Laot (Françoise F.), Rogers (Rebecca) (dir.). Les sciences de l’éducation. Émergence d’un champ de recherche dans l’après-guerre
Laot (Françoise F.), Rogers (Rebecca) (dir.). Les sciences de l’éducation. Émergence d’un champ de recherche dans l’après-guerre. Rennes : Presses universitaires de Rennes (coll. « Histoire »), 2015, 317 p.
Texte intégral
1Résultat d’un séminaire interuniversitaire de plusieurs années, cet ouvrage collectif présente une réelle unité. Les différents contributeurs ont effectué des recherches de première main, dans les archives, la presse spécialisée, les actes de colloque ou de congrès ; ils ont mobilisé les témoignages des acteurs, si bien qu’ils mettent à jour des pans entiers d’une histoire mal connue et tiennent les promesses de leur titre.
2L’on date généralement de l’année universitaire 1966-1967 l’émergence des sciences de l’éducation en France, avec la création d’une licence (décret du 22 juin 1966 réformant l’enseignement supérieur et arrêté du 2 février 1967), puis celle d’une section spéciale du CNU en 1969 (arrêté du 10 mai) qui sanctionnent l’institutionnalisation de la nouvelle « discipline » dans l’Université. L’année 1967 voit aussi paraître le premier numéro de la Revue française de pédagogie. Compte tenu de leur sujet, les auteurs privilégient logiquement l’amont plutôt que l’aval de cette charnière, allant avec quelques ajustements de la Libération au milieu des années 1970.
3La première partie est consacrée plus particulièrement à l’environnement international, une préoccupation constante de l’ouvrage. L’étude d’Anne Rohstock sur l’Allemagne de l’Ouest porte aussi en grande partie sur les initiatives américaines dans la constitution du champ. Gary Mac Culloch traite de la Grande-Bretagne, Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly de la Suisse et Elsa Roland de l’université libre de Bruxelles. Avec l’article de Nassira Hedjerassi sur les associations et congrès internationaux dans la dernière partie de l’ouvrage, ils permettent de mesurer le retard de la France dans ce domaine. En Grande-Bretagne, la Standing Conference on Studies in Education date de 1951 et le British Journal of Educational Research de l’année suivante. L’Écosse avait pris les devants en créant en 1928 un Conseil pour la recherche en éducation. Au début des années 1960, les universités britanniques ont des départements d’éducation qui forment des enseignants et mènent des recherches. En Belgique, l’université libre de Bruxelles a ouvert le sien en 1919, celle de Louvain en 1923 et celles de Gand et de Liège en 1928. Quant à la Suisse, rappeler la création de l’Institut Jean-Jacques Rousseau en 1912 et celle du Bureau international de l’éducation en 1925 risque de faire oublier Lausanne, Fribourg, Zurich et Berne : toutes les universités, sauf celle de Bâle, disposent au sortir de la Seconde Guerre mondiale d’une chaire de pédagogie.
4Le retard français saute aux yeux, mais cet ouvrage montre qu’il est moindre qu’on ne le croit. La seconde partie du livre analyse en effet quelques-uns des lieux où une recherche en éducation avait pris forme. Une institution d’État tout d’abord, l’Institut pédagogique national. Annette Bon part de la création en son sein, par Louis Cros en 1951, d’un Comité de la recherche pédagogique, qui devient en 1956 Service des études et recherches pédagogiques. Son directeur, Roger Gal, s’appuie sur le réseau préexistant des écoles normales d’instituteurs, et celui, en construction, des centres régionaux de documentation pédagogique. Il fait paraître, à partir de 1954, Le Courrier de la recherche pédagogique. Les réformes des années 1960 suscitent au ministère un intérêt accru pour les recherches dans ce domaine, et en 1966, pour succéder à Roger Gal qui vient de mourir, il nomme Louis Legrand et lui donne des moyens importants. Sous son impulsion, des équipes originales associant chercheurs et enseignants (dans leurs classes) se constituent, qui mènent des recherches novatrices sur les nouveaux programmes de français et de mathématiques et sur les structures des collèges.
