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Dossier

Les caractères originaux de l’histoire de l’État enseignant français XIXe-XXe siècles

The original character of State education in France 19th-20th centuries
Philippe Savoie
p. 11-29

Texte intégral

  • 1 Jean-Noël Luc, Philippe Savoie (dir.), L’État et l’éducation en Europe, XVIIIe-XIXe siècles, numér (...)

1Réfléchir à la manière dont l’État s’est emparé, en France, de la question éducative et s’est donné les moyens, depuis deux siècles, de l’intégrer à son domaine d’intervention ; examiner les formes spécifiques de l’institution chargée de cette mission et les relations à l’État et à la société qui en résultent : tels sont les objets du dossier thématique présenté ici, qui fait suite au numéro spécial d’avril-juin 2012 dans lequel les rapports de l’État et de l’éducation étaient interrogés au prisme de la comparaison européenne1. Les cinq articles réunis dans ce volume proposent une série de regards sur l’histoire de l’État enseignant français et en interrogent les spécificités supposées, comme la réputation de centralisation étatique extrême du système éducatif et la place qu’y a pris, historiquement, la guerre scolaire entre l’Église et l’État. Ils s’attachent aussi à la construction de l’offre scolaire d’État, c’est-à-dire à la constitution de réseaux d’établissements aux attributions et caractéristiques définies par la loi et à la formation, à partir de ces réseaux, des filières scolaires qui ont organisé la carte des études, réservant longtemps l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur à une minorité, mais proposant aussi, par la suite, des voies de prolongation des études et des itinéraires de réussite accessibles au enfants du peuple, avant que les lois de démocratisation scolaire n’établissent sous la Troisième République un système intégré excluant théoriquement toute présélection sociale. Est également abordée ici la question de l’institution scolaire, et de son rapport étroit à la notion de corps enseignant, au point que celui-ci a semblé se confondre avec celle-là, confusion manifestée par l’existence supposée, après la Libération, d’une sorte de cogestion de l’éducation par l’État et les grandes centrales syndicales enseignantes.

2Ce recueil d’articles met aussi en scène l’institution scolaire d’État dans son rapport à la société : la défense de l’autonomie et du monopole conférés par Napoléon Bonaparte à l’Université impériale, contre les empiètements des corps constitués et des autres administrations de l’État, contre ceux du clergé et contre les exigences de la concurrence ; le discours de l’institution sur elle-même et sa politique de publicité, de production de statistiques et, depuis quelques décennies, d’indicateurs d’évaluation et d’outils de prospective, à travers l’étude des différents artisans de cette production.

I. Un système génétiquement centralisé ?

  • 2 On trouvera une discussion de cette opposition dans Robert D. Anderson, « Centralisation et décent (...)
  • 3 Inversion pointée par Robert D. Anderson, id.

3Ce qui, vu de France comme de l’étranger, semble caractériser le système éducatif français depuis un peu plus de deux siècles, c’est d’abord son extrême centralisation et la place prépondérante qu’y occupe l’État. Cette réputation de centralisation à outrance a fait du système éducatif français le parfait opposé du modèle britannique2. Dans celui-ci, l’initiative des individus, des sociétés privées et des églises a longtemps constitué le moteur principal, l’État n’intervenant, à l’époque contemporaine, que pour encourager ces initiatives, les financer, leur donner un cadre légal et une orientation d’ensemble à mesure qu’elles se développaient et faisaient école. Si l’on voulait schématiser à l’extrême, on dirait volontiers que le système scolaire français s’est constitué par le haut pendant que le système anglais se développait d’en bas sous le regard bienveillant et distant de l’État. Il y a du vrai dans cette opposition classique et il en reste des traces : en dépit des mesures de déconcentration, des lois de décentralisation et des politiques d’affirmation de la personnalité des établissements, les Français d’aujourd’hui n’attendent-ils pas toujours de l’État qu’il garantisse la qualité et l’équité de l’enseignement scolaire et supérieur sur tout le territoire ? Mais la centralisation historique de l’organisation d’ensemble ne doit pas abuser l’observateur. On soulignera d’abord, pour réfuter d’emblée toute idée de tempéraments nationaux immuables en la matière, l’inversion de tendance qui a vu dans les dernières décennies une nette centralisation éducative au Royaume-Uni, sous l’ère thatchérienne comme à l’époque du règne du NewLabour3, coïncider avec la décentralisation entamée en France dans les années 1980, non sans référence, d’ailleurs, au modèle anglais. Mais c’est surtout la réalité d’une centralisation durablement installée par Napoléon qu’il convient d’interroger, et avec elle la pertinence même de la notion d’un État enseignant.

1. Une réputation de centralisation à nuancer

  • 4 Décret impérial portant organisation de l’Université impériale, du 17 mars 1808.
  • 5 Philippe Marchand (dir.), Le baccalauréat 1808-2008. Certification française ou pratique européenn (...)
  • 6 Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire (1802-1914). Aux origines d’un servi (...)
  • 7 Cf. l’écart entre les normes légales concernant les deux classes de collèges communaux et la réali (...)

4On ne peut, de toute évidence, nier la centralisation étatique, précoce et durable, des institutions éducatives françaises. Une centralisation précoce – elle date de 1808 si l’on prend pour date d’origine le décret organisant l’Université impériale4 –, mais cependant plus formelle que réelle dès que l’on s’éloigne du cœur de l’Université impériale, l’organisation corporative, mais très soumise à l’État, à laquelle Napoléon Ier a confié le monopole de l’instruction et de l’éducation dans tout l’Empire. Pendant les trois premiers quarts du XIXsiècle, l’Université contrôle surtout les facultés et, non sans peine, le système des grades, notamment le baccalauréat, véritable verrou du monopole étatique5. Dans les lycées, pourtant établissements d’État, elle doit composer avec les contraintes financières et les réalités locales pour imposer une certaine uniformité dans l’inégalité et ordonner celle-ci en un système pyramidal cohérent qui favorise la circulation vers le sommet des meilleurs professeurs et des élèves les plus ambitieux6. L’Université s’efforce de peser sur les collèges communaux, sans beaucoup de moyens pour imposer ses exigences7. Victor Cousin s’en indigne en 1837 :

  • 8 Extrait du Mémoire sur l’instruction secondaire dans le royaume de Prusse de Victor Cousin, reprod (...)

