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Dossier

Famille, Patrie et Loi morale : un manuel d’éducation civique pour écoliers égyptiens au début du XXsiècle

Family, nation and moral law: a manual of civic education for Egyptians at the beginning of the twentieth century
Catherine Mayeur-Jaouen
p. 71-98

Abstracts

The Manâhij al-adab (Manual of ethics), read in primary and secondary schools in Egypt in the 1910s, is a manual of moral and civic education: it tries to reconcile Victorian morality, secular ethics of the Third Republic and reformulated, secularised Islamic traditions, to educate future citizens in an Egypt that was occupied by the British at that time. Manâhij al-adab, arising from mixed heritages at the end of the 19th century, aimed to propose a moral law that conformed to the political functioning of Egypt in the period. The family is presented as the original and ultimate model of all social organisation, reproduced at school, while the country is viewed as a big family. The underlying interfaith and economic problems do surface in this text: in reality, the school system in Egypt, then developing as a nation, reproduces gender, social and interfaith inequalities.

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Je remercie vivement Monica Corrado et Felix Konrad pour leurs pertinentes suggestions, dont je me suis efforcée de tenir compte.

  • 1 Cf. Didier Inowlocki, « Égypte 1906, “l'incident Dinshwây” : rixe spontanée, attaque nationaliste, (...)

1Comment éduquer le citoyen égyptien de demain ? C’est à cette question lancinante que s’employaient à répondre les réformistes et nationalistes égyptiens au début du XXe siècle. Occupée par l’armée britannique depuis 1882 et soumise à un protectorat de facto, l’Égypte était restée officiellement province ottomane sous la vice-royauté, largement autonome, des descendants de Méhémet Ali, les khédives. Un actif mouvement nationaliste s’était développé au tournant du siècle, sous l’égide de leaders comme Mustafa Kâmil (m. 1908) et grâce à de nombreuses revues soucieuses de réformer l’islam comme al-Mu’ayyad ou le Proche-Orient comme al-Muqtataf. L’incident de Dinshawây (1906) qui entraîna le départ du contrôleur général britannique, Lord Cromer, en 1907, amorça un déclin de la suprématie britannique1. Si la Grande-Bretagne déclara son protectorat de jure en 1914, elle vit éclater à l’issue de la guerre une série de troubles nationalistes appelés « révolution de 1919 » qui la conduisirent à accorder unilatéralement l’indépendance à l’Égypte en 1922.

  • 2 Beth Baron donne les chiffres d’alphabétisation pour 1897 : 8 % pour les hommes et 0,2 % pour les (...)
  • 3 Sur l’ancienneté du processus d’alphabétisation en Égypte, cf. Philippe Fargues, « Note sur la dif (...)
  • 4 Sur l’essor de l’alphabétisation dans les années 1870-1880, cf. Juan Cole, Colonisation and Revolu (...)
  • 5 Sur l’enseignement musulman en particulier, cf. Thomas Raineau, « Des tableaux noirs à l’ombre des (...)
  • 6 Nicolas de Lavergne, « La modernisation des kuttâb en Égypte au tournant du XXe siècle », Islam et (...)
  • 7 Le travail de référence est celui de Muhammad Abû l-Is‘ad, Siyâsat al-ta‘lîm fî Misr taht al-ihtil (...)

2L’enseignement faisait partie des enjeux politiques essentiels, à une époque où croissance démographique (l’Égypte était entrée dans la première phase de la transition démographique) et soif d’instruction s’accéléraient. La scolarisation ne concernait toutefois qu’une minorité d’enfants – et presque uniquement des garçons – dans un pays qui restait massivement analphabète. Le taux d’alphabétisation (garçons et filles confondus) était estimé à 5 % en 1880 et à 20 % en 19452. Il faut cependant souligner la précocité de l’alphabétisation masculine par rapport aux autres pays du Moyen-Orient : dès les générations nées vers 1870, un homme sur cinq savait lire et écrire, et le tracé des courbes du processus d’alphabétisation incite à penser que la tendance était déjà ancienne (peut-être dès la fin du XVIIIe siècle)3 grâce à la multiplication d’écoles coraniques d’une part, et aux écoles mises en place sous Méhémet Ali d’autre part4. Plusieurs systèmes d’enseignement coexistaient dans l’Égypte à l’âge colonial : les écoles coraniques (kuttâb) scolarisaient le plus grand nombre à un niveau élémentaire dans un système coiffé par la mosquée-université d’al-Azhar (environ 10 000 étudiants)5. Certains de ces kuttâb avaient été réformés sous l’impulsion de l’État autour de 19006, dans une période d’essor de l’enseignement élémentaire qui ne donnait pas accès au secondaire. L’enseignement primaire et primaire supérieur (dit préparatoire, i‘dâdî) était représenté en ville par les rares écoles publiques de l’État égyptien : le colonisateur britannique avait volontairement maintenu l’enseignement primaire et surtout secondaire à un niveau malthusien, juste suffisant pour répondre aux besoins de l’administration et de l’économie coloniale7.

  • 8 Sur les écoles étrangères en Égypte, cf. Jirjis Salâma, Târîkh al-ta‘lîm al-ajnabî, Le Caire, 1963 (...)

3La formation des élites sociales de l’Égypte du temps se faisait souvent dans les écoles et collèges de l’enseignement privé, de plus en plus nombreux à la fin du XIXe siècle, et destinés également aux filles. Indépendamment des établissements des communautés non-égyptiennes (Grecs ou Italiens), la grande majorité de ces écoles et collèges privés relevait du système congréganiste catholique et des actives missions presbytériennes américaines : elles enseignaient principalement en anglais ou en français, ce qui contribuait à faire de l’enseignement de l’arabe un enjeu nationaliste de grande importance8. Les élites du pays sortaient du Collège de la Sainte-Famille, dirigé par des jésuites français, et poursuivaient souvent leurs études supérieures (droit ou médecine) à Beyrouth ou en France. On constate donc la diversité et l’hétérogénéité de ces systèmes : les passages et emprunts fréquents des élèves comme des maîtres d’un système à l’autre interdisent d’avoir une vision dichotomique qui recourrait à des antinomies faciles, opposant enseignement public et enseignement privé, égyptien et européen (ou américain), arabe et non-arabe, islamique et chrétien. Il faudrait d’ailleurs camper l’enseignement du temps dans le paysage actif de la presse arabe dont c’était l’âge d’or. Elle diffusait idées nouvelles, traductions et adaptations de la pensée et de la littérature européennes, mais aussi productions originales des intellectuels égyptiens ou syro-libanais.

  • 9 Amîn Bey Wâsif, Manâhij al-adab, Matba‘at al-Ma‘ârif, Le Caire, 1912, p. 3-4. Le modèle est évidem (...)

4Depuis les années 1890, on l’a dit, l’Égypte connaissait une agitation nationaliste croissante, soutenue par une classe moyenne active et une intelligentsia de formation moderne (l’effendiyya) souvent liée aux réformistes musulmans. Cette classe moyenne urbaine était constituée des fonctionnaires et employés, parfois d’origine rurale, fruit de l’instruction moderne – sécularisée, mais non laïcisée – des écoles de l’État égyptien. Quant aux élites intellectuelles – hauts fonctionnaires, juristes et notamment avocats, médecins, fils des grands propriétaires terriens – parfois formées en Europe, elles étaient soucieuses de préserver l’identité nationale et d’éduquer les citoyens de demain, sur le modèle français ou britannique, justement pour lutter contre l’emprise européenne. Les membres de ces classes moyennes et des élites intellectuelles trouvaient désormais démodés les manuels égyptiens de la fin du XIXe siècle : leurs exemples tirés de la littérature arabe classique (c’est-à-dire médiévale) appelée adab et leur projet éducatif (un autre sens du même mot adab) paraissaient désormais inadaptés aux objectifs d’une éducation civique nouvelle, qui se voulait conforme à des exigences de clarté, de modernité et d’exemplarité professorale. On revendiquait le modèle des manuels français d’instruction civique dont les écoles égyptiennes n’avaient pas l’équivalent : « J’ai regardé les livres d’adab arabes et n’y ai pas trouvé ce que je cherchais, contrairement aux Européens (ifranj) qui ont toute sorte de livres consacrés à l’éducation des jeunes gens, sous le nom de “Morale et instruction civique” [en français dans le texte] », écrivait le directeur de l’enseignement Amîn Bey Wâsif en 19109. Il fallait donc un nouvel adab pour l’écolier égyptien, un adab qui mêlât éducation (tarbiya) et enseignement (ta‘lîm) pour pallier ou compléter, quelque éloge appuyé que l’on en fasse, l’éducation dispensée par la famille.

I. Un manuel de morale, fruit d’influences variées

1. Un manuel, un auteur

  • 10 Nous n’avons pas trouvé, au Caire, de trace matérielle de la première et de la deuxième édition, e (...)
  • 11 Akhlâq : littéralement les mœurs ou l’éthique, terme plus connoté religieusement que adab, perçu c (...)
  • 12 Nous n’avons pu consulter à temps le livre, paru en juillet 2018, de Florian Zemmin, Modernity in (...)

5Enseigner un nouvel adab est nécessaire à la construction nationale : c’est ce qu’affirme l’introduction du manuel conçu dans cet esprit nouveau, Manâhij al-adab. La première édition, parue en 1910, était officiellement destinée par la direction de l’enseignement aux écoles primaires et secondaires de l’État égyptien10. En 1919, malgré les années de guerre, la crise économique et la « révolution de 1919 », le livre en était à sa septième édition. Il fut donc très diffusé, grâce au public captif des écoles gouvernementales égyptiennes. Le manuel, en deux volumes, comportait trois tomes dont les deux premiers, regroupés en un même volume, traitaient des mœurs et de la société. Le troisième tome – qui formait le second volume – portait sur « le droit public » (al-qânûn al — « âmm). Deux autres volumes sortirent encore en 1912, sur l’administration et l’économie politique. Quel que soit l’intérêt évident de ces volumes, c’est du premier uniquement que nous traiterons ici ; l’essentiel du projet réformiste et nationaliste en matière d’éducation et de pédagogie s’y trouve et son texte illustre parfaitement les enjeux éducatifs du réformisme musulman et du nationalisme égyptien sous domination coloniale. On y lit une première sous-partie sur l’éthique (à la fois adab et akhlâq11) – elle-même divisée en chapitres (la liberté, la loi morale, le bien, le devoir), et une deuxième sous-partie sur la famille. Le tome sur la société étudiait successivement l’organisation sociale, la justice dans l’organisation sociale, la volonté de faire le bien en société, et concluait sur le projet politique nationaliste – justification ultime de tout le livre. Dans un plan moins clair qu’il ne le paraît de prime abord, émaillé par de nombreuses répétitions, on constate des oscillations de vocabulaire, y compris sur les concepts les plus importants : on trouve par exemple deux mots différents (jam‘iyya et ijtimâ‘) pour traduire le terme français « société », et deux mots (watan et umma) pour traduire « patrie » ou « nation »12. Ces incertitudes sont celles du mouvement nationaliste lui-même qui oscille entre un vocabulaire plus religieux (umma), un autre plus clairement nationaliste (watan), et parfois un vocabulaire spécifiquement destiné à traduire la terminologie de la sociologie européenne (ijtimâ‘). D’un chapitre à l’autre, les principes pédagogiques diffèrent en fonction des trois différents rédacteurs : parfois on trouve en début de chapitre des séries de questions (assez rhétoriques) que le maître doit poser à l’élève, dans un dialogue de type catéchétique qui part, par exemple, de l’observation du mouvement des astres ou des animaux pour arriver à la loi divine (sharî‘a). Parfois, mais pas toujours, un résumé de quelques lignes et des exercices concluent le chapitre : il s’agit de questions de cours qui permettent en principe à l’élève une révision de la leçon.