5Le chapitre suivant, dû à Catherine Dorison, est consacré à juste titre au rôle de l’Association d’études pour l’expansion de la recherche scientifique (AEERS). L’irruption des praticiens au colloque d’Amiens (1968) bouleverse une problématique centrée à Caen (1966) sur l’organisation de la recherche.
6Il revient à deux équipes de chercheurs, Jean-Yves Seguy et André D. Robert d’une part, Emmanuelle Guey et Rebecca Rogers de l’autre, de mener deux études de cas : ceux de Lyon et de Paris, ou plus exactement de la Sorbonne avant qu’elle n’éclate. Deux configurations très différentes. À Lyon, un Institut de psychologie et de pédagogie avait été créé en 1941. À la Libération, il devient École pratique de psychologie et de pédagogie : EPPP. Cet institut d’université, dirigé par Léon Husson de 1953 à 1967, comporte un institut de recherche, un institut de liaison, un centre de documentation et des formations diplômantes, les unes à finalité professionnelle (psychologie pratique, orthophoniste, éducateur spécialisé, certificat d’aptitude à l’inspection primaire), les autres plus générales : le certificat de psycho-pédagogie et le diplôme d’études psychologiques et pédagogiques. Il s’y développe une approche pluridisciplinaire humaniste, où le lien entre chercheurs et praticiens est très fort. La restructuration des universités après 1968 sauvegarde sous d’autres intitulés cette réalisation pionnière.
7Le cas parisien est très différent. La licence de psychologie avait été créée en 1947. Dans ce cadre, un certificat de pédagogie fut enseigné par Maurice Merleau-Ponty, puis, après son élection au Collège de France, par Jean Piaget comme professeur associé. Après le départ de celui-ci, une chaire de pédagogie fut créée et confiée en 1957 à Maurice Debesse qui enseignait auparavant la psychologie pédagogique à Strasbourg. Le séminaire de recherche de M. Debesse devient progressivement laboratoire de pédagogie et se donne une visibilité académique en publiant de 1964 à 1971 son Bulletin. Avec cinq autres chercheurs ou enseignants-chercheurs et une collaboratrice technique du CNRS, c’est pour l’époque un laboratoire universitaire bien doté et qui s’étoffe. Il pilote des enquêtes collectives et des recherches-actions. Un séminaire général hebdomadaire fait dialoguer chercheurs et praticiens avec des étudiants, tandis que des groupes de travail permettent de diversifier les thématiques et d’affiner les méthodologies, des pratiques alors très novatrices dont héritera l’université Paris 5-Descartes.
8Intitulée « Champs de recherche », la troisième partie du livre est moins homogène. Jean-Michel Chapoulie retrace la construction de la sociologie de l’éducation en France, avec la fondation du Centre d’études sociologiques en 1946 et la création en son sein, en 1962 par Viviane Isambert-Jamati, du Centre de sociologie de l’éducation, et parallèlement, dans le Centre de sociologie européenne de Raymond Aron, celle d’un Groupe de sociologie de l’éducation animé par Pierre Bourdieu. Françoise Laot traite ensuite de la formation des adultes : ce « champ de recherche » animé essentiellement par le Centre universitaire de coopération économique et sociale [CUCES] et l’Institut national pour la formation des adultes [INFA] de Nancy, autour de Bertrand Schwartz dès le milieu des années 1950, est à la fois un lieu de formation, d’expérimentation et de recherche. Il exerce une influence considérable en raison du caractère très novateur de ses propositions, et de l’essaimage de ses membres dans beaucoup de structures de formation ou de recherche. Dominique Ottavi s’intéresse, enfin, à la psychopédagogie, un champ mal défini, en effet, mais c’est l’occasion d’étudier les différences qui séparent, par exemple, Gaston Mialaret de Maurice Debesse, et de signaler l’influence des consultations psychopédagogiques du Centre Claude Bernard ouvert en 1946.