« Il est impossible de ne pas considérer comme la plaie et la honte de l’instruction publique ces ombres de collèges qui couvrent la France, auxquels ne s’appliquent ni nos règlements d’études, ni nos règlements de discipline, et où il n’y a souvent qu’une classe de grammaire et une classe d’humanités »8.

  • 9 Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Ren (...)

5L’enseignement primaire, pour sa part, n’entre timidement dans le domaine de compétence de la corporation universitaire que sous la Restauration et il faut attendre la loi Guizot de 1833 pour qu’émerge, au delà des encouragements et de l’élaboration de normes concernant les critères d’ouverture des écoles et leur encadrement local, une véritable politique publique en la matière, fondée notamment sur un effort de formation des maîtres et de production de manuels scolaires. Le développement d’enseignements intermédiaires, techniques et agricoles, embryons de la démocratisation des études prolongées, est, jusqu’aux années 1930 au moins, plutôt l’affaire des municipalités que celle de l’État, même si une législation, une réglementation et une administration nationales spécifiques les organisent. Une centralisation précoce quoique longtemps très relative, donc, mais une centralisation durable, toutefois, qui atteint son paroxysme dans les décennies suivant la Deuxième Guerre mondiale, quand la question du développement éducatif entre dans le champ de compétence du Commissariat au Plan et qu’un gigantesque effort de construction et de rationalisation de l’offre scolaire est entrepris9. Mais une centralisation mise en cause depuis les années 1980, pour tenter de remédier aux difficultés et aux contradictions de la démocratisation scolaire.

2. La guerre scolaire et ses effets sur l’historiographie

  • 10 Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France, op. cit., p. 45-73.
  • 11 Paul Raphaël, Maurice Gontard, Un ministre de l’Instruction publique sous l’Empire autoritaire. Hi (...)
  • 12 Antoine Prost, « De l’enquête à la réforme. L’enseignement secondaire des garçons de 1898 à 1902 » (...)

6Une deuxième caractéristique de l’État enseignant français tient à sa relation conflictuelle avec l’Église catholique et à sa concurrence avec l’enseignement confessionnel10. Créé sur les ruines des institutions scolaires cléricales, l’enseignement public doit affronter au XIXe siècle un procès permanent en illégitimité morale, voire en tyrannie. Il est vrai que, outre les périodes de tension extrême induites par les grandes offensives laïques ou anticléricales de la Troisième République, ce procès est plus virulent lorsque dominent au pouvoir les tendances ultramontaines et conservatrices. On notera que le développement d’un enseignement confessionnel privé à côté de celui de l’État, après 1850, donne à l’enseignement de l’État l’occasion de démontrer sa capacité à affronter la rude concurrence opposée à ses écoles. Malgré le climat réactionnaire qui entoure le vote de la loi Falloux et la présence ostensible du clergé et de la magistrature qu’elle impose dans les instances de contrôle des institutions scolaires, cette loi permet d’en finir avec la tentation d’une conversion catholique de l’Université, entreprise sans succès lors de la Restauration. Désormais, l’enseignement public doit s’imposer en mettant en avant la supériorité de son offre éducative et ses avantages concurrentiels. C’est, avec brutalité et en piétinant l’esprit universitaire, ce que fait Fortoul entre 1852 et 1856 en préemptant l’enseignement scientifique, en adoptant une politique tarifaire offensive dans les lycées – qui consiste à baisser les tarifs d’études et de pension là où la demande est faible et à les augmenter là où elle est forte – et en faisant de l’unité, voire de l’uniformité, de l’enseignement public un argument concurrentiel11. Plutôt renforcé à l’époque du Second Empire, l’enseignement secondaire d’État a beaucoup plus de mal à soutenir la concurrence ecclésiastique sous la Troisième République – c’est la crise spectaculaire du secondaire public qui va aboutir à sa réinvention au début du XXe siècle12 –, au moment-même où les enseignements primaires élémentaire et supérieur publics rencontrent au contraire un succès remarquable.

  • 13 Philippe Savoie, « L’État et le local dans l’histoire éducative française », Éducation et sociétés(...)
  • 14 Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France, op. cit. ;  « À l’apogée de l’initiativ (...)
  • 15 Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, op. cit.

7La guerre scolaire, en occupant les esprits et en polarisant l’attention des historiens, a elle-même longtemps conforté une lecture du développement éducatif qui procèderait pour l’essentiel du sommet13 et selon laquelle la volonté du pouvoir central aurait été seule en cause. L’État n’aurait en quelque sorte que recueilli la succession de l’Église catholique dans son rôle ancestral d’éducatrice des populations, arrachant celles-ci à l’obscurantisme ou usurpant une mission sacrée, selon le point de vue : conception évidemment très schématique, qui faisait abstraction de la complexité institutionnelle dans laquelle se sont inscrites les institutions éducatives sous l’Ancien Régime, comme celles de l’époque contemporaine. La plus grande attention portée, depuis quelques décennies, aux marges d’initiative et d’autonomie des acteurs de l’histoire éducative avant et après la Révolution française – familles, communautés villageoises, municipalités, collectivités territoriales, chefs d’établissements publics ou privés, agents intermédiaires de l’administration – n’a pas fait disparaître la question du rôle de l’État, mais elle en a changé la nature. Si Jean-Michel Chapoulie, dans le cadre de ce dossier, met en évidence le caractère déterminant de l’action des agents de l’État dans la fameuse explosion scolaire d’après-guerre, couramment considérée par l’historiographie comme un mouvement spontané dû à une élévation massive de la « demande sociale » d’enseignement post-élémentaire, l’ouvrage de synthèse qu’il a publié en 2010 montre aussi que la conquête de la France par l’école d’État s’est largement faite dans les académies, les départements, les municipalités, les établissements14. L’auteur de ces lignes propose pour sa part de relire la construction de l’enseignement secondaire, qui a constitué au XIXe siècle à la fois le cœur et la pointe avancée de l’institution scolaire d’État, non seulement en mettant l’accent sur la tension entre le modèle des humanités classiques et les forces qui poussent à la modernisation des études et à l’ouverture sociale, mais aussi en portant l’analyse sur les établissements, sur leur mode de financement et leur organisation interne, sur la circulation des enseignants entre ces établissements, sur le développement et la diversification du corps et sur les logiques juridiques et d’action publique qui orientent l’harmonisation des traitements et des services et la mise en système des parties constitutives du secondaire et bientôt de la fonction publique enseignante : en bref, sur la réalité composite et mouvante à travers laquelle l’État s’est efforcé de produire une politique scolaire15.

