Febvre (Lucien), Crouzet (François). Nous sommes tous des sang-mêlés. Manuel d’histoire de la civilisation française
Texte intégral
- 1 Lucien Febvre, Honneur et patrie, Paris, Perrin, 1996, compte rendu dans Histoire de l’éducation, (...)
1Retrouvé dans une vieille valise au fond d’un débarras, ce texte rédigé en 1950 par Lucien Febvre et François Crouzet était destiné à devenir un manuel de l’Unesco qui n’a, finalement, jamais vu le jour. Sa publication s’inscrit dans l’entreprise d’exhumation des inédits de Febvre qui a commencé il y a plus de dix ans1, à titre de document pour l’histoire de l’historiographie. Mais comme en témoigne le titre – provocant à dessein – choisi par les éditeurs, cette publication se veut aussi en prise avec l’actualité : en dépit du caractère daté de ce projet de manuel, la volonté qui était la sienne « d’éradiquer de l’enseignement de l’histoire les ferments conscients et surtout inconscients du racisme, du nationalisme, du refus ou de la peur de l’altérité, de la bêtise, par le discours d’espérance pacifiste qu’il veut promouvoir en théorisant le caractère positif du métissage et de l’interdépendance des hommes et des cultures » (p. 15) a toujours de quoi intéresser.
2Précédé d’un avertissement au lecteur qui le présente « plutôt comme un livre de lecture historique à l’usage des maîtres et d’élèves déjà avancés que comme un livre de classe proprement dit » et d’une introduction qui s’intitule pourtant « À un petit Français », le manuel projeté par Febvre et Crouzet comprend trois parties. La première, « Emprunts et civilisation », apparaît comme la plus neuve, puisqu’elle passe en revue ce qui, en France, vient d’« ailleurs », d’abord dans le domaine de la nature et de la vie quotidienne (chap. I), puis dans ceux de la population (chap. II) et de la culture (chap. III). Le premier chapitre surtout, qui fait place aux arbres et aux plantes (mais les animaux sont passés sous silence) avant de parler de l’alimentation, des vêtements et de l’outillage, frappe par son caractère concret bien approprié à l’enfance. Le second apparaît davantage tributaire de son époque par son insistance à combattre l’idée de « pureté » de la race, le troisième offre trop souvent un catalogue de noms propres dont il n’est pas sûr que le lecteur potentiel ait entendu parler.
3La seconde partie, intitulée « À toutes les périodes de son histoire, la France solidaire de l’Europe », revisite l’histoire de France en suivant, en gros, la progression chronologique traditionnelle, depuis la recherche de « nos » ancêtres jusqu’au XIXe siècle (le XXe siècle est absent) en passant par le Moyen Âge, la Renaissance, la Révolution et la révolution industrielle, mais en faisant l’économie des dynasties et régimes politiques successifs : c’est bien une histoire de la civilisation française, où un chapitre seulement est consacré à « L’État français forgé par la France et par l’étranger » (chap. VII), les autres traitant de la vie économique, culturelle et artistique. Cette seconde partie, encore moins accessible que la première à qui ne possède pas déjà un minimum de culture historique, se clôt sur un étrange dernier chapitre « comparatif » où est parcourue cursivement l’histoire de l’Angleterre. La troisième partie s’intitule « Ce que la France a donné » et évoque dans un premier chapitre les apports gaulois à la civilisation romaine ou le « génie missionnaire de la France » (p. 234) puis, dans les chapitres suivants, successivement, le rayonnement du gothique, « l’Europe de Versailles », l’influence de la Révolution française (Napoléon étant présenté comme un « soldat de la Révolution ») et, pour finir, les « Frances lointaines », de l’Orient latin à l’Union française. « Qu’est-ce qu’un Français ? », demande la conclusion, pour répondre qu’il est le résultat d’un métissage, l’héritier de nombreuses civilisations, et aussi « l’artisan laborieux d’un perpétuel travail de remaniement, d’adaptation, de synthèse » (p. 290).
