement le droit, mais aussi le devoir d’enseigner la morale, c’est-à-dire d’apprendre aux citoyens leurs devoirs. L’enseignement donné en son nom serait incomplet s’il ne comprenait pas la morale laïque. L’État ferait aveu d’impuissance et d’incapacité s’il paraissait se dérober devant la mise en pratique d’une idée qui peut être considérée comme une véritable révolution, celle qui consiste à enlever à l’Église l’enseignement de la morale pour le confier à des laïques »34.

  • 35 Ibid.
  • 36 Françoise Mayeur, L’enseignement secondaire des jeunes filles, op. cit., p. 57-61.
  • 37 En 1880, au moment des débats au Sénat sur le cours de morale dans l’enseignement secondaire fémin (...)

22Est ainsi posée la question d’un enseignement laïque de la morale dans l’enseignement classique. L’inspecteur général Eugène Manuel ayant objecté que « tous les bons professeurs ont soin de tirer de leur enseignement et de l’explication des textes les principes de la morale qui peuvent s’en dégager », Paul Janet rétorque qu’il ne s’agit que d’un enseignement indirect35. À cette date, le débat en reste là. Retenons en tout cas que, dans la plaidoirie de Paul Janet, le cours de morale dans l’enseignement secondaire apparaît lié à un objectif de laïcisation (même si l’optique de Janet est spiritualiste), laïcisation qui doit compléter la politique menée dans l’enseignement primaire. L’objectif de remplacer à l’école la morale religieuse par un enseignement laïque de la morale n’a donc pas concerné que l’enseignement primaire. Les travaux de Françoise Mayeur avaient déjà permis de connaître les débats qui avaient entouré l’institution d’un enseignement laïque de la morale dans l’enseignement secondaire féminin36. Il apparaît que le sujet a été également abordé pour l’enseignement secondaire masculin37, du moins pour l’enseignement moderne, puisque le débat concernait au départ le maintien de l’enseignement de la morale dans cette filière des lycées et collèges.

2. Des cours spécifiques dans l’enseignement spécial et l’enseignement secondaire féminin

  • 38 Clément Falcucci, L’humanisme dans l’enseignement secondaire en France au XIXe siècle, Toulouse/Pa (...)
  • 39 BAMIP, t. 5, n° 104, 1866, p. 649-653. À remarquer que ces programmes ont servi de référence, en 1 (...)
  • 40 BAMIP, t. 28, n° 525, supplément, 1882, p. 889 et p. 894-896.
  • 41 BAMIP, t. 40, n° 717, p. 387-395.
  • 42 Il faut prendre garde au fait qu’à partir du décret du 4 juin 1891, la dénomination des classes de (...)
  • 43 Bruno Poucet, Enseigner la philosophie. Histoire d’une discipline scolaire (1860-1990), Paris, CNR (...)
  • 44 Marcel Bernès, L’enseignement moral social, op. cit., p. 8-9.
  • 45 Ibid.
  • 46 Antoine Prost, « De l’enquête à la réforme. L’enseignement secondaire des garçons de 1898 à 1902 » (...)
  • 47 Antoine Prost, « Inférieur ou novateur ? L’enseignement secondaire des jeunes filles (1880-1887) » (...)

23Avant 1902, c’est donc seulement dans l’enseignement secondaire spécial, puis moderne, ainsi que dans l’enseignement secondaire féminin, que l’on trouve, dans les lycées et collèges, un enseignement spécifique de la morale. Avec une leçon hebdomadaire, l’enseignement de la morale est présent dès la création de l’enseignement secondaire spécial, dans les deux classes terminales (classes de troisième et de quatrième année). Comme l’écrit Clément Falcucci, « pas de philosophie, mais des notions de morale et de droit utile »38 : l’enseignement est marqué du sceau de l’utilité. Détaillé, le programme de morale comporte une partie dédiée à la morale civique (devoirs du citoyen envers l’État, devoirs de l’État envers le citoyen, devoirs des nations entre elles ou droits des gens, etc.), ce qui témoigne bien de l’absence de différence nette entre enseignement moral et enseignement civique39. Avec la réforme de 1882 (arrêté du 28 juillet), l’enseignement de la morale continue de disposer de deux heures par semaine, mais il est désormais présent dans la classe de troisième année (fin du premier cycle) et dans celle de cinquième année (fin du deuxième cycle). Le programme de troisième année insiste en particulier sur les « devoirs généraux de la vie sociale » ainsi que sur les « devoirs civiques ». Celui de cinquième année comporte l’étude de la logique, ce qui rapproche cette fois cet enseignement de la philosophie40. Nouvelle réforme en 1886 (arrêté du 10 août) : l’enseignement de la morale est dorénavant dispensé en quatrième année, une heure par semaine. Par ailleurs, l’enseignement spécial comporte aussi désormais, en sixième et dernière année, un enseignement de la philosophie, dont le programme comprend à côté des « éléments de la philosophie scientifique » des « éléments de la philosophie morale ». Il existe par ailleurs un programme de législation et d’économie politique, dont la première partie consacrée au droit public contribue largement à l’instruction civique41. Après la transformation de l’enseignement spécial en enseignement secondaire moderne en 1891, l’enseignement de la morale (une heure par semaine), qui comprend les « devoirs sociaux » ainsi que les « devoirs civiques », n’est plus dispensé qu’en classe de quatrième42, mais l’enseignement de la philosophie, qui était de quatre heures par semaine, passe à six heures par semaine dans les classes terminales de première-lettres (trois heures par semaine dans celles de première-sciences) et son programme comprend la morale, enseignée avant les « éléments de la métaphysique ». Le rapprochement avec l’enseignement classique est évident, mais n’a pas abouti à la disparition d’un enseignement spécifique de la morale, alors même qu’en 1886 il a été mis fin à la division en deux cycles, ce qui suggère que l’on attend des élèves qu’ils suivent complètement le cursus des six années d’études. Dans son histoire de l’enseignement de la philosophie, Bruno Poucet remarque que le cours de philosophie introduit en 1886 dans l’enseignement spécial s’inscrit dans l’héritage du cours de morale de cinquième année qui existait auparavant : « c’est donc par un glissement de sens que le programme de morale devient un programme de philosophie »43. Cependant on doit aussi souligner la persistance d’un cours de morale, en dépit de l’introduction de la philosophie. Dans son étude consacrée à l’enseignement de la morale, Marcel Bernès, professeur de philosophie au lycée Louis-le-Grand, suggère que « la principale raison de ce maintien, c’est sans doute que l’enseignement moderne ne garde jusqu’au bout qu’un nombre relativement faible des élèves qu’il avait en Sixième ; la plupart font quatre ans, cinq ans au plus, et ne vont pas jusqu’en Première : il peut donc être utile de leur donner, en dehors de cette classe, un enseignement moral approprié à leur âge »44. À l’inverse, prétend Marcel Bernès, « l’enseignement classique retient jusqu’au bout à peu près tous les enfants qui le reçoivent »45. Ces affirmations devraient être nuancées par le fait qu’un certain nombre d’élèves de l’enseignement classique, comme l’a montré Antoine Prost, quittent les lycées après la première partie du baccalauréat et ne suivent donc pas l’enseignement de philosophie. Cependant, il est exact que l’enseignement moderne, à la fin du XIXe siècle, perd la majorité de ses effectifs entre la cinquième et la seconde pour n’avoir plus, notamment dans les collèges, « qu’une poignée de rescapés en première, son année terminale à l’époque »46. En 1898, les sections modernes des collèges comptent 3 377 élèves en classe de cinquième, 2 142 en classe de quatrième, 1 651 en classe de seconde et seulement 323 en classe de première47.

  • 48 AN, F/17/12 984, CSIP, section permanente, séance du 20 mars 1891.

24Il reste que le maintien d’un enseignement de la morale a effectivement fait l’objet d’un débat au CSIP. Quand, en mars 1891, a été discuté le programme du nouvel enseignement moderne, il a été objecté contre ce maintien, d’une part que ce cours de morale n’existait pas dans l’enseignement classique, et d’autre part que le programme de philosophie de la dernière année de l’enseignement moderne comportait de la morale48. Paul Janet, on l’a vu, a défendu l’existence du cours de morale en le reliant à la politique de laïcisation. On ne sait si ce sont ces arguments qui ont emporté la décision, mais il ne serait pas étonnant qu’ils aient joué un rôle important pour convaincre le ministre Léon Bourgeois, de tendance radicale. Présent lors des débats, ce dernier a soutenu le maintien du cours de morale, ainsi qu’Élie Rabier, le directeur de l’enseignement secondaire, et Armand Du Mesnil, directeur honoraire de l’enseignement supérieur au ministère de l’Instruction publique, conseiller d’État.

25Le maintien d’un enseignement de la morale dans l’enseignement moderne s’accordait bien, de toute façon, avec le préjugé courant parmi les professeurs de la moindre valeur morale de l’enseignement moderne, dépourvu des modèles de l’Antiquité. En témoigne cette analyse d’un partisan de la culture classique, Théodore Ruyssen, professeur de philosophie au lycée de La Rochelle :

  • 49 Théodore Ruyssen, « L’enseignement de la morale au lycée », art. cit., p. 4.

« Il fallait […] rendre aux clients du nouvel enseignement, sous une forme condensée, l’avantage moral que leurs camarades de lettres retirent, au jour le jour, du contact des écrivains anciens. Ni notre littérature nationale, savante et abstraite, ni surtout les littératures anglaises et allemandes, tour à tour puériles ou subtiles, ne sauraient prétendre à la vertu éducatrice des chefs-d’œuvre grecs et latins. Et n’est-ce pas une éducation quotidienne du cœur et de l’esprit que cette « conversation avec les plus honnêtes gens des temps passés ? »49.

  • 50 Marcel Bernès, « Classes de morale », L’Enseignement secondaire, 1er avril 1902, p. 101.
  • 51 « Rapport de M. Bourdel sur l’enseignement de la morale », L’Enseignement secondaire, 1er mai 1902 (...)

26L’enseignement moral en classe de quatrième moderne a été en général donné par les professeurs de philosophie, mais quelquefois par des professeurs de lettres ou des professeurs d’histoire-géographie, surtout pour compléter leur service. Cet enseignement est-il une réussite ? Marcel Bernès prétend que non : « Interrogez les professeurs de philosophie qui [donnent cet enseignement] : presque tous s’accorderont à vous dire qu’ils n’en ont tiré aucun parti sérieux »50. Il est en tout cas à remarquer que le passage du cours de morale de l’ancienne quatrième année (1886) à la nouvelle classe de quatrième (1891) rend, en dépit de la parenté apparente des noms des classes, ses conditions d’enseignement tout à fait différentes. L’ancienne classe de quatrième année, dont une partie de la clientèle se recrutait parmi des élèves sortis tardivement de l’école primaire, s’adressait à des élèves de 15-16 ans, voire davantage. L’âge moyen des élèves de quatrième moderne est en revanche de 13-14 ans. Dès lors, l’enseignement moral, au lieu de s’adresser à des jeunes gens dont la maturité s’approche de celle des élèves des classes de philosophie, ne s’adresse plus qu’à des enfants. Dans ces conditions, on peut comprendre que cet enseignement ait été jugé décevant par les professeurs de philosophie. À leurs yeux, la morale enseignée au lycée ne saurait être une morale d’autorité : conçu en dehors de toute confession, cet enseignement ne doit faire appel qu’à la raison et qu’à la conscience. De là une alternative insatisfaisante : s’ils entendent donner à leur enseignement toute la portée qui est selon eux nécessaire, les professeurs de philosophie dépassent alors leur jeune auditoire ; inversement s’ils se mettent à la portée de leur public, ils ont l’impression de remplacer la démonstration par l’affirmation, la leçon par la formule, ou bien l’exemple par l’anecdote. Pour Charles Bourdel, professeur de philosophie au collège Rollin, « l’enseignement théorique de la morale, à des enfants de 13 ou 14 ans, est à la fois ingrat pour celui qui le fait et sans fruit pour ceux qui le reçoivent »51. Pour sa part, Marcel Bernès considère que les programmes sont si étendus que les questions ne peuvent être approfondies, si bien que cet enseignement ne peut manquer de faire plus appel à la mémoire qu’à la réflexion, à rebours de la vocation de l’enseignement secondaire. Nous n’avons pas retrouvé d’avis qui irait dans le sens inverse. Rien n’autorise donc à penser que ce serait la réussite de cet enseignement qui aurait conduit à proposer sa généralisation à l’ensemble de l’enseignement secondaire. Ce qui est sûr, c’est que cet enseignement est rentré dans le moule des disciplines scolaires, avec des compositions et même des « prix de morale », au même titre qu’il existe des prix de version latine.

  • 52 BAMIP, t. 28, n° 525, supplément, 1882, p. 948. On relèvera que parmi les « devoirs civiques », au (...)
  • 53 BAMIP, t. 62, n° 1275, 7 août 1897, p. 454.
  • 54 Antoine Prost, « Inférieur ou novateur… », art. cit., p. 149-169.

27Dans l’enseignement secondaire féminin, le cours de morale est présent, une heure par semaine, dans les classes de troisième, de quatrième et de cinquième année. L’arrêté du 28 juillet 1882 précise que « le cours de morale ne sera pas fait uniquement sous forme didactique. Le professeur y mêlera de nombreux exemples et récits »52. La réforme de 1897 maintient dans ses grandes lignes la répartition entre les troisième, quatrième et cinquième années, à ceci près que l’enseignement de la « psychologie appliquée à la morale et à l’éducation » bénéficie dorénavant de deux heures hebdomadaires en cinquième année. En fait, la différence entre le premier et le second cycle devient plus nette : morale pratique d’un côté, morale théorique de l’autre. L’arrêté du 27 juillet 1897 engage à faire en sorte que les élèves soient invités à prendre une part directe au cours. Par ailleurs, les directrices sont incitées à se charger elles-mêmes du cours de morale pratique53. On peut insister sur l’importance attribuée au « sentiment » dans cet enseignement (en troisième année, il s’agit de provoquer la réflexion, mais aussi « d’éclairer et de fortifier le sentiment, de développer le sens de la vie morale ») et montrer que cela correspond à des stéréotypes de sexe qui confortent la position dominée de la femme. Cependant, dans la mesure où nombre de ces recommandations pédagogiques se retrouveront en 1902, quand l’enseignement de la morale sera généralisé à l’ensemble de l’enseignement secondaire masculin, on peut aussi considérer, à la suite d’Antoine Prost, que l’enseignement féminin a pu jouer un rôle de précurseur54.

28Au total, à la fin du XIXe siècle, la question de la faisabilité d’un enseignement de la morale ne se pose pas, puisqu’un tel enseignement a déjà été mis en place dès 1866 dans l’enseignement secondaire spécial. Le corps professoral, il est vrai, est emprunté à la philosophie (ou à d’autres disciplines, notamment les lettres, dans l’enseignement secondaire féminin, où la polyvalence est plus grande) ; mais le processus de disciplinarisation a été lancé, avec un programme détaillé et des modalités d’évaluation. Autant d’éléments sur lesquels pourrait s’appuyer une généralisation à l’ensemble de l’enseignement secondaire. Mais cette généralisation irait à l’encontre des traditions de l’enseignement classique. Il va falloir non seulement les résultats de la commission Ribot, mais encore le contexte politique de Défense républicaine pour que l’extension de l’enseignement de la morale à l’enseignement classique soit mise à l’ordre du jour.

II. L’enseignement de la morale en débat parmi les professeurs de l’enseignement secondaire (1898-1901)

1. Défense de l’enseignement secondaire public et défense républicaine

  • 55 Edmond Demolins, À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons ?, Paris, Librairie de Paris Firmin (...)

29Si dans les dernières années du XIXe siècle, se multiplient parmi les professeurs de l’enseignement secondaire les réflexions sur l’éducation morale, c’est d’abord pour répondre à une accusation : l’Université saurait instruire, mais elle serait incapable de donner l’éducation. Ce point de vue est illustré par Edmond Demolins, auteur d’un ouvrage intitulé À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons ?55. À vrai dire, la critique, notamment de la part des cléricaux, est aussi ancienne que l’Université elle-même. Toutefois, elle a pris une acuité nouvelle depuis qu’un certain nombre de voix imputent à la supposée carence éducative des lycées et collèges la responsabilité de la « crise de l’enseignement secondaire » public, qui se traduirait par un déclin relatif par rapport aux maisons congréganistes rivales. Quelle que soit la pertinence du diagnostic, il s’en trouve un vif écho dans les contributions déposées devant la commission parlementaire sur l’enseignement secondaire, dite commission Ribot, qui se réunit en 1898-1899. L’inspecteur d’académie Jules Payot évoque ainsi une crise morale de la jeunesse :

  • 56 Enquête sur l’enseignement secondaire, procès-verbaux des dépositions, présentés par M. Ribot, Jou (...)

« Une des raisons de la crise incontestables chez la jeunesse actuelle, qui manque évidemment de direction, c’est que les enfants ne reçoivent pas, dès le lycée, les grandes idées directrices qui devraient les dominer »56.