II. Le développement de l’offre scolaire

  • 16 Spécificité brièvement exportée dans les pays voisins. Cf. à ce propos Jean-Noël Luc, Philippe Sav (...)
  • 17 Dominique Julia, « La naissance du corps professoral », Actes de la recherche en sciences sociales(...)

8Cependant, si l’on peut mettre en cause la réalité effective d’une centralisation scolaire étatique depuis le début du XIXe siècle, il y a bien une spécificité historique française quant à la prise en main de l’instruction publique par l’État16. Celle-ci procède en effet en grande partie de la Révolution française : la confiscation des biens du clergé, les effets de la constitution civile et du serment imposé aux prêtres, l’interdiction des congrégations enseignantes et l’abolition des universités ont privé l’Église de ses attributions éducatives autant que des moyens de les assumer et imposé sa relève par l’État. L’idée d’une responsabilité éminente de l’État en matière d’éducation, qui inspire l’essentiel des travaux du Comité d’instruction publique sous la Législative et sous la Convention, avait d’ailleurs déjà surgi avec force, à défaut d’effets immédiats, dans les débats suscités par l’expulsion des jésuites en 176217.

1. Une offre longtemps peu financée par l’État

  • 18 Dominique Julia, La Révolution : les trois couleurs du tableau noir, Paris, Belin, 1981, 394 p. ; (...)

9Mais si les plans d’éducation de la Révolution font volontiers de l’État l’enseignant de la société, avec la mission essentielle de donner aux citoyens et aux citoyennes l’éducation qu’impose le principe de souveraineté du peuple18, l’État n’a tout simplement pas, à cette époque, les moyens de cette ambition, et encore moins lorsqu’il doit soutenir l’intense effort financier des guerres révolutionnaires puis napoléoniennes. Aussi, les deux premières lois générales sur l’instruction publique, celles du 3 brumaire an V (25 octobre 1795) et du 11 floréal an X (1er mai 1802), renoncent-elles au financement de l’instruction primaire par l’État et s’accordent-elles pour concentrer les maigres ressources mobilisables à la formation des élites. Les très modernes écoles centrales de l’an IV avaient échoué à convaincre la clientèle visée qu’elles pouvaient utilement remplacer les anciens collèges, et les études classiques demeuraient manifestement la référence des familles souhaitant donner à leurs fils une éducation élevée. Le lycée, qui marie éducation classique et apprentissage précoce des mathématiques, devient en 1802 l’établissement d’État chargé de former les futures élites de la République et bientôt de l’Empire. C’est de là, de la loi du 11 floréal an X (1er mai 1802) et de la création des premiers lycées, qu’on peut dater l’existence d’une offre scolaire d’État.

  • 19 Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, op. cit., p. 69-93, 212-253, 357-38 (...)
  • 20 Discours prononcé au corps législatif par Fourcroy, orateur du gouvernement, sur un projet de loi (...)

10Cependant, si l’on peut considérer les premiers lycées comme la toute première offre scolaire d’État, il faut tout de suite préciser que cette offre n’est en fait que maigrement financée par l’État, et qu’elle le restera, faisant des familles le principal contributeur aux dépenses de l’enseignement secondaire public, jusqu’à ce que la conquête de la Troisième République par les Républicains aboutisse à faire exploser les montants de la dépense éducative19. Cette lourde contrainte financière est certes très ingénieusement levée en 1802. Le système présenté par Antoine Fourcroy au Corps législatif le 30 germinal an X (20 avril 1802)20 repose sur la polarisation de l’enseignement classique par un petit nombre de lycées, établissements d’État servant de modèles et de débouchés privilégiés pour les meilleurs élèves des écoles secondaires, catégorie qui regroupe les établissements privés ou municipaux proposant le même genre d’études, sous réserve qu’ils soient reconnus par l’État. Ainsi, la création d’un réseau très modeste (37 lycées en 1812 dans les limites de la France de 1789) permet-elle d’orienter un ensemble de trois à quatre cents établissements analogues au point de vue du modèle culturel, pédagogique et institutionnel proposé, d’en faire un tout qu’on appellera l’enseignement secondaire à partir des années 1830 et d’y imposer l’influence et l’autorité de l’État.

11Mais, si les établissements désignés comme écoles secondaires se développent dans les années qui suivent l’adoption de la loi du 11 floréal an X (1er mai 1802), les lycées ne parviennent pas tous à remplir leurs internats, non seulement de pensionnaires payants, mais même de boursiers de l’État, tant les familles regardent avec défiance ces nouveaux établissements, qu’ils tendent à assimiler aux écoles centrales, emblèmes du jacobinisme scolaire.

2. Du monopole à la concurrence

  • 21 La correspondance de Napoléon en témoigne et contraste avec l’optimisme affiché par Fourcroy. Cf. (...)
  • 22 Alphonse Aulard, Napoléon Ier et le monopole universitaire. Origines et fonctionnement de l’Univer (...)

12C’est de cette difficulté, évidente dès 180521, que nait l’Université impériale, créée par la loi du 10 mai 1806 et organisée par le décret du 17 mars 1808. En créant un corps enseignant laïc, il s’agit, sans céder au clergé, de donner à l’institution scolaire d’État ce qui faisait la force des anciennes congrégations : un esprit commun, une hiérarchie, des procédures de contrôle et d’inspection. Il s’agit aussi, pour triompher de la concurrence, d’établir un monopole sur l’enseignement et l’instruction publique, dérivé de celui des anciennes universités, mais étendu à tout l’Empire. La Révolution avait condamné les corps enseignants au nom de la liberté d’enseignement. L’Empire confisque cette liberté et légitime ce reniement en plaçant son Université dans la lignée glorieuse de l’Université de Paris. Les lycées, mais aussi les collèges communaux, héritent du monopole universitaire d’Ancien Régime et les pensions et institutions privées, réduites à l’encadrement des élèves en dehors des classes, sont attachées à l’Université à travers leurs maîtres et directeurs, nécessairement pourvus du baccalauréat ès lettres, grade universitaire fondamental et clé d’entrée dans la corps enseignant22.

  • 23 RLR, t. 5, 1820, p. 298-305.
  • 24 Relance inattendue si l’on considère les faibles disponibilités financières du moment, mais qu’écl (...)
  • 25 Dans l’extrait d’ouvrage, déjà mentionné, qu’il publie dans le Journal général de l‘instruction pu (...)
  • 26 Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, op. cit., p. 180-190. Cette politiq (...)

