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Notes critiques

Larsen Jesper Eckhardt (dir.). Knowledge, Politics and the History of Education

Berlin : LIT Verlag, 2012, 257 p. (Studies on Education, vol. 2)
Willem Frijhoff
p. 172-177

Texte intégral

1L’histoire de l’éducation a beaucoup évolué. D’un champ d’histoire des idées et d’une série de récits empiriques sur les grands éducateurs et les vicissitudes des institutions scolaires (le tout emprunté à des disciplines communes telles que l’histoire, la pédagogie ou la philosophie et servant surtout à l’instruction des instituteurs et enseignants eux-mêmes), elle s’est constituée en une vraie discipline autonome, dotée d’un objet propre, fondée sur des théories et leurs prémisses, jouant d’un ensemble de méthodes dûment certifiées, et enfin sujette à une avalanche de débats et de discussions sur un marché professionnel et publicitaire propre. Le résultat de cette évolution, qui englobe en gros le dernier demi-siècle, est l’avènement de l’histoire de l’éducation comme une « science » autonome, dotée de tous les labels institutionnels et scientifiques qui caractérisent une discipline académique et lui garantissent un budget officiel minimal, nécessaire à son fonctionnement. Hélas ! Au moment même où l’histoire de l’éducation triomphe, son rapport au pouvoir établi, celui de l’État mais aussi celui des disciplines canoniques, voire le pouvoir virtuel de la société globale qui en fin de compte légitime les institutions, est de nouveau remis en question.

2Une des plus fortes menaces provient de l’évolution même de la recherche en sciences sociales, à savoir le « tournant performatif » (the performative turn), qui, au-delà des critères internes de la recherche scientifique, juge de la pertinence d’une discipline à l’aune de son utilité dans le domaine public, c’est-à-dire, pour le cas précis de l’histoire de l’éducation, la politique éducative. Ainsi, le regard interne que les scientifiques portent sur eux-mêmes et leur propre travail ne suffit plus à en légitimer l’existence et le bien-fondé. L’approbation du regard extérieur, politique et administratif mais aussi, plus largement, social et culturel, est devenue indispensable, alors que la pertinence de la raison historique en tant que telle a diminué, voire disparu du domaine public.

3C’est à ces questions qui intéressent l’histoire en général mais sont ici limitées au domaine de l’histoire de l’éducation qu’est consacré ce volume issu d’un colloque tenu en 2008 au Danemark. Son principal mérite est de souligner le caractère général de la problématique qui, loin d’être un problème franco-français, se présente partout d’une façon sensiblement identique en Europe, voire ailleurs. L’ouvrage constitue par ailleurs un volume à plusieurs voix, parfois discordantes, ce qui en augmente l’attrait et la pertinence pour la réflexion actuelle sur ce sujet brûlant dans le champ éducatif.

4Le volume est divisé en trois parties de teneur parfois assez inégale. La première partie est de loin la plus intéressante pour le lecteur français ou européen. Quatre articles s’y penchent sur « les défis [challenges] actuels posés à l’histoire de l’éducation », même si l’on peut se demander s’il ne s’agit pas plutôt de « menaces ». Ainsi, dans un article dûment documenté, Jukka Rantala s’inquiète du danger de disparition intégrale de l’histoire de l’éducation au sein des sciences de l’éducation en Finlande. Soulignant l’absence d’un paradigme unique et la diminution de l’intérêt porté aux causalités historiques, il pense que seule une collaboration pluridisciplinaire dépassant les seules sciences de l’éducation et soutenue par la grande discipline historique elle-même pourra sauver la position et l’avenir institutionnel de ce secteur de la recherche.

5Au fond, Pierre Caspard et Rebecca Rogers proposent une analyse similaire du sort de l’histoire de l’éducation en France. Après avoir situé la discipline émergente dans l’academic drift, c’est-à-dire la diversification des approches, allant de l’institutionnel pur à une variété époustouflante de sujets, thématiques et méthodes, ils s’interrogent sur l’utilité pour les décideurs et gestionnaires du système éducatif actuel de cette nouvelle histoire quelque peu « en miettes ». Dans la seconde partie de leur contribution, P. Caspard et R. Rogers appliquent leurs analyses au Service d’histoire de l’éducation, éditeur originel de la revue dans laquelle ce compte rendu est publié. Fondé en 1970 et intégré depuis 1977 dans l’INRP à Paris, ce service est depuis peu réduit à la portion congrue dans l’ENS de Lyon. Son sort illustre ainsi parfaitement la problématique générale de ce volume car, comme les auteurs le soulignent, le ministère de tutelle paraît avoir entre-temps perdu la foi dans la recherche historique et surtout dans son utilité pour la gestion et l’avenir de la société globale, sans même parler de sa place dans le domaine éducatif. Tout ceci reflète assez étroitement, je crois, le sort de l’histoire comme discipline universitaire savante dans le grand public, friand de narratif pur et devenu adepte d’un savoir fractionné empirique et factuel à utilité instantanée. P. Caspard et R. Rogers proposent trois perspectives ou stratégies d’avenir : éviter la marginalisation de l’histoire de l’éducation dans le domaine plus large des sciences humaines et sociales ; l’insérer plus étroitement dans la formation des maîtres ; promouvoir la pertinence du savoir en histoire de l’éducation pour tous les participants et gestionnaires de la chose publique, voire pour l’ensemble de la société globale – un objectif qu’ils souhaitent réaliser en impliquant la recherche en histoire de l’éducation plus profondément dans le nouveau monde numérique. Je me demande cependant si le numérique ne mérite pas une réflexion plus approfondie, car c’est précisément la montée de l’Internet qui est à la base d’un changement profond de l’utilisation de l’histoire dans la société globale, y compris le domaine éducatif.