30Professeur d’allemand au lycée Michelet et membre du CSIP, Charles Sigwalt reconnaît, en des termes forts, le déficit éducatif des lycées et collèges :

  • 57 Ibid., p. 148.

« La grande masse des élèves […], ceux-là, quoi qu’on en dise et abstraction de l’influence éducatrice de l’enseignement que nous donnons, je ne crains pas d’exagérer en affirmant que ce sont des enfants moralement abandonnés »57.

  • 58 Jacques Rocafort, L’éducation morale au lycée, Paris, Plon, 1899, p. 143.
  • 59 Jacques Rocafort développera ces mêmes idées dans L’unité morale dans l’enseignement, Paris, Libra (...)

31Cependant, la question est globale et ne porte pas spécifiquement sur l’opportunité, les conditions ou le contenu d’un enseignement de la morale : sont notamment discutés la question de l’internat ainsi que le rôle éducatif de tout le personnel des lycées et collèges, répétiteurs, professeurs, censeurs, proviseurs. C’est à ces questions que répond par exemple l’ouvrage de Jacques Rocafort, professeur de lettres au lycée Saint-Louis, L’éducation morale au lycée, qui préconise que les professeurs suivent pendant trois ans les mêmes élèves d’une classe afin de mieux pouvoir étudier la « complexion morale de chaque élève » et d’en diriger le développement58. Politiquement conservateur, Jacques Rocafort voudrait surtout que tous les membres de la communauté éducative partagent et propagent les mêmes conceptions morales, fondées sur le sentiment religieux, la solidarité et la charité chrétienne ainsi que sur le patriotisme59.

  • 60 Gustave de Lamarzelle, La crise universitaire d’après l’enquête de la Chambre des députés, Paris, (...)

32Il faut dire que l’Université est attaquée sur son absence de doctrine morale. Commentant les résultats de l’enquête de la commission parlementaire, le conservateur Gustave de Lamarzelle, sénateur du Morbihan, déplore que l’Université ait abandonné son fondement catholique60. Cependant, devant la commission Ribot, une autre proposition a été faite par Paul Clairin (professeur au lycée Montaigne et représentant des agrégés de grammaire au CSIP) :

  • 61 Enquête sur l’enseignement secondaire…, op. cit., t. 2, p. 293.

« Nous sommes heureux d’avoir à la direction de la Seine un homme qui a compris la nécessité de faire apprendre aux enfants la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et de baser sur elle l’enseignement moral et physique. J’estime qu’on devrait l’enseigner, la commenter partout et toujours dans nos établissements d’éducation, quels qu’ils soient »61.

  • 62 Vincent Duclert, La République imaginée, 1870-1914, Paris, Belin, 2010, p. 425.

33Ces oppositions ne traduisent pas seulement le clivage traditionnel entre cléricaux et partisans de la laïcité. À un moment où les droits de l’homme sont au cœur des débats sur la révision du procès d’Alfred Dreyfus et où la République paraît menacée, leur mise en avant recèle une vision politique. Comme l’écrit Vincent Duclert, « la menace que faisait peser l’antidreyfusisme religieux sur les libertés publiques et la paix sociale exigeait, pour les républicains arrivés au pouvoir en juin 1899, une réponse ferme et des réformes nécessaires »62. Pour le gouvernement de Défense républicaine, il faut que la République soit enseignée dans les lycées. Le 14 février 1902, le ministre de l’Instruction publique Georges Leygues déclare à la Chambre des députés :

  • 63 Journal officiel de la République française, 15 février 1902, p. 667.

« L’Université doit enseigner la démocratie et la République. Un enseignement civique et républicain doit animer toutes nos classes, depuis les plus petites jusqu’aux plus hautes. Ainsi nous atteindrons un double but : nous formerons des citoyens conscients des droits, mais aussi des devoirs que leur impose la société nouvelle »63.

34Le débat sur l’institution de la morale va de ce fait entremêler deux considérations qui auraient dû être distinctes : d’une part la question du déficit éducatif supposé de l’enseignement secondaire, et d’autre part la volonté d’engager plus nettement cet enseignement en faveur de la République, sur le modèle de l’enseignement primaire. Ce mélange des considérations pédagogiques et idéologiques explique la confusion dont vont souffrir les discussions sur l’enseignement de la morale. La question a en effet été mise à l’ordre du jour du congrès des professeurs de l’enseignement secondaire de 1899.

2. Les débats du troisième congrès des professeurs de l’enseignement secondaire (1899)

  • 64 Sur les débuts de la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire, voir Paul Gerbo (...)
  • 65 La Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire publie dès lors un bulletin ayant (...)
  • 66 Yves Verneuil, Corporatisme, amicalisme et syndicalisme : la représentation des professeurs de lyc (...)
  • 67 Troisième congrès des professeurs de l’enseignement secondaire public (1899). Rapport général publ (...)
  • 68 Sur la question de l’enseignement de la morale, le compte rendu des débats est nettement plus déta (...)

35La jurisprudence républicaine a interdit les associations corporatives de fonctionnaires, mais pas les associations pédagogiques. Née en novembre 1879, la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire a de fait une vocation strictement pédagogique. Présidée par Michel Bréal, réunissant des membres de l’enseignement secondaire (très majoritaires), des professeurs de l’enseignement supérieur et des publicistes, son optique est au départ progressiste. L’historiographie l’a présentée comme une illustration du mouvement pédagogique qui, en France, a coïncidé avec l’arrivée au pouvoir des républicains64. Mais on ignore en général qu’une évolution a eu lieu : au début des années 1890, l’association a progressivement été prise en main par un groupe de professeurs de lycées parisiens se disant détachés de tout préjugé, prétendant juger par l’expérience, mais en pratique plutôt attachés aux traditions universitaires et à l’enseignement classique65. Parmi les dirigeants de cette Société, on trouve Marcel Bernès, professeur de philosophie au lycée Louis-le-Grand, son frère Henri, professeur de lettres au lycée Lakanal ou encore Charles-Henri Boudhors, professeur de lettres au lycée Henri-IV. En 1896, ils ont convaincu le ministre Alfred Rambaud de ne pas se borner à interdire l’« Association amicale des professeurs de l’enseignement secondaire public en France » alors en formation, mais d’autoriser les associations locales et régionales ainsi que les congrès nationaux, pourvu qu’ils se cantonnent à des questions pédagogiques66. Lors de ces congrès, les dirigeants de la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire jouissent d’une solide influence, due à leur position universitaire ainsi qu’au fait que les questions à l’ordre du jour ont été préparées à l’avance lors des assemblées générales de la Société. Il n’en reste pas moins qu’ils doivent compter avec des délégués venus de toute la France. Au congrès des 6-7-8 avril 1899, 120 établissements (57 lycées et 63 collèges) sont représentés, soit environ 2 000 professeurs de l’enseignement secondaire67. La question de l’enseignement de la morale figure à l’ordre du jour68.

  • 69 L’Enseignement secondaire, n° 8, 15 avril 1899, p. 171.
  • 70 L’Enseignement secondaire, n° 9, 1er mai 1899, p. 178.

36Le débat porte en fait sur la proposition d’instituer un enseignement de la morale dans toutes les classes, sous forme de conférences hebdomadaires. Certains professeurs, tel Marcel Bernès, estiment que l’éducation morale diffuse qui existe à travers l’apprentissage des humanités est suffisant, et même plus efficace qu’un enseignement spécifique de la morale, parce qu’elle jaillit des circonstances, du détail concret des matières étudiées et parce qu’elle est proportionnée aux aptitudes de l’enfant. Et d’ironiser sur ceux qui croient que le devoir d’éducation est une révélation de la psychologie et de la pédagogie moderne69. Par ailleurs, aux yeux de Marcel Bernès, un enseignement de la morale impliquerait nécessairement des bases philosophiques, car il serait adressé à des enfants « qu’on habitue à réfléchir, à n’accepter aucune idée sans la vérifier » (critique implicite de l’enseignement primaire)70. Or un tel enseignement est inaccessible aux élèves avant la classe de philosophie, de mathématiques élémentaires ou de première moderne.

  • 71 Jean-Marie-Mayeur, La vie politique sous la Troisième République, 1870-1940, Paris, Seuil, 1984, p (...)
  • 72 L’enseignement secondaire, n° 8, 15 avril 1899, p. 169.
  • 73 Alice Gérard, « Aspects de l’évolution de l’enseignement secondaire de l’histoire… », art. cit., p (...)
  • 74 La perspective de professeurs devant sinon prêter serment comme sous l’Empire du moins faire allég (...)

37La mise à l’ordre du jour de la question de l’enseignement moral est certainement un contrecoup des discussions de la commission Ribot. Les débats devraient être de nature pédagogique. Mais, dans le contexte passionnel de l’Affaire Dreyfus et de la campagne des élections législatives, marquée par les attaques des radicaux contre le gouvernement « clérical » de Jules Méline71, la politique (au sens large) pointe le bout de son nez. Il apparaît en effet que maints partisans de l’institution d’un enseignement de la morale cherchent moins à répondre au déficit éducatif dont souffriraient les lycées et les collèges qu’à promouvoir un enseignement civique républicain. Le débat n’est pas ici entre partisans et adversaires d’un enseignement laïque de la morale : tous les intervenants sont d’accord pour estimer que ce n’est pas parce que l’enseignement moral, qu’il soit diffus ou explicite, ne repose pas dans les lycées et collèges sur la religion catholique, que l’enseignement secondaire public n’aurait pas de valeur éducative. Autrement dit, la critique cléricale est rejetée et la laïcité fait consensus. Le débat porte en fait sur le risque d’immixtion de la politique dans les lycées et les collèges. Il confronte d’une part les partisans d’une laïcité militante (laquelle, dans le contexte de l’Affaire Dreyfus, associe combat contre les forces réactionnaires et promotion des valeurs républicaines), et d’autre part les tenants de l’autonomie et du libéralisme universitaires, qui entendent maintenir l’Université en dehors de tout engagement. Il est difficile de savoir si les adversaires de l’institution d’un enseignement moral auraient accepté cet enseignement s’ils n’avaient pas craint qu’il ne prenne une tournure engagée, ou si, traditionnalistes convaincus des vertus morales de l’enseignement des humanités, ils l’auraient refusé de toute façon. Ces divergences permettent en tout cas de comprendre les réactions à la proposition que soit affichée dans les établissements secondaires la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La proposition émane de Revault d’Allonnes, professeur à Mont-de-Marsan, par ailleurs favorable à l’institution d’un enseignement de la morale « dans un sens tout pratique et civique »72. Alice Gérard a semblé perplexe devant le refus opposé par la majorité des congressistes, en pleine Affaire Dreyfus, de voter cet affichage73. Cette position ne doit pas être comprise comme une marque de distance vis-à-vis des valeurs républicaines. Elle marque plutôt la crainte que, par ce biais, la politique ne s’introduise au sein de l’Université. Certains professeurs entrevoient le spectre d’une sorte de dogme universitaire. Ce dogmatisme est repoussé comme contraire aux libertés universitaires (faudra-t-il que les professeurs y fassent allégeance ?74) et au respect dû à la conscience des élèves et à la volonté des familles. Aux yeux de ces professeurs, l’enseignement catéchétique, fût-il républicain, apparaît également contraire à l’esprit de l’enseignement secondaire.

  • 75 L’Enseignement secondaire, n° 18, 15 novembre 1899, p. 314.
  • 76 Ibid.
  • 77 Ibid., p. 316.
  • 78 Les radicaux sont dans la ligne de mire de Charles Henri Boudhors. Le 27 janvier 1900, celui-ci pu (...)
  • 79 Emmanuel Naquet, Pour l’Humanité. La Ligue des droits de l’homme de l’affaire Dreyfus à la défaite (...)

38Les adversaires de l’institution d’un enseignement de la morale mettent en avant l’indépendance traditionnelle de l’Université. Mais on peut se demander si ces débats ne masquent pas une opposition politique entre radicaux et modérés. Commentant un peu plus tard ces débats, Charles-Henri Boudhors dénonce ceux qui estiment qu’« un gouvernement de liberté doit contraindre le père de famille à faire passer son fils sous la discipline obligatoire d’un enseignement qui pliera l’enfant aux vertus d’un citoyen libre »75. Et de pointer du doigt « cette doctrine du despotisme pour la liberté », qui prouverait « la persistance du joug théologique sur des âmes qui se croient affranchies, la prédominance du vieil instinct “sectaire” chez des esprits qui se croient autonomes, l’impatience de la diversité, des “opinions singulières”, de “l’hérésie”, chez des hommes qui se disent tolérants »76. Autrement dit, les anticléricaux les plus affirmés seraient les symétriques des cléricaux, avec le même dogmatisme intolérant et la même obsession de l’unité. Ils resteraient soumis, « parfois malgré eux, à l’influence des traditions dogmatiques ». Or, poursuit-il, « il n’est pas besoin de poser dans les lycées les germes d’une prédication – qui, peut-être, ne serait pas si laïque qu’on pense »77. Son libéralisme conduit Charles-Henri Boudhors à ériger le droit des familles face au droit de l’État. Mais en l’occurrence, la dénonciation du jacobinisme doit aussi être associée à son ancrage politique. Charles-Henri Boudhors vise certainement à suggérer à ceux des « progressistes » (ex-opportunistes) qui se sont rangés dans le camp dreyfusard qu’ils seront les otages des radicaux78. Il se situe en effet dans le camp antidreyfusard, puisqu’il a adhéré à la Ligue de la Patrie française. Alors que vient de se fonder la Ligue des droits de l’homme79, peut-on expliquer les positions des uns et des autres sur l’affichage de la Déclaration des droits de l’homme, voire sur l’institution d’un cours de morale dans les lycées et collèges, par leur positionnement dans l’Affaire ? Ce serait aller vite en besogne. Quand Marcel Bernès refuse l’immixtion de la politique au sein de l’Université, cela ne signifie pas forcément qu’il est politiquement du bord opposé à ceux dont émane la proposition d’enseignement de la morale. Il incarne d’une part la défense de l’Université traditionnelle, qui se veut indépendante du pouvoir et des modes politiques, et d’autre part la défense des traditions de l’enseignement secondaire et de son esprit particulier.

  • 80 Troisième congrès des professeurs de l’enseignement secondaire public (1899). Rapport général publ (...)

39Cette position s’avère en tout cas majoritaire. Dans ses résolutions, le congrès de 1899 tient d’abord à constater que l’enseignement secondaire, par la « matière » dont il est constitué et la « manière » dont il est donné, comporte « l’éducation morale et sociale » : c’est le thème de l’« enseignement diffus » de la morale. S’il se montre unanime à penser que l’enseignement devrait « être de plus en plus orienté » dans ce sens, le congrès repousse la proposition d’instituer cours ou conférences régulières de morale. Dans un esprit de conciliation, il propose certes l’institution de conférences pratiques de morale ; mais ces conférences devraient rester en dehors des cours réguliers, donc être facultatives (pas question d’obliger les professeurs à s’y engager) et ne s’adresser qu’aux élèves volontaires des différentes classes. À noter qu’en repoussant le principe de cours théoriques réguliers de la morale avant les classes de philosophie, de mathématiques élémentaires et de première moderne, le congrès demande implicitement la suppression des cours de morale de quatrième moderne. Au lieu d’ajouter un cours régulier, la proposition est donc de supprimer celui qui existe ! En revanche, d’accord pour que dans les classes terminales l’enseignement de la morale soit développé au point de vue social et civique, le congrès propose que les élèves des classes de philosophie et de mathématiques élémentaires participent à l’enseignement du droit usuel et de l’économie politique donné aux élèves de première-lettres de la section moderne80.

3. Un cycle de conférences à l’École des hautes études sociales (1900-1901)

  • 81 L’éducation morale dans l’Université. Enseignement secondaire, op. cit., p. V.

40Certains professeurs considèrent que la question de l’enseignement moral dans les lycées et collèges n’a pu être abordée de façon ordonnée lors du congrès de 1899, et que l’immixtion de considérations politiques a troublé les débats. Or le déficit éducatif supposé de l’enseignement secondaire semble acquérir, dans l’opinion publique, l’autorité de la chose jugée. « Ils résolurent de tenir des réunions où ils convoqueraient leurs collègues et où l’on rechercherait en toute sincérité, dans un esprit vraiment scientifique, d’abord si le mal existe, et, au cas où il existerait réellement, quels remèdes on peut y apporter »81. Un programme est arrêté ; chaque question fait l’objet d’une conférence qui est suivie d’une libre discussion entre les assistants. Les réunions se tiennent à l’École des hautes études sociales entre novembre 1900 et mars 1901. Une trentaine de professeurs, essentiellement parisiens, prennent part aux discussions, auxquelles participent aussi le directeur de l’enseignement secondaire, Élie Rabier, un inspecteur général de philosophie (Alphonse Darlu), un inspecteur de l’académie de Paris (Jules Gautier) et un proviseur (Kortz, lycée Montaigne).