13Mais l’instauration de l’Université ne suffit pas à imposer le monopole des établissements publics sur l’enseignement. L’offre publique se développe difficilement, en particulier celle des lycées qui en sont le cœur. Napoléon s’exaspère de la concurrence des établissements privés et des petits séminaires. Cette crispation inspire le décret impérial du 15 novembre 1811 qui durcit le monopole universitaire23. Elle entraîne également une relance assez inattendue des créations de lycées24, limitées jusqu’alors par la pénurie financière et le succès très relatif des premières créations, afin d’aboutir rapidement au chiffre symbolique de cent lycées dans les limites de l’Empire, soit plus du double du réseau créé depuis 1802. Faute d’un élan spontané des familles, il s’agit en somme d’imposer les lycées en supprimant la concurrence – ou, du moins, en en supprimant une bonne part et en réduisant le reste à un rôle d’accompagnement pédagogique et de surveillance d’une partie des élèves des établissements publics  – et d’augmenter le nombre de ces lycées pour couvrir autant que possible le territoire de l’empire. Instruit jusqu’en 1813, ce projet consiste à transformer en lycées des établissements existants, gros collèges communaux ou institutions au passé souvent prestigieux. S’il n’aboutit finalement à aucune création avant la fin de l’Empire, le projet des cent lycées – repris à sa manière par Cousin en 183725 – inspire toutefois la politique de transformation de collèges communaux en lycées qui va constituer, au XIXe siècle, la source essentielle de densification du réseau26. Mais c’est avec Hippolyte Fortoul que cette politique prend tout son sens : la loi Falloux (1850) ayant aboli le monopole universitaire, il s’agit alors d’offrir à terme aux populations de chaque département l’enseignement de l’État pour mieux contrer la concurrence ecclésiastique, en laissant entendre que cet enseignement d’État est le même sur tout le territoire, ce qu’il n’est certes pas, tant diffère l’offre d’enseignement selon l’effectif des lycées et les ressources des villes où ils sont implantés, sans parler de la qualité des professeurs et de l’émulation entre élèves. Assez peu crédible en l’occurrence, l’argument de l’uniformité de l’enseignement public est déjà brandi au début du Second Empire et opposé aux variations de l’offre privée.

3. Les ressorts de la démocratisation

  • 27 Jean-Pierre Briand, Jean-Michel Chapoulie, Les collèges du peuple. L’enseignement primaire supérie (...)

14L’État enseignant ne se construit donc pas, jusqu’à la Troisième République, selon un plan préalable appliqué méthodiquement et appuyé sur l’attribution de moyens déterminés à l’avance, mais en fonction des ressources disponibles, des opportunités, des impératifs conjoncturels et selon des schémas institutionnels largement empruntés au passé, y compris dans les innovations les plus hardies. Une grande partie de cette construction a par ailleurs longtemps échappé au récit canonique de l’histoire de l’école, partagé entre la tradition glorieuse des universités, des humanités, des grands lycées, des classes préparatoires et des grandes écoles, et la non moins glorieuse histoire de l’école primaire élémentaire républicaine, gratuite, laïque et obligatoire et de ses fameux hussards noirs. A ainsi été laissée longtemps dans l’ombre l’énorme contribution de l’enseignement primaire supérieur à la démocratisation de l’école27 et sous-estimé de ce fait, plus généralement, l’apport du modèle longtemps prépondérant d’une démocratisation scolaire empruntant des voies parallèles au secondaire, moins défavorables à la réussite des fils et des filles du peuple, au profit de celui de l’école unique, refusant a priori toute ségrégation sociale à l’école, mais laissant dans le même temps sans réponse les questions sur les effets scolaires et sociaux des inégalités de capital culturel.

15L’article de Jean-Michel Chapoulie montre ici tout ce que la fameuse explosion scolaire des années 1960 doit à l’État et à ses agents : elle a été largement préparée, lors des décennies précédentes, par les modifications apportées au régime des collèges communaux, et par les procédures mises en place en conséquence, qui ont permis notamment l’accélération des ouvertures d’établissements par le contournement des procédures impliquant les municipalités, et elle a été rendue possible par le travail sur le terrain des inspecteurs d’académie. Il montre aussi le rôle inédit que joue la planification dans ce phénomène : à défaut de maîtriser la répartition des flux d’élèves vers les filières que recommanderaient les besoins de travailleurs, le Plan incite très largement à développer la scolarisation, non seulement pour améliorer la formation de la main d’œuvre mais aussi pour parer aux risques d’un chômage massif des jeunes. Comme celle des dernières décennies du XIXe siècle, cette période de développement volontariste de la scolarisation se caractérise aussi par un effort considérable de construction scolaire dont les traces restent visibles dans le paysage des villes, des banlieues et des petites agglomérations des zones rurales.

III. Corporatisme enseignant, État et société

  • 28 Philippe Savoie, « L’Université impériale, le corps enseignant et l’institution scolaire publique. (...)
  • 29 Les élèves latinistes des pensions et institutions doivent acquitter la taxe universitaire. En 182 (...)
  • 30 André Chervel, Marie-Madeleine Compère, « Les humanités dans l’histoire de l’enseignement français (...)
  • 31 L’idée d’un rapprochement entre les ordres primaire et secondaire est déjà implicite dans la préfa (...)