6La seconde partie du volume examine, avec une profondeur inégale, la question des « us et abus de l’histoire de l’éducation » dans des pays particuliers. Pour l’Amérique du Nord, Barry M. Franklin et Patricio R. Ortiz constatent que l’histoire de l’éducation s’est peu à peu isolée du monde bien concret de l’éducation et s’interrogent sur la façon dont le travail scientifique des historiens de l’éducation pourra de nouveau être relié aux grands thèmes de la politique éducative actuelle. Citant John Rury (2005), ils affirment que l’histoire de l’éducation dans son mode scientifique se démarque à dessein des grands thèmes éducatifs actuels. Ils plaident donc pour un nouveau rapprochement, fondé sur des objets ou des approches communs aux chercheurs et aux praticiens, tel que le curriculum, ou encore l’approche anthropologique ou ethnohistorique qui en ce moment caractérise aussi bien la pratique de l’histoire que l’observation des classes scolaires. Essbjörn Larsson pense pour sa part que le fameux triptyque historiographique de Nietzsche (histoire monumentale, histoire antiquaire, histoire critique) doit être rendu opérationnel en histoire de l’éducation, mais son contexte très suédois rend l’exercice peu parlant pour un non-Suédois. La même remarque s’applique au travail du chercheur danois Harry Haue, qui entend montrer que, dans son pays, l’histoire de l’éducation a joué un rôle dans la dernière réforme de l’enseignement de l’histoire au collège, s’appuyant pour cela de manière surprenante sur l’évocation satisfaite de son propre travail et de l’invitation dont il a bénéficié de la part de son ministre. Else Hansen examine de son côté l’histoire des universités du Danemark à la lumière de leurs politiques identitaires et des récits des réformes universitaires récentes proposés par les historiens des universités eux-mêmes. Marcelo Caruso clôt la seconde section par un examen détaillé et riche d’enseignements de l’évolution de l’histoire de l’éducation en Amérique latine, en particulier en Argentine, où le renouveau de la discipline était étroitement associé à un agenda politique militant bien défini, élaboré pendant les troubles sociaux des années 1960 et 1970 et opposé à l’histoire libérale telle qu’elle avait été formulée par les intellectuels argentins depuis le début du XXe siècle. Depuis lors, ce mariage entre savoir et politique fut suivi de nouvelles concordances entre histoire de l’éducation et politique éducative, mais toujours dans une alliance assez différente de ce qui est coutumier en Europe, où traditionnellement les liens trop directs entre savoir et pouvoir et l’application politique de la science sont partout regardés d’un œil méfiant.

7Dans la troisième partie du volume, trois contributions se demandent quelle est la « raison d’être » (en français dans ce livre anglophone) de l’histoire de l’éducation en tant que pratique historiographique. Carola Groppe affirme l’autonomie de l’histoire de l’éducation (la historische Bildungsforschung) en Allemagne par rapport au domaine de la pédagogie, autrement dit des sciences de l’éducation. Ce champ y occupe en fait un secteur assez considérable de la recherche, si on le compare avec les pays environnants, et il y est plus fortement institutionnalisé. Néanmoins, comme le souligne C. Groppe, il est à son tour menacé par la montée des approches quantitatives et empiriques dans les sciences de l’éducation depuis 1990, et par l’intérêt accru porté à la didactique et à l’éducation scolaire au sens strict – un retour au domaine traditionnel que la nouvelle histoire de l’éducation avait justement réussi à élargir, dominer et transformer. En fait, la difficile position de l’histoire de l’éducation reflète les problèmes actuels de la recherche historique tout court, dans une société où l’argument historique a perdu de sa pertinence et où l’objet (ou le domaine spécifique) de la recherche lui-même est de plus en plus fractionné. L’auteur cherche la solution plutôt dans l’épistémologie, ou dans l’analyse de discours et des processus socioculturels. Contre ceux qui proposent un rapprochement plus soutenu entre l’histoire de l’éducation et des thématiques qui dominent l’actualité, telles que le transculturel ou le multi-ethnique, elle soutient que l’histoire de l’éducation doit rester une science intégrale, mais à plusieurs voix, afin d’assurer de façon critique la mémoire historique de la discipline éducative et de mettre l’accent sur l’altérité du passé par rapport au présent.