9La dernière partie du livre, « dispositifs, publications et réseaux » étudie les congrès internationaux (Nassira Hadjerassi), les revues (Rebecca Rogers), les ouvrages « princeps » (Antoine Savoye) et les débuts de l’Association des enseignants et chercheurs en sciences de l’éducation (Nassira Hedjerassi). Ces chapitres extrêmement riches (comme les précédents) mettent en évidence le rôle des réseaux, notamment francophones. Les chercheurs français qui y participent sont aussi ceux autour desquels le champ se structure. La reconnaissance internationale est très précoce : le premier congrès international de l’enseignement des sciences pédagogiques (à Gand en 1953) donne naissance à l’Association internationale des sciences de l’éducation, et la même année, lors d’une rencontre à Lyon autour de Dottrens et de Husson se crée ce qui devient cinq ans plus tard l’Association internationale de pédagogie expérimentale en langue française. L’International education review commence à paraître en 1955.
10Ce trop bref résumé ne rend pas compte de toute la richesse de l’ouvrage, où l’on fait ample connaissance avec tous les personnages qui ont compté, à des titres divers, dans ce champ émergent. Des « focus » comblent opportunément certaines lacunes, comme celui consacré à Jean Hassenforder. Un index qui ne se limite pas aux noms de personnes en facilite opportunément la consultation.
11Deux regrets cependant. D’abord, si l’on devine, comme en filigrane, le rôle des foyers de recherche français qui n’ont pu être étudiés en détail (Strasbourg, Caen, Bordeaux, l’ENS de Saint-Cloud notamment), l’Institut supérieur de pédagogie de la faculté catholique de Paris est totalement absent du paysage. Il manque ensuite une conclusion générale. Il n’aurait pas été inutile de tirer une synthèse des multiples apports de l’ouvrage. Il a montré l’entrecroisement de trois processus d’émergence des sciences de l’éducation, qui sont rarement des types « purs » : l’un à partir de la psychologie expérimentale, l’autre à partir de formations plus ou moins professionnelles, le troisième sous l’impulsion de l’État. Quels sont les effets de ces genèses spécifiques sur la structuration de la recherche ?
12L’ouvrage ne s’interroge guère d’autre part sur le retard français qu’il relativise. Dans quelle mesure est-il imputable à la solidité du réseau républicain d’écoles normales, qui a longtemps permis de ne donner aucune responsabilité aux universités dans la formation professionnelle des enseignants ? Pour quel ensemble de raisons est-ce précisément dans les années 1960, et non plus tôt ou plus tard, que ce champ de recherche a émergé ? Le « comment ? » prend ici le pas sur le « pourquoi ? ». La richesse des matériaux exhumés par cette recherche devrait permettre d’amorcer une réponse à cette question, sinon à celle qui constitue la trame de fond sur laquelle se noue le statut académique des sciences de l’éducation. Comment expliquer, alors qu’il va de soi chez nos voisins de confier la formation des enseignants aux départements d’éducation des universités, que dans le pays de Descartes, le phantasme d’une prise de pouvoir des sciences de l’éducation sur cette formation ait entraîné la suppression des IUFM ? Et qu’aujourd’hui encore, la distance soit aussi grande entre ESPE et départements de sciences de l’éducation ?
Pour citer cet article
Référence papier
Antoine Prost, « Laot (Françoise F.), Rogers (Rebecca) (dir.). Les sciences de l’éducation. Émergence d’un champ de recherche dans l’après-guerre », Histoire de l’éducation, 142 | 2014, 273-277.
Référence électronique
Antoine Prost, « Laot (Françoise F.), Rogers (Rebecca) (dir.). Les sciences de l’éducation. Émergence d’un champ de recherche dans l’après-guerre », Histoire de l’éducation [En ligne], 142 | 2014, mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/3008 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.3008
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