  • 13 Sur la définition de l’efendiya, cf. Lucie Ryzova, The Age of the Efendiyya. Passages to Modernity (...)

6Manâhij al-adab était dû à Amîn Bey Wâsif, directeur de l’enseignement à Gîza (ville située tout près du Caire), secondé par le cheikh Muhammad Shalabî, inspecteur (mufattish), et par Mursî Shâkir Efendi, instituteur (mudarris) à l’école primaire de Benhâ, dans le Delta. Soit un trio dont les titres annonçaient déjà les oscillations de l’ouvrage : l’un porte le titre de cheikh (shaykh), ce qui implique qu’il avait été formé à la mosquée-université al-Azhar, puis à l’école normale des professeurs d’arabe, Dâr al-‘ulûm, fondée en 1872. Il avait nécessairement enseigné l’arabe dans les écoles publiques avant de devenir inspecteur. Le deuxième auteur était un instituteur dont le titre d’Efendi sanctionnait la formation et l’allure de type moderne, car un Efendi portait complet-veston et tarbouche, par opposition au cheikh vêtu d’une galabiyya et coiffé d’un turban13. Lui aussi sortait nécessairement de Dâr al-‘ulûm, école de formation des professeurs d’arabe pour l’enseignement public. Enfin le bey qui coiffait l’équipe et signait l’ouvrage avait reçu une éducation moderne (autrement dit, il n’était pas allé à al-Azhar), en grande partie française. Ce juriste avait fait ses études de droit en France, comme le prouvent l’abondance des emprunts aux manuels français et l’importance du droit dans la dernière partie du livre.

  • 14 Cf. Donald Reid, Cairo University and the Making of Modern Egypt, Cambridge, Cambridge University (...)
  • 15 Dagmar Glass, Der Muqtataf und seine Öffentlichkeit. Aufklärung, Räsonnement und Meinungsstreit in (...)
  • 16 « Les vertus qui y sont liées, et que l’on désigne par les termes d’humanité ou de raffinement des (...)

7Poursuivre des études supérieures en France était alors courant dans l’élite intellectuelle égyptienne, à une époque où n’existait aucun enseignement supérieur égyptien autre que la mosquée al-Azhar. En 1908, avait été fondée une première université privée, avec le soutien de la mère du Khédive et à l’instigation notamment du nationaliste Mustapha Kamel14. L’élite égyptienne avait adopté un habitus et une pensée en grande partie sécularisés, d’autant que ses membres lisaient les influentes revues écrites par les Syriens d’Égypte, généralement d’origine chrétienne, fréquentaient leurs salons et leurs librairies. On lisait al-Muqtataf qui diffusait les savoirs et les débats inspirés par l’Occident et al-Hilâl de Jurjî Zaydân15. Et c’est en termes généraux que parlait le manuel, dans un langage commun à l’intelligentsia arabe du temps : le « progrès à la fois matériel, moral et intellectuel » était un devoir, en même temps qu’un droit, à concilier avec les « vertus humaines » et le « raffinement des mœurs »16.

  • 17 Sur ces débats, voir le livre important de Marwa El-Shakry, Reading Darwin in Arabic, 1860-1950, C (...)
  • 18 La chose n’était pas si banale car les textes de l’époque écrits par des musulmans ne commençaient (...)

8Ces lecteurs musulmans restaient soucieux de conformité avec le modèle islamique, ou ce qui était supposé tel, et l’islam devenait partie intégrante de l’identité en construction. D’où les débats virulents autour du matérialisme dans certains articles d’al-Muqtataf17. Loin de ces tentations suspectes, notre manuel citait en exergue sur sa page de titre une maxime prêtée à l’imam Alî, cousin, gendre du Prophète et quatrième calife de la communauté musulmane à ses débuts. Elle donnait le ton en marquant les enjeux d’un enseignement entre continuité et rupture : « Enseignez vos fils, car ils ont été créés pour une autre époque que la vôtre ». L’ouvrage commençait ensuite par la basmallâh (« Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux ») suivie de la formule « la prière et le salut sur tous Ses prophètes et saints », signant ainsi une tonalité islamique de bon aloi18. On retrouve constamment dans le livre cet effort pour faire coexister et si possible coïncider quelques enseignements généraux venus d’Europe (en fait de France et d’Angleterre), réduits à des principes efficaces, avec un islam simplifié. Ces principes étaient sous-tendus par un islam réformé et sécularisé, lui-même ramené à une loi morale générale. La famille occupait un rôle-clé dans cette instruction civique, préfigurant un discours sur la patrie où les principes, vigoureusement affirmés, masquaient les problèmes sous-jacents. Une Égypte nationaliste idéale surgissait ainsi, modèle à construire proposé aux écoliers égyptiens et à leurs maîtres sur le modèle de la France républicaine, le régime monarchique en plus et la laïcité en moins.

2. Des prémices conformes au réformisme musulman : l’adab entre loi morale et éducation

  • 19 Manâhij, p. 25. Au sujet de l’éternité de l’âme, on cite Muhammad ‘Abduh, sans indiquer la source.

9Comme la plupart des auteurs musulmans qui prennent la plume dans la période, les auteurs du manuel sont pétris de réformisme musulman. C’est à sa lumière qu’ils s’efforcent d’expliquer les lois de la nature (al-nawâmîs al-tabî‘iyya) – mouvement des astres, croissance des plantes, vie des animaux… mais aussi attraction terrestre – que sous-tend la loi divine. On affirme que la vie éternelle de l’âme est une croyance raisonnable (ma‘qûl) sur laquelle s’accordent les lois célestes, ce qui encourage les actions charitables, les propagandistes de la réforme (du‘ât al-islâh) et les guides des nations (hudât al-umam)19.

  • 20 Manâhij, p. 9.

10Les auteurs expliquent ce qu’est la volonté humaine avant d’en arriver rapidement à la liberté, notion centrale du livre. La liberté doit être guidée par la raison (‘aql) et la conscience (damîr). Tout ce passage est sous-tendu par une volonté de lutter contre la passivité et le fatalisme, que d’aucuns (certains Européens et « beaucoup d’esprits faibles en Orient », déplore le manuel) jugent à tort inhérents à l’islam. Un des principaux réformistes musulmans égyptiens, Muhammad ‘Abduh (1849-1905), est cité à propos du débat théologique – ancien en islam – sur le libre-arbitre. C’est lui qui donne, selon les auteurs, le vrai sens de la doctrine sur la destinée et le décret divin (al-qadâ’ wa l-qadar)20 : devrait-elle impliquer la résignation et le fatalisme ? Non, selon notre manuel, « au contraire, la foi religieuse (i‘tiqâd) dit que la part volontaire de l’être humain consiste pour lui à acquérir des mérites pour le ciel (kasb). Aucun rite juridique musulman (madhhab) ne prescrit la passivité », conclut l’auteur qui s’emploie à montrer que la croyance dans le décret divin éveille en fait courage et esprit d’initiative, comme lors des conquêtes aux débuts de l’islam, favorisées justement par la confiance en Dieu des combattants. Les humeurs des systèmes sanguin, nerveux, bilieux peuvent affecter la volonté (al-irâda), mais il faut savoir les dominer.

  • 21 Sur ce remplacement, cf. Albrecht Hofheinz, « Rāqī bi-akhlāqī. The moral turn – from sufi sheikhs (...)

11On le constate dans ces prémices : un effort appliqué s’efforce de faire converger un enseignement philosophique sur la liberté et un enseignement islamique modernisé, rappelant soigneusement les commandements de l’islam tout en montrant l’œuvre de la conscience (al-damîr) dont l’impératif est supérieur à celui des lois positives. C’est la conscience, guide intérieur, qui dicte de respecter les lois (sharâ’i‘, le pluriel de sharî‘a). Le sens de la responsabilité résulte de cette prise de conscience que nos actes viennent de notre volonté – ce qu’étaye aussitôt l’un des hadiths les plus célèbres du prophète Muhammad (détourné de son sens premier et passé en proverbe) : « Les actes doivent être jugés par leurs intentions, et à chaque homme selon son intention ». Ainsi doit-on obéir à la loi morale pour laquelle on propose deux traductions littérales en arabe : al-qânûn al-adabî ou al-qânûn al-akhlâqî. L’oscillation entre adab, à l’acception souple d’éducation et de savoir-vivre, voire de littérature, et akhlâq, au sens d’éthique aux connotations moralisatrices plus nettement islamiques, est caractéristique de la période : elle s’amplifie rapidement, au point qu’akhlâq remplace bientôt adab au sens de morale et d’éthique21.

  • 22 Sur ce procédé, cf. Gilbert Delanoue, Moralistes et politiques musulmans dans l’Égypte du XIXe siè (...)
  • 23 « La fonction de la conscience est d’ordonner le bien et d’interdire le mal », Manâhij, p. 16. Sur (...)

12Si l’islam imprègne le manuel, c’est sous une forme sécularisée et sobrement formulée : on trouve par exemple la notion centrale de « piété due aux deux parents », un article de foi en islam qui apparaît ici non sous la forme islamique (birr al-wâlidayn), mais sous celle séculière de « respect des parents » (ihtirâm al-wâlidayn). Le Coran et le hadith sont cités de façon variable : c’est surtout lorsqu’ils abordent la question des rapports interconfessionnels entre musulmans et non-musulmans, on le verra, que les auteurs citent et commentent les extraits coraniques. Plus généralement, selon un procédé courant des réformistes du XIXe siècle et qui conduisit souvent à des malentendus et des approximations, on recourt à un vocabulaire à tonalité islamique pour traduire les réalités politiques venues d’Europe que l’on souhaite acclimater22 : on parle de la communauté (l’Umma) plutôt que du peuple (sha‘b) pour évoquer l’idée de représentation nationale ; on parle du « commandement du bien et du pourchas du mal » (al-amr bi-l-ma‘rûf wa l-nahî ‘an al-munkir) – un important devoir religieux en islam – pour définir la liberté23. Il s’agit donc à la fois – sur un front – de convaincre des élèves et des maîtres musulmans de la légitimité islamique des idées philosophiques et politiques modernes et – sur un autre front – de protester contre les préjugés trop répandus au sujet de l’islam, supposée, en régime colonial, être une religion fataliste ennemie du progrès et de la liberté.

  • 24 Manâhij, p. 57.
  • 25 Manâhij, p. 81. En réalité, si Le Caire avait fermé son marché aux esclaves en 1842, c’est l’Empir (...)
  • 26 Cf. Ehud R. Toledano, The Ottoman Slave Trade and Its Suppression, 1840–1890, Princeton, Princeton (...)