41L’éducation morale à travers les disciplines existantes fait consensus. Mais, de nouveau, l’institution d’un cours spécifique de morale suscite une controverse. Les polémiques prennent un tour plus théorique que lors du congrès de 1899. La question est de savoir d’une part si un cours de morale pratique sans fondement dogmatique a un sens, et d’autre part si un fondement dogmatique bien précis doit être retenu. On remarquera la différence avec les débats qui avaient concerné l’enseignement de la morale dans l’enseignement primaire : la question n’est pas de savoir si un enseignement moral a un sens sans fondement religieux, voire confessionnel, mais si un enseignement moral peut exister sans support philosophique.

  • 82 Ibid., p. 51.
  • 83 Ibid., p. 219.
  • 84 Ibid., p. 49.

42Marcel Bernès persiste à penser que, sauf à ce que l’enseignement secondaire renonce à aller au fond des choses (et donc se primarise), un cours de morale sans fondement doctrinal serait superficiel (donc pas d’enseignement de la morale avant la classe de philosophie), mais que l’Université, à l’inverse des établissements congréganistes, ne doit pas proposer une doctrine déterminée. Dans le cours de philosophie, « le maître n’a pas à présenter une doctrine indiscutable, mais plutôt à fournir une base solide à la réflexion du jeune homme […] Les efforts des maîtres doivent être avant tout – sur les idées, quelles qu’elles soient, qu’ils enseignent, – d’éveiller la réflexion, le jugement, la volonté de l’enfant, non de lui proposer des formules toute faites, et des solutions a priori pour toutes les difficultés »82. Pour sa part, Gustave Belot, professeur au lycée Louis-le-Grand et élu des agrégés de philosophie au CSIP, est convaincu de la possibilité d’un enseignement pratique de la morale qui ne reposerait pas sur une doctrine explicite, car les « prétendus fondements de la morale ne sont que les fondements d’une construction intellectuelle faite après coup, mais non pas ceux du tout de la moralité réelle »83. Il soutient néanmoins le point de vue d’André Lalande, professeur de philosophie au lycée Michelet, qui se dit persuadé qu’« il y a des dogmes scientifiques, et la morale n’échappe pas à cette loi que tout le monde reconnaît s’il s’agit de science. […] Ces formules elles-mêmes devront être modifiables avec les progrès de la pensée morale : mais elles sont nécessaires à chaque moment »84. Gustave Belot se rallie à ce discours, en mettant en avant les droits de l’homme :

  • 85 Ibid., p. 50. Cette conception sociologique de la morale est dans l’air du temps, puisque Lucien L (...)

« On peut en donner une interprétation sociologique, en dehors de toute métaphysique, on pourra donc les formuler, et s’appuyer sur eux dans l’enseignement de la morale, comme des vérités sociologiques positives »85.

  • 86 Expression employée sans doute par allusion à la querelle janséniste.
  • 87 L’éducation morale dans l’Université. Enseignement secondaire, op. cit., p. 51-52.

43Il apparaît qu’au fond, les principaux intervenants de ce débat, qui sont en majorité des professeurs de philosophie, sont d’accord pour considérer qu’une morale ne peut exister sans support doctrinal, implicite ou explicite. La différence provient de la question de savoir si l’Université doit prendre pour base des principes doctrinaux déterminés ou non. Marcel Bernès rejette la perspective qui lui semble se dessiner de l’établissement d’un credo ou d’un « formulaire »86 : pas question de « faire apprendre à tous un même catéchisme comme premier fondement de l’éducation morale »87. Professeur de rhétorique supérieure au lycée Louis-le-Grand, Albert Cahen abonde dans le même sens, au nom du libéralisme universitaire :

  • 88 Ibid., p. 52-53. À noter qu’au cours de cette discussion, Élie Rabier, dont c’est l’unique interve (...)

« Est-ce que, au moment où le professeur entre dans l’Université, on exigera de lui une doctrine morale, quelle qu’elle soit ? Et si son enseignement n’est pas conforme à cette doctrine, pourra-t-on lui adresser quelque critique pour cette raison. […] Je demande si l’on imposera aux professeurs un credo ; or, nous n’en voulons pas »88.

  • 89 Ibid., p. 229.
  • 90 Ibid.

44La dernière séance du cycle de conférences organisé à l’École des hautes études sociales a été réservée à l’exposé de Gustave Belot sur l’intérêt de l’institution de conférences de morale en dehors des classes, idée qu’il avait déjà soutenue lors du congrès des professeurs de 1899. Son point de vue est intéressant, car il montre que, même en dehors de la classe de philosophie, un enseignement de la morale peut reposer sur des connaissances et dispenser des outils intellectuels qui permettront à cet enseignement de ne pas tourner au catéchisme, fût-il laïque. Gustave Belot commence par écarter les objections de ses adversaires. Ces conférences ne seront pas parénétiques, c’est-à-dire constituées par une exhortation à la pratique des différentes vertus : il n’est pas question de chercher à cultiver seulement le sentiment. Inversement, ces conférences ne seront pas non plus spéculatives : elles ne viseront pas les fondements philosophiques de la morale, effectivement inaccessibles avant les classes de philosophie, de mathématiques élémentaires ou de première moderne. Ce seront des conférences de pratique positive qui ne s’adresseront pas tant au sentiment qu’à l’esprit et viseront plus à éclairer la conscience qu’à la réchauffer. Laissant les fondements lointains, profonds et discutables de la morale en général, cet enseignement tendra à rattacher les devoirs à leurs motifs les plus directs et à leurs conséquences pratiques : ainsi une conférence sur la charité, où seront montrées les nombreuses formes de misère. La charité sera de ce fait vue moins comme une disposition louable de l’âme que comme une œuvre très urgente. Audacieux, Gustave Belot prend aussi l’exemple de la misère des prostituées : « ici encore, ce n’est pas, ce me semble, de sermons sur la charité qu’on pourra espérer une action réelle, mais d’une connaissance plus attentive des réalités sociales »89. « Ainsi, c’est surtout du dehors au dedans et de l’œuvre à l’agent qu’on procédera, beaucoup plutôt qu’en sens inverse »90. Ces conférences permettront selon lui d’abattre nombre de préjugés sociaux. L’ouverture sur le monde contemporain de cet enseignement est à souligner, dans la mesure où une critique récurrente de l’enseignement des humanités classiques est son absence d’emprise sur le monde dans lequel les élèves seront amenés à vivre. Comme cela suppose néanmoins quelques connaissances sociales, ces conférences ne s’adresseraient qu’aux élèves des grandes classes, et l’assistance ne serait pas obligatoire. Ainsi la liberté serait préservée pour les professeurs comme pour les élèves.

45Aucune conclusion ne se dégage de ce cycle de conférences. Celui-ci n’est pas un congrès et les participants ne votent pas. Il reste qu’aucun participant n’a repris l’idée émise lors du congrès de 1899 (et rejetée par celui-ci) d’instituer des cours ou des conférences obligatoires de morale.

4. Le dépôt d’un vœu au CSIP

46Cela n’empêche pas qu’un groupe d’élus au CSIP dépose un vœu en ce sens, lors de la séance du 5 décembre 1901. Signé par Louis Gallouédec (représentant des agrégés d’histoire-géographie), Arrousez et Barthélémy (représentants des professeurs de collège), Comte (un des élus de l’enseignement primaire), et même par Gustave Belot, qui s’était pourtant prononcé auparavant pour des conférences facultatives, ce vœu demande la généralisation de l’enseignement de la morale dans l’enseignement secondaire :

  • 91 AN, F/17/12 989. CSIP, section permanente.

« Il nous paraît regrettable que des jeunes gens puissent arriver jusqu’à la classe de philosophie, c’est-à-dire presque jusqu’à l’âge d’homme, sans avoir entendu parler, sauf par accident, de leurs obligations morales et sans avoir été amenés à réfléchir sur leurs droits et leurs devoirs de citoyens. Semblable enseignement est donné à l’école primaire. On le retrouve aussi dans les programmes de la quatrième moderne. N’est-il pas surprenant que seuls les élèves de l’enseignement secondaire classique en soient privés ? Et ne convient-il pas de profiter des projets actuels de refonte générale des programmes pour combler une lacune qu’on ne s’explique pas »91.

  • 92 Ibid.

47La section permanente répond en constatant qu’il a été donné satisfaction à ce vœu, « l’enseignement moral et civique étant compris dans les nouveaux programmes »92. Cet échange suggère que les professeurs signataires n’étaient pas au courant. Ce n’est donc pas leur vœu qui a mis la question sur les rails. Si une fraction des professeurs de l’enseignement secondaire souhaite la mise en place d’un enseignement de la morale, la décision a été prise en dehors d’eux. On pourrait même prétendre qu’elle a été prise contre l’avis de la majorité des professeurs, à supposer du moins que le vote du congrès de 1899 ait exprimé le sentiment dominant et que celui-ci n’ait pas évolué dans un contexte d’intense agitation politique.

III. L’institution d’un cours de morale dans les classes terminales du premier cycle

1. Les raisons d’une décision

  • 93 Georges Gendarme de Bévotte, Souvenirs d’un universitaire, Paris, Perrin, 1938, p. 44. Ancien insp (...)
  • 94 AN, F/17/13 641. CSIP.

48Georges Gendarme de Bévotte croit savoir que l’initiative revient au recteur Louis Liard : « à l’instigation, si je ne me trompe, de Liard, les programmes de 1902 comportaient, en 4e et en 3e, un cours théorique de morale personnelle et de morale sociale »93. Cette information pourrait expliquer le curieux silence du directeur de l’enseignement secondaire, Élie Rabier, au moment des débats au CSIP. Mais à supposer que l’information soit exacte, peut-on croire que le recteur Liard, directeur de l’enseignement supérieur, ait pris cette initiative sans en référer au ministre, Georges Leygues ? On peut en tout cas remarquer que celui-ci sera présent au moment des débats devant le CSIP et qu’il défendra le projet, en faisant valoir que l’enseignement secondaire, comme le fait l’enseignement primaire, doit donner un enseignement moral à tous ses élèves, y compris à ceux qui ne vont pas jusqu’à la classe de philosophie94.

  • 95 Georges Weill, Histoire de l’idée laïque en France au XIXe siècle, Paris, Hachette, 2004 [édition (...)
  • 96 L’Enseignement secondaire, 1er avril 1902, p. 100.
  • 97 AN, F/17/13 641. CSIP. Comme dans tous les rapports des débats en commission, l’intervention est r (...)

49La comparaison avec l’enseignement primaire est assurément un des mobiles de cette initiative. L’enseignement primaire a la réputation d’être plus engagé dans la défense de la République. Par ailleurs, l’Affaire Dreyfus a eu pour conséquence un « réveil de l’anticléricalisme »95. Il n’est donc pas étonnant que revienne l’exigence, sinon de remplacer l’enseignement moral de l’aumônier, du moins de faire en sorte que l’État propose un enseignement moral. Marcel Bernès signale que « M. Alfred Fouillée, entre autres, a signalé souvent l’inconvénient grave qu’il y aurait à laisser à l’enseignement de la morale un caractère uniquement confessionnel »96. Lors des débats en commission au CSIP, il est fait valoir que « ce n’est pas seulement un droit pour l’État, c’est son devoir exprès de donner à tous les enfants des écoles publiques un enseignement moral pratique, laïque, positif, qui ne demande son autorité et ses sanctions qu’aux conditions de la vie actuelle, à la raison commune, à la conscience. Que le prêtre ajoute, si la famille le désire, d’autres raisons à ces raisons, mais nous, n’aurons-nous rien à dire à ceux de nos élèves qui ne suivent pas le cours d’instruction religieuse ? »97.

  • 98 Allusion aux dispositions (décret du 24 décembre 1881 et circulaire du 24 janvier 1882) par lesque (...)
  • 99 AN, F/17/13 641. CSIP. Lors des débats au CSIP, Charles Bayet insiste sur la réussite de l’enseign (...)

50Enfin, lors des débats au CSIP, Charles Bayet, le directeur de l’enseignement primaire, déclarera pour sa part que « l’État manquerait à son devoir s’il s’abstenait de donner [l’enseignement moral]. En rendant l’enseignement religieux facultatif dans les lycées98, [l’État] a pris vis-à-vis des familles certains engagements qu’il doit tenir »99.

  • 100 Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, 1802-1914. Aux origines d’un servic (...)
  • 101 AN, F/17/12 989. CSIP, section permanente. L’appellation de professeur principal n’est pas alors r (...)

51Outre des raisons politico-religieuses, les motivations sont aussi pédagogiques. Au demeurant, il est difficile de faire le départ entre les raisons idéologiques et les finalités pédagogiques, dans la mesure où il s’agit de défendre les lycées et collèges publics contre la concurrence des établissements congréganistes. Quoi qu’il en soit, le ministre doit apporter une réponse aux critiques qui se sont manifestées dans le cadre de la commission parlementaire présidée par Alexandre Ribot. À cet effet, apposer une étiquette « morale » sur les programmes recèle assurément plus de vertus d’affichage que l’institution des simples conférences facultatives que demandait le congrès des professeurs. Mais l’institution de ces cours n’est pas la seule réponse. L’introduction du nouvel enseignement s’inscrit en fait dans une panoplie de mesures pédagogiques visant à favoriser le caractère éducatif de la scolarité dans les lycées et collèges : institution du professorat adjoint (qui doit rehausser le prestige moral des répétiteurs), obligation pour les professeurs de surveiller les récréations d’interclasse100. Par ailleurs, la perspective qui se dessine alors de partager l’enseignement secondaire en deux cycles, afin de permettre à des élèves de quitter l’enseignement secondaire à l’issue de la classe de troisième, a pu également justifier la généralisation des cours de morale. Le maintien des cours de morale en classe de quatrième moderne, en dépit de l’existence de cours de philosophie à partir de 1886, avait pu être motivé, on l’a vu, par le fait que tous les élèves de l’enseignement spécial, puis moderne, ne suivaient pas une scolarité complète. De la même manière, l’institution de cycles dans l’enseignement secondaire (qui sera effectivement décidée en 1902) signifie que l’on admet que tous les élèves ne bénéficieront pas d’un enseignement de la philosophie. Il est possible, enfin, que l’on ait considéré que l’institution des cours de morale pourrait avoir des retombées bénéfiques sur la position du professeur principal de la classe, à un moment où beaucoup déplorent les effets de la « dispersion des enseignements ». En tout cas, la proposition de la section permanente de confier cet enseignement au professeur principal va dans ce sens101. En fait, sont implicitement mêlées deux questions différentes : d’une part celle de l’enseignement moral, et d’autre part celle de l’action morale du professeur principal (puisque les professeurs des lycées se voient reprocher par les thuriféraires du modèle congréganiste de ne pas servir de guides ou de tuteurs proposant des orientations morales aux élèves).

2. La mise en garde de la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire

  • 102 Ibid.

52Après avoir été discutés en commission, les programmes du nouveau cours de morale sont adoptés par la section permanente du CSIP le 9 avril 1902102. La Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire tente alors une dernière tentative pour éviter la création effective du nouvel enseignement : avant que le programme ne soit définitivement adopté par le CSIP, elle prend expressément position contre le nouvel enseignement. Elle ne se borne pas à multiplier les mises en garde, mais suggère aussi une porte de sortie : le programme de morale pourrait n’avoir qu’une valeur indicative, comme celui d’histoire littéraire, si bien qu’il demeurerait en pratique intégré au sein des disciplines existantes.

53Cette campagne commence par un article incisif de Marcel Bernès dans le bulletin de la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire. Charles Bourdel, professeur de philosophie au collège Rollin, est ensuite chargé de rédiger un rapport destiné aux membres de cette Société. Tous deux s’emploient à montrer que le nouvel enseignement menace l’éducation morale elle-même. L’existence d’un cours de morale, fait valoir Marcel Bernès, semblera autoriser les professeurs à se désintéresser de leur rôle d’éducateur pour ne plus se voir que comme les spécialistes d’une discipline. Quant à la morale, peut-elle sans danger être elle-même considérée comme une « spécialité », autrement dit une discipline d’enseignement :

  • 103 Marcel Bernès, « Classes de morale », L’Enseignement secondaire, 1er avril 1902, p. 100.

« Si nous instituons des classes de morale, qu’arrivera-t-il ? C’est que nos élèves viendront faire une heure de morale comme ils font une heure de botanique ; il y aura les forts en morale comme il y a les forts en thème, et les élèves mesureront l’importance de la morale au temps qui lui est réservé. Faible garantie pour l’éducation ! »103.

  • 104 L’Enseignement secondaire, 1er mai 1902, p. 142-143.

54Dans le même sens, Charles Bourdel dénonce le risque que l’enseignement de la morale ne devienne une affaire de mémoire, un simple exercice scolaire et de virtuosité. Lors de la séance du 24 avril 1902 de la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire, Paul Clairin fait de même remarquer que l’enseignement distinct de la morale risque d’avoir pour conséquence l’instauration, comme en quatrième moderne, de compositions et de prix de morale et qu’il y aurait inconvénient à ce qu’un prix de morale pût être obtenu par un élève qui en serait moralement indigne, réflexion qu’Albert Malet (professeur d’histoire-géographie au lycée Voltaire), appuie en faisant remarquer que le cas s’est déjà produit pour un élève qui a dû être chassé alors qu’il avait obtenu le prix de morale104.

