Peyronie (Henri). Le mouvement Freinet : du fondateur charismatique à l’intellectuel collectif
Texte intégral
1Composé de textes publiés entre 1989 et 2007 mais remaniés et enrichis pour l’occasion, cet ouvrage aborde quelques unes des facettes du mouvement de la pédagogie coopérative Freinet. L’auteur, professeur de sciences de l’éducation à l’université de Caen, nous livre ici un regard éclairé sur cette aventure militante. Au-delà de la figure tutélaire de Célestin Freinet, Henri Peyronie aborde ainsi des aspects originaux de cette œuvre éducative et pédagogique dont il est l’un des meilleurs spécialistes. Il y parvient en adoptant un double ancrage : celui de l’histoire de l’Éducation nouvelle, d’une part, et celui de l’utopie socialiste du XIXe siècle, d’autre part. L’approche socio-historique qu’il adopte lui permet, par ailleurs, d’apporter des réponses contextualisées aux interrogations posées préalablement dans une mise à distance que rend nécessaire ce type d’étude. La meilleure preuve de l’efficacité de cette démarche réside dans la frustration que l’on ressent parfois à ne pas pouvoir entamer une discussion avec l’auteur. Dès lors, nous profitons de l’occasion qui nous est donnée ici pour interpeller voire compléter les éléments livrés par le professeur Peyronie dans son ouvrage.
2Le premier chapitre de ce livre fait œuvre utile en revenant sur les différents épisodes qui ont jalonné le parcours de Célestin Freinet et de « son » mouvement. L’entreprise n’était pas aisée tant le nombre de contributions sur cet aspect est important. Il convient toutefois d’apporter quelques renseignements complémentaires sur des entreprises pédagogiques contemporaines à celles de Freinet afin de ne pas tomber dans une forme d’hagiographie. Nous faisons allusion notamment aux liens que le célèbre pédagogue a entretenus avec La Nouvelle éducation (p. 24) dirigée par l’inspecteur primaire Roger Cousinet et la montessorienne Madeleine Guéritte. Sur la base des informations livrées dans ce bulletin, il apparaît que cette association pédagogique a soutenu Freinet dès ses débuts et l’encouragea dans la voie du texte libre dans le prolongement de l’expérience de L’Oiseau bleu lancée, dès 1921, par Roger Cousinet. Publiée à partir de janvier 1922, cette revue rédigée par des enfants pour les enfants mérite d’être mentionnée comme une possible inspiration du travail mené ensuite par l’instituteur de Bar-sur-Loup. Le témoignage de Freinet selon lequel les expériences réalisées vers 1925-1926 par les divers mouvements de l’École moderne n’étaient pas faites pour un milieu correspondant au sien (p. 24-25), c’est-à-dire à une école rurale pour enfants de prolétaires, ne tient pas. Que ce soit à Arcis-sur-Aube (Aude) ou à Saint-Jean-d’Angely (Charente-Maritime), pour ne prendre que ces deux exemples, les expériences de textes libres et/ou de coopératives scolaires entreprises respectivement par Marie-Louise Wauthier (1899-1994) et Barthélémy Profit (1867-1946), le furent dans des écoles rurales publiques avec des enfants du peuple tout comme ceux des écoles Freinet. Il y a là certainement une construction fondée sur une opposition de classe qui manque de pertinence pour pouvoir être conservée dans une approche qui tend à l’objectivité en matière d’histoire des idées pédagogiques. Certes, Freinet, c’est le provincial contre la capitale, le prolétaire contre la bourgeoisie, mais il ne peut se présenter comme l’inventeur d’une pédagogie de classe et/ou au service d’une idéologie au risque de devoir reconnaître la spécificité, par exemple, d’une pédagogie nouvelle chrétienne qu’il n’a jamais admise. En définitive, cette revendication de pionnier n’a d’autre justification que d’asseoir un lien filial avec ceux qui partagent comme lui, au-delà des techniques, une conception éducative visant l’émancipation sociale des enfants du peuple.
3Naturellement, on ne peut pas réduire Freinet à ce trait de caractère. Sa générosité, plusieurs fois évoquée par ses compagnons de route, atteste de son engagement envers les autres. Ce sont d’ailleurs ces derniers que Henri Peyronie se propose d’étudier en revenant ensuite sur un travail publié en 1994 dans lequel il avait cherché à comprendre les motivations de celles et ceux qui intégraient mais aussi qui quittaient ce mouvement pédagogique. La typologie proposée témoigne d’une « posture composite » (p. 66) dont l’auteur analyse, sur la base de témoignages, le sens de l’engagement de ces instituteurs et institutrices Freinet. Une telle étude, menée sur la base d’un échantillon plus important et dans d’autres départements que celui du Calvados, permettrait probablement d’affiner plus encore les résultats obtenus ici.