16L’épisode fondateur de la période impériale est lourd de conséquences pour l’État enseignant. En rattachant le corps enseignant à la tradition universitaire, il offre aux professeurs des facultés, mais aussi, et c’est l’essentiel ici, à ceux des lycées, un prestigieux lignage qu’ils sauront s’approprier pour faire valoir leur statut professionnel et une sorte de suprématie culturelle28 que la résurrection des universités et l’essor de l’enseignement moderne écornent au tournant du XXe siècle sans en éradiquer le souvenir. En faisant de l’enseignement du latin le critère d’appartenance à l’Université29, il rend aux humanités classiques une place éminente dont les critiques qui s’abattaient sur elles au XVIIIe siècle ne laissaient guère augurer30. Surtout, il place l’enseignement primaire élémentaire, et bientôt ses extensions primaire supérieure et technique (enseignement agricole compris), aux marges de l’institution : non gradués, leurs enseignants sont exclus de l’Alma Mater. C’est plus de soixante-dix ans après la fondation de l’Université que, dans la foulée des lois scolaires fondamentales, la prise en charge du primaire par l’État, en 1889, fait surgir un deuxième corps enseignant public, à bien des égards étranger à celui des universitaires, même si l’historiographie est revenue aujourd’hui de l’idée de deux ordres primaire et secondaire absolument imperméables et d’une ségrégation sociale et culturelle absolue. Le projet d’école unique, formulé dans ces termes à la fin de la Première Guerre mondiale31, a d’ailleurs eu pour objectif de faire de ces deux institutions scolaires étrangères l’une à l’autre et socialement clivées un seul système d’enseignement construit selon des degrés successifs et non plus des ordres juxtaposés. Longs à venir, les résultats n’ont été à la hauteur des attentes ni pour les professeurs de lettres qui, depuis la réforme de 1902, rêvaient d’être débarrassés de leurs cancres de bonne famille au profit d’élèves doués d’extraction populaire, ni pour les partisans d’une réelle égalité des chances. Le collège unique créé en 1975 par la réforme Haby résume à lui seul les contradictions de ce projet qui prétendait égaliser les chances en uniformisant la formation des jeunes adolescents mais qui s’est heurté aux inégalités spatiales de capital social et culturel et aux difficultés pédagogiques des classes hétérogènes, et qui n’a pu choisir tout à fait entre sa vocation de prolongement du tronc commun primaire et le modèle ancestral d’une préparation aux classes supérieures du secondaire.

1. La force du corporatisme enseignant

  • 32 Philippe Savoie, « L’Université impériale, le corps enseignant et l’institution scolaire publique… (...)

17Malgré ces tensions récurrentes, la force du corporatisme enseignant est sans doute une des spécificités majeures du système éducatif français. Il ne s’agit pas ici de faire usage de ce terme dans son acception péjorative, mais bien de prendre en compte le poids historique qu’a eu, dans la construction de la profession enseignante publique, sa constitution en corps. Ce corporatisme puise en effet ses racines dans l’opération paradoxale et magistrale qu’a été la création de l’Université impériale : celle-ci n’offre pas qu’un cadre d’organisation efficace et protecteur à l’enseignement public en réintroduisant, à l’échelle de l’Empire, le vénérable monopole universitaire qu’avait condamné la Révolution. Tout en donnant à la prise en main de l’éducation par l’État une allure moins brutale, elle confère à l’institution un vernis de légitimité qui justifie le retour aux corporations enseignantes, c’est-à-dire à ce qu’avaient rejeté avec la plus grande virulence les comités et assemblées révolutionnaires, favorables à la liberté d’enseignement. Mais ce nouveau corps enseignant est laïc, ce qui le distingue très nettement des universités et des congrégations enseignantes de l’Ancien Régime et lève une objection majeure. Très vite, en tout cas, les membres de ce corps s’approprient la fiction d’une filiation directe entre l’ancienne Université de Paris et la nouvelle Université impériale, et adhèrent à l’idéologie qui s’ébauche au sein de celle-ci, mêlant la vénération des humanités classiques et l’adhésion au corporatisme quelque peu mythifié et recomposé qui lui est proposé. C’est toutefois sous la Restauration, et dans la persécution que subit le corps enseignant, que le sentiment universitaire va se consolider, avant de s’épanouir sous la tutelle bienveillante de la monarchie de Juillet. L’alternance d’un Second Empire d’abord hostile, ou au moins très autoritaire, puis plus souple et plus favorable, puis, après les tracasseries de l’Ordre Moral, d’une République franchement amicale, consolide au bout du compte l’attachement à ce qui n’était au départ qu’une création de circonstance32.

  • 33 André Grevet, La Commission de l’instruction publique et la préservation de l’État enseignant (181 (...)
  • 34 Cf. la « Notice historique sur les universités » qui ouvre le premier Almanach de l’Université imp (...)

18Création du « tyran », l’Université impériale semblait devoir disparaître avec la Restauration. André Grevet analyse ici le rôle et le bilan de la Commission de l’Instruction publique qui, dans les cinq ans suivant la deuxième Restauration, a dirigé collectivement l’Université impériale, devenue Université royale de France, en lieu et place de l’ancien grand-maître, et a su maintenir l’institution et la remettre en marche dans des circonstances peu favorables33. Mais y avait-il une solution alternative qui puisse garantir le maintien de l’offre éducative reconstituée après la Révolution, et qui puisse aussi faire face à la grave crise financière de l’institution ? A. Grevet reprend l’analyse d’Ambroise Rendu, qui, en 1816, opposait aux ultras qui voulaient dissoudre l’Université que l’Église était bien trop affaiblie pour reprendre le flambeau de l’instruction publique. Véritable idéologue de l’Université, catholique gallican et royaliste libéral, Rendu joua un rôle éminent dans la bataille de 1816. Il avait d’ailleurs largement anticipé sa défense en se faisant l’interprète et l’illustrateur, depuis 1810, de l’idée d’une institution napoléonienne héritière de l’Université de Paris et protégée par l’empereur comme celle-ci l’avait été par les rois de France34. Pierre-Paul Royer-Collard, nommé à la tête de la Commission de l’instruction publique, instance collective qui prend la place du grand maître de l’Université, était l’inspirateur avec Guizot, sous la première Restauration, de l’ordonnance du 17 février 1815, jamais appliquée, laquelle transformait les dix-sept académies en autant d’universités relativement autonomes, quoique coiffées par un Conseil supérieur de l’instruction publique, revenant ainsi à une version décentralisée de l’Université qui avait été mise à l’étude lors de l’élaboration du décret d’organisation. Malgré les attaques virulentes et l’offensive législative de 1816, c’est finalement le maintien de l’Université, de son monopole et de sa fiscalité qui prévaut. L’infiltration de l’Université et sa conversion de l’intérieur, tentée par le clergé ultramontain à l’époque où les ultras tiennent le pouvoir, échoue à son tour : ni la tutelle des Affaires ecclésiastiques, à partir de 1820, ni la nomination de membres du clergé comme proviseurs et professeurs de philosophie, ni la suppression de l’École normale, ni l’action des aumôniers dans les lycées, ni les révocations de professeurs trop indépendants ou libéraux ne parviennent à soumettre l’Université, dont l’esprit de corps se renforce au contraire dans l’adversité.

2. De l’autonomie contestée du corps enseignant à la cogestion du ministère ?

  • 35 Loi relative à l’enseignement, du 15 mars 1850, Bulletin administratif de l’instruction publique, (...)
  • 36 Yves Verneuil, « Corporation universitaire et société civile : les débats sur la composition du Co (...)