13Une attention particulière est portée à l’esclavage, négation par excellence de la liberté : le manuel qui évoque l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises par le Parlement français24 n’hésite pas à prétendre que l’Égypte, la première, a aboli l’esclavage25. Là encore, une légitimation islamique est apportée en citant une anecdote médiévale à propos de Saladin, qui porte en réalité sur l’affranchissement – recommandé aux musulmans – et sur la clémence à témoigner envers les esclaves, et non sur la nécessité d’abolir l’esclavage. Comme ni le Coran, ni le hadith ne peuvent étayer l’abolitionnisme, les auteurs trouvent refuge dans l’histoire islamique. Dans la réalité, l’esclavage avait perduré en Égypte de façon clandestine, jusqu’à la fin du XIXsiècle, voire le début du XXe siècle26.

  • 27 Sur les racines médiévales de cette réflexion, cf. Felicitas Opwis, Maslaha and the Purpose of the (...)
  • 28 Manâhij, p. 22.

14Une fois cette question de l’esclavage réglée dans un sens conforme aux idéaux des « nations civilisées » parmi lesquelles l’Égypte entend prendre rang, l’accent est mis sur les vertus nécessaires de l’être humain : liberté, on l’a dit, courage, droiture, scrupule. La vertu suprême est le désintéressement, au contraire de la poursuite égoïste de l’intérêt personnel qui conduirait à oublier les droits d’autrui et la dignité humaine. Des exemples de désintéressement sont donnés, comme celui de Khâlid b. al-Wâlid, déchu de son rang de général par le troisième calife Umar, et qui accepta pourtant de combattre comme simple soldat. L’intérêt général (al-maslaha al —‘âmma et sa variante al-manfa‘a al — ‘umûmiyya) doit l’emporter sur toute considération. Il est décliné ainsi : intérêt de la patrie, de la famille, de la société. On sait à quel point les réformistes musulmans, Muhammad Abduh le tout premier, ont recouru à cette notion d’intérêt général pour proposer de réformer le droit musulman27. Et l’auteur de conclure : « par ces deux bases, la recherche de la dignité humaine et la préservation de l’intérêt général, l’être humain atteint la perfection »28.

  • 29 Manâhij, p. 26.
  • 30 Manâhij, p. 29.
  • 31 Manâhij, p. 30-31.
  • 32 Faute de place, on ne peut que renvoyer ici, à titre comparatif, à la façon dont ces questions ont (...)

15L’auteur distingue la loi morale (al-qânûn al-adabî) liée au devoir (al-wâjib) et la loi positive (al-qânûn al-wad‘î) qui sert de base à l’ordre politique29. Il passe rapidement à la science de la morale (‘ilm al-adab). La morale est la voix de la conscience, « qui nous avertit sur ce qu’il faut faire, et ce qu’il ne faut pas faire »30 et nous enseigne l’habitude de « faire le bien et de rejeter le mal » (concept islamique). Mais aussitôt, un paragraphe atténue le rôle de la conscience pour rappeler le primat divin : si la conscience seule suffisait à nous guider vers le bien, Dieu n’aurait pas envoyé les prophètes31. Le fondement de la morale reste donc explicitement théocentrique, dans une coloration islamique32.

  • 33 Sur l’adab en général, cf. Francesco Gabrieli, « Adab », Encyclopédie de l’islam, 2e édition, Leyd (...)

16Dans un désir de faire coïncider des sources différentes (morale kantienne, manuels d’éducation civique et morale de la Troisième République, héritage islamique), on mélange le respect de la dignité humaine, la vertu de discernement, le respect des lois et l’amour de la patrie en négligeant les traits spécifiquement arabes de la notion d’adab : savoir-vivre et « manière d’être au monde », teintée de bravoure (muruwwa) et de désintéressement chevaleresque (futuwwa)33. Ces notions de muruwwa et de futuwwa, pourtant inhérentes à l’adab classique, sont ici tout à fait absentes au profit d’une morale à la fois plus européenne et plus nettement islamique.

3. Des emprunts éclectiques

  • 34 Manâhij, p. 46-47.
  • 35 Ces allusions très brèves ne sont pas comparables aux investigations relativement systématiques pr (...)
  • 36 Ovide Pavette, né le 6 juin 1851 à Membrolles (Loir-et-Cher), était inspecteur primaire, notamment (...)
  • 37 Pierre Colin, « L’enseignement républicain de la morale à la fin du XIXe siècle », De la morale la (...)

17Les emprunts sont en effet éclectiques. À partir de prémices apologétiques communs au réformisme musulman (l’islam n’est pas une religion fataliste, les concepts islamiques traditionnels peuvent correspondre aux réalités politiques proposées par l’Europe, et la triple devise de la France républicaine peut être adoptée sans difficulté par l’Égypte monarchique), les auteurs intègrent des traits de la philosophie européenne : et de citer rapidement Kant à propos de la loi morale34 et Jean-Jacques Rousseau dont les idées sur le contrat social sont écartées35. Il est probable que notre auteur connaissait le manuel de Henri Marion, Leçons de morale (1882), et plus encore La morale mise à la portée des enfants, à l’usage des écoles primaires de garçons et filles d’Ovide Pavette (1899)36. C’est ce dernier livre qui a manifestement servi de modèle principal aux Manâhij al-adab : on y voit se dessiner « le portrait du bon citoyen, qui aime sa patrie, qui lui est dévoué, jusqu’à lui sacrifier sa vie en temps de guerre, qui a une haute idée de l’État, qui se soumet volontiers aux obligations du service militaire et de l’impôt, qui est fier de voter, qui est conscient de ses droits, mais qui respecte aussi ceux des autres citoyens, et qui reconnaît que tout droit implique un devoir »37.

  • 38 Herbert Spencer avait défendu dans un recueil d’articles de 1861, De l’éducation intellectuelle, m (...)
  • 39 Sur la notion de civilisation telle que la voyaient Ottomans et Égyptiens à l’époque (madaniyya, t (...)

18Les deux manuels français combinaient rationalisme moral de type kantien et ancien spiritualisme de l’école de Victor Cousin. Cette combinaison entre rationalisme et spiritualisme était bienvenue chez nos auteurs égyptiens auxquels elle ne paraissait sans doute pas incompatible avec le positivisme d’Auguste Comte, bien connu en Orient. S’y ajoutait l’influence considérable de Herbert Spencer (1820-1903) dans tout le Proche-Orient : le célèbre réformiste musulman Muhammad Abduh en fut fortement inspiré38. Le manuel ne s’attarde pas, toutefois, sur les principes philosophiques dont il s’inspire, et préfère citer des exemples concrets à suivre. Benjamin Franklin (1706-1790), plusieurs fois invoqué, et les Français (laissés anonymes par le manuel) qui ont déclaré les droits de l’homme et aboli l’esclavage sont des exemples qui suscitent l’enthousiasme. Il est encore plus facile d’intégrer dans ce récit les grands noms de la modernité technique comme Wolton, Denis Papin ou Watt que l’on trouve dans la liste des grands hommes qui ont fait progresser l’humanité : ainsi s’affirme l’idée d’un progrès moral de l’être humain, lié à l’extension de la civilisation (tamaddun)39.

  • 40 Anne-Laure Dupont, « La fabrique d’un best-seller mondial. La réception du Self-Help de Samuel Smi (...)

19Le manuel contient, comme il est caractéristique de la littérature réformiste arabe, des traces de la culture libérale d’inspiration protestante : la phrase « l’exemple du maître est le secret de la réussite » (qudwat al-mu‘allim sirru l-najâh) renvoie à Benjamin Franklin dont la vie est l’exemple même de réussite personnelle par le travail et la discipline, à partir d’origines modestes. Ce « secret de la réussite » renvoie aussi à Sirr al-najâh, la traduction arabe de Self-Help de Samuel Smiles : le livre, traduit en arabe dès 1880, connut un remarquable succès dans le monde arabe40.

  • 41 Manâhij, p. 34-35.
  • 42 Manâhij, p. 46. Sur les décorations dans l’Empire ottoman et en Égypte, cf. Felix Konrad, Der Hof (...)
  • 43 Manâhij, p. 42-45.

20La culture française, sous une forme scolaire et littéraire, domine le livre. Elle apparaît constamment soit dans les exemples cités, soit dans les anecdotes narrées, probablement recopiées de manuels français d’éducation civique. On évoque l’Horace de Corneille41. On cite La Fontaine, Descartes, Victor Hugo à propos du traitement des animaux. Même les superstitions évoquées, pour les dénoncer, sont des superstitions européennes (la crainte du vendredi ou du chiffre 13) dont aucune n’a cours en Égypte. La culture populaire égyptienne fournissait pourtant, au début du XXe siècle, ample matière à dénoncer les superstitions locales, ce dont la littérature réformiste ne s’est d’ailleurs pas privée. Persistant dans ces énumérations traduites du français, on applaudit l’Académie française qui récompense les serviteurs fidèles et la Légion d’honneur (appelée par une périphrase en arabe « le Ruban rouge signe d’honneur »), alors que les auteurs auraient pu évoquer les décorations effectivement décernées à ses sujets par l’État égyptien dans la seconde moitié du XIXe siècle42. À la culture française est associée la culture latine telle qu’on l’enseignait alors en France. Dans un passage où il est question de la puissance paternelle, on évoque le général romain Manlius qui condamna son fils à mort pour désobéissance parce qu’il avait combattu sans sa permission, et alors même qu’il avait vaincu ; ou le consul Brutus qui condamna sans hésiter son fils à mort parce qu’il avait trompé la patrie43. Ce passage, destiné à montrer que la loi morale prévaut sur l’attachement familial, est mêlé de façon confuse à des réflexions sur la puissance paternelle.

II. La famille, modèle de toute organisation sociale

  • 44  Philippe Fargues, « Family and Household in Mid-Nineteenth Century Cairo », in Beshara Doumani (éd (...)
  • 45 Sur la famille dans l’Égypte de cette époque et sur le discours réformiste à son sujet, cf. Mohamm (...)
  • 46 Lisa Pollard, Nurturing the Nation. The Family Politics of Modernizing, Colonizing, and Liberating (...)

21Notre auteur francophile est surtout marqué par Ovide Pavette (1899) qui consacre un chapitre à « l’enfant dans la famille et à l’école » et évoque l’instituteur comme « un second père ». Manâhij al-adab consacre en effet une partie importante à la famille comme modèle de toute organisation sociale. L’être humain créé en société doit être disponible pour sa famille (‘â’ila, usra), pour sa patrie (watan), et finalement pour l’humanité (insâniyya) et le bien commun afin de préserver l’ordre social. Le premier cercle social est celui de la famille, décrite comme une famille nucléaire (les deux parents et leurs enfants). L’existence de familles nucléaires correspond certes à la situation dominante des sociétés arabes du temps, contrairement aux idées reçues, mais ce tableau évince d’autres réalités : la présence maintenue de familles élargies, la fréquence des répudiations que déploraient les réformistes musulmans, et – dans les classes populaires cairotes – l’existence non négligeable de jeunes adolescents vivant déjà seuls, comme apprentis ou comme ouvriers, ou de femmes chefs de foyers, ce que révèle le premier recensement nominal en Égypte, en 184844. Il n’est pas question de la polygamie (le terme exact serait polygynie), déjà rare dans l’Égypte du début du XXsiècle45. Comme l’a bien montré Lisa Pollard, la mise en avant de la monogamie et de la valeur morale d’un foyer stable fonde l’aptitude de la nation égyptienne à prendre en main son destin politique : jusqu’à la Première Guerre mondiale, le colonisateur britannique, et particulièrement Cromer, avait en effet lié les caractéristiques supposées de la vie domestique des Égyptiens à leur incapacité politique46. Les nationalistes égyptiens s’employèrent activement à mettre en avant leur moralité pour prouver leur aptitude à conquérir l’indépendance.