4Le texte du manuel proprement dit est suivi d’une volumineuse postface où Denis Crouzet et Élisabeth Crouzet-Pavan s’efforcent de reconstituer le contexte dans lequel a été élaboré l’ouvrage. Ce contexte, c’est d’abord celui de l’Unesco de la fin des années 1940 et de l’espoir de reconstruire un monde pacifié, grâce, notamment, à un enseignement de l’histoire délivré non seulement de tout cliché xénophobe et raciste, mais aussi de tout nationalisme étroit. Espoir utopique, puisqu’au sein même de l’Unesco, ce serait l’opposition des historiens britanniques au texte de Febvre qui aurait conduit son projet de manuel à l’échec – d’où ce chapitre sur l’histoire d’Angleterre à la fin de la seconde partie, pour montrer qu’elle est faite, elle aussi, d’emprunts et d’échanges.
5Mais le contexte de l’ouvrage, c’est surtout, pour les auteurs de la postface, la pensée de Febvre lui-même. Ainsi commencent-ils par revenir sur les accusations portées contre ce dernier à propos de la mise à l’écart de Marc Bloch, visé par le statut des Juifs, pour que les Annales, leur revue commune, continue à paraître entre 1940 et 1944 : analysant les ouvrages que Febvre a publiés à l’époque, D. et É. Crouzet concluent que faire de l’histoire était, pour lui, un mode de résistance. Plus largement, ils cherchent à établir une continuité entre les attaques de Febvre contre l’histoire « historisante » pendant l’entre-deux-guerres et son engagement d’après-guerre à l’Unesco, même s’ils pensent que le souvenir de Bloch et de sa fin tragique a sans doute joué un rôle dans ce dernier. Quelques pages sont, par ailleurs, consacrées au rôle de François Crouzet, alors jeune assistant, qui a rédigé les seconde et troisième parties en suivant fidèlement le schéma élaboré par Febvre.
- 2 L’apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1957, nombreuses rééditions.
6Ce schéma qui « place la civilisation française dans une sorte de centralité historique » (p. 372), à la manière de Michelet, apparaît bien désuet par rapport aux problématiques actuelles. Quant au « pouvoir de pacification » du discours historique (p. 389), il ne semble pas vraiment opérant. À ces remarques des auteurs de la postface, ajoutons que la didactique mise en œuvre par ce projet de manuel est, elle aussi, bien datée. Les exhortations à l’élève lecteur, que D. et É. Crouzet situent dans la filiation érasmienne, évoquent tout autant celles de Lavisse à devenir un bon petit Français. Et on n’imagine plus aujourd’hui un texte historique dénué de toute illustration (Febvre en prévoyait-il ? rien n’est dit à ce sujet), surtout quand il mentionne tant d’objets représentables, des plantes et des outils aux monuments et aux œuvres d’art. Du coup, le discours reste totalement magistral, en dépit des dialogues imaginaires entre l’historien et son jeune lecteur insérés dans le premier chapitre : homme du livre imprimé, de l’apparition duquel il a fait l’histoire avec Henri-Jean Martin2, Febvre recourt naturellement à la pédagogie qui lui est associée. Le mérite de cette publication se situe donc ailleurs : dans le rappel des idéaux qui suscitèrent la tentative de Febvre et le questionnement sur les raisons de leur échec, qui débouchent sur l’incitation à reprendre son combat contre l’empire des stéréotypes haineux.
Notes
1 Lucien Febvre, Honneur et patrie, Paris, Perrin, 1996, compte rendu dans Histoire de l’éducation, n° 77, janvier 1998, p. 138-139 ; Id., L’Europe. Genèse d’une civilisation, Paris, Perrin, 1999, compte rendu dans Histoire de l’éducation, n° 89, janvier 2001, p. 190-191.
2 L’apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1957, nombreuses rééditions.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Annie Bruter, « Febvre (Lucien), Crouzet (François). Nous sommes tous des sang-mêlés. Manuel d’histoire de la civilisation française », Histoire de l’éducation, 137 | 2013, 170-172.
Référence électronique
Annie Bruter, « Febvre (Lucien), Crouzet (François). Nous sommes tous des sang-mêlés. Manuel d’histoire de la civilisation française », Histoire de l’éducation [En ligne], 137 | 2013, mis en ligne le 08 octobre 2014, consulté le 08 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/2636 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.2636
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