4Le troisième chapitre de cet ouvrage revient sur la naissance puis sur les différentes phases constitutives de l’identité du mouvement Freinet. Il est rendu compte du travail considérable réalisé par Célestin Freinet dans la mise en place du réseau coopératif dont il assurera, pour une large part, le développement jusqu’à sa mort. Son action éditoriale au sein de différentes revues pédagogiques et syndicales à laquelle il faut ajouter une correspondance épistolaire avec des centaines d’éducateurs suffisent à attester de ce militantisme coopératif.
5L’étude suivante, consacrée à la revue Technique et Vie, confirme une thèse développée par Jacques Testanière selon laquelle « toute l’histoire du mouvement Freinet pourrait être comprise comme une lutte pour obtenir […] la reconnaissance des intellectuels modernistes » (p. 94). L’analyse de l’échec de cet épisode éditorial très bref (1959-1962) alimente cette théorie de la main tendue repoussée derrière laquelle Freinet s’est souvent retranché lorsque les entreprises de rapprochement avec d’autres associations pédagogiques ne servaient pas suffisamment son mouvement. Les arguments portés à la connaissance du lecteur par l’auteur (conflit de classe et querelle de légitimité) méritent ici une réelle attention, car ils confirment une posture du leader charismatique que l’on a trop tendance à minimiser. Il convient encore d’être redevable à Henri Peyronie d’avoir, une nouvelle fois, explicité cette « coupure » entre le monde des instituteurs du primaire et celui des professeurs du secondaire et du supérieur (p. 107-111). Les recompositions identitaires en cours, soulignées par l’auteur, attirent notre attention sur les mutations actuelles en matière d’engagement professionnel et, par extension, sur les logiques militantes des collègues en exercice.
6En rappelant les liens entretenus entre le mouvement Freinet et les générations successives d’universitaires qui ont travaillé à promouvoir cette pédagogie, Henri Peyronie aborde les origines de ce qu’il nomme une « défiance » entre ces deux mondes (p. 114-117). Il montre ensuite comment cette relation a évolué jusqu’à en faire émerger des travaux dont les types d’objet et d’ancrage ont eux-mêmes connu d’importantes mutations au cours de ces trente dernières années. La typologie des recherches universitaires sur la pédagogie et le mouvement Freinet, à laquelle s’essaie l’auteur, est précieuse en ce sens qu’elle met en relation des profils de chercheurs avec des objets pédagogiquement identifiés et traités selon des domaines scientifiquement assumés. Dans cette perspective, le sixième chapitre (« Regard sur un Congrès de l’ICEM ») prend davantage la forme d’un clin d’œil que d’un regard de l’auteur sur le congrès national de l’ICEM de 2002 à Bordeaux.
7Évaluer « les effets des pédagogies nouvelles en matière de savoirs et de savoirs être », tel est le problème auquel ne semble pas pouvoir apporter de réponse Henri Peyronie dans chapitre suivant. En fin connaisseur des exigences méthodologiques à appliquer en la matière, l’auteur reconnaît la difficulté de l’entreprise. Difficulté d’autant plus grande qu’il existe peu d’études qui puissent valider ou infirmer l’hypothèse selon laquelle une pédagogie appliquée à un groupe d’élèves serait plus efficace qu’à un autre. De la même manière, les travaux actuels ne permettent pas de trancher la question de savoir si les pédagogies nouvelles réduisent ou accroissent les inégalités sociales face à l’école. Une nouvelle fois, l’auteur apporte des jalons intéressants à cette étude consacrée à l’itinéraire social et professionnel des « instituteurs » Freinet. Il attire également notre attention sur les précautions à prendre dans le cadre d’une évaluation qui tenterait de définir le sens social réel d’une pédagogie (p. 173-174).
8Le dernier chapitre de ce livre revient sur l’itinéraire des anciens élèves de classes Freinet, essentiellement sur la base de leurs témoignages. Même si « les conclusions d’une telle étude ne peuvent être que d’une prudence extrême » (p. 180), elles soulignent la part importante des qualités humaines développées chez ces anciens élèves. Les aspects de cette éducation informelle alimentent un système de valeurs qui échappent tout autant aux examens scolaires qu’aux référentiels de compétences à partir desquels nous tentons aujourd’hui de mesurer et de comparer, sur la base des résultats obtenus, l’efficacité de notre système français d’enseignement.
9Avec ces neuf études, Henri Peyronie apporte une somme d’informations conséquentes sur le mouvement Freinet. La nouvelle génération de chercheurs à laquelle il rend indirectement hommage porte un héritage dont ce livre atteste de l’extraordinaire patrimoine. En cela, il convient de remercier l’auteur dont la présente contribution sera désormais indispensable à toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient travailler sur ce mouvement, du fondateur charismatique que fut Célestin Freinet à l’intellectuel collectif que représentent, depuis sa disparition, ses membres actifs.
Pour citer cet article
Référence papier
Laurent Gutierrez, « Peyronie (Henri). Le mouvement Freinet : du fondateur charismatique à l’intellectuel collectif », Histoire de l’éducation, 137 | 2013, 166-169.