55Il existe cependant une objection récurrente à l’idée qu’un enseignement moral existerait déjà de façon diffuse à travers l’étude des humanités : cet enseignement diffus serait sans valeur sociale et civique, du fait de son absence d’ouverture sur le monde réel. Mais pour Marcel Bernès, il est évident que les commentaires moraux que font les professeurs à propos des œuvres qu’ils expliquent ne sont pas anhistoriques et dépourvus de considérations démocratiques :

  • 105 L’Enseignement secondaire, 1er avril 1902, p. 100.

« Un professeur de lettres sait tirer des textes classiques tout ce qu’ils renferment de morale vivante et de vérité humaine ; il sait aussi montrer ce que les idées qu’ils contiennent ont de caduc et en quoi elles ne suffisent plus à notre temps ; il ne doit pas se sentir embarrassé pour faire sentir à ses élèves, en même temps que la grandeur morale de l’idéal romain, ses lacunes, ses insuffisances, particulièrement du point de vue social »105.

  • 106 L’Enseignement secondaire, 15 mai 1902, p. 162.
  • 107 Alfred Fouillée, « La morale et l’instruction civique au lycée », Revue politique et littéraire. R (...)

56Sans surprise, la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire se prononce contre le projet d’enseignement de la morale106. Son point de vue trouve un renfort dans un article du philosophe Alfred Fouillée. Craignant que ne soit institué un enseignement sans fondement rationnel, celui-ci écrit dans la Revue bleue : « c’est un cours complet de philosophie qui s’impose à tous les jeunes gens. […] La morale pratique, la morale de sentiments et d’impressions, la morale diffuse est surtout le résultat des études littéraires et humanistes, et c’est pour cela que les humanités sont nécessaires ; la morale de principes, la seule et vraie essentielle, ne peut être que l’objet de la philosophie »107.

3. Instituer un enseignement civique, dans le prolongement de l’enseignement moral ?

57En 1899, le congrès des professeurs avait étudié la question de l’enseignement moral. En 1902, sont à l’ordre du jour du congrès l’« enseignement et l’éducation civique » (sont cette fois bien distinguées la question de l’enseignement, qui relève d’un cours régulier ou de conférences pratiques, et celle de l’éducation, qui relève de l’ensemble de la vie scolaire). On n’analysera pas en détail les débats de ce congrès, qui portent essentiellement sur l’enseignement civique. On doit néanmoins s’y arrêter, parce qu’ils font clairement écho à ceux qui ont eu lieu lors du congrès de 1899 et qu’on peut dès lors se demander si une évolution s’est produite. Par ailleurs, dans la mesure où ce congrès a lieu avant que le CSIP ne délibère sur l’enseignement de la morale, ses résolutions (à supposer que le ministre tienne compte des positions prises par les congrès de professeurs) peuvent jouer dans le même sens ou au contraire dans le sens inverse des vœux votés par la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire.

  • 108 Congrès des associations régionales et locales des professeurs de l’enseignement secondaire public (...)
  • 109 Ibid., p. 93.
  • 110 Ibid., p. 62.

58En 1899, c’était bien la morale sociale et civique qui préoccupait les plus chauds partisans de l’institution d’un enseignement spécifique. Que l’éducation civique s’inscrive pour ses partisans dans le prolongement de l’enseignement de la morale est bien montré par le rapport rédigé par Albert Milhaud (Saint-Quentin), qui commence par expliquer que la question est de savoir s’il semble nécessaire de compléter d’une part l’enseignement d’histoire et de géographie, d’autre part « l’enseignement de la morale sociale actuellement donné dans les classes supérieures »108. On notera aussi que le contre-projet d’Albert Malet sur l’enseignement civique comprend le point suivant : « Qu’un enseignement de la morale sociale analogue à celui qui est donné en Philosophie soit établi dans la classe terminale du premier cycle »109. Par ailleurs, un des principaux intervenants, Gaston Rabaud, professeur au lycée Charlemagne, indique que pour lui « l’éducation civique n’est pas un simple enseignement. Elle n’a pas pour but unique de munir l’intelligence de quelques notions précises ; elle doit viser avant tout, comme l’éducation morale [souligné par nous], à former la raison et la conscience du futur citoyen »110.

59Un premier débat porte sur la question de savoir s’il convient d’instituer un enseignement civique séparé, ou si cet enseignement doit être simplement renforcé dans les différentes disciplines existantes. C’est le même débat que celui qui avait porté en 1899 sur le caractère suffisant ou non d’un enseignement diffus de la morale. Il est remarquable que cette fois le point de vue des opposants à l’institution d’un enseignement particulier n’ait pas été suivi, de justesse il est vrai.

  • 111 Ibid., p. 62.
  • 112 Gaston Rabaud, « Observations sur l’éducation civique, Revue universitaire, t. 1, 1902, p. 145-146

60En 1899, le congrès des professeurs avait repoussé la proposition de faire afficher dans tous les établissements la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. En 1902, il est proposé de faire reposer l’enseignement civique sur ce texte. Ainsi Gaston Rabaud déclare-t-il : « il convient que l’Université forme des républicains dans le sens le plus large et le plus élevé du mot ; M. Rabaud pense que l’éducation civique reposerait heureusement sur la Déclaration des droits de l’homme »111. Dans un article de la Revue universitaire publié peu auparavant, Gaston Rabaud faisait remarquer que la monarchie et l’Empire ne se privaient pas de chercher à façonner leurs sujets : « Pourquoi donc, aujourd’hui que le Souverain est la nation, n’enseignerions-nous pas la politique laïque [souligné par nous] de la société moderne, les devoirs envers la démocratie et la république ? »112. Ainsi l’enseignement civique vise-t-il clairement à prolonger la « morale laïque ». Gaston Rabaud défend également la proposition de faire apprendre par cœur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen par les élèves des classes élémentaires. Son argumentaire est clairement un écho des débats de 1899 :

  • 113 Congrès des associations régionales et locales des professeurs de l’enseignement secondaire public(...)

« On objecte qu’il n’appartient pas à ceux qui blâment les leçons de catéchisme confessionnel dont on charge par ailleurs la mémoire enfantine, d’établir à leur tour une sorte de catéchisme laïque et républicain. Mais personne n’a cette intention. Il ne s’agit ni de dogme, ni de formulaire. Il s’agit de développer des libertés par des explications appropriées à l’âge des élèves »113.

61Henri Bernès accepte l’idée que la Déclaration serve de base à l’enseignement civique, mais s’oppose à un apprentissage par cœur de la Déclaration. Cette pratique serait en rupture avec l’esprit de l’enseignement secondaire :

  • 114 Ibid., p. 106-107.

« Oui, la Déclaration peut et doit être le document qui serve de base à de simples causeries, à des exposés familiers sur l’éducation civique. Mais ce n’est pas là le sens du texte en discussion ; et c’est à ce texte que M. H. Bernès adresse ses critiques. Il y trouve la trace d’une préoccupation qui l’inquiète, et qui est de calquer l’enseignement secondaire sur l’enseignement primaire, ou plutôt sur ce que l’on se figure du primaire. Car enfin, ni l’étude, ni l’explication, et encore moins la récitation de la Déclaration, rien de tout cela ne figure dans les programmes de l’École. Et on ne peut guère s’autoriser que d’une habitude, d’une pratique extra-réglementaire, dont quelques Académies peuvent fournir des exemples. Encore devrait-on se demander si certaine méthode d’instruction n’est pas admise dans ces écoles pour une toute autre raison que sa valeur éducative, à savoir parce qu’on est obligé de faire vite, et court, et beaucoup à la fois, avec des enfants qui ne resteront pas longtemps sous la direction de l’instituteur. Alors l’enseignement précoce et condensé est une nécessité qu’on subit : ce n’est pas un idéal à offrir à l’enseignement secondaire, qui a plus de temps devant lui »114.

  • 115 Ibid., p. 107.

62Ce à quoi Émile Chauvelon, professeur de lettres au lycée Voltaire, libre penseur et politiquement situé à l’extrême gauche, réplique : « On admet bien que les religions enseignent le catéchisme à des enfants de neuf ans, à qui on fait connaître la “cité de Dieu”. L’Université doit leur apprendre un autre catéchisme : elle doit leur faire connaître la “cité des hommes” »115. Une telle affirmation ne peut que raviver les craintes des tenants de l’apolitisme, qui ne manquent pas de rappeler les combats menés par les professeurs sous les monarchies et le Second Empire pour défendre le principe de l’autonomie de l’Université.

  • 116 À noter que le congrès émet aussi le vœu « que les professeurs inspirent à leurs élèves le désir d (...)

63Ce congrès aura en tout cas été marqué par deux évolutions : d’une part l’acceptation d’un enseignement civique spécifique (sous la forme de conférences), d’autre part la concession faite par les traditionalistes (au sens pédagogique) à la nécessité de donner une allure nettement républicaine à l’enseignement secondaire, en reconnaissant le rôle central de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (qui figure effectivement dans la résolution finale)116. Plus encore qu’en 1899, les débats ont été marqués par les arrière-pensées politiques. Dans le camp des partisans les plus affirmés d’un enseignement civique, se fait sentir l’influence des passions qui vont aboutir à la victoire du combisme.

64Les vœux du congrès ont pu conforter, au CSIP, les partisans de l’institution d’un enseignement de la morale à tonalité républicaine. On remarquera toutefois que la proposition d’instituer un enseignement civique dans les lycées et les collèges, comme il en existe un dans les établissements primaires, ne sera pas reprise par les pouvoirs publics. Dans un contexte où ils cherchent à redresser les effectifs de l’enseignement secondaire publics, sans doute ceux-ci ont-ils considéré que la présence d’un enseignement de la morale pouvait être un élément attractif pour les parents, tout en satisfaisant ceux qui espèrent un enseignement orienté vers la morale civique républicaine, tandis que l’introduction d’un enseignement civique pourrait inquiéter des parents parfois déjà réticents à mettre leurs enfants dans les établissements de l’État.

4. Le passage devant le Conseil supérieur de l’Instruction publique

  • 117 AN, F/17/13 641. CSIP.

65Deux débats ont eu lieu au sein des instances du CSIP. D’abord, le 28 décembre 1900, un premier débat en commission qui se conclut par l’adoption « à une grande majorité » du principe d’un enseignement de la morale, d’une durée d’une heure117. Puis, après le passage devant la section permanente, un débat en assemblée plénière, le 26 mai 1902.

  • 118 Ibid.

66Pendant les débats en commission, certains opposants au nouvel enseignement ont cherché à ruser, en proposant que les élèves faisant du grec, et qui certainement pousseront leurs études jusqu’à la philosophie, soient dispensés de la classe de morale : proposition qui revenait à réserver cette classe aux élèves de l’enseignement moderne, donc à maintenir le statu quo. Il avait toutefois été objecté (et l’argument était révélateur des préjugés sur la valeur des différentes filières) qu’il serait « regrettable d’écarter de la classe de morale qui sera faite, aussi souvent que possible, par le professeur principal, précisément ses meilleurs élèves »118.

  • 119 AN, F/17/13641. CSIP.
  • 120 Ibid.
  • 121 Ibid.
  • 122 Ibid.

67Lors des débats en séance plénière, le 26 mai 1902, c’est un professeur de droit, Édouard Villey, qui attaque le cours de morale avec le plus de vigueur, ne se privant pas de faire référence à la position prise par le congrès des professeurs de 1899 et par la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire. Il estime qu’à l’âge des élèves de quatrième, la morale doit être répandue partout sans être enseignée nulle part ; qu’un enseignement distinct serait sans fondement et sans sanction, puisqu’il ne pourrait être philosophique ; qu’il serait futile car il n’aurait pas de prise sur l’enfant. Édouard Villey trouve même dangereux le projet de programme, qui recommande « l’esprit d’indépendance » alors qu’il ne devrait être question que de l’esprit d’obéissance. À ces arguments, Gustave Belot oppose que l’esprit d’indépendance n’est pas l’esprit de révolte ; qu’il s’agit de faire naître chez les enfants la conviction qu’il y a une morale qui est indépendante des théories et emprunte son autorité et ses sanctions à la vie actuelle, à la raison, à la conscience. « Cette morale, qui repose sur des principes sociaux positifs, a droit à l’existence ; l’État a le droit et le devoir de l’enseigner »119. Le directeur de l’enseignement primaire, Charles Bayet, se prononce dans le même sens, en faisant valoir que l’enseignement de la morale est absent seulement de l’enseignement classique, alors qu’il est présent dans l’enseignement primaire, dans l’enseignement moderne et dans l’enseignement secondaire des jeunes filles. « On a dit que l’enseignement moral était répandu partout. C’est se payer de mots ; s’il est répandu partout, on peut dire qu’il ne se trouve nulle part »120. Quant à Alphonse Darlu (inspecteur général de philosophie), il explique, non sans une pointe d’anticléricalisme, le sens des formules « esprit d’indépendance » et « autonomie de la conscience ». Il s’agit d’« apprendre à l’enfant à chercher dans sa conscience les motifs de ses décisions, au lieu de l’inviter à abdiquer la conscience dans des mains étrangères ». Le sentiment de la responsabilité personnelle est une vertu à laquelle on ne peut renoncer. Alphonse Darlu termine en faisant voir que « dans un régime républicain, la morale doit être fondée sur l’idée de liberté »121. Finalement, le principe du nouveau cours est voté. Le ministre suggère toutefois de modifier certaines expressions du programme « qui pourraient éveiller des susceptibilités »122.

68Le détail des programmes est donc réétudié en commission, avant d’être soumis de nouveau à l’approbation du CSIP, deux jours plus tard, le 28 mai 1902. Édouard Villey s’indigne de trouver encore, dans la nouvelle mouture, les expressions « esprit d’indépendance » et « autonomie de la conscience ». Il demande leur suppression :

  • 123 Ibid.

« Il répète qu’il ne lui paraît pas possible qu’on enseigne l’esprit d’indépendance à un âge qui doit être celui de l’obéissance. Quant à la conscience, elle n’est pas formée à cet âge ; comment apprendre aux enfants à ne pas abdiquer leur conscience ; ils ne savent pas ce que c’est que la conscience. Veut-on leur apprendre […] à n’accepter aucune règle de conduite, même de leurs parents ? »123.

  • 124 Ibid.

69Ernest Lavisse critique également la formule « autonomie de la conscience » ; il propose d’y substituer « la fermeté de caractère ». Cependant, la formule « l’esprit d’indépendance » est défendue par Émile Arrousez (professeur de philosophie au collège de Libourne, délégué des professeurs de collège, section lettres) avec un argument fort : s’attaquer à cette formule serait s’attaquer à l’esprit même des nouveaux programmes. Pensant certainement au contexte de « défense républicaine », il estime qu’« il importe de faire courir chez l’enfant un “frisson d’indépendance” pour éviter qu’il ne soit asservi plus tard »124. De même, pour Alphonse Darlu, dont le plaidoyer est sans doute également influencé par le contexte politique, l’esprit d’indépendance est « une conception à faire prévaloir dans l’éducation » :

  • 125 Ibid. Souligné par nous.

« Il faut faire l’éducation de la liberté et pour cela apprendre à l’enfant à se gouverner lui-même, à chercher dans sa conscience les motifs de ses actes, à acquérir le sentiment de sa responsabilité personnelle, en même temps qu’à respecter les règles ; l’autorité de la conscience est un fondement de la morale laïque »125.

  • 126 Louis Gallouédec a participé à Orléans au combat dreyfusard. Cela lui a d’ailleurs valu un rappel (...)

70Finalement, Louis Liard propose de substituer d’une part la formule « gouvernement de soi-même » à « esprit d’indépendance », et d’autre part la formule « autorité intérieure de la conscience » à « autonomie de la conscience ». Cette proposition est adoptée. Et après que, à l’initiative de Louis Gallouédec126, le mot « tolérance » a été ajouté après « liberté de penser », le programme de morale est adopté par le CSIP. C’est effectivement ce programme qui sera publié au Bulletin administratif.

5. Le programme des nouveaux cours

71Du point de vue de l’enseignement moral, les programmes de 1902 contiennent deux innovations. D’une part, l’instruction morale et civique fait son entrée dans les classes primaires et élémentaires, dont les programmes ont été rapprochés de ceux de l’enseignement primaire. D’autre part, un enseignement de morale est institué dans les classes de quatrième et de troisième des divisions A (classiques) comme des divisions B (modernes).

  • 127 BAMIP, t. 71, n° 1522, 7 juin 1902, p. 754-755.

72Concernant les classes primaires et élémentaires des lycées et collèges, il est précisé que l’enseignement moral et civique doit être donné à l’occasion de l’enseignement du français, de l’histoire et de la géographie et qu’il se trouve compris dans les heures attribuées à ces matières. Il n’y a donc pas d’horaire dédié, comme c’est le cas dans l’instruction primaire. L’enseignement de la morale doit reposer sur de petites lectures ou des histoires morales, suivies de questions propres à en faire ressortir le sens. L’enseignement civique, réservé à la classe de septième, doit viser à expliquer le sens des mots « citoyen », « soldat », « armée », « patrie », « commune », « canton », « département », « nation », ainsi que les idées morales qui s’y rapportent127. Données à l’occasion des leçons de lecture, d’histoire et de géographie, ces explications ne constituent donc pas un enseignement suivi.