  • 47 Qāsim Amīn, Tarīr al-mar’a, in al-A‘māl al-kāmila, Dār al-Šurūq, 2006, p. 319-418.
  • 48 Un autre passage évoque le souci de l’honneur de la famille en faisant respecter le nom de famille (...)
  • 49 Manâhij, p. 33, 36.
  • 50 Manâhij, p. 39.

22Notre manuel suppose donc une cellule familiale stable que ne dissoudrait ni la mort en couches de l’épouse (un fléau alors des plus courants), ni sa répudiation qui concernait pourtant un mariage sur deux au Caire vers 1900, d’après le réformiste égyptien Qâsim Amîn (m. 1908) auteur du célèbre Libération de la femme (Tahrîr al-mar’a) paru en 189947. Éloigné des réalités mais appliqué à reproduire la morale conservatrice européenne, Manâhij al-adab évoque le père comme celui qui donne le nom à ses enfants dans une société certes patrilinéaire, mais où le nom de famille au sens européen n’a jamais existé48. Selon les auteurs du manuel, le père est le délégué de l’organisation sociale de la famille. Responsable de la vie du foyer, il considère sa femme comme une compagne, qu’il aide et qu’il protège, ainsi que ses enfants. Ses devoirs envers ces derniers ne se résument pas à leur procurer le boire et le manger, mais consistent aussi à leur donner le bon exemple, à raffiner leur nature et fortifier leurs mœurs en leur donnant une éducation rationnelle et morale (tarbiya ‘aqliyya adabiyya). Un père doit donc scolariser ses fils (jusqu’à l’âge de 14 ans), puis leur choisir un travail approprié49. On déplore que des pères retirent leurs fils des écoles pour les mettre au travail ou en apprentissage, ce qui risque – d’après l’auteur – de les réduire un jour à la misère ou de les empêcher de prétendre à des jeunes filles éduquées (muhadhdhaba)50 : le travail des enfants et des adolescents constituait la réalité sociale écrasante de l’Égypte du temps, mais que les élites et la classe moyenne auxquelles s’adresse le livre affectaient d’ignorer.

23Si le père est le chef du foyer, la mère, affectueuse et compatissante, qui est la première éducatrice de ses fils, incarne l’amour familial et le lien de la maisonnée. Et le manuel de citer Lincoln, fils d’un pauvre bûcheron, qui disait tout devoir à sa mère. L’éducation des filles (tarbiyat al-banât), base du progrès des peuples, est essentielle, puisque ces filles assureront plus tard, comme mères, « l’école de la maison » (madrasat al-manzil). Elles apprennent d’ailleurs, en aidant leur propre mère, l’économie domestique (tadbîr al-manzil), une nouvelle rubrique des revues réformistes de la fin du XIXsiècle.

  • 51 Manâhij, p. 61.

24Ainsi l’enfant obéira à ses parents, respectera ses professeurs, traitera bien ses frères, donnera aux pauvres, et pratiquera toutes les « nobles vertus », en arabe makârim al-akhlâq, qui se réfèrent aux mœurs du Prophète Muhammad. Il sera à la fois tendre et respectueux envers ses grands-parents, envers ses oncles et tantes (paternels, précise le terme arabe employé) et ses cousins et cousines, ou parents par alliance : la famille élargie finit par réapparaître dans le texte51. Ainsi l’enfant veillera-t-il à l’esprit de famille, à l’honneur de la famille et au bonheur que seul procure l’unité familiale. Cette fois, le texte se garde de renvoyer au prophète Muhammad – dont l’histoire familiale atteste plutôt les divisions et les ruptures entraînées par la conversion à l’islam des uns, le rejet de la nouvelle religion par les autres – mais renvoie à Benjamin Franklin, chantre de l’amour familial (mahabbat al-usra). Un paragraphe important est consacré aux serviteurs, membres plus éloignés de cette grande famille. Comme dans la France bourgeoise du temps, la présence de domestiques au sein de la maisonnée paraît aller de soi, même si la femme idéale doit être capable de s’occuper seule de son foyer.

  • 52 Manâhij, p. 67.
  • 53 Le contenu de L’Éducation morale de Durkheim, publié en 1925 seulement, avait été enseigné dès 190 (...)
  • 54 Manâhij, p. 69-70.
  • 55 Décret du 5 janvier 1890, instituant une commission municipale à Alexandrie, Documents diplomatiqu (...)
  • 56 Sur cette stratification sociale autour de la monarchie avant la colonisation britannique, cf. Fel (...)

25Au-delà de la famille, toute l’organisation sociale et le progrès social découlent du modèle familial qui aide lui-même à comprendre et à bâtir la société52. Ici notre auteur n’est guère influencé par le modèle durkheimien, qui fut pourtant acclimaté tôt et avec succès en Égypte53. C’est plutôt le modèle leplaysien de la famille patriarcale (« famille communautaire », dans les termes de la sociologie du XXe siècle) qui prévaut ici, même si Frédéric Le Play (1806-1882) n’est pas explicitement cité. Donc – comprend finalement l’élève dans le dialogue pédagogique proposé par le manuel – la famille n’est autre que la première des sociétés, où des gens vivant ensemble travaillent chacun à un but déterminé, dans un projet commun d’intérêt général. Les exemples sont pris à la campagne : agriculteurs, artisans, commerçants, propriétaires terriens y travaillent ensemble à la construction d’un barrage, à l’ouverture d’une route, à l’édification d’une maison pour la municipalité54. Au-delà de l’échelon local, existent des gouvernorats qui disposent de leur propre conseil. Ces différentes explications sont autant de références à l’organisation administrative et aux projets d’irrigation et d’amélioration des infrastructures mis en avant dans l’Égypte coloniale, où venaient effectivement d’éclore de premières municipalités urbaines dans les années 189055. Parmi le public visé par le manuel, on trouvait incontestablement des fils de notables et grands propriétaires terriens demeurant en ville (soit la frange supérieure des classes moyennes, restées toutefois inférieures à l’aristocratie d’origine turco-circassienne proche de la dynastie56), mais aussi des fils d’avocats ou de médecins : distincts des classes moyennes d’origine rurale, ces « couches nouvelles » (selon le terme utilisé par Gambetta pour la France) de la modernité et leurs enfants formaient les lecteurs potentiels du livre. L’invocation constante d’un arrière-plan rural autour de la question nationale était à la fois décalque du discours français et des réalités agraires égyptiennes, embellies par le nationalisme dans l’oubli de la brûlante question sociale.

  • 57 Manâhij, p. 74.
  • 58 Manâhij, p. 81-82.

26Sur ces bases, comment doit fonctionner l’organisation sociale ? Droits, devoirs et sentiments sont nécessaires à l’union du genre humain rappelle le manuel : si on en restait à la loi de la nature, comme pour l’homme préhistorique qui vivait de chasse et de cueillette dans des grottes, chaque famille ne serait plus qu’une tribu, combattant les autres, se livrant au meurtre et au pillage. Mais la nécessaire union a entraîné la création de peuples, passant de la famille (usra) à la patrie (watan), se dotant des règles sur ce qui est autorisé ou interdit – source des lois57. La vie en société s’est répandue, la raréfaction des guerres a permis à la civilisation (tamaddun) de s’étendre, grâce au progrès matériel, moral et intellectuel58. On voit que ce résumé du « processus de civilisation », proposé avec insistance aux élèves, reprend l’évolutionnisme de Spencer et ignore superbement les spécificités de l’histoire égyptienne et d’ailleurs de l’histoire en général. Seules les idées de la Révolution française signalent l’intrusion de l’histoire dans l’aventure humaine en fixant la nation comme horizon de formation des écoliers égyptiens comme des écoliers français.

1. L’école, comme une famille

  • 59 Manâhij, p. 55-56.

27Vu l’importance de la famille, l’école ne prétend pas se substituer à l’éducation dispensée à la maison. Si les parents sont des éducateurs, le maître est le délégué du père. Un pacte fraternel unit les élèves « comme une même famille » ou « comme des frères » ; « Le maître est un second père ». Le lien de parenté est remplacé par les liens de la nationalité, du patriotisme et de la vie en commun (min rawâbit al-jinsiyya wa l-wataniya wa l-mu‘âshara)59. S’y épanouit donc pleinement l’adab comme sincérité, amour du prochain, justice, apprentissage de la conciliation lors des disputes.

  • 60 Les livres pionniers de Margot Badran, Feminists, Islam, and Nation. Gender and the Making of Mode (...)

28Malgré le discours de principe sur le rôle idéal de la mère évoqué ci-dessus, les réformistes musulmans étaient d’accord que les mères égyptiennes, illettrées, ne pouvaient éduquer raisonnablement leurs fils auxquels elles risquaient d’enseigner des superstitions. Ces idées prennent un tour militant à un moment où l’écrasante majorité des Égyptiennes étaient analphabètes et où l’idée même d’instruire les filles était encore rejetée par une majorité de musulmans égyptiens (mais non plus par les élites). Le texte suggère donc qu’il faut déléguer l’instruction des petits enfants – c’est-à-dire des garçons – à des éducatrices qui sauront leur enseigner les principes religieux, l’utilité des sciences (sciences naturelles, chimie, histoire naturelle), l’histoire, les mathématiques, l’économie politique, l’adab (à la fois littérature et morale) et l’amour de la patrie. Un tel programme, destiné aux écoles primaires, reste illusoire pour la grande majorité des garçons égyptiens cantonnés à l’enseignement coranique et/ou à l’enseignement élémentaire, quand bien même ils sont effectivement scolarisés et alphabétisés. A fortiori, est-il une vue de l’esprit pour les filles à une époque où les rares écoles de filles en Égypte, mal considérées, n’enseignaient aucune des matières citées ci-dessus (les principes religieux et l’adab excepté)60.

2. La patrie est une grande famille

29Si la famille joue un tel rôle, aux yeux des réformistes rédacteurs du manuel, c’est qu’elle voit éclore en son sein l’amour de la patrie qui n’est autre qu’une grande famille. Qu’est-ce donc que la patrie ? C’est vers la France, une fois de plus, que l’on se tourne pour évoquer les principes politiques, alors qu’il n’est fait aucune mention de l’Empire ottoman. L’Empire, puissance suzeraine nominale de l’Égypte, était pourtant doté d’une Constitution (1876) récemment rétablie en 1908, et d’un Parlement, mais le manuel préfère évoquer la Révolution française et les lois révolutionnaires qui ont reconnu la liberté des croyances. La devise de la République est citée dans l’ordre suivant : « Fraternité, liberté, égalité », car le premier terme résume, aux yeux d’Amîn Bey Wâsif, tout le reste. Comment comprendre la devise républicaine ainsi ordonnée ? Un intéressant développement sur les droits du citoyen et ses devoirs nous en instruit. L’égalité (al-musâwâ) est présentée par un paragraphe sur les devoirs de la patrie envers ses fils, car tout droit est lié à un devoir. Qui veut connaître ses droits doit donc d’abord connaître les trois devoirs qui incombent à chacun : l’impôt, la participation aux élections et le service militaire. Ces trois devoirs correspondent à trois droits principaux, soit l’égalité religieuse, le droit de propriété et le droit pour la nation de contrôler l’utilisation des biens par les députés, délégués, conseils de municipalités.