8Une telle position théorique, probablement partagée par la grande majorité des historiens de l’éducation actuels, ne répond cependant pas vraiment à la question de la raison d’être de la discipline vue du côté de la société globale : elle reste confinée dans la communauté des chercheurs qu’elle légitime seulement de l’intérieur. On le voit encore dans l’article de Alfred Oftedal Telhaug, qui étudie le passage de l’histoire de l’éducation en Norvège d’une approche purement descriptive à une recherche dominée par la perspective théorique. Le lien réel et effectif entre cette nouvelle recherche et la politique éducative y reste cependant assez opaque. Une interprétation plus sophistiquée de l’histoire de l’éducation au Danemark depuis le XIXe siècle est fournie par Christian Larsen et Jesper Eckhardt Larsen. Ils distinguent cinq positions théoriques plus ou moins successives dans l’évolution de l’histoire de l’éducation dans leur pays : les conservateurs ; l’approche « whig », en deux variantes (les libéraux et les radicaux) ; les révisionnistes, défenseurs du caractère émancipatoire de l’histoire de l’éducation en tant que science sociale (les années post-1968) ; enfin les post-révisionnistes qui optent pour un nouveau pragmatisme, dans l’esprit de anything goes (tout est acceptable), et dans une succession incessante de turns (le tournant linguistique, culturel, matériel, visuel, etc.), sans cohérence apparente mais inscrits dans les « pratiques » chères à l’histoire culturelle du moment.

9À plusieurs reprises les deux Larsen s’opposent explicitement à la vision de Marc Depaepe sur l’avenir de l’histoire de l’éducation. Dans leur article final, ils prennent ainsi clairement position dans le débat qui oppose plus ou moins implicitement les auteurs des deux premiers articles de ce recueil, Gary McCulloch et Marc Depaepe. Gary McCulloch examine dans sa contribution les rationales changeants de l’histoire de l’éducation : successivement l’histoire, l’éducation et les sciences sociales, chacune dominatrice à son tour. Il plaide en faveur d’une nouvelle alliance entre ces trois champs dominants autour d’une cause commune capable de réunir le plus grand nombre de chercheurs et de personnes intéressés dans ce domaine. Dans sa rapide synthèse historique des évolutions internationales, Marc Depaepe, de son côté, met en garde contre cette tendance secrètement utilitariste et faussement présentiste, facilement victime de présupposés implicites et manquant de rigueur scientifique. L’histoire de l’éducation doit former un barrage contre « la terreur du profit pratique immédiat » en éducation, en déconstruisant radicalement la pensée managériale privilégiant l’approche en termes de coûts et bénéfices. Pour lui, la seule justification de l’histoire de l’éducation en tant que science sociale et culturelle continue d’être sa capacité intrinsèque de rester critique et donc, par force, inconfortable pour le pouvoir politique, voire la société globale. En plaidant en faveur d’un nouveau purisme en histoire de l’éducation, exprimé dans un canon de « dix commandements » pour son bon usage, Marc Depaepe, dans la perception des deux Larsen, se prononce en vrai révisionniste puritain, adepte d’une vision directive et socialement émancipatoire de l’histoire de l’éducation qu’ils estiment résolument dépassée. Ils plaident pour un nouvel élargissement de la perspective éducative embrassant la culture générale et qui ne refuse pas le culte des héros, tant honni par les révisionnistes scientifiques. L’idéal de ces derniers est, semble-t-il, une nouvelle société « plate », où l’égalité démocratique est fondée sur une pluralité des voix sans hiérarchie interne, y compris dans l’histoire de l’éducation, qui, de surcroît doit aider à la réaliser.

10Tout cela prête abondamment à réflexion. Tout bien pesé, ce volume assez hétérogène a donc le mérite de poser de fort bonnes questions pour l’avenir de la discipline. Il aurait, par moments, gagné à être relu par un anglophone de souche, et à privilégier davantage une approche comparée de la problématique.

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Pour citer cet article

Référence papier

Willem Frijhoff, « Larsen Jesper Eckhardt (dir.). Knowledge, Politics and the History of Education »Histoire de l’éducation, 137 | 2013, 172-177.

Référence électronique

Willem Frijhoff, « Larsen Jesper Eckhardt (dir.). Knowledge, Politics and the History of Education »Histoire de l’éducation [En ligne], 137 | 2013, mis en ligne le 08 octobre 2014, consulté le 11 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/2637 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.2637

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Willem Frijhoff

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