  • 128 BAMIP, t. 71, n° 1522, 7 juin 1902, p. 763.

73L’enseignement de morale institué dans les classes de quatrième et de troisième des divisions A et B est d’une heure par semaine, comme l’enseignement de la morale dans les anciennes quatrièmes modernes. Cependant, cet enseignement a pour ainsi dire été doublé, puisqu’il s’étend désormais sur deux années. Le programme de la classe de quatrième porte sur la morale individuelle (sincérité, courage, délicatesse morale, probité, bonté, éducation de soi-même). L’enseignement doit reposer sur des lectures, des récits, des entretiens méthodiques « propres à fortifier les sentiments favorables au développement moral et à combattre les tendances contraires »128. Le programme de la classe de troisième est tourné vers la morale sociale : la solidarité, la justice et la fraternité sociale, la famille, la profession, la nation, l’État et ses lois, l’humanité, la liberté individuelle et la discipline sociale.

  • 129 BAMIP, t. 5, n° 104, 1866, p. 650.
  • 130 BAMIP, t. 28, n° 525 suppl., 1882, p. 896.
  • 131 BAMIP, t. 40, n° 717, 11 septembre 1886, p. 388 et 390.
  • 132 BAMIP, t. 49, n° 961, 20 juin 1891, p. 619.
  • 133 Bruno Poucet, Enseigner la philosophie…, op. cit., p. 161. La partie métaphysique du programme com (...)
  • 134 En 1925, Paul Fauconnet publie L’Éducation morale d’Émile Durkheim, qu’il date erronément de 1902- (...)
  • 135 Jean Baubérot, Guy Gauthier, Louis Legrand, Pierre Ognier, Histoire de la laïcité, op. cit., p. 13 (...)
  • 136 Jacqueline Gautherin, Une discipline pour la République. La science de l’éducation en France (1882 (...)
  • 137 BAMIP, t. 71, n° 1 522, 7 juin 1902, p. 764. Cette orientation justifie la suppression, en 1909, d (...)

74Pendant les débats au CSIP, c’est le principe d’un enseignement de la morale qui a été discuté. Il n’a pas été déterminé quel serait son fondement : cela aurait en effet prédéterminé l’orientation du cours de philosophie. On remarquera en tout cas que les devoirs envers Dieu sont absents. Ils figuraient dans le programme de l’enseignement spécial de 1866129, restaient présents dans celui de 1882 sous la forme « Sanction supérieure : la vie future et Dieu »130 et demeuraient encore dans celui de 1886 (« Devoirs religieux et droits correspondants », dans le programme de quatrième année, à quoi s’ajoutait, en sixième année, dans le programme de philosophie, « Sanction de la morale. Dieu. La religion naturelle »)131. Dans le programme de l’enseignement moderne de 1891 demeuraient les « devoirs religieux et droits correspondants » ; en outre, le programme de philosophie comprenait encore une référence à Dieu (« Dieu ; la Providence […]. L’immortalité de l’âme »)132 – alors qu’en 1885 « l’idée de Dieu » avait disparu de la partie psychologique et les « devoirs envers Dieu » avaient été supprimés de la partie morale de l’enseignement de la philosophie dans l’enseignement classique133. En 1902, toute trace d’une orientation religieuse ou spiritualiste a disparu du programme de morale. Le thème présent dans le programme de la classe de quatrième, « L’autorité intérieure de la conscience et le respect de la règle » pose une liaison qui ne peut manquer de faire songer à la pensée qu’a développée Émile Durkheim dans son cours de 1898-1899, mais il est difficile de dire si sa réflexion a effectivement influencé les concepteurs du programme134. Pendant les débats au CSIP, Gustave Belot avait au demeurant, on l’a vu, invoqué l’existence d’une morale qui « repose sur des principes sociaux positifs ». L’impression domine en fait d’une orientation plutôt solidariste, à l’image de l’évolution que connaît au même moment l’enseignement de la morale dans l’enseignement primaire135. Au reste, selon Jacqueline Gautherin, « le solidarisme devient, au tournant des deux siècles, la philosophie sociale la plus répandue parmi les pédagogues universitaires »136. En tout cas, le programme de morale de la classe de troisième met spécialement l’accent sur la notion de solidarité, puisque celle-ci figure non seulement comme thème spécifique (« La Solidarité. Action et réaction des individus les uns sur les autres. – Ce que l’individu reçoit de la société : répercussion de ses actes dans le milieu social. – Les devoirs qui résultent de la solidarité. – Obligations créées par l’instruction de l’on a reçue »), mais également en arrière-plan d’autres thèmes, tel celui intitulé « Justice et fraternité sociale » (avec notamment la question de l’assistance) ou encore celui consacré à la « profession », qui mentionne l’esprit d’association. Dans la mesure où l’enseignement de la morale a été généralisé dans les lycées et les collèges publics dans un but de « Défense républicaine », on peut donc penser que c’est la république solidariste qui doit faire l’objet d’une défense et illustration. Les instructions expliquent en tout cas qu’il s’agit de dispenser un enseignement propre « à faire comprendre la valeur des fins de l’homme en société » 137. Cette expression montre bien qu’il n’est plus question des « fins dernières de l’homme », mais bien plutôt de morale sociale.

  • 138 Louis Liard, « Les sciences dans l’enseignement secondaire », Revue pédagogique, février 1904, t.  (...)

75Comme dans les classes élémentaires, cet enseignement doit reposer sur des lectures, des récits, des entretiens méthodiques. Il ne s’agit pas de méthodes actives. On peut néanmoins considérer que la recommandation de ne pas faire une leçon, mais de donner aux séances l’allure d’une conversation, en invitant les élèves à participer, s’inscrit dans le projet pédagogique global de la réforme de 1902, qui est de « faire appel aux facultés actives des élèves » de façon à développer leurs capacités de discernement et de libre examen138. À tout le moins peut-on dire que cette orientation permet de rapprocher le professeur chargé des cours de morale des élèves : aussi bien pourra-t-on suggérer qu’il sera à même de dispenser des conseils moraux. Ainsi pourra-t-on prétendre avoir répondu aux critiques visant l’enseignement secondaire public.

76Les programmes mis au point en 1902 sont moins détaillés que l’ancien programme de morale de quatrième moderne. Sans doute s’agit-il d’éviter que l’impératif de respecter des programmes minutieux n’aboutisse à donner au nouvel enseignement le même caractère scolaire. Ce travers a-t-il été effectivement évité ?

IV. L’enseignement de la morale en pratique

  • 139 L’académie de Paris comprend alors les départements de l’Oise, de la Seine, de la Seine-et-Oise, d (...)

77Pour tenter de cerner la pratique de l’enseignement de la morale, on peut s’appuyer d’une part sur les impressions décrites par un professeur qui a prudemment préféré rester anonyme et signer H.P. l’article qu’il publie en 1904 dans la Revue universitaire ; et d’autre part sur des rapports rédigés à l’intention de conseils académiques. Le ministère semble avoir demandé une enquête en 1907, puisqu’un rapport a été rédigé pour l’académie de Montpellier (son auteur, André Darbon, professeur de philosophie au lycée de Carcassonne, l’a ensuite publié dans la Revue universitaire) ; par ailleurs, aux Archives nationales, un dossier existe pour l’académie de Paris à la même date. Un dossier semblable existe pour l’année 1911, de nouveau composé des rapports des chefs d’établissement de l’académie de Paris. Le cas de cette vaste académie présente l’avantage de permettre d’observer non seulement les lycées phares du cadre de Paris, mais aussi les lycées et les collèges des départements139. Normalement, les rapports rédigés tous les ans par les chefs d’établissement en vue des sessions du conseil académique devraient tous comporter un passage sur l’enseignement de la morale, mais ce n’est pas toujours le cas. Ces rapports existent cependant pour l’année 1920, ce qui permet de voir les appréciations portées sur cet enseignement trois ans avant qu’il ne disparaisse des programmes. Il faut toutefois prendre garde au fait que les chefs d’établissement sont tentés de décrire non la réalité, mais ce que l’administration supérieure attend d’eux. Aussi bien la question du respect ou de l’écart des pratiques par rapport aux prescriptions doit-elle être traitée avec prudence. Par ailleurs, faire des statistiques à partir des rapports apparaît vain, car les rapports ne répondent pas à un questionnaire détaillé et ne traitent pas des mêmes points.

1. Méthodes et contenus

  • 140 H. P., « L’enseignement de la morale dans les classes de 4e », Revue universitaire, t. 2, 1904, p. (...)

78Selon H.P., qui raconte sa propre expérience, en matière de morale, les élèves « considèrent presque tous qu’ils en savent à peu près autant que leurs professeurs, qu’ils n’apprendront donc rien de neuf, et que le temps dans ces classes va être un temps de repos et probablement d’amusement ; il faut voir l’air un peu gouailleur qu’ont les gamins en attendant les révélations de la morale »140. Il faut donc les conquérir. Les méthodes d’enseignement prescrites peuvent y contribuer. Car il ne s’agit pas de faire un cours : les instructions indiquent les entretiens, ainsi que les récits et lectures. Cette méthode semble respectée en général. En 1907, le proviseur du lycée Condorcet écrit dans son rapport :

  • 141 AN, AJ/16/2691. Académie de Paris, conseil académique.

« Je n’ai qu’à me louer de l’enseignement de la morale dans le 1er cycle. Les professeurs de la classe qui en sont chargés le donnent sans prétention. Ils le mettent bien à portée des élèves dans des entretiens familiers et dans des causeries qui n’ont rien de commun avec un cours régulièrement professé. Des interrogations fréquentes sollicitent la réflexion des enfants »141.

79À la même date, au lycée Henri-IV, le cours de morale consiste également en « entretiens familiers sans aucun caractère dogmatique », reposant sur des exemples soit historiques, soit tirés de la vie quotidienne. Le professeur s’efforce aussi de faire raconter aux enfants des anecdotes personnelles. Un court sommaire résume d’ordinaire la causerie et quelques lectures la complètent.

80Darbon observe deux méthodes d’enseignement :

  • 142 André Darbon, « L’enseignement de la morale au lycée », Revue universitaire, t. 2, 1907, p. 15.

« Tantôt une lecture fournit le thème de la leçon. Le professeur demande à l’élève de la résumer, de l’expliquer ; il provoque des remarques, et en les groupant s’applique à dégager l’idée morale. Une série de lectures commentées qui se rapportent toutes au même sujet en éclairent les principaux aspects. Enfin un cours résumé achève la coordination des idées, et les fixe en quelques formules simples.
Tantôt la lecture est un complément et une illustration de la leçon »142.

  • 143 Ibid.

81Dans tous les cas, cependant, les professeurs entendent donner à la leçon la forme d’une conversation familière. « Beaucoup se félicitent d’ailleurs de l’animation que cette méthode donne à la classe »143. Certains chefs d’établissement notent, pour s’en féliciter, que ces conversations opèrent un heureux rapprochement entre les maîtres et les élèves.

  • 144 H. P., « L’enseignement de la morale... », art. cit., p. 15.
  • 145 AN, AJ/16/2691. Académie de Paris, conseil académique.

82Le choix des lectures n’est pas évident. Certains professeurs reprennent des morceaux classiques, tels des scènes de Polyeucte. Mais d’autres considèrent que choisir des extraits de moralistes ou des panégyriques, c’est choisir des morceaux d’éloquence « ayant surtout une valeur littéraire, difficile à comprendre, assez ennuyeux et qui ne sont pas écoutés » (notation qui remet d’ailleurs en cause la valeur de l’enseignement diffus de la morale à travers les textes littéraires)144. En 1911, le principal du collège de Pontoise observe que les élèves prennent spécialement part à la classe quand ils sont transportés « dans la vraie vie quotidienne »145.

  • 146 Ibid.
  • 147 Ibid.

83Le contenu du nouvel enseignement pouvait inquiéter certaines familles. Le principal du collège de Fontainebleau signale effectivement un préjugé défavorable : « L’enseignement de la morale en 3e et en 4e continue à effrayer les familles qui avaient laissé leurs enfants chez les Frères jusqu’à douze ou treize ans. Il y a toujours une défiance, que rien ne justifie d’ailleurs, contre cet enseignement »146. Mais cet exemple est le seul. C’est important à relever, dans la mesure où les adversaires de l’institution d’un enseignement de la morale avaient souligné le risque d’un mécontentement des familles, si cet enseignement paraissait idéologiquement engagé. Sans doute les chefs d’établissement ont-ils veillé à ce que les professeurs se montrent prudents. En 1907, le proviseur du lycée Henri-IV écrit dans son rapport, en 1907 : « J’ajoute que les professeurs y apportent beaucoup de tact et de prudence et qu’aucune observation ne m’a été faite par les familles »147.

2. Les intervenants

  • 148 BAMIP, t. 72, 26 juillet 1902, p. 203.

84Au moment des débats au CSIP, Charles Bayet avait préconisé que les cours de morale soient dispensés non par les professeurs de philosophie, comme c’était souvent le cas dans les anciennes quatrièmes modernes, mais par le professeur principal de la classe, qui connaît bien ses élèves, ou à défaut par le chef d’établissement, comme cela se passe, croit-il savoir, dans les écoles normales d’instituteurs et d’institutrices et dans les lycées et collèges de jeunes filles. Les instructions ministérielles du 19 juillet 1902 relative au plan d’études admettent que le professeur de philosophie puisse dispenser l’enseignement de la morale, mais marquent une préférence pour le professeur de français (qui est le professeur principal) : « L’enseignement de la morale, dans les classes de quatrième et de troisième, doit être, en principe, confié au professeur de français. Il pourra l’être aussi au professeur de philosophie »148. Dans les établissements secondaires de garçons, la réalité ne va pas être entièrement conforme à cette recommandation. Selon le rapport rédigé en 1907 par André Darbon pour l’académie de Montpellier, dans les lycées de l’académie, le personnel chargé de l’enseignement de la morale est ainsi composé : un proviseur, quatre professeurs principaux de la classe, quatre professeurs non principaux, un professeur adjoint. Pour les collèges, le personnel comprend : quatre professeurs principaux, trois professeurs non principaux, cinq professeurs de philosophie. En fait, dans un certain nombre d’établissements, les professeurs sont chargés de cet enseignement à titre provisoire, ou en sont chargés à l’improviste : la question de l’équilibre des services s’avère parfois plus importante que les considérations pédagogiques. Il reste que la lecture des rapports des chefs d’établissements de l’académie de Paris confirme que c’est bien dans les collèges que les professeurs de philosophie sont le plus souvent chargés de l’enseignement de la morale. On a parfois l’impression qu’il s’agit de compléter un service qui n’est pas totalement absorbé par une classe de philosophie au caractère squelettique.

  • 149 André Darbon, « L’enseignement de la morale au lycée », art. cit., p. 22.
  • 150 AN, AJ/16/2 691. Académie de Paris, conseil académique.

85Selon l’enquête d’André Darbon, les intervenants les plus satisfaits des résultats obtenus sont les professeurs principaux et les chefs d’établissement. Au contraire, ce sont les professeurs de philosophie qui sont les plus réservés. « On ne saurait s’en étonner. Comme philosophes, ils ont le goût du système ; comme professeurs de philosophie, ils ont coutume de donner à leur enseignement une forme didactique. Quand on les charge du cours de morale en 3e et en 4e, ils ont à vaincre toutes leurs habitudes : leurs habitudes de philosophes et de professeurs »149. Au collège de Saint-Germain-en-Laye, en 1907, c’est le professeur de philosophie qui est chargé de l’enseignement de la morale. Selon le principal, « son enseignement est trop dogmatique et pas toujours assez accessible aux élèves de ces classes qui sont encore en grande partie des enfants »150. En fait, il semble bien que l’enseignement soit surtout profitable quand il est dispensé par le professeur principal. Le proviseur du lycée Louis-le-Grand écrit à ce sujet, en 1911 :

  • 151 AN, AJ/16/2 697. Académie de Paris, conseil académique.

« L’enseignement de la morale en 3e et 4e donne toujours des résultats intéressants. C’est vraiment une des innovations les plus heureuses de 1902. Mais il est nécessaire que ce soit le professeur de français de la classe qui donne cet enseignement : il le dépouille alors de tout dogmatisme, il s’abstient de toute terminologie, il prête à ses leçons un tour familier qui convient aux élèves de cet âge. Les professeurs de 4e et de 3e s’intéressent d’ailleurs très vite à ce complément de leur enseignement »151.

  • 152 AN, AJ/16/2698. Académie de Paris, conseil académique.

86De plus, quand c’est le professeur de français de la classe qui donne le cours de morale, il peut prolonger son enseignement de la morale en cours de français. En 1914, le proviseur du lycée Michelet (Vanves) se félicite de ce système, qui conduit le professeur de français à donner parfois des sujets de français qui se rapportent au cours de morale152. Ainsi se produit une interdisciplinarité qui va du cours de morale vers le cours de français, relation inversée de l’enseignement diffus de la morale à partir des textes. À vrai dire, cependant, certains professeurs de français disent apprécier ce cours de morale dans la mesure où le passage au cours d’une heure (et non plus de deux heures), à partir de 1902, ne leur offre plus le temps de digressions morales, les remarques grammaticales étant les plus urgentes.