19C’est de cet échec de la réaction religieuse que va naître, parmi les catholiques libéraux, le projet, non plus d’une université convertie mais d’une école confessionnelle libre, à côté de l’Université, et la revendication de la liberté d’enseignement, naguère portée par la Révolution française. Pour autant, les forces conservatrices et ultramontaines, au sein du clergé, n’ont pas renoncé à rétablir l’influence et l’autorité morale de l’Église sur l’enseignement public. La liberté d’enseignement est inscrite dans la charte modifiée de 1830, mais ce n’est qu’en 1850 que le parti de l’Ordre supprime le monopole universitaire. La déchéance de l’Université est l’occasion de mettre en cause l’autonomie dont avait bénéficié le corps enseignant depuis 1828. La loi Falloux35 substitue au Conseil de l’Université un Conseil supérieur de l’instruction publique (CSIP) qui comporte des représentants des « forces sociales », et notamment des églises et de la magistrature, supposés représenter la société au sein de l’instance suprême de l’institution scolaire, qui en est aussi le tribunal supérieur. Ces forces étaient d’ailleurs déjà représentées dans les instances universitaires sous la Restauration. La monarchie de Juillet s’était montrée plus libérale avec les universitaires, tout en donnant au clergé et aux « forces sociales » locales une place dans les instances de contrôle des écoles primaires. Si elle est cohérente avec la liberté d’enseignement, qui prive l’ancienne Université de son monopole sur l’enseignement, cette ouverture du CSIP à la société est vécue par les universitaires comme une intrusion et une mise sous tutelle, qui les renvoient à l’époque où Mgr Frayssinous était nommé grand-maître de l’Université (1822) puis ministre des Affaires ecclésiastiques et de l’Instruction publique (1824). La réforme du CSIP par Jules Ferry, en 1880, apparaît donc pour le corps enseignant comme l’aboutissement triomphal de décennies de lutte pour l’autonomie. En écartant les représentants des « forces sociales » au profit des seuls représentants du corps, de l’administration et de l’État, et en établissant le principe d’une élection des représentants des enseignants, Jules Ferry donne enfin un contenu au principe du gouvernement du corps par lui-même, à cette autonomie corporative qui n’avait été depuis 1808 qu’un faux-semblant. Mais l’idée d’une nécessaire représentation de la société n’est pas vaincue pour autant. Elle reparait dans le débat et Yves Verneuil montre ici la diversité de positions que recouvre son invocation lors des débats sur la composition du Conseil supérieur de l’instruction publique (CSIP) sous la Troisième République, Combes en faisant un moyen de contrer le conservatisme des agrégés classiques et des grandes écoles, avant que l’introduction de représentants des parents d’élèves, ainsi que des chefs d’établissements, ne permette de surmonter les contradictions du camp républicain et laïc36.

  • 37 Laurent Frajerman, « Entre collaboration et contrepouvoir. Les syndicats enseignants et l’État (19 (...)

20L’un des enjeux des tensions concernant la composition du CSIP renvoie, on vient d’y faire allusion, à l’inégale représentation des parties du corps enseignant. Outre le poids de la hiérarchie des grades et des fonctions, il serait plus juste de considérer « le » corps enseignant, comme nous l’avons fait au début de cet article, comme l’agrégat de corps enseignants distincts, inégaux et, si nous prenons en compte les deux corps enseignant secondaire et primaire, culturellement éloignés et rivaux à bien des égards. Le développement de l’enseignement primaire supérieur et les enjeux du partage des compétences dans la construction de l’école unique n’ont fait qu’aiguiser cette rivalité dans l’entre-deux-guerres, produisant un paysage syndical dont les prolongements politiques n’ont pas été sans influence sur l’évolution des politiques scolaires menées depuis la Libération. C’est le poids et les modalités de la supposée cogestion de l’Éducation nationale par l’administration et les syndicats que l’article de Laurent Frajerman s’efforce de mettre en perspective à partir, notamment, des archives de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN)37. Organisée en syndicats catégoriels, notamment le Syndicat national des instituteurs (SNI) et le Syndicat national de l’enseignement secondaire (SNES), et divisée en tendances politiques, la FEN bénéficie à partir de la Libération de la présence au gouvernement et dans les ministères de ministres et de fonctionnaires appartenant aux mêmes partis, notamment la SFIO. Ce que met en lumière L. Frajerman, c’est l’importance, pour le bon fonctionnement du système scolaire sous la IVe République, des relations personnelles entre syndicalistes et fonctionnaires de l’administration centrale ou des académies, relations fondées non seulement sur la proximité politique et l’adhésion aux mêmes valeurs, telles que la laïcité, mais aussi sur un échange de bons procédés permettant aux syndicats d’aider plus efficacement leurs adhérents et à l’administration de s’assurer une certaine paix sociale. C’est aussi un système qui conduit les syndicalistes à s’approprier la logique et les règles de fonctionnement de l’administration plutôt qu’à les contester, jusqu’à l’arrivée de la Cinquième République qui marque une prise de distance bientôt compensée par l’avènement de la FEN au rang des grandes centrales syndicales.

3. La production d’information et de statistiques

  • 38 Jean-Charles Geslot, « Communication officielle et marché éditorial. Les publications du ministère (...)

21Un dernier aspect de l’action de l’État en matière scolaire aux XIXe et XXe siècles abordé dans ce dossier, et qui met en jeu le triangle État-institution scolaire-société, concerne la production et la diffusion d’information, de statistiques et d’études sur le système éducatif. Dès l’époque, avant l’Université impériale, où l’instruction publique est encore administrée par une direction du ministère de l’Intérieur, cette activité constitue à la fois un instrument de gestion de ce qui n’est encore qu’un embryon de système éducatif et un outil de propagande en direction de l’opinion publique éclairée comme des familles susceptibles de placer leurs fils dans les lycées et les écoles spéciales de l’État. Au cours du XIXe siècle, les éditeurs spécialisés se disputent le marché des publications officielles de l’Université et du ministère de l’Instruction publique, facteur de reconnaissance publique et porteur d’enjeux éditoriaux plus larges38. Nous avons évoqué plus haut la fonction politique et idéologique de la notice historique sur les universités qui ouvre le premier volume de l’Almanach de l’Université impériale ou des recueils de textes officiels élaborés par Ambroise Rendu, qui remplissent par ailleurs leur fonction pratique et informative. Même si leur diffusion est limitée, la publication des statistiques de l’enseignement secondaire, du rapport assez sommaire de Villemain en 1843 aux recueils remarquablement détaillés, véritables mines d’information, de Duruy et de ses successeurs, donne l’occasion de mettre en scène les progrès accomplis autant que la bonne foi du ministère. Il en va de même concernant la publication des statistiques de l’enseignement primaire par la Troisième République, y compris un volume rétrospectif (1829-1877) qui fait écho en quelque sorte à l’enquête du recteur Maggiolo qui, sous le Second Empire, avait établi les progrès de l’instruction à partir de l’indice contestable des signatures des actes de mariage.