  • 61 Sur la conscription, cf. Khaled Fahmy, « The Nation and its Deserters. Conscription in Mehmed Ali’ (...)
  • 62 Al-Waqâ’i‘ al-misriyya, no 793, 12 janvier 1879. Pour les années 1876-1882, voir Irene Weipert-Fen (...)
  • 63 Vue d’ensemble dans Anne-Claire de Gayffier-Bonneville, L’Égypte de 1800 à nos jours, Paris, Flamm (...)

30Tout ce passage, plus ou moins copié des manuels français, correspondait en partie à des réalités égyptiennes (ou à ce que souhaitaient y voir les auteurs du manuel et son public). Le souci de construction étatique de l’Égypte du XIXe siècle avait imposé la conscription à partir de 1820 (la première ordonnance de conscription datant de 1822), puis un service militaire sous le règne du vice-roi Saïd Pacha (1854-1863), même si celui-ci n’était ni systématique ni général61. Dès Méhémet Ali en 1824-1825, étaient apparus des impôts personnels par tête, ainsi que de nombreux impôts fonciers. Enfin, une partie (très limitée) de la population avait voté, lorsque, en 1866, le khédive Ismaïl avait créé une Assemblée consultative de délégués (majlis shûrâ al-nuwwâb), composée de 75 membres élus pour trois ans au suffrage indirect – essentiellement des grands propriétaires fonciers et des notables provinciaux. Dès 1879, ces délégués se présentaient eux-mêmes comme « les délégués de la nation égyptienne », au nom de l’intérêt de la nation et du gouvernement, dans des termes proches de ceux de notre manuel62. En avril 1910, l’année même où parut la première édition de notre manuel, l’Assemblée générale s’était opposée pour la première fois aux projets du gouvernement, à propos de la Compagnie du Canal de Suez : s’assurant un grand prestige, elle fit désormais figure de porte-parole des idées nationalistes63. En reproduisant des topoï des manuels de la Troisième République, c’est donc bien aux électeurs égyptiens, soit une classe sociale définie par ses revenus, et à leurs fils que s’adressait notre manuel.

  • 64 Il s’agit d’une allusion islamique sécularisée : al-amr bi-l-ma‘rûf wa l-nahî ‘an al-munkir est su (...)

31La liberté est, on l’a vu, un sujet récurrent dans le livre. Sous réserve de respecter la loi, les citoyens jouissent de la liberté civile et politique, de la liberté d’opinion et du pouvoir politique qui appartient à tous les habitants d’une même patrie. Enfin s’y ajoute la liberté de conscience, confondue avec la liberté d’expression : chaque citoyen doit pouvoir parler, écrire, imprimer ce qu’il veut tant qu’il reste dans les limites autorisées par la loi. L’auteur conclut que « la nation est la source du pouvoir », que c’est en son nom qu’on ordonne et qu’on interdit64 : c’est ce qu’on appelle le pouvoir civil (al-sulta al-ahliyya). Le discours politique se veut donc libéral et démocratique (bien que ces mots ne soient pas employés), dans les limites de la citoyenneté, qui n’est en réalité pas concédée à tous à l’époque, à commencer par les femmes.

  • 65 Sur le rôle croissant de l’État égyptien dans la charité publique au XIXe siècle, cf. Mine Ener, M (...)

32La fraternité, vite expédiée, consiste à créer des écoles, des hospices et des hôpitaux, à protéger les faibles, les vieillards, les enfants65. Elle consiste aussi à mourir au champ d’honneur, le cas échéant, mais la question du combat pour la patrie, trente ans après la défaite de l’armée de Urâbî pacha devant les Britanniques à Tall el-Kabîr, était devenue un peu abstraite. Elle n’est traitée qu’assez rapidement – et plutôt par référence aux combats menés dans l’Antiquité ou dans l’Europe moderne. Le manuel ne pouvait de toute façon donner libre cours à une acception nationaliste de la fraternité, nécessairement anticoloniale.

  • 66 Manâhij, p. 72.
  • 67 Manâhij, p. 73.
  • 68 Voir Alain Roussillon, Identité et modernité. Les voyageurs égyptiens au Japon (XIXe-XXe siècle), (...)

33L’enfant – toujours selon le manuel – récapitule la leçon : « la patrie est une organisation sociale composée des familles, des villages et des villes que contient la nation partageant intérêts et travaux, administrés par un conseil qui s’occupe de la voierie publique, des écoles, digues, armées, administration, magistrature, aux frais de tous les habitants et dans l’intérêt général »66. Au-delà de la famille, il y a la patrie ; au-delà de la patrie, il y a l’humanité – trois cercles concentriques67. Quels sont ces liens avec l’« humanité » ? s’interroge le manuel. De façon significative, la réponse préfère évoquer des populations lointaines – encore que fascinantes comme les Japonais de l’ère Meiji, vainqueurs des Russes à Tsushima (1905)68. On évite de s’interroger sur les liens éventuels envers les autres réellement présents dans la vie quotidienne des Égyptiens, comme les Grecs et les Italiens, il est vrai assimilables à la classe coloniale, ou comme les Soudanais et les Noirs descendants d’esclaves. Ces derniers n’existent que bien loin, dans un univers vis-à-vis duquel le petit Égyptien éclairé reproduit le sentiment de supériorité d’un colonisateur bienveillant, conscient de sa mission civilisatrice : « Je sais que les Esquimaux, les Indiens [d’Inde] et les Noirs sont tous mes frères, comme l’indiquent la nature et l’esprit, mais comme distant est mon lien avec eux ! ».

III. Justice et réforme : une nouvelle Égypte ?

1. Les questions économique et confessionnelle : problèmes sous-jacents

  • 69 Manâhij, p. 75.
  • 70 Manâhij, p. 83-84.
  • 71 Manâhij, p. 89.

34Insister sur la liberté permettait d’éluder la question des inégalités économiques et sociales, réduites à peu de chose, ou à des préoccupations caritatives : l’élève apprend qu’il faut accepter d’être riche ou pauvre sans jalouser autrui. Deux principes essentiels sont réaffirmés fermement : la protection des biens et celle des personnes contre le meurtre, le vol, le mensonge et la tromperie69. L’ordre social est à préserver, à condition de respecter la justice, de donner à chacun selon son dû et d’éviter les dettes70. Un verset du Coran invite au pardon, un hadith invite à aimer pour son frère ce qu’on aime pour soi-même : mais il faut, par amour de l’humanité, précise le maître, interdire les mauvaises actions, comme l’ivresse qui contredit la dignité humaine, les chansons indécentes, le vol, la vente par tromperie, le meurtre… Faut-il pour autant rendre œil pour œil, dent pour dent, soit la loi du talion évoquée par le Coran ? Dans un pays, l’Égypte, où la vendetta faisait alors – comme aujourd’hui – de nombreuses victimes, l’auteur déclare fermement que l’on ne peut admettre de représailles qu’en cas de légitime défense, ou en cas de guerre71.

  • 72 Mesure agraire égyptienne, le feddan compte 0,42 ha.
  • 73 Manâhij, p. 19.

35Après ces postulats, l’auteur entre dans les détails au sujet de la propriété terrienne, qui avait été créée par le pouvoir politique dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les droits de propriété sont garantis, de même que le droit d’héritage. Quant à l’impôt, et notamment l’impôt foncier, c’est à son sujet qu’apparaît timidement la conscience des fortes inégalités sociales de l’époque : on ne peut imposer de la même façon, reconnaît le texte, le petit paysan qui possède seulement un ou deux feddans72 dont il ne peut vivre, et le riche propriétaire – absentéiste, ce que ne dit pas le texte – qui tire de sa terre des centaines de dinars par an. Même chose pour le commerce, rien de commun entre le petit marchand et le grand négociant. Rien n’est dit des paysans sans terres, majoritaires en Égypte, ou des indigents en ville, ou même de la classe moyenne urbaine à laquelle est en fait destiné le manuel. La question sociale est évacuée au profit d’une acceptation des hiérarchies traditionnelles, atténuée par la possibilité supposée d’une ascension sociale au mérite. Quelle que soit la primauté des parents, il faut aussi admettre les vertus des savants (ulémas) et des penseurs, des chercheurs et des maires73.

  • 74 Manâhij, p. 72. Sur les Syriens d’Égypte, cf. Thomas Philipp, The Syrians in Egypt 1725-1975, Stut (...)

36À la délicate question confessionnelle enfin est consacré un long passage : le manuel a beau être destiné aux écoles de l’État égyptien, il a beau recourir à un vocabulaire sécularisé qui puisse être partagé entre musulmans et non-musulmans, il n’en est pas moins manifeste qu’il s’agit d’un ouvrage écrit par des musulmans et pour des musulmans. Les références à l’islam sont constantes : vocabulaire, citations, anecdotes de l’histoire islamique. Cette perspective sécularisée mais non laïque est caractéristique de la littérature réformiste du temps : les chrétiens étaient pourtant nombreux et variés dans la population égyptienne (environ 10 %), avec une grande majorité de coptes et une active minorité de chrétiens grecs, italiens ou syro-libanais émigrés en Égypte au cours du XIXe siècle. L’Égypte comptait également une importante minorité juive autochtone, au Caire et à Alexandrie, dont le manuel ne fait aucune mention74.

  • 75 Manâhij, p. 94.
  • 76 Manâhij, p. 94.

37Pour les auteurs, la question confessionnelle doit être ramenée à la liberté d’opinion, longuement expliquée75, en recourant aux lois de la Révolution française : de façon assez confuse, la liberté d’opinion est comprise comme liberté de croyance (hurriyyat al-mu‘taqadât) et de culte. Elle implique que les croyants de chaque religion puissent suivre librement leurs rites religieux. De même, en politique, a-t-on le droit de différer d’opinion – le terme « liberté d’opinion » est traduit, de façon contournée, par une périphrase : « la liberté dans les pensées et dans les inclinations » (hurriyya fî afkârihim wa muyûlihim)76. Le manuel affirme sur un ton volontariste : tous les gens civilisés combattent désormais le fanatisme religieux (al-ta‘assub al-dînî). L’écolier doit donc apprendre à respecter les opinions (i.e. la religion) d’autrui au lieu de s’en moquer.

  • 77 Quraysh est le nom de la tribu du Prophète.
  • 78 Manâhij, p. 96.
  • 79 Manâhij, p. 97.
  • 80 Manâhij, p. 97.
  • 81 Là encore, à titre comparatif, cf. le numéro De la morale laïque de la Revue d’éthique et théologi (...)