  • 153 Philippe Savoie, « Autonomie et personnalité des lycées : la réforme administrative de 1902 et ses (...)
  • 154 BAMIP, t. 72, 26 juillet 1902, p. 203-204.

87Dans les lycées, ce ne sont jamais les proviseurs qui se chargent de l’enseignement de la morale. La commission du CSIP chargée d’étudier la question avait préconisé que les proviseurs prennent en charge certains cours de morale, à côté des professeurs principaux et des professeurs de philosophie. Cette proposition pouvait sembler s’inscrire dans le projet d’accroître la personnalité morale des lycées et corrélativement de confier aux proviseurs la tâche de donner un visage et une âme à leur établissement153. Les instructions ministérielles du 19 juillet 1902 recommandaient d’ailleurs l’implication des chefs d’établissements, « parce qu’il y a intérêt à ce que la solidarité des proviseurs et des principaux avec le personnel enseignant […] s’affirme encore par une participation effective à l’enseignement »154. Cependant, il n’est pas dans les habitudes des proviseurs de prendre en charge des enseignements, et il semble que les instructions ministérielles n’aient pas eu d’effet sur ce point. Au demeurant, on peut estimer que les effectifs des lycées interdisent que les proviseurs prennent en charge tout l’enseignement de la morale dans les classes de 4e et de 3e. Tel n’est pas le cas dans les collèges, et spécialement les petits collèges, où il n’est d’ailleurs pas nouveau que le principal dispense des enseignements. À l’occasion des cours de morale, il arrive à certains principaux d’appuyer leur propos sur les incidents qui ont émaillé la vie de l’établissement, au risque d’ailleurs de négliger le programme. Au vrai, l’enseignement de la morale est tiraillé entre deux exigences contradictoires : celle de prendre appui sur l’actualité ou le vécu des élèves pour accroître le sens moral, et celle de se lier à un programme, qui tend à faire de l’enseignement de la morale une discipline comme les autres. Se pose de fait la question des sanctions à donner à cet enseignement.

3. Progrès en morale = progrès moral ?

  • 155 André Darbon, « L’enseignement de la morale au lycée », art. cit. p. 11.

88Dans la mesure où l’enseignement de la morale est censé apporter une plus-value éducative, il était inévitable que se pose la question de la portée réelle de cet enseignement. André Darbon, qui se fait écho des réponses reçues dans l’académie de Montpellier, écrit en 1907 : « Ce n’est point qu’on ait encore eu le temps d’observer une bien sensible amélioration dans le caractère et la conduite de nos élèves. Mais on s’est aperçu que l’on pouvait les intéresser aux questions de morale ; que l’élève venait en classe sans ennui et suivait la leçon avec attention »155. Mais intéresser signifie-t-il un apport en terme d’éducation ?

  • 156 Ibid., p. 14.

89Pour les professeurs, une première réponse à la question réside dans le comportement des élèves pendant la leçon. C’est d’ailleurs une difficulté de ce cours, qui nécessiterait pour porter vraiment une ambiance plus familiale, décontractée. Il faut persuader l’élève qu’on ne l’appelle pas pour une nouvelle besogne, mais qu’il vient entendre la parole grave d’un ami. « Quel désastre ! si au milieu d’un développement sur l’autorité intérieure de la conscience, [le professeur] était obligé de s’interrompre pour mettre en retenue »156.

  • 157 H.P., « L’enseignement de la morale… », art. cit., p. 17.
  • 158 AN, AJ/16/2 691. Académie de Paris, conseil académique.

90Pour contrôler les résultats de l’enseignement, H. P. explique, dans son article publié par la Revue universitaire, qu’il utilise la rédaction du sommaire de la leçon par l’élève : « c’est ce qu’il y a de mieux. On s’aperçoit alors combien il est difficile d’être compris. Car la leçon récitée ne signifie rien ; il suffit d’apprendre par cœur les sommaires ; et l’interrogation proprement dite est à peu près impossible »157. D’autres professeurs n’utilisent cependant que les exercices oraux. Beaucoup s’abstiennent au maximum de donner des compositions écrites : faire composer les élèves à l’écrit sur l’enseignement de la morale semble en effet artificiel. En 1907, le proviseur du lycée Charlemagne reconnaît que dans leurs devoirs et compositions, les élèves reproduisent ce qu’ils ont entendu de la part du professeur158. En insistant sur le fait qu’il s’agissait d’un cours pratique de morale, en préconisant des entretiens et des causeries, le ministère avait pourtant cherché à ce que ne soit pas répété le défaut qui avait déjà frappé l’enseignement de la morale dans les anciennes classes de quatrième moderne. La scolarisation du cours de morale semble néanmoins la pente naturelle :

  • 159 H. P., « L’enseignement de la morale… », art. cit., p. 18.

« Le professeur doit faire à date fixe des compositions, qui donneront à la fin de l’année les prix et les accessits de morale. Tous les trois mois, on demande les notes trimestrielles, des appréciations sur le travail et les progrès. Et on envoie un résumé de ces notes à la famille.
Ainsi la morale s’enseigne comme une autre matière, en faisant appel à l’intelligence et à la mémoire, et quel est le résultat ? Le résultat est presque nul, car de quelle utilité cet enseignement est-il, s’il n’a pas d’effet pratique ? On demande de faire de la morale pratique, et on arrive très vite à un enseignement intellectuel, presque verbal »159.

91En 1911, le proviseur du lycée Michelet pointe du doigt le contraste entre la pédagogie suivie par les professeurs, à base d’entretiens familiers et de lectures, et les attentes pratiques des élèves :

  • 160 AN, AJ/16/2 697. Académie de Paris, conseil académique.

« Ce serait parfait si les élèves entraient bien dans les vues de leurs professeurs, mais ils cherchent dans la classe de la morale tout autre chose que des règles de conduite et la préparation à la vie qu’ils mèneront hors du lycée, ils y voient surtout matière à des succès scolaires, et on travaille son cours de morale comme un cours d’histoire ou de physique, conception inexacte qui ne permet pas à cet enseignement de donner tous ses fruits »160.

  • 161 H. P., « L’enseignement de la morale… », art. cit., p. 18.
  • 162 AN, AJ/16/2 697. Académie de Paris, conseil académique.

92Ainsi l’enseignement moral tend-il à se transformer en une discipline comme une autre, avec un « fort en morale » comme il y a un « fort en thème ». Résultat : le premier en morale n’est pas toujours celui à qui profitent les leçons. « Voilà des compositions où il y a un premier, un “premier en morale”. Eh bien, le premier en morale de ma classe a dû être chassé pour acte répété et flagrant d’immoralité. […] On veut développer la moralité, on ne développe que l’intelligence »161. Les habitudes sont telles que la suppression des compositions peut produire des effets pervers. En 1911, le principal du collège de Fontainebleau écrit ainsi : « Les élèves semblent se détacher d’un enseignement qui n’a plus de sanction : suppression des compositions, et, partant, – pour ce qui est des résultats obtenus –, aucune mention au palmarès ni de sanction pour l’obtention du certificat de premier cycle »162.

  • 163 AN, AJ/16/2 691. Académie de Paris, conseil académique.
  • 164 AN, AJ/16/2 697. Académie de Paris, conseil académique.

93Beaucoup de chefs d’établissement concluent leur rapport en écrivant que « les résultats sont satisfaisants ». Parlent-ils du résultat des compositions ou du progrès moral des élèves ? La scolarisation de cet enseignement est bien traduite par cette appréciation du proviseur du lycée Louis-le-Grand, en 1907 : « Je n’ai qu’à me louer des résultats constatés puisque sauf en 4e A2 où je n’ai que 7 élèves sur 21 atteignant ou dépassant la moyenne, partout ailleurs j’en ai près ou plus de la moitié, souvent même davantage »163. Certains chefs d’établissement sont néanmoins persuadés du progrès moral réalisé par leurs élèves grâce à cet enseignement. En 1907, le principal du collège de Sancerre écrit que l’enseignement de la morale « paraît avoir exercé une influence légère mais visible sur la conduite et les sentiments de certains élèves »164.

4. Un enseignement négligé au début des années 1920 ?

  • 165 On peut signaler l’initiative de Gustave Monod, qui, à l’occasion de ce cours, a intéressé ses élè (...)
  • 166 AN, AJ/16/2701. Académie de Paris, conseil académique.

94En 1907, même si on peut se demander s’ils ne cherchaient pas à aller au-devant des désirs de l’administration supérieure, la plupart des chefs d’établissement de l’académie de Paris se félicitaient de l’institution de l’enseignement de la morale. En 1920, ils ne semblent pas avoir changé d’avis. La lecture de leurs rapports ne donne pas, d’ailleurs, l’impression d’un enseignement délaissé. Seuls deux proviseurs négligent d’évoquer le sujet et aucun principal (sur les 12 lycées et les 10 collèges dont les rapports ont été conservés)165. Les remarques sont de même type qu’avant la guerre. En 1920, l’organisation apparaît même plus conforme aux prescriptions que dix ans plus tôt, puisqu’il semble bien que ce soient désormais les professeurs principaux qui soient le plus souvent chargés de l’enseignement de la morale. L’enseignement continue de reposer sur la forme originale de l’entretien et des récits et lectures. La méthode de la causerie semble toujours employée. Serait-on, au bout de dix ans, devenu sceptique sur le bénéfice moral de cet enseignement ? La plupart des chefs d’établissement préfèrent ne pas aborder la question. Quand ils le font, c’est de façon positive (ce qui valorise, il est vrai, l’établissement placé sous leur direction). Le principal du collège de Montargis écrit ainsi : « Cette philosophie [sic] du premier cycle donne un bénéfice intellectuel incontestable et un bénéfice moral certain, même quand cet enseignement tombe sur un terrain peu propice à le recevoir »166. Au total, rien ne permet d’affirmer que cet enseignement serait entré en crise.

95L’heure de morale est pourtant supprimée en 1923 (arrêté du 3 décembre 1923). Comment expliquer cette décision ? Georges Gendarme de Bévotte apporte une réponse :

  • 167 Georges Gendarme de Bévotte, Souvenirs d’un universitaire, op. cit., p. 44.

« Ce cours avait l’avantage de poser et de préciser un certain nombre de questions auxquelles les enfants ne songent guère et d’appeler sur elles leur réflexion. Il avait l’inconvénient de tout enseignement et de tout cours dogmatique. On a estimé que c’était de l’ensemble de la vie scolaire et des exercices de la classe que les leçons de conduite devaient être dégagées, sinon se dégager d’elles-mêmes, et on l’a supprimé »167.

96En fait, il apparaît que Gendarme de Bévotte, pédagogiquement conservateur, reprend l’idée que l’enseignement de la morale doit provenir de l’ensemble des disciplines scolaires. Il insiste également sur le rôle de la « vie scolaire », c’est-à-dire, sans aucun doute, sur le rôle des répétiteurs. Ce sont les conceptions traditionnelles qui avaient été défendues contre les tenants d’un enseignement particulier. Parmi les professeurs qui s’étaient exprimés, lors des congrès, contre un tel enseignement, se trouvait d’ailleurs Paul Crouzet, que le ministre Léon Bérard a appelé dans son cabinet. De façon générale, la réforme Bérard de 1923 prend au reste le contre-pied de celle de 1902.

  • 168 Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Ren (...)

97Dans la mesure où l’institution de l’enseignement de la morale avait été opérée dans un contexte de regain d’anticléricalisme, on pourrait se demander si le discret rapprochement du ministre avec la droite cléricale, qui a été observé par Jean-Michel Chapoulie168, a pu jouer un rôle ; mais par la suite le gouvernement du Cartel des gauches n’a pas rétabli cet enseignement. Mieux vaut par conséquent insister sur la volonté de Léon Bérard de restaurer dans leur plénitude les humanités classiques, chargées de toutes les vertus. Cela revient à faire de nouveau confiance à l’enseignement diffus de la morale à travers les disciplines traditionnelles de l’enseignement secondaire.

Conclusion

98L’absence d’un enseignement spécifique de la morale dans l’enseignement secondaire classique avant 1902 s’explique par les qualités traditionnellement prêtées à l’enseignement des humanités : formant l’homme et le citoyen, celles-ci posséderaient une vertu à la fois morale et civique. De fait, on doit nuancer l’idée reçue selon laquelle l’enseignement de la morale n’aurait pas été dispensé dans les collèges et les lycées du fait de l’existence du cours terminal de philosophie : pour les futures élites de la nation, la philosophie ; pour les catégories inférieures (au nombre desquelles les jeunes filles), la morale. Cette observation n’est pas fausse. Toutefois, elle néglige la situation de l’enseignement secondaire spécial, puis moderne, entre 1886 et 1902, qui comporte à la fois un enseignement de la morale et un enseignement de la philosophie. En fait, la persistance du cours de morale dans cet enseignement, alors même que celui-ci comprend à partir de 1886 un cours de philosophie, ne s’explique pas seulement par le fait que de nombre de ses élèves abandonnent leur scolarité avant son terme : elle résulte aussi des moindres vertus morales qui sont prêtées à un enseignement privé de la référence des humanités classiques. Dans ces conditions, ce n’est pas l’absence d’un enseignement de la morale dans l’enseignement classique, mais au contraire son établissement en 1902 qui doit surprendre. Certes, il s’agit en pratique d’une généralisation à toutes les classes de quatrième et de troisième, classiques ou modernes, et l’on pourrait faire valoir que les probables abandons en cours d’études d’une partie des élèves de la filière moderne nécessitaient le maintien d’un cours de morale dans les quatrième et troisième B, et que le parallélisme exigeait des cours semblables dans les quatrième et les troisième A. Mais la raison véritable est politique : dans un contexte de « Défense républicaine », la généralisation d’un enseignement laïque de la morale dans toutes classes de quatrième et de troisième est apparue comme un moyen d’affirmer et de promouvoir les valeurs républicaines dans des établissements qui pouvaient paraître, de ce point, de vue, en décalage (voire en retard) par rapport à l’enseignement primaire. En somme, les lycées devaient proposer une morale de leur temps, une morale républicaine, et non plus seulement la morale éternelle, issue de l’études des humanités. En outre, dans un contexte de regain d’anticléricalisme, a été reprise, cette fois avec succès, l’idée selon laquelle la morale ne devait pas sembler être du seul ressort de l’aumônier et que les établissements secondaires de l’État devaient dispenser un enseignement laïque de la morale. Que la décision ait été politique est au reste suggéré par la comparaison des décisions prises en 1890 et en 1902 : dans les deux cas, des commissions se sont interrogées sur l’éducation morale dans les lycées. En 1890-1891, Léon Bourgeois s’est borné à réformer la discipline et à améliorer la situation professionnelle des répétiteurs des lycées. En 1902, le rôle des répétiteurs est de nouveau modifié ; mais cette fois, la question de l’éducation morale débouche sur un enseignement de la morale.

99Les opposants à cette introduction dans la filière classique estimaient qu’avant la classe de philosophie, l’enseignement secondaire devait continuer à se borner à proposer un enseignement diffus de la morale. Certains professeurs ont craint de surcroît l’immixtion de la politique dans l’enseignement secondaire. Ces craintes se fondaient en fait en une : la peur d’une primarisation de l’enseignement secondaire. Aussi bien les opposants les plus résolus au nouvel enseignement comptaient-ils parmi les tenants des conceptions les plus traditionnalistes de l’enseignement secondaire. Pour eux, l’enseignement secondaire devait veiller à ne pas perdre ce qui fait sa valeur, à savoir la formation du jugement, dans le cadre d’un enseignement long qui permet d’aller au fond des choses : d’un côté, l’enseignement des humanités, qui débouche sur la classe de philosophie ; de l’autre, « l’esprit primaire ». Il est remarquable qu’à l’orée du XXe siècle cette vision des choses ne satisfait plus tous les professeurs de lycée, et que certains – une minorité il est vrai – prônent l’introduction d’un enseignement de la morale (voire d’un enseignement civique) dans l’enseignement classique. Les traditionnalistes veulent y voir l’indice de l’intrusion de la politique dans les débats pédagogiques.

100Cet article permet d’ailleurs de voir que les débats concernant la « morale laïque » n’ont pas concerné seulement l’enseignement primaire, ce que pourraient parfois laisser croire les études existantes. Toutefois, dans le cas de l’enseignement secondaire masculin, le débat n’a pas concerné la question de savoir s’il était possible d’établir un enseignement de la morale sans référence religieuse, mais si un tel enseignement pourrait avoir un sens dans la mesure où il ne serait pas inséré dans le cadre de la classe de philosophie. Par ailleurs, il n’a pas opposé cléricaux et tenants de l’établissement d’un enseignement laïque de la morale : le partage s’est plutôt fait entre partisans d’une laïcité militante, soucieux d’inculcation des valeurs républicaines, et tenants de l’autonomie et du « libéralisme » universitaires, qui pointaient du doigt la menace de devoir enseigner un « catéchisme républicain ».