  • 39 Xavier Pons, Les statisticiens du ministère de l'Éducation nationale : évolutions d'un métier d'Ét (...)

22Les articles de Jean-Michel Chapoulie et de Xavier Pons39 abordent l’un et l’autre la profonde évolution qui marque l’utilisation par l’État des outils statistiques dans la gestion du système éducatif au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. J.-M. Chapoulie pointe la révolution culturelle apportée, après la Deuxième Guerre mondiale, par l’intégration de l’éducation au champ d’observation et de programmation du Commissariat au Plan. Ce nouvel acteur des politiques publiques établit en effet un lien entre les besoins du marché de l’emploi, notamment en ingénieurs et techniciens, en fonction de l’impératif d’augmentation de la productivité de l’économie, et la direction à donner au développement de la scolarisation. C’est de cette impulsion, et du constat de la carence des statistiques scolaires des années 1950, que vient le mouvement qui conduit à constituer un véritable service de statistique scolaire, dont les travaux mettent en évidence de forts contrastes des taux de scolarisation départementaux et une insuffisance globale du taux d’accès en sixième. C’est aussi l’origine de la carte scolaire comme outil de régulation de la scolarisation dans le premier cycle secondaire, bientôt regroupé dans un établissement unique, le collège d’enseignement secondaire (CES). De son côté, Xavier Pons s’attache aux producteurs de la statistique scolaire depuis 1957, pour contribuer à l’histoire politique et sociale d’un métier d’État. Il dresse une typologie très éclairante des différentes populations qui ont collaboré à cette production, et analyse leurs clivages professionnels et politiques – tension entre ceux qui produisent les statistiques et ceux qui les utilisent, entre les statisticiens de l’INSEE et les spécialistes du système éducatif, entre le « soviet » de Vanves, où a été installé le service statistique, et le siège du ministère de l’Éducation nationale – afin d’éclairer l’histoire d’une fonction qui a connu une mutation technique et une professionnalisation très importantes, et une évolution de ses missions tout aussi spectaculaire. Cette évolution a conduit, au sein de la Direction de l’évaluation et de la prospective (DEP), à faire de la production d’indicateurs statistiques sur le système éducatif, non seulement un outil d’évaluation, de prospective et de pilotage au service de cette énorme administration, mais aussi un support offert au débat public, au risque d’éveiller des soupçons de manipulation politique, avant que l’adoption de la Loi organique relative aux lois de finance de 2001 ne modifie sensiblement les missions de cette direction.

Conclusion

23La tutelle précoce et durable de l’État sur le système éducatif français a contribué à donner à celui-ci quelques uns de ses caractères particuliers. La prépondérance des fonctionnaires parmi la profession enseignante en est un des indices les plus visibles, et leur sentiment durable d’appartenance à un corps enseignant un des héritages de l’épisode napoléonien, qui a également attaché à l’enseignement français la réputation d’une extrême centralisation. Pour autant, sa relation étroite à l’État n’a jamais dispensé l’institution scolaire de s’adresser à la société, ni d’en subir l’influence, et elle n’a jamais aboli la dimension locale des phénomènes liés à la scolarisation de la population. Les articles réunis dans ce dossier contribuent à repenser les modalités et les conditions de l’action historique de l’État en matière éducative, à en montrer la complexité et à en restituer les enjeux, à souligner la diversité des terrains et des échelles où elle se déroule, et à pointer les tensions et les contradictions qui traversent et opposent ceux qui en sont chargés.

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Notes

1 Jean-Noël Luc, Philippe Savoie (dir.), L’État et l’éducation en Europe, XVIIIe-XIXe siècles, numéro spécial d’Histoire de l’éducation, n° 134, avril-juin 2012, 134 p.

2 On trouvera une discussion de cette opposition dans Robert D. Anderson, « Centralisation et décentralisation dans la formation des élites en France et en Grande-Bretagne à l’époque contemporaine », in Jean-Noël Luc et Philippe Savoie, op. cit., p. 39-58.

3 Inversion pointée par Robert D. Anderson, id.

4 Décret impérial portant organisation de l’Université impériale, du 17 mars 1808.

5 Philippe Marchand (dir.), Le baccalauréat 1808-2008. Certification française ou pratique européenne ?, Lille/Lyon, Revue du Nord-INRP, 2010, 446 p. ; Jean-Baptiste Piobetta, Le baccalauréat, thèse de doctorat, Paris, J.-B. Ballière, 1937, 1041 p. ; Louis Liard, L’enseignement supérieur en France, 1789-1893, t. 2, Paris, Armand Colin, 1894.

6 Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire (1802-1914). Aux origines d’un service public, Lyon, ENS éditions, 2013, 501 p.

7 Cf. l’écart entre les normes légales concernant les deux classes de collèges communaux et la réalité des établissements telle qu’elle ressort du Rapport Villemain : Rapport au Roi sur l’instruction secondaire, du 3 mars 1843, Bulletin universitaire, t. 13, p. 3-120.

8 Extrait du Mémoire sur l’instruction secondaire dans le royaume de Prusse de Victor Cousin, reproduit dans le Journal général de l‘instruction publique du 1er janvier 1837, p. 67-70.

9 Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 614 p. Voir l’article du même auteur pour ce dossier thématique : « À l’apogée de l’initiative d’État sur l’école : le commissariat au Plan, le développement de l’appareil statistique national et la carte scolaire du premier cycle (1955-1970 », infra.

10 Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France, op. cit., p. 45-73.

11 Paul Raphaël, Maurice Gontard, Un ministre de l’Instruction publique sous l’Empire autoritaire. Hippolyte Fortoul, 1851-1856 ; Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, op. cit., p. 222-234 et 268-291.

12 Antoine Prost, « De l’enquête à la réforme. L’enseignement secondaire des garçons de 1898 à 1902 », Histoire de l’éducation, n° 119, juillet-septembre 2008, p. 29-80.

13 Philippe Savoie, « L’État et le local dans l’histoire éducative française », Éducation et sociétés, n° 1, 1998, p. 123-139.