38Une telle insistance ne doit rien au hasard. Le 21 février 1910, un jeune étudiant nationaliste avait tué le président du Conseil, Boutros Ghali, auquel on reprochait sa politique trop favorable aux intérêts de la puissance occupante britannique. Il se trouve que Boutros Ghali était un copte : d’abord politique, l’assassinat révélait aussi un radicalisme islamique que désapprouvait la classe des notables et des propriétaires terriens nationalistes – celle qui s’exprime dans notre manuel. Paru précisément en 1910, le manuel devait convaincre son lectorat musulman de la liberté religieuse, mais recourt à une argumentation fondée sur le Coran : c’est le passage du livre qui fait le plus référence au Coran. Il s’agissait de justifier une égalité religieuse acquise en principe depuis 1856 dans l’Empire ottoman et en Égypte, mais qui n’était manifestement pas acceptée ou comprise, et que l’occupation britannique comme la présence d’influentes communautés chrétiennes non-égyptiennes (notamment les Syriens d’Égypte) rendaient suspecte. Le manuel va jusqu’à transcrire – sans doute n’est-ce pas un dialogue imaginaire – l’argumentation d’élèves musulmans peu convaincus du bien-fondé de la liberté de croyance, et encore moins de devoir fréquenter des non-musulmans. Ces élèves sont censés protester auprès du maître en invoquant le verset du Coran (3, 73) : « ne croyez qu’à ceux qui suivent votre religion ». Mauvaise interprétation, répond le maître : ce verset qui ne traite que des païens de Quraysh77 ne peut être généralisé. Et de rétorquer par un autre verset du Coran qui prêche la tolérance envers les païens, de façon à ce qu’ils entendent la parole de Dieu et soient finalement touchés par la prédication. Si tel était le propos de l’islam pour les polythéistes, reprend l’auteur du manuel, combien a fortiori faut-il accepter les croyants des autres religions célestes (c’est-à-dire des monothéismes) !78. Quant à la diversité confessionnelle, elle est voulue par Dieu79. L’auteur résume : « les gens de ta patrie, même s’ils appartiennent à une autre religion ou rite, et les immigrés étrangers qui font partie des “protégés” (ahl al-dhimma) ont droit à notre affection et notre respect ». Il s’agit là – mais le texte ne l’explicite à aucun moment – des coptes, des juifs égyptiens, comme des chrétiens d’origine non-égyptienne, Syriens, Arméniens, Grecs, Européens ou Américains. Le résumé final de la leçon reprend le slogan nationaliste : « la religion appartient à Dieu seul, la patrie à tous »80. On reste à chaque instant dans l’affirmation de principes volontaristes : ceux-ci doivent cependant être coraniquement fondés, car nos auteurs ne peuvent se contenter sur ces points d’un décalque égyptianisé de notions européennes. La liberté religieuse ainsi comprise n’est donc pas une égalité, mais suppose une hiérarchie naturelle découlant de la supériorité des musulmans sur les non-musulmans, et de la possibilité toujours souhaitable de la conversion de ces derniers. La sécularisation incontestablement promue par le manuel, dans l’indépendance manifeste à l’égard des autorités religieuses, n’est aucunement neutralité : notre manuel ne prétend d’ailleurs pas prôner une morale laïque, mais une morale sécularisée compatible avec la loi morale naturelle où se meut la raison humaine81. Compatible aussi avec le droit positif égyptien, fondé sur le droit français, mais où les questions de statut personnel relèvent toujours du principe shara‘ique : tolérance, mais non neutralité de l’État.

2. L’ihsân : faire le bien dans la société

  • 82 Manâhij, p. 101 sq.

39Après avoir traité sans vraiment les résoudre les problèmes de la question confessionnelle, les auteurs du livre prêtent à l’élève le résumé suivant : « On comprend de ce qui précède, ô maître, que la société est fondée sur la justice, sur les lois qui en découlent, et que – si les gens sont justes – l’humanité est parfaite ». La foi est à la base des vertus et les lois morales comprennent donc au premier rang la justice, mais aussi la volonté de faire le bien (ihsân), d’être bon en aidant les autres82.

  • 83 Manâhij, p. 107-109.
  • 84 Sur l’ihsân et son acceptation islamique classique, cf. Mine Ener, Managing Egypt’s Poor…, op. cit (...)

40Avec la notion centrale d’ihsân, tout un programme de réforme pour l’Égypte apparaît : la création d’écoles est nécessaire, y compris dans les villages. Il faut aider les infirmes, les fous, fonder des hôpitaux, des hospices pour les enfants trouvés et les orphelins. Même si on n’est pas paysan, on doit se soucier de la culture du blé lorsqu’elle est gâtée, des épizooties, des crues ou du prix du coton83. Quelle que soit la classe sociale, il faut aimer les autres, instruire les ignorants, guider les égarés, réprimer les voleurs, aider les malheureux, alléger les peines, améliorer les défauts, essuyer les larmes, guérir les blessures… L’ihsân n’est finalement autre que « l’amour partagé » (al-hubb al-mutabâdil)84, un concept inspiré des pratiques caritatives des missions chrétiennes. À la suite de ce passage peut-être emprunté à des manuels protestants, l’auteur rappelle que l’aide financière aux pauvres donne droit à une rétribution dans l’au-delà, selon le Coran. Comme toujours, ici comme ailleurs, s’affirme une volonté d’harmonisation.

  • 85 Manâhij al-adab, p. 118-119.

41Le problème confessionnel comme la question sociale doivent être dépassés par la priorité politique nationale. C’est sans doute pourquoi notre volume « Morale et société » s’achève sur le thème de la patrie (watan). Un dialogue socratique entre maître et élève parvient aux définitions suivantes : la patrie (le pays où l’on est né) n’est autre qu’une grande famille. Les fils d’une même patrie sont liés par un lien qui ressemble à celui de la parenté. Nous y trouvons les traces laissées par nos devanciers : chemins et champs constituent le patrimoine (turâth, un maître-mot du réformisme musulman) que nos aïeux ont défendu de leur sang. On met dans la bouche de l’élève cette définition : « J’ai entendu dire que la vraie patrie est une sorte de communauté, un groupe de gens dans un même pays obéissant à une même loi, ayant une capitale, un gouvernement et les mêmes aspirations » ; « Oui, répond le maître, la patrie est une famille envers laquelle ses fils ont les mêmes devoirs qu’envers leurs parents : on la défend comme on défend sa mère, on lui obéit comme on obéit à son père »85.

42À quoi sert la patrie ? On prend l’exemple des écoles de village, qui prend tout son sens dans l’Égypte du début du XXsiècle. Dans le village, là où une pauvre maison qui tenait lieu d’école pour cinquante enfants devait renvoyer une vingtaine d’élèves faute de place, le gouvernement fait construire une nouvelle école spacieuse qui permettra de scolariser tous les enfants. On créera une école dans chaque hameau. Et, à l’autre bout de l’échelle, on établira des grandes écoles et des universités pour former médecins, avocats, ingénieurs, professeurs. Ce grand projet d’obligation scolaire (une école gouvernementale par village) restait, dans les années 1900, un idéal lointain que seul le régime nassérien allait réaliser dans les années 1950-1960. Pour l’heure, ce sont les écoles coraniques – comme le texte ne l’indique pas – qui, à un niveau d’enseignement élémentaire, scolarisent la masse des Égyptiens musulmans.

  • 86 Manâhij, p. 131-135.

43Une fois établie l’utilité de la patrie espère le livre, l’enfant égyptien comprendra mieux le patriotisme (al-wataniyya) à l’instar du petit Français accoutumé à saluer le drapeau et à s’émouvoir pour la gloire de la patrie86. C’est ainsi que se clôt notre manuel, décrivant un pays utopique où les inégalités sociales sont adoucies par le consentement à l’impôt, où l’armée n’est pas synonyme de contrainte insupportable, où le vote démocratique décrit est en réalité celui de la France. Du joug colonial et des extrêmes inégalités sociales qui pèsent tant sur l’impôt, l’armée ou la vie politique, rien n’est dit.

Conclusion

  • 87 Ce tournant nationaliste et identitaire est repéré également vers 1910 par Elena Chiti dans sa thè (...)

44On est loin d’une première lecture rapide qui ne verrait dans l’ouvrage qu’une réplique – parfois proche du plagiat – des manuels d’éducation civique de la Troisième République. Malgré les nombreux emprunts aux manuels français, le programme réformiste proposé présente bien un visage propre, celui d’un islam sécularisé. Manâhij al-adab est un manuel scolaire qu’ont lu beaucoup d’écoliers avant 1914 : ils étaient pourtant une très petite minorité dans l’Égypte du temps. L’éducation morale proposée ne correspondait pas à la réalité sociale de l’Égypte, et n’en avait ni l’intention, ni la prétention. Au-delà du modèle français initial, le manuel avait choisi en réalité d’illustrer un programme représentatif des idées du réformisme musulman du temps, aux accents nationalistes. Aux emprunts considérables faits par les nationalistes égyptiens aux idées politiques de l’Europe du XIXe siècle par un mode de sélection, d’adaptation et d’appropriation, s’ajoutait une sorte de tournant nationaliste militant87.

45Les Manâhij al-adab furent imprimées jusqu’en 1919. Puis la révolution et l’indépendance, déclarée unilatéralement par la Grande-Bretagne en 1922, entraînèrent un régime libéral fondé sur la Constitution de 1923 : des élections permirent le fonctionnement d’une monarchie constitutionnelle et parlementaire. Dans la fièvre nationaliste qui prévalut dans l’entre-deux-guerres, une préoccupation nouvelle d’instruction publique et même d’éducation nationale apparut. Le temps était venu pour de nouveaux manuels où il n’était plus question d’adab mais d’akhlâq, de mœurs davantage que de morale. L’islamisation du vocabulaire s’accentua alors considérablement, à la fois dans un sens plus nettement militant et en incorporant les acquis de la sociologie et de la pédagogie occidentales dans un double mouvement, apparemment paradoxal. La lecture des Manâhij al-adab montre qu’il venait d’une volonté déjà ancienne de faire coïncider conceptions françaises des débuts de la Troisième République, morale réformiste islamique et désir de modernité. Les questions sociales et confessionnelles de l’Égypte, masquées par le manuel de 1910, devaient reparaître au grand jour dans l’entre-deux-guerres.

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Notes

1 Cf. Didier Inowlocki, « Égypte 1906, “l'incident Dinshwây” : rixe spontanée, attaque nationaliste, complot islamique ou révolte politique en milieu rural ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, à paraître.

2 Beth Baron donne les chiffres d’alphabétisation pour 1897 : 8 % pour les hommes et 0,2 % pour les femmes en 1897, The Women’s Awakening in Egypt: Culture, Society and the Press, Yale University Press, New Haven et Londres, 1994, chapitre IV. Même au Caire et à Alexandrie, les deux plus grandes villes, le taux d’alphabétisation des filles n’était encore que de 17 % en 1917, cf. Mona Russell, Creating the New Egyptian Woman. Consumerism, Education, and National Identity, 1863–1922, New York, Palgrave-McMillan, 2004.

3 Sur l’ancienneté du processus d’alphabétisation en Égypte, cf. Philippe Fargues, « Note sur la diffusion de l’instruction scolaire d’après les recensements égyptiens », Égypte, monde arabe, no 18-19, 2e et 3e trimestre 1994, p. 120.

4 Sur l’essor de l’alphabétisation dans les années 1870-1880, cf. Juan Cole, Colonisation and Revolution in the Middle East: Social and Cultural Origins of Egypt’s ‘Urabi Movement, Le Caire, American University in Cairo Press, 1999, p. 141. Sur le système d’enseignement, la référence incontournable reste celle d’Ahmad ‘Izzat ‘Abd al-Karîm, Târîkh al-ta’lîm fî ‘asr Muhammad ‘Alî, Le Caire, 1945, 3 vol. et Târîkh al-ta’lîm fî Misr min nihâyat hukm Muhammad ‘Alî ilâ awâ’il hukm Tawfîq (1848-1882), Le Caire, 1945, 3 vol. Une autre référence remarquable est le volume dirigé par Iman Farag, L’éducation en Égypte. Les acteurs, les processus, Égypte Monde arabe, CEDEJ, no 18-19, 2e et 3e trimestre 1994.