101Fait de causeries, ouvert sur le monde extérieur, l’enseignement de la morale institué en 1902 dans les classes de quatrième et de troisième de l’enseignement secondaire masculin a été une expérience pédagogique originale. Rien ne permet d’affirmer qu’il aurait échoué, même si on a l’impression que, pour beaucoup d’élèves, il est juste apparu comme une discipline supplémentaire. En fait, il ne semble pas avoir revêtu la même importance que dans l’enseignement primaire. Une différence essentielle réside dans le fait que, dans les collèges et les lycées de garçons, il n’a pas été placé à la première heure, comme dans les écoles primaires, où il jette son ombre portée sur le restant de la journée, au cours de laquelle c’est le même maître qui a en charge le reste des études. Certes, dans les lycées et les collèges, l’enseignement de la morale a été le plus souvent confié au professeur principal. L’expérience a confirmé le caractère moins approprié du professeur de philosophie, déjà entrevu avant 1902 dans le cas des cours de morale en classe de quatrième moderne. Mais cela ne signifie pas que le professeur principal aurait un rôle moral bien défini. Cette hypothèse a d’ailleurs été repoussée par les professeurs de l’enseignement secondaire réunis en congrès en 1904. Cependant, confier l’enseignement de la morale au professeur principal revenait le plus souvent à le confier au professeur de lettres, ce qui posait la question du rapport entre les deux enseignements.

102L’abandon de cet enseignement, en 1923, peut s’expliquer par le fait que le régime républicain, qui a semblé montrer son efficacité pendant la Grande Guerre, n’est plus alors menacé comme il paraissait l’être au moment de l’Affaire Dreyfus. Mais surtout, l’heure est à la valorisation des humanités classiques, parées par la majorité politique de toutes les vertus. La réforme de 1903 supprime en outre les cycles dans l’enseignement secondaire. L’abandon du cours de morale s’est fait discrètement. Il ne semble pas avoir suscité de polémique. Cette victoire des conceptions traditionnelles trouve encore un écho en 1953. Alors qu’à la Libération, l’« instruction morale et civique » avait été introduite dans les classes du premier cycle de l’enseignement secondaire, certains, après la réduction en 1948 de cet enseignement à la seule instruction civique (étendue en même temps au deuxième cycle de l’enseignement secondaire) s’étaient interrogés sur la disparition de la morale. Ce à quoi répond l’instruction du 5 juin 1953 :

  • 169 Bulletin officiel du ministère de l’Éducation nationale, n° 23, 1953, p. 1688.

« Fallait-il dès lors faire revivre ces cours de morale pratique, dont l’essai fut tenté, en 1902, dans les classes de quatrième et de troisième ? On ne pouvait y songer : la démonstration a été faite de leur inutilité. Des leçons de morale abstraite ne peuvent provoquer que l’ennui »169.

103Cette appréciation négative des cours de morale institués en 1902 n’est pas étonnante de la part de Charles Brunold, directeur général de l’enseignement du second degré, pédagogiquement conservateur, qui, dans le cadre d’un enseignement moral redevenu diffus, préfère insister sur les vertus de l’enseignement littéraire :

  • 170 Ibid., p. 1688-1689. Cette décision, qui se traduit par l’octroi d’une demi-heure supplémentaire à (...)

« Reste une méthode qui n’est pas nouvelle […] : tirer de l’étude des grands écrivains tout le fruit qu’elle comporte pour la formation de la conscience morale aussi bien que du goût. […] En effet, au lieu que la leçon de morale faite à heure fixe suscite généralement un réflexe de défense qui la rend vaine – sans parler de l’allure dogmatique qui la rend ennuyeuse – l’atmosphère de beauté morale liée à l’atmosphère de beauté littéraire […], cette suggestion diffuse et comme invisible qui se fait sentir à tout moment dans l’étude d’un grand texte, dirigée par un bon professeur, ont un pouvoir d’autant plus puissant que leur action est plus discrète »170.

104La loi d’orientation et de programmation pour la « refondation de l’École de la République » du 8 juillet 2013 a néanmoins institué, avec il est vrai des méthodes pédagogiques rénovées, un « enseignement moral et civique » (EMC). Le programme d’EMC ne distingue pas enseignement moral et enseignement civique. Ce choix est conforme à la portée civique qu’a toujours eue l’instruction morale aussi bien dans l’enseignement primaire que dans l’enseignement secondaire, et inversement avec la portée morale qu’a pu revêtir l’instruction/éducation civique. Dans le nouvel enseignement, la morale apparaît en particulier au travers d’exemples de « dilemmes moraux », du cycle 2 (CP, CE1, CE2) jusqu’au lycée. Même si l’EMC repose évidemment sur les « valeurs républicaines », cette formule, bien appropriée à la culture du débat que souhaite alors faire émerger le ministère de l’Éducation nationale, permet d’éviter le piège du « catéchisme républicain » qui semblait hanter certains professeurs un siècle plus tôt. Ainsi peut se comprendre que cette introduction (qui répondait au demeurant à une vraie demande sociale) n’ait cette fois pas suscité de polémique.

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Notes

1 Philippe Marchand, « L’instruction civique en France. Quelques éléments d’histoire », Spirale. Revue de recherches en éducation, n° 7, 1992, p. 11-42.

2 Pierre Ognier, Une école sans Dieu ? 1880-1895 : l’invention d’une morale laïque sous la Troisième République, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2008 ; Laurence Loeffel, La question du fondement de la morale laïque sous la Troisième République, 1870-1914, Paris, Presses universitaires de France, 2000 et La morale à l’école selon Ferdinand Buisson, Paris, Tallandier, 2013.

3 Une exception avec Alice Gérard, qui parle cependant d’un « enseignement d’instruction civique » dans les classes de quatrième et de troisième de l’enseignement secondaire après la réforme de 1902, alors qu’il s’agit d’un enseignement de morale, même si une partie du programme est à contenu social-civique. Cf. Alice Gérard, « Aspects de l’évolution de l’enseignement secondaire de l’histoire (contenus, méthodes) dans ses rapports avec l’enseignement primaire », Revue d’histoire moderne et contemporaine, hors-série : colloque Cent ans d’enseignement de l’histoire. Paris, 13-14 novembre 1981, 1984, p. 62.

4 Françoise Mayeur, L’enseignement secondaire des jeunes filles sous la troisième République, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977.

5 Bulletin administratif de l’Instruction publique [désormais BAMIP], n° 163, juillet 1863, p. 127, cité par André Chervel et Marie-Madeleine Compère, « Les humanités dans l’histoire de l’enseignement français », Histoire de l’éducation », n° 74, 1997, p. 10.

6 Circulaire du 15 juillet 1890, BAMIP, t. 48, 1890, supplément au n° 922, p. 427.

7 Ibid., p. 422.

8 Marie-Madeleine Compère, « Des humanités à la culture générale, les finalités de l’enseignement secondaire en perspective historique », in François Jacquet-Francillon, Denis Kambouchner (dir.), La crise de la culture scolaire, Paris, Presses universitaires de France, 2005, p. 65-76 ; André Chervel, « Des humanités classiques à la culture générale : décadence ou évolution disciplinaire ? », in Charles Magnin, Christian Alain Muller (dir.), Enseignement secondaire, formation humaniste et société, XVIe-XXIe siècle, Genève, Slatkine, p. 153-171.

9 Éric Cahm, « Les modérés face à l’Affaire Dreyfus », in François Roth (dir.), Les modérés dans la vie politique française (1870-1965), Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2000, p. 91-100.

10 C’est en fait le Conseil supérieur de l’instruction publique qui a opéré la distinction, en instituant un enseignement moral particulier. Cf. Pierre Ognier, Une école sans Dieu…, op. cit., p. 79-81.

11 BAMIP, t. 27, 1882, p. 214-245.

12 Évelyne Héry, Un siècle de leçons d’histoire. L’histoire enseignée au lycée, 1870-1970, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999, p. 75.

13 Circulaire du 15 juillet 1890, BAMIP, t. 48, 1890, supplément au n° 922, p. 417.

14 Clémence Cardon-Quint, « L’histoire des disciplines scolaires », in Jean-François Condette, Marguerite Figeac-Monthus (dir.), Sur les traces du passé de l’éducation… Patrimoines et territoires de la recherche en éducation dans l’espace français, Pessac, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 2014, p. 265.

15 L’éducation morale dans l’Université. Enseignement secondaire : conférences et discussions, Paris, Félix Alcan, 1901, p. 4-5.

16 Marie-Madeleine Compère, André Chervel, « Les humanités dans l’histoire de l’enseignement français », art. cit., p. 10.

17 L’Enseignement secondaire, n° 8, 15 avril 1899, p. 170.

18 Ibid.

19 Marcellin Berthellot, « La crise de l’enseignement secondaire. La science éducatrice », Revue des deux mondes, 15 mars 1891, p. 338-374, cité par Bruno Belhoste, « Les caractères généraux de l’enseignement secondaire scientifique de la fin de l’Ancien Régime à la Première Guerre mondiale », Histoire de l’éducation, n° 41, janvier 1989, p. 18-19.

20 Annie Bruter, « L’enseignement de l’histoire dans les lycées napoléoniens », in Jacques-Olivier Boudon (dir.), Napoléon et les lycées, Nouveau Monde Éditions/Fondation Napoléon, 2004, p. 104.

21 L’éducation morale dans l’Université. Enseignement secondaire, op. cit., p. 181-182.

22 Ernest Lavisse, « Lettre aux membres du personnel administratif et enseignant des lycées et collèges », 15 juillet 1890, BAMIP, t. 48, supplément au n° 922, p. 476.

23 Philippe Marchand, « Les attentes institutionnelles vis-à-vis de l’enseignement de l’histoire entre 1880 et 1940 », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 21, septembre-décembre 2013.

24 Sur l’influence d’Ernest Lavisse au sein du CSIP comme du jury d’agrégation, voir Jean Leduc, Ernest Lavisse : l’histoire au cœur, Paris, Colin, 2016.

25 Revue historique, t. 14, 1880, p. 360.

26 Marcel Bernès, L’enseignement moral social, Paris, Félix Alcan, 1900, p. 8.

27 Cité par Évelyne Héry, Un siècle de leçons d’histoire, op. cit., p. 75.

28 L’éducation morale dans l’Université. Enseignement secondaire, op. cit., p. 183-184.

29 Martine Jey, La littérature au lycée : invention d’une discipline (1880-1925), Metz, Centre d’études linguistiques des textes et des discours, 1998, p. 139.

30 Des exemples dans François Morvan, La distribution des prix. Les lauriers de l’école du XVIIe siècle à nos jours, Paris, Perrin, 2002.

31 Loïc Le Bars, Les professeurs de silence. Maîtres d’études, maîtres répétiteurs et répétiteurs au XIXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 35.

32 Théodore Ruyssen, « L’enseignement de la morale au lycée », Revue universitaire, 1898, t. 1, p. 3.

33 Dans un premier temps, Paul Janet avait considéré, comme Jules Ferry, que la morale serait présente de façon diffuse dans les différents enseignements ; mais par la suite, comme Charles Beudant, qui voulait que l’État ne donne pas l’impression de n’avoir rien mis à la place de l’enseignement religieux, il avait défendu un programme particulier. Cf. Pierre Ognier, Une école sans Dieu…, op. cit., p. 82-83.

34 Archives nationales [désormais AN], F/17/12 984, CSIP, section permanente, séance du 20 mars 1891.

35 Ibid.

36 Françoise Mayeur, L’enseignement secondaire des jeunes filles, op. cit., p. 57-61.

37 En 1880, au moment des débats au Sénat sur le cours de morale dans l’enseignement secondaire féminin, Jules Ferry avait d’ailleurs fait remarquer qu’un enseignement indépendant de la morale, séparé de la métaphysique, n’était pas une innovation, puisqu’un tel enseignement avait déjà été conçu par Victor Duruy pour l’enseignement secondaire spécial. Jules Ferry avait néanmoins nuancé sa déclaration en rappelant que le cours de morale institué par Victor Duruy comprenait les devoirs envers Dieu et en assurant que ces devoirs figureraient aussi dans les programmes de l’enseignement secondaire féminin.

38 Clément Falcucci, L’humanisme dans l’enseignement secondaire en France au XIXe siècle, Toulouse/Paris, Édouard Privat/Henri Didier, 1939, p. 274.

39 BAMIP, t. 5, n° 104, 1866, p. 649-653. À remarquer que ces programmes ont servi de référence, en 1881, lors de la discussion des programmes de l’enseignement moral de l’école primaire. Pierre Ognier signale même que la dimension sociale du programme de morale des cours supérieurs des écoles élémentaires s’est inspirée du programme de morale de l’enseignement secondaire spécial de 1866 (Pierre Ognier, Une école sans Dieu…, op. cit. p. 98). Membre du CSIP, Victor Duruy ne manquait pas, au reste, de faire référence à ces programmes lors des débats sur l’enseignement de la morale à l’école primaire.

40 BAMIP, t. 28, n° 525, supplément, 1882, p. 889 et p. 894-896.

41 BAMIP, t. 40, n° 717, p. 387-395.

42 Il faut prendre garde au fait qu’à partir du décret du 4 juin 1891, la dénomination des classes de l’enseignement moderne est alignée sur celles de l’enseignement classique.

43 Bruno Poucet, Enseigner la philosophie. Histoire d’une discipline scolaire (1860-1990), Paris, CNRS Éditions, 1999, p. 164.

44 Marcel Bernès, L’enseignement moral social, op. cit., p. 8-9.

45 Ibid.

46 Antoine Prost, « De l’enquête à la réforme. L’enseignement secondaire des garçons de 1898 à 1902 », Histoire de l’éducation, n° 119, 2008, p. 29-81.

47 Antoine Prost, « Inférieur ou novateur ? L’enseignement secondaire des jeunes filles (1880-1887) », Histoire de l’éducation, n° 115-116, 2007, p. 156.

48 AN, F/17/12 984, CSIP, section permanente, séance du 20 mars 1891.

49 Théodore Ruyssen, « L’enseignement de la morale au lycée », art. cit., p. 4.

50 Marcel Bernès, « Classes de morale », L’Enseignement secondaire, 1er avril 1902, p. 101.

51 « Rapport de M. Bourdel sur l’enseignement de la morale », L’Enseignement secondaire, 1er mai 1902, p. 137.

52 BAMIP, t. 28, n° 525, supplément, 1882, p. 948. On relèvera que parmi les « devoirs civiques », au programme de troisième année, on trouve l’obéissance aux lois, le service militaire, l’impôt et le vote. Comme les femmes ne disposent pas du droit de vote, il apparaît bien que l’enseignement secondaire féminin a été conçu pour former de futures mères de citoyens. Le programme de 1897 ajoute néanmoins, sous une rubrique qui ne s’appelle plus « devoirs civiques » mais « patriotisme », les « devoirs des femmes pendant la guerre ».

53 BAMIP, t. 62, n° 1275, 7 août 1897, p. 454.

54 Antoine Prost, « Inférieur ou novateur… », art. cit., p. 149-169.

55 Edmond Demolins, À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons ?, Paris, Librairie de Paris Firmin Didot, 1897. Edmond Demolins fonde l’École des Roches en 1899. Voir Nathalie Duval, L’École des Roches, Paris, Belin, 2009.

56 Enquête sur l’enseignement secondaire, procès-verbaux des dépositions, présentés par M. Ribot, Journal officiel, Documents parlementaires, Chambre des députés, Paris, Imprimerie de la Chambre des députés, t. 2, 1899, p. 639.

57 Ibid., p. 148.

58 Jacques Rocafort, L’éducation morale au lycée, Paris, Plon, 1899, p. 143.

59 Jacques Rocafort développera ces mêmes idées dans L’unité morale dans l’enseignement, Paris, Librairie Plon, 1903.

60 Gustave de Lamarzelle, La crise universitaire d’après l’enquête de la Chambre des députés, Paris, Perrin, 1900.

61 Enquête sur l’enseignement secondaire…, op. cit., t. 2, p. 293.

62 Vincent Duclert, La République imaginée, 1870-1914, Paris, Belin, 2010, p. 425.

63 Journal officiel de la République française, 15 février 1902, p. 667.

64 Sur les débuts de la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire, voir Paul Gerbod, La condition universitaire en France. Étude d’un groupe socio-professionnel, professeurs et administrateurs de l’enseignement public de 1842 à 1880, Paris, Presses universitaires de France, 1965, p. 614-617.

65 La Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire publie dès lors un bulletin ayant pour titre L’Enseignement secondaire.

66 Yves Verneuil, Corporatisme, amicalisme et syndicalisme : la représentation des professeurs de lycée, 1880-1940, mémoire inédit d’habilitation à diriger des recherches, université Paris-Sorbonne, 2015.

67 Troisième congrès des professeurs de l’enseignement secondaire public (1899). Rapport général publié par les soins de la Commission d’organisation du Congrès de 1900, Paris, Colin, 1899, p. 26 et p. 116-117.