14 Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France, op. cit. ;  « À l’apogée de l’initiative d’État… », art. cité.

15 Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, op. cit.

16 Spécificité brièvement exportée dans les pays voisins. Cf. à ce propos Jean-Noël Luc, Philippe Savoie (dir.), L’État enseignant en Europe, op. cit.

17 Dominique Julia, « La naissance du corps professoral », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 39, 1981, p. 71-86.

18 Dominique Julia, La Révolution : les trois couleurs du tableau noir, Paris, Belin, 1981, 394 p. ; Bronislaw Baczko, Une éducation pour la démocratie. Textes et projets de l’époque révolutionnaire, 2e éd., Genève, Droz, 2000, 526 p.

19 Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, op. cit., p. 69-93, 212-253, 357-381.

20 Discours prononcé au corps législatif par Fourcroy, orateur du gouvernement, sur un projet de loi relatif à l’instruction publique, du 30 germinal an X (20 avril 1802), Recueil de lois et règlements concernant l’instruction publique, depuis l’édit de Henri IV en 1598 jusqu’à ce jour (RLR), Paris, Brunot-Labbé, t. 2, 1814, p. 55-84.

21 La correspondance de Napoléon en témoigne et contraste avec l’optimisme affiché par Fourcroy. Cf. Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, op. cit., p. 74-77.

22 Alphonse Aulard, Napoléon Ier et le monopole universitaire. Origines et fonctionnement de l’Université impériale, Paris, Armand Colin, 1911, 385 p. On peut discuter l’appréciation d’Aulard qui fait du lien entre les chefs d’institutions et maîtres de pensions et l’Université une « fiction légale », cf. Philippe Savoie, « Construire une système d’instruction publique : de la création des lycées au monopole renforcé (1802-1814), in Jacques-Olivier Boudon (dir.), Napoléon et les lycées. Enseignement et société en Europe au début du XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2004, p. 39-55.

23 RLR, t. 5, 1820, p. 298-305.

24 Relance inattendue si l’on considère les faibles disponibilités financières du moment, mais qu’éclaire l’agacement de l’Empereur, dès 1805, devant le succès des collèges communaux au moment où les lycées peinent à atteindre la viabilité financière. Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, op. cit., p. 75-76.

25 Dans l’extrait d’ouvrage, déjà mentionné, qu’il publie dans le Journal général de l‘instruction publique du 1er janvier 1837.

26 Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, op. cit., p. 180-190. Cette politique de transformation de collèges communaux en lycées entre 1830 et 1870 est le sujet de la thèse en cours de Solenn Huitric, à l’ENS de Lyon, dont le travail a d’ores et déjà mis en évidence sa continuité avec le projet de 1811, soulignée par le fait que, sous la monarchie de Juillet comme sous le Second Empire, la concurrence entre les villes pour la transformation de leur collège en lycée ne sort jamais du cadre départemental qui était celui des projets de 1811-1813.

27 Jean-Pierre Briand, Jean-Michel Chapoulie, Les collèges du peuple. L’enseignement primaire supérieur et le développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République, Paris, INRP, CNRS, ENS Fontenay-Saint-Cloud, 1992, 544 p. ; Jean-Michel Chapoulie, L’école d’État conquiert la France, op. cit.

28 Philippe Savoie, « L’Université impériale, le corps enseignant et l’institution scolaire publique. Origines et postérité d’une fondation ambiguë » in Armelle Le Goff (dir.), Les hommes et les femmes de l’Université. Deux siècles d’archives, Paris, Archives nationales, direction des Archives de France, Institut national de recherche pédagogique, 2009, p. 11-22.

29 Les élèves latinistes des pensions et institutions doivent acquitter la taxe universitaire. En 1829, les élèves de ces établissements qui ne font pas de latin sont dispensés de la fréquentation des classes des collèges et lycées par l’article 19 de l’ordonnance du 26 mars 1829 (Bulletin universitaire, t. 1, p. 176-190).

30 André Chervel, Marie-Madeleine Compère, « Les humanités dans l’histoire de l’enseignement français », in Marie-Madeleine Compère, André Chervel (dir.), Les humanités classiques, numéro spécial d’Histoire de l’éducation, n° 74, mai 1997, p. 23-26.

31 L’idée d’un rapprochement entre les ordres primaire et secondaire est déjà implicite dans la préface du Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand Buisson (1911) : <http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/>.

32 Philippe Savoie, « L’Université impériale, le corps enseignant et l’institution scolaire publique… », art. cité.

33 André Grevet, La Commission de l’instruction publique et la préservation de l’État enseignant (1815-1820), infra dans ce numéro.

34 Cf. la « Notice historique sur les universités » qui ouvre le premier Almanach de l’Université impériale. Les quatre premiers volumes du Recueil de lois et règlements concernant l’instruction publique, depuis l’édit de Henri IV en 1598 jusqu’à ce jour, préparé depuis 1810, paraissent en 1814, et viennent conforter l’entreprise de légitimation de l’Université impériale menée par Ambroise Rendu.

35 Loi relative à l’enseignement, du 15 mars 1850, Bulletin administratif de l’instruction publique, t. 1, p. 57-80.

36 Yves Verneuil, « Corporation universitaire et société civile : les débats sur la composition du Conseil supérieur de l’instruction publique pendant la Troisième République », infra dans ce numéro.

37 Laurent Frajerman, « Entre collaboration et contrepouvoir. Les syndicats enseignants et l’État (1945-1968) », infra dans ce numéro.

38 Jean-Charles Geslot, « Communication officielle et marché éditorial. Les publications du ministère de l’Instruction publique des années 1830 aux années 1880 », Histoire de l’éducation, n° 127, juillet-septembre 2010, p. 35-55.

39 Xavier Pons, Les statisticiens du ministère de l'Éducation nationale : évolutions d'un métier d'État (1957-2007), infra dans ce numéro.

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Savoie, « Les caractères originaux de l’histoire de l’État enseignant français XIXe-XXe siècles »Histoire de l’éducation, 140-141 | 2014, 11-29.

Référence électronique

Philippe Savoie, « Les caractères originaux de l’histoire de l’État enseignant français XIXe-XXe siècles »Histoire de l’éducation [En ligne], 140-141 | 2014, mis en ligne le 31 août 2014, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/2762 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.2762

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Auteur

Philippe Savoie

ENS de Lyon – LARHRA (UMR 5190) – Institut français de l’Éducation

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