5 Sur l’enseignement musulman en particulier, cf. Thomas Raineau, « Des tableaux noirs à l’ombre des minbars. La réforme d’al-Azhar 1895-1913 », Islam et éducation au temps des réformes, Cahiers de la Méditerranée, no 75, 2007, p. 90-104 ; et Catherine Mayeur-Jaouen, « La vie d'un étudiant en sciences religieuses à Tantâ (Égypte) à l'heure de la réforme (1899-1909) », Islam et éducation au temps des réformes. Cahiers de la Méditerranée, no 75, décembre 2007, p. 105-118.

6 Nicolas de Lavergne, « La modernisation des kuttâb en Égypte au tournant du XXe siècle », Islam et éducation au temps des réformes, Cahiers de la Méditerranée, no 75, 2007, p. 74-89.

7 Le travail de référence est celui de Muhammad Abû l-Is‘ad, Siyâsat al-ta‘lîm fî Misr taht al-ihtilâl al-britânî, 1822-1922, Le Caire, Maktabat al-Khatab, 1976.

8 Sur les écoles étrangères en Égypte, cf. Jirjis Salâma, Târîkh al-ta‘lîm al-ajnabî, Le Caire, 1963. Frédéric Abécassis, L’enseignement étranger en Égypte et les élites locales (1920-1960). Francophonie et identités nationales, thèse de doctorat, université de Provence, 2000, p. 741-742. En ligne sur https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-00331877/document ; et Annalaura Turiano, De la pastorale migratoire à la coopération technique. Missionnaires italiens en Égypte. Les salésiens et l’enseignement professionnel (1890-1970), thèse de doctorat, Aix-Marseille université, 2016. Sur le système congréganiste catholique en Égypte à la fin du XIXe siècle, cf. Catherine Mayeur-Jaouen, « Le Collège de la Sainte-Famille dans la société égyptienne (1879-1919) », Annales islamologiques, t. 23, 1987, p. 117-130. Sur les écoles des missions américaines, cf. Heather Sharkey, American Evangelicals in Egypt: Missionary Encounters in an Age of Empire, Princeton, Princeton University Press, 2008.

9 Amîn Bey Wâsif, Manâhij al-adab, Matba‘at al-Ma‘ârif, Le Caire, 1912, p. 3-4. Le modèle est évidemment français : en France, la loi du 28 mars 1882 substitua à l’instruction morale et religieuse des programmes de la loi Falloux (1850) « l’instruction morale et l’instruction civique », excluant l’enseignement religieux. L’adaptation égyptienne ne suit pas ce modèle : la morale de notre manuel n’a pas d’autonomie et reste dépendante de la religion. Sur les débats autour de la loi de 1882, cf. Françoise Mayeur, De la Révolution à l’École républicaine, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, t. 3, dir. Louis-Henri Parias, Paris, Nouvelle Librairie de France, 1981, p. 530-540.

10 Nous n’avons pas trouvé, au Caire, de trace matérielle de la première et de la deuxième édition, et avons travaillé sur la troisième édition (1912), achetée au Caire chez un bouquiniste. Le site worldcat ne connaît que la quatrième édition (1913) de Manâhij al-adab, qui fut donc republié presque chaque année jusqu’à 1919.

11 Akhlâq : littéralement les mœurs ou l’éthique, terme plus connoté religieusement que adab, perçu comme séculier. Akhlâq fait aussi référence aux mœurs du Prophète (makârim al-akhlâq) que tout musulman a à cœur d’imiter.

12 Nous n’avons pu consulter à temps le livre, paru en juillet 2018, de Florian Zemmin, Modernity in Islamic Tradition: The Concept of ‘Society’ in the Journal al-Manar (Cairo, 1898–1940), Boston/Berlin, De Gruyter, 2018.

13 Sur la définition de l’efendiya, cf. Lucie Ryzova, The Age of the Efendiyya. Passages to Modernity in National-Colonial Egypt, Oxford, Oxford University Press, 2014 (traduction de L’effendiyya ou la modernité contestée, Le Caire, CEDEJ, 2004). Bien sûr, un efendi pouvait parfaitement être un ancien cheikh, et les formations étaient souvent mixtes, loin de l’opposition binaire que l’on pourrait croire. Le réformiste Ahmad Amîn (1886-1954) quitta le turban devenu démodé pour s’habiller à l’européenne et plaire à une fiancée potentielle. Taha Hussein (1889-1973) est l’exemple-type de l’Azharien qui quitta l’université d’al-Azhar pour l’université nouvelle. C’est dire la complexité de l’intelligentsia alors en formation.

14 Cf. Donald Reid, Cairo University and the Making of Modern Egypt, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. On trouve sur Gallica l’Annuaire de l’Université égyptienne 1908-1910 publié au Caire en 1910. Il reproduit les discours prononcés lors de l’inauguration ainsi que la liste des donateurs et des premiers cours, http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k991427v/f23.image.r. Cf. Anouar Louca, Voyageurs et écrivains égyptiens en France au XIXe siècle, Paris, Didier, 1970. Amîn Bey Wâsif publia en 1933, avec Ahmad Zakî Pacha (1867-1934), le « cheikh de l’arabisme », un Atlas des royaumes islamiques aux Presses du ministère de l’Instruction publique. Une telle publication confirme, près de vingt-cinq ans après, l’appartenance de notre auteur à un courant nationaliste et réformiste musulman, mais aussi francophone et francophile, au service de la monarchie égyptienne.

15 Dagmar Glass, Der Muqtataf und seine Öffentlichkeit. Aufklärung, Räsonnement und Meinungsstreit in der frühen arabischen Zeitschriftenkommunikation, Würzburg, Ergon Verlag, 2004. Anne-Laure Dupont, Ǧurǧī Zaydān (1861-1914), écrivain réformiste et témoin de la Renaissance arabe, Damas, IFPO, 2006.

16 « Les vertus qui y sont liées, et que l’on désigne par les termes d’humanité ou de raffinement des mœurs » (Al-fadâ’il al-latî tata‘allaq bi-hâ, wa-hiya al-latî yu‘abbirûna ‘anhâ bi-lafz insâniyya aw riqqat al-akhlâq, Manâhij), p. 81-82.

17 Sur ces débats, voir le livre important de Marwa El-Shakry, Reading Darwin in Arabic, 1860-1950, Chicago, University of Chicago Press, 2013.

18 La chose n’était pas si banale car les textes de l’époque écrits par des musulmans ne commençaient pas tous nécessairement par la basmallâh. La mention plurielle des prophètes, plutôt que l’évocation précise du seul Muhammad, était un gage de bonne volonté envers d’éventuels lecteurs ou élèves chrétiens, Jésus (‘Isa) étant reconnu comme prophète par l’islam.

19 Manâhij, p. 25. Au sujet de l’éternité de l’âme, on cite Muhammad ‘Abduh, sans indiquer la source.

20 Manâhij, p. 9.

21 Sur ce remplacement, cf. Albrecht Hofheinz, « Rāqī bi-akhlāqī. The moral turn – from sufi sheikhs to Facebook groups? », in Catherine Mayeur-Jaouen (dir.), Adab and Modernity: a « process of civilization »?, Leyde, Brill, à paraître.

22 Sur ce procédé, cf. Gilbert Delanoue, Moralistes et politiques musulmans dans l’Égypte du XIXe siècle (1798-1882), Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 1982.

23 « La fonction de la conscience est d’ordonner le bien et d’interdire le mal », Manâhij, p. 16. Sur ce commandement, cf. Michael Cook, Commanding Right and Forbidding Wrong in Islamic Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 2006 [1re édition 2000].

24 Manâhij, p. 57.

25 Manâhij, p. 81. En réalité, si Le Caire avait fermé son marché aux esclaves en 1842, c’est l’Empire ottoman qui a interdit la vente des Circassiens, puis la traite en général (mais non l’esclavage) dans les années 1850. Si la traite est définitivement abolie en 1877, aucune abolition de l’esclavage n’est édictée. C’est seulement l’affirmation de la liberté individuelle en 1895, reprise dans la Constitution égyptienne en 1923, qui sonne le glas de l’esclavage en Égypte : en 1910, les faits évoqués dans le texte n’ont donc rien d’un lointain souvenir.

26 Cf. Ehud R. Toledano, The Ottoman Slave Trade and Its Suppression, 1840–1890, Princeton, Princeton University Press, 1982 ; E. Toledano, Slavery and Abolition in the Ottoman Middle East, Seattle, University of Washington Press, 1998 ; E. Toledano, As If Silent and Absent: Bonds of Enslavement in Islamic Middle East, New Haven/Londres, Yale University Press, 2007 ; Mona L. Russell, Creating the New Egyptian Woman. Consumerism, Education, and National Identity, 1863-1922, New York, Palgrave-McMillan, 2004 ; Eve Troutt-Powell, Tell This in My Memory: Stories of Enslavement in Egypt, Sudan and the Late Ottoman Empire, Palo Alto, Stanford University Press, 2012. Pour une vision renouvelée, cf. M’hamed Oualdi, « L’esclavage en terres d’Islam. Période moderne et contemporaine », in O. Petré-Grenouilleau (dir.), Dictionnaire des esclavages, Paris, Larousse, 2010, p. 378-390.

27 Sur les racines médiévales de cette réflexion, cf. Felicitas Opwis, Maslaha and the Purpose of the Law: Islamic Discourse on Legal Change from the 4th/10th to the 8th/14th Century, Leyde, Brill, 2010. Sur l’adoption de la notion par les réformistes, cf. la thèse de Dyala Hamza L'intérêt général (maslaha 'âmma) ou le triomphe de l'opinion : fondation délibératoire (et esquisses délibératives) dans les écrits du publiciste syro-égyptien Muhammad Rashîd Ridâ (1865-1935), thèse de doctorat, EHESS, 2008.

28 Manâhij, p. 22.

29 Manâhij, p. 26.

30 Manâhij, p. 29.

31 Manâhij, p. 30-31.

32 Faute de place, on ne peut que renvoyer ici, à titre comparatif, à la façon dont ces questions ont été posées sous la Troisième République, dans des termes manifestement connus de notre auteur, Amîn Bey Wâsif : Patrick Cabanel, Le Dieu de la république. Aux sources protestantes de la laïcité (1860-1900), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003 et Pierre Ognier, Une école sans Dieu ? 1880-1895. L’invention d’une morale laïque sous la IIIe République, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2008.

33 Sur l’adab en général, cf. Francesco Gabrieli, « Adab », Encyclopédie de l’islam, 2e édition, Leyde, Brill, 2017, p. 1375-1376. Et l’introduction générale de Francesco Chiabotti, Eve Feuillebois-Pierunek, Catherine Mayeur-Jaouen et Luca Patrizi (éd.), Ethics and Spirituality in Islam: Sufi Adab, Leyde, Brill, 2017, p. 1-44. Sur l’adab comme éducation dans Sebastian Günther, « Education (general), up to 1500 », Encyclopaedia of Islam, 3e édition, Leyde, Brill, 2017. En ligne sur http://0-referenceworks-brillonline-com.catalogue.libraries.london.ac.uk/entries/encyclopaedia-of-islam-3/education-general-up-to-1500-COM_26134. Enfin sur l’adab dans les sociétés musulmanes, cf. Barbara Daly Metcalf (dir.), Moral Conduct and Authority. The Place of Adab in South Asian Islam, Berkeley, University of California Press, 1984 ; et Iman Farag, « Private Lives, Public Affaires: the Uses of adab », in Armando Salvatore (éd.), Muslim traditions and Modern Techniques of Power, Münster, LIT Verlag, 2001.