68 Sur la question de l’enseignement de la morale, le compte rendu des débats est nettement plus détaillé dans L’Enseignement secondaire que dans la publication officielle (voir note précédente) issue du congrès. C’est Henri Bernès, professeur au lycée Lakanal et frère de Marcel Bernès, qui rédige les comptes rendus des congrès de professeurs dans le bulletin de la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire.

69 L’Enseignement secondaire, n° 8, 15 avril 1899, p. 171.

70 L’Enseignement secondaire, n° 9, 1er mai 1899, p. 178.

71 Jean-Marie-Mayeur, La vie politique sous la Troisième République, 1870-1940, Paris, Seuil, 1984, p. 179.

72 L’enseignement secondaire, n° 8, 15 avril 1899, p. 169.

73 Alice Gérard, « Aspects de l’évolution de l’enseignement secondaire de l’histoire… », art. cit., p. 61. Il semble au demeurant qu’au moment de ce vote plusieurs professeurs aient été retenus par un travail en commission et aient par la suite protesté par écrit. Cf. Congrès des associations régionales et locales des professeurs de l’enseignement secondaire public (1902). Rapport général publié par les soins de M. Charles-H. Boudhors, professeur au lycée Henri IV, Paris, Librairie Armand Colin, 1902, p. 87.

74 La perspective de professeurs devant sinon prêter serment comme sous l’Empire du moins faire allégeance au régime peut s’appuyer sur les déclarations de Léger, professeur à Beauvais, qui, pour défendre le principe d’une « éducation sociale, civique, républicaine », déplore qu’une telle éducation fasse « encore défaut même à ceux qui remplissent certaines fonctions publiques » (L’Enseignement secondaire, n° 8, 15 avril 1899, p. 171). Une telle opinion annonce, avant même le combisme, l’attitude du gouvernement Waldeck-Rousseau qui se met en place quelques semaines plus tard : dans un discours prononcé à Toulouse le 28 octobre 1900, Pierre Waldeck-Rousseau indiquera que « la règle fondamentale d’une politique républicaine doit être de n’accorder sa confiance qu’à ceux dont elle peut attendre un concours loyal et résolu ». Pour Jean-Pierre Machelon, ce dernier terme montre que « le fonctionnaire devenait la chose de l’État représenté par le parti au pouvoir », cf. Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés ? Les restrictions aux libertés publiques de 1879 à 1914, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976, p. 335.

75 L’Enseignement secondaire, n° 18, 15 novembre 1899, p. 314.

76 Ibid.

77 Ibid., p. 316.

78 Les radicaux sont dans la ligne de mire de Charles Henri Boudhors. Le 27 janvier 1900, celui-ci publie un article dans L’Écho de Paris, dans lequel il refuse pour l’Université « le bénéfice humiliant des monopoles plus ou moins déguisés » et repousse « ce sophisme nouveau qui supprime la liberté du père de famille au nom de la liberté de l’enfant. […] Mais nous, qui sommes arrivés à l’âge viril après la fondation de la République, nous sommes heureux et fiers de penser que notre loyalisme républicain est d’autant plus sûr et d’autant plus intact que nous sommes plus attachés aux intérêts de la patrie et de la liberté ; et à ces néo-républicains, inventeurs ou ramasseurs de dogmes sectaires, nous pouvons répondre par l’exemple de ceux-là même […] à qui nous devons la République, et qui ne l’ont fondée et ne l’ont rendue désirable et agréable au pays qu’en la présentant comme le régime de l’union pour la patrie dans la liberté. C’est à cette République-là que notre nom demeure attaché, et c’est à celle-là que nous restons fidèle ».

79 Emmanuel Naquet, Pour l’Humanité. La Ligue des droits de l’homme de l’affaire Dreyfus à la défaite de 1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

80 Troisième congrès des professeurs de l’enseignement secondaire public (1899). Rapport général publié par les soins de la Commission d’organisation du Congrès de 1900, Paris, Colin, 1899, p. 15-16.

81 L’éducation morale dans l’Université. Enseignement secondaire, op. cit., p. V.

82 Ibid., p. 51.

83 Ibid., p. 219.

84 Ibid., p. 49.

85 Ibid., p. 50. Cette conception sociologique de la morale est dans l’air du temps, puisque Lucien Lévy-Bruhl publie en 1903 La morale et la science des mœurs. Plus largement, la volonté de fonder la morale sur la science se répand au tournant des XIXe et XXe siècles. Cf. Jean Baubérot, Guy Gauthier, Louis Legrand, Pierre Ognier, Histoire de la laïcité, Besançon, CRDP de Franche-Comté, 1994, p. 136-137.

86 Expression employée sans doute par allusion à la querelle janséniste.

87 L’éducation morale dans l’Université. Enseignement secondaire, op. cit., p. 51-52.

88 Ibid., p. 52-53. À noter qu’au cours de cette discussion, Élie Rabier, dont c’est l’unique intervention pendant ce cycle de conférences, fait savoir qu’il considère certains principes comme devant être défendus au sein de l’Université : « Par exemple, il semble qu’il y a une idée qu’on ne craindra jamais de formuler et de prendre pour base de l’éducation morale universitaire, c’est l’idée de patrie. Que fera-t-on si un professeur, d’ailleurs parfait honnête homme, enseigne l’internationalisme ? Ne faudrait-il pas que cet homme quitte l’enseignement public ? » (ibid., p. 57). De la part du directeur de l’enseignement secondaire, cet avis sonne comme un avertissement.

89 Ibid., p. 229.

90 Ibid.

91 AN, F/17/12 989. CSIP, section permanente.

92 Ibid.

93 Georges Gendarme de Bévotte, Souvenirs d’un universitaire, Paris, Perrin, 1938, p. 44. Ancien inspecteur général de l’Instruction publique, Georges Gendarme de Bévotte était professeur de seconde au lycée Hoche en 1902.

94 AN, F/17/13 641. CSIP.

95 Georges Weill, Histoire de l’idée laïque en France au XIXe siècle, Paris, Hachette, 2004 [édition originale : Librairie Félix Alcan, 1929], p. 347-365.

96 L’Enseignement secondaire, 1er avril 1902, p. 100.

97 AN, F/17/13 641. CSIP. Comme dans tous les rapports des débats en commission, l’intervention est rapportée de façon anonyme.

98 Allusion aux dispositions (décret du 24 décembre 1881 et circulaire du 24 janvier 1882) par lesquelles Paul Bert avait rendu la participation des élèves à l’enseignement religieux dépendante de la volonté des pères de famille.

99 AN, F/17/13 641. CSIP. Lors des débats au CSIP, Charles Bayet insiste sur la réussite de l’enseignement moral dans l’enseignement primaire et dans l’enseignement secondaire des jeunes filles. Comme il souligne l’attachement avec lequel les jeunes filles écouteraient les leçons de morale de leur professeur, on est tenté de lui attribuer le même plaidoyer au moment des débats en commission (pour lesquels on ne dispose pas des noms des intervenants), dans la mesure où les mêmes expressions ont été employées. Ce plaidoyer est en tout cas marqué par de nets stéréotypes de genre : « C’est une chose touchante de voir avec quelle attention précise les élèves de troisième et de quatrième de nos lycées de jeunes filles suivent la parole de la maîtresse qui leur parle de morale. Sans doute les filles à l’âge de 14-15 ans ont un besoin instinctif très fort de l’enseignement moral. Ce n’est pas une raison pour ne pas essayer de le faire goûter à nos garçons aussi » (AN, F/17/13641).

100 Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, 1802-1914. Aux origines d’un service public, Lyon, ENS Éditions, 2013 ; Loïc Le Bars, Les professeurs de silence..., op. cit. ; Yves Verneuil, « Rôles et identités professionnelles des répétiteurs et des professeurs de lycée (1880-1940) : un conflit récurrent », Carrefours de l’éducation, n° 35, mai 2013, p. 49-67.

101 AN, F/17/12 989. CSIP, section permanente. L’appellation de professeur principal n’est pas alors réglementaire ; elle renvoie en pratique au professeur qui a le plus d’heures dans une classe.

102 Ibid.

103 Marcel Bernès, « Classes de morale », L’Enseignement secondaire, 1er avril 1902, p. 100.

104 L’Enseignement secondaire, 1er mai 1902, p. 142-143.

105 L’Enseignement secondaire, 1er avril 1902, p. 100.

106 L’Enseignement secondaire, 15 mai 1902, p. 162.

107 Alfred Fouillée, « La morale et l’instruction civique au lycée », Revue politique et littéraire. Revue bleue, t. 17, n° 15, 12 avril 1902, p. 449-450.

108 Congrès des associations régionales et locales des professeurs de l’enseignement secondaire public (1902). Rapport général publié par les soins de M. Charles-H. Boudhors, professeur au lycée Henri IV, Paris, Colin, 1902, p. 61-62.

109 Ibid., p. 93.

110 Ibid., p. 62.

111 Ibid., p. 62.

112 Gaston Rabaud, « Observations sur l’éducation civique, Revue universitaire, t. 1, 1902, p. 145-146.

113 Congrès des associations régionales et locales des professeurs de l’enseignement secondaire public…, op. cit., p. 105.

114 Ibid., p. 106-107.

115 Ibid., p. 107.

116 À noter que le congrès émet aussi le vœu « que les professeurs inspirent à leurs élèves le désir de se mêler à la vie des œuvres de patronage post-scolaires laïques » (ibid., p. 117). Expliquant l’ambition du nouvel enseignement moral et civique qu’il a contribué à mettre au point, Pierre Kahn souligne que la « culture de l’engagement » complète la « culture du jugement » (Pierre Kahn, « “L’enseignement moral et civique” : vain projet ou ambition légitime ? Éléments pour un débat », Carrefours de l’éducation, n° 39, juin 2015, p. 201). Cette idée a donc des racines anciennes.

117 AN, F/17/13 641. CSIP.

118 Ibid.

119 AN, F/17/13641. CSIP.

120 Ibid.

121 Ibid.

122 Ibid.

123 Ibid.

124 Ibid.

125 Ibid. Souligné par nous.

126 Louis Gallouédec a participé à Orléans au combat dreyfusard. Cela lui a d’ailleurs valu un rappel à l’ordre de la part du préfet qui l’a convoqué après qu’il a participé à une réunion en faveur de Dreyfus et de Picquart sous l’égide de la Ligue des droits de l’homme. Voir Georges Joumas, Louis Gallouédec (1864-1937) : géographe de la IIIe République, Orléans, Éditions Paradigmes, 2006, p. 112.

127 BAMIP, t. 71, n° 1522, 7 juin 1902, p. 754-755.

128 BAMIP, t. 71, n° 1522, 7 juin 1902, p. 763.

129 BAMIP, t. 5, n° 104, 1866, p. 650.

130 BAMIP, t. 28, n° 525 suppl., 1882, p. 896.

131 BAMIP, t. 40, n° 717, 11 septembre 1886, p. 388 et 390.

132 BAMIP, t. 49, n° 961, 20 juin 1891, p. 619.

133 Bruno Poucet, Enseigner la philosophie…, op. cit., p. 161. La partie métaphysique du programme comprend en revanche un ajout : « La Providence et la religion naturelle ».

134 En 1925, Paul Fauconnet publie L’Éducation morale d’Émile Durkheim, qu’il date erronément de 1902-1903. Cette datation a depuis été souvent reprise, mais le cours dont est issu cet ouvrage a en fait été professé en 1898-1899. Cf. « Paul Fauconnet », in Massimo Borlandi, Raymond Boudon, Mohamed Cherkaoui, Bernard Valade (dir.), Dictionnaire de la pensée sociologique, Paris, Presses universitaires de France, 2005, p. 270.

135 Jean Baubérot, Guy Gauthier, Louis Legrand, Pierre Ognier, Histoire de la laïcité, op. cit., p. 134-135.

136 Jacqueline Gautherin, Une discipline pour la République. La science de l’éducation en France (1882-1914), Berne, Peter Lang, 2002, p. 300.

137 BAMIP, t. 71, n° 1 522, 7 juin 1902, p. 764. Cette orientation justifie la suppression, en 1909, de l’enseignement du droit usuel en classe de troisième B. Héritage de l’ancien enseignement spécial, cet enseignement était jugé inadapté aux enfants de cet âge par les juristes eux-mêmes. Selon la circulaire du 22 septembre 1909, « le cours de morale que suivent les élèves de Quatrième et de Troisième B suffit à ouvrir leur esprit à certaines notions sociologiques dont il n’est pas possible de pousser très loin le développement » (BAMIP, t. 86, n° 1 896, 25 septembre 1909, p. 790).

138 Louis Liard, « Les sciences dans l’enseignement secondaire », Revue pédagogique, février 1904, t. 1, p. 105-114, cité par Évelyne Héry, « Les professeurs de lycée et l’application de la réforme de 1902. Vers de nouvelles pratiques pédagogiques ? », in Pierre Caspard, Jean-Noël Luc, Philippe Savoie (dir.), Lycées, lycéens, lycéennes. Deux siècles d’histoire, Lyon, INRP, 2005, p. 257.

139 L’académie de Paris comprend alors les départements de l’Oise, de la Seine, de la Seine-et-Oise, de la Seine-et-Marne, de l’Eure-et-Loir, du Loiret, du Loir-et-Cher, du Cher et de la Marne.

140 H. P., « L’enseignement de la morale dans les classes de 4e », Revue universitaire, t. 2, 1904, p. 12.

141 AN, AJ/16/2691. Académie de Paris, conseil académique.

142 André Darbon, « L’enseignement de la morale au lycée », Revue universitaire, t. 2, 1907, p. 15.

143 Ibid.

144 H. P., « L’enseignement de la morale... », art. cit., p. 15.

145 AN, AJ/16/2691. Académie de Paris, conseil académique.

146 Ibid.

147 Ibid.

148 BAMIP, t. 72, 26 juillet 1902, p. 203.

149 André Darbon, « L’enseignement de la morale au lycée », art. cit., p. 22.

150 AN, AJ/16/2 691. Académie de Paris, conseil académique.

151 AN, AJ/16/2 697. Académie de Paris, conseil académique.

152 AN, AJ/16/2698. Académie de Paris, conseil académique.

153 Philippe Savoie, « Autonomie et personnalité des lycées : la réforme administrative de 1902 et ses origines », Histoire de l’éducation, n° 90, mai 2001, p. 169-204.

154 BAMIP, t. 72, 26 juillet 1902, p. 203-204.

155 André Darbon, « L’enseignement de la morale au lycée », art. cit. p. 11.

156 Ibid., p. 14.

157 H.P., « L’enseignement de la morale… », art. cit., p. 17.

158 AN, AJ/16/2 691. Académie de Paris, conseil académique.

159 H. P., « L’enseignement de la morale… », art. cit., p. 18.

160 AN, AJ/16/2 697. Académie de Paris, conseil académique.

161 H. P., « L’enseignement de la morale… », art. cit., p. 18.

162 AN, AJ/16/2 697. Académie de Paris, conseil académique.

163 AN, AJ/16/2 691. Académie de Paris, conseil académique.

164 AN, AJ/16/2 697. Académie de Paris, conseil académique.

165 On peut signaler l’initiative de Gustave Monod, qui, à l’occasion de ce cours, a intéressé ses élèves du lycée de Reims à un travail d’entretien des tombes des soldats, dans un des cimetières dévastés de la ville (AN, AJ/16/2 701. Académie de Paris).

166 AN, AJ/16/2701. Académie de Paris, conseil académique.

167 Georges Gendarme de Bévotte, Souvenirs d’un universitaire, op. cit., p. 44.

168 Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 312-319.

169 Bulletin officiel du ministère de l’Éducation nationale, n° 23, 1953, p. 1688.

170 Ibid., p. 1688-1689. Cette décision, qui se traduit par l’octroi d’une demi-heure supplémentaire à l’enseignement du français dans les classes de quatrième et de troisième, permet aussi au directeur général de l’enseignement du second degré de répondre à une demande de la Franco-ancienne. Cf. Clémence Cardon-Quint, Lettres pures et lettres impures ? Les professeurs de français dans le tumulte des réformes. Histoire d’un corps illégitime (1946-1981), thèse de doctorat, université Rennes 2, 2010, p. 187-191. Une enquête diligentée en 1955 par le ministère montre que les professeurs de lettres sont satisfaits de cette décision, tout en considérant souvent qu’il est artificiel de préciser, dans une rubrique « enseignement moral » du cahier de textes de la classe, les exercices particuliers réalisés dans le cadre de l’enseignement moral (AN, F/17/17800. Éducation morale, 1955. Rapports des chefs d’établissement pour les classes de 3e et de 4e, en réponse à la circulaire ministérielle du 10 février 1955).

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Pour citer cet article

Référence papier

Yves Verneuil, « Politique et pédagogie. L’enseignement de la morale dans les lycées et collèges de garçons (1902-1923) »Histoire de l’éducation, 149 | 2018, 101-157.

Référence électronique

Yves Verneuil, « Politique et pédagogie. L’enseignement de la morale dans les lycées et collèges de garçons (1902-1923) »Histoire de l’éducation [En ligne], 149 | 2018, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 08 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/4050 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.4050

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Yves Verneuil

Université Lumière Lyon 2, Éducation, Cultures, Politiques - EA 4571

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