34 Manâhij, p. 46-47.

35 Ces allusions très brèves ne sont pas comparables aux investigations relativement systématiques proposées par Henri Marion, il est vrai professeur de philosophie, dans ses Leçons de morale, Paris, Armand Colin, 1882. Certains chapitres du livre de H. Marion, sous une forme très simplifiée, ont pourtant servi de modèle aux Manâhij, comme la XXe leçon qui porte sur la liberté (et donc sur l’abolition de l’esclavage).

36 Ovide Pavette, né le 6 juin 1851 à Membrolles (Loir-et-Cher), était inspecteur primaire, notamment à Chenonceaux (Indre-et-Loire). Outre La morale mise à la portée des enfants, à l’usage des écoles primaires de garçons et filles (1899), il a publié plusieurs manuels : Notions élémentaires et méthodiques d'agriculture, d'horticulture et d'arboriculture (Belin, 1889), Notions élémentaires de sciences avec leurs applications à l'agriculture et à l'hygiène (Belin, 1893), L'Instruction civique mise à la portée des enfants, à l'usage des écoles primaires (cours moyen et supérieur, Belin, 1907), ainsi que des articles de pédagogie dans la revue L'Instituteur.

37 Pierre Colin, « L’enseignement républicain de la morale à la fin du XIXe siècle », De la morale laïque, numéro spécial de la Revue d’éthique et théologie morale. Le Supplément, no 164, avril 1988, p. 108.

38 Herbert Spencer avait défendu dans un recueil d’articles de 1861, De l’éducation intellectuelle, morale et physique, des idées novatrices, tout en insistant sur la nécessaire utilité des connaissances éducatives et le primat des connaissances scientifiques sur la culture littéraire. Le recueil parut à Paris en traduction française dès 1878. Muhammad ‘Abduh l’avait dans sa bibliothèque, de même que l’Émile de Rousseau ; cf. Albert Hourani, Arabic Thought in the Liberal Age, 1789-1939, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 135.

39 Sur la notion de civilisation telle que la voyaient Ottomans et Égyptiens à l’époque (madaniyya, tamaddun), cf. Anne-Laure Dupont, Ǧurǧī Zaydān, op. cit., nombreux passages, dont p. 701-702.

40 Anne-Laure Dupont, « La fabrique d’un best-seller mondial. La réception du Self-Help de Samuel Smiles dans la culture réformiste arabe du XIXe siècle », in Armelle Enders, Fabrice Bensimon (dir.), Le siècle britannique au XIXe siècle, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2012, p. 337-366.

41 Manâhij, p. 34-35.

42 Manâhij, p. 46. Sur les décorations dans l’Empire ottoman et en Égypte, cf. Felix Konrad, Der Hof der Khediven von Ägypten. Herrscherhaushalt, Hofgesellschaft und Hofhaltung 1840-1880, Würzburg, Ergon, 2008, p. 241-247.

43 Manâhij, p. 42-45.

44  Philippe Fargues, « Family and Household in Mid-Nineteenth Century Cairo », in Beshara Doumani (éd.), Family History in the Middle East. Household, Property, and Gender, Albany, State University of New York Press, 2003, p. 23-50.

45 Sur la famille dans l’Égypte de cette époque et sur le discours réformiste à son sujet, cf. Mohammed Hocine Benkheira, Avner Giladi, Catherine Mayeur-Jaouen, Jacqueline Sublet, La Famille en islam d’après les sources arabes, Paris, Les Indes savantes, 2013, p. 431-464.

46 Lisa Pollard, Nurturing the Nation. The Family Politics of Modernizing, Colonizing, and Liberating Egypt, 1805-1923, Berkeley, University of California Press, 2005.

47 Qāsim Amīn, Tarīr al-mar’a, in al-A‘māl al-kāmila, Dār al-Šurūq, 2006, p. 319-418.

48 Un autre passage évoque le souci de l’honneur de la famille en faisant respecter le nom de famille, une idée de la morale aristocratique qui est tout à fait vide de sens pour la société égyptienne, Manâhij, p. 61-62.

49 Manâhij, p. 33, 36.

50 Manâhij, p. 39.

51 Manâhij, p. 61.

52 Manâhij, p. 67.

53 Le contenu de L’Éducation morale de Durkheim, publié en 1925 seulement, avait été enseigné dès 1902-1903. Durkheim et son disciple Lévy-Bruhl (La morale et la science des mœurs, 1903) eurent plusieurs étudiants égyptiens, dont Mansour Fahmy et le grand écrivain Taha Hussein, mais c’est dans l’entre-deux-guerres que se répandit en Égypte la sociologie durkheimienne, cf. Alain Roussillon, « Durkheimisme et réformisme. Fondation identitaire de la sociologie en Égypte », Annales. Histoires, Sciences sociales, n° 6, 1999, p. 1363-1394.

54 Manâhij, p. 69-70.

55 Décret du 5 janvier 1890, instituant une commission municipale à Alexandrie, Documents diplomatiques. Affaires d’Égypte 1884-1893, Paris, Imprimerie nationale, 1893, p. 370-392. Sur ces questions, cf. Michael Ezekiel Gasper, The Power of Representation. Publics, Peasants, and Islam in Egypt, Palo Alto, Stanford University Press, 2009.

56 Sur cette stratification sociale autour de la monarchie avant la colonisation britannique, cf. Felix Konrad, Der Hof der Khediven…, op. cit., p. 220-236. L’essor des écoles, les migrations et la colonisation avaient considérablement modifié le paysage social égyptien autour de 1900-1910.

57 Manâhij, p. 74.

58 Manâhij, p. 81-82.

59 Manâhij, p. 55-56.

60 Les livres pionniers de Margot Badran, Feminists, Islam, and Nation. Gender and the Making of Modern Egypt, Princeton, Princeton University Press, 1995, rééd. Le Caire, The American University in Cairo Press, 1996 et Beth Baron, The Women’s Awakening in Egypt. Culture, Society, and the Press, New Haven/Londres, Yale University Press, 1994 et Egypt as a Woman: Nationalism, Gender, and Politics, Berkeley, University of California Press, 2005 sont restés irremplacés. On peut toutefois consulter, sur la question des manuels et des programmes, Mona Russell, Creating the New Egyptian Woman. Consumerism, Education, and National Identity 1863-1922, New York, Palgrave-McMillan, 2004. Sur le témoignage exceptionnel de deux pionnières de l’enseignement public, cf. Catherine Mayeur-Jaouen, « The “Tomboy” and the “Aristocrat”: Nabawiyya Mûsâ et Malak Hifnî Nâsif, Pioneers of Egyptian Feminism », in Duygu Koksal, Anastassia Falierou (dir.), A Social History of Late Ottoman Women, Leyde, Brill, 2013, p. 257-270.

61 Sur la conscription, cf. Khaled Fahmy, « The Nation and its Deserters. Conscription in Mehmed Ali’s Egypt », International Review of Social History, no 43, 1998, p. 421-436 ; Khaled Fahmy, All the Pasha’s Men. Mehmed Ali, his Army, and the Making of Modern Egypt, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.

62 Al-Waqâ’i‘ al-misriyya, no 793, 12 janvier 1879. Pour les années 1876-1882, voir Irene Weipert-Fenner, Starke Reformer oder schwache Revolutionäre? Ländliche Notabeln und das ägyptische Parlament in der ʿUrābī-Bewegung, 1866-1882, Berlin, Klaus Schwarz Verlag, 2011.

63 Vue d’ensemble dans Anne-Claire de Gayffier-Bonneville, L’Égypte de 1800 à nos jours, Paris, Flammarion, 2016, p. 215. Voir aussi Malak Labib, La statistique d’État en Égypte à l’ère coloniale : Finances, espace public et représentation (1875-1922), thèse de doctorat, Aix-Marseille université, 2015.

64 Il s’agit d’une allusion islamique sécularisée : al-amr bi-l-ma‘rûf wa l-nahî ‘an al-munkir est supposé régler le comportement du croyant.

65 Sur le rôle croissant de l’État égyptien dans la charité publique au XIXe siècle, cf. Mine Ener, Managing Egypt’s Poor and the Politics of Benevolence 1800-1952, Princeton, Princeton University Press, 2003.

66 Manâhij, p. 72.

67 Manâhij, p. 73.

68 Voir Alain Roussillon, Identité et modernité. Les voyageurs égyptiens au Japon (XIXe-XXe siècle), Arles, Actes Sud, 2005.

69 Manâhij, p. 75.

70 Manâhij, p. 83-84.

71 Manâhij, p. 89.

72 Mesure agraire égyptienne, le feddan compte 0,42 ha.

73 Manâhij, p. 19.

74 Manâhij, p. 72. Sur les Syriens d’Égypte, cf. Thomas Philipp, The Syrians in Egypt 1725-1975, Stuttgart, Steiner, 1985. Sur les Juifs d’Égypte à l’époque contemporaine, cf. Gudrun Krämer, The Jews in Modern Egypt 1914-1952, Seattle, University of Washington Press, 1989.

75 Manâhij, p. 94.

76 Manâhij, p. 94.

77 Quraysh est le nom de la tribu du Prophète.

78 Manâhij, p. 96.

79 Manâhij, p. 97.

80 Manâhij, p. 97.

81 Là encore, à titre comparatif, cf. le numéro De la morale laïque de la Revue d’éthique et théologie morale. Le Supplément, no 164, avril 1988, notamment l’article de Jean-Marie Aubert, « Morale chrétienne et morale laïque », p. 73-82 et celui de Pierre Colin, « L’enseignement républicain de la morale à la fin du XIXe siècle », p. 83-115.

82 Manâhij, p. 101 sq.

83 Manâhij, p. 107-109.

84 Sur l’ihsân et son acceptation islamique classique, cf. Mine Ener, Managing Egypt’s Poor…, op. cit. Dans le manuel, un long passage lui est dévolu : Manâhij, p. 102-116.

85 Manâhij al-adab, p. 118-119.

86 Manâhij, p. 131-135.

87 Ce tournant nationaliste et identitaire est repéré également vers 1910 par Elena Chiti dans sa thèse sur les milieux littéraires alexandrins. Elena Chiti, Écrire à Alexandrie (1879-1940). Capital social, appartenances, mémoire, thèse de doctorat, Aix-Marseille université, 2013.

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References

Bibliographical reference

Catherine Mayeur-Jaouen, “Famille, Patrie et Loi morale : un manuel d’éducation civique pour écoliers égyptiens au début du XXsiècle”Histoire de l’éducation, 148 | 2017, 71-98.

Electronic reference

Catherine Mayeur-Jaouen, “Famille, Patrie et Loi morale : un manuel d’éducation civique pour écoliers égyptiens au début du XXsiècle”Histoire de l’éducation [Online], 148 | 2017, Online since 31 December 2020, connection on 09 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/3457; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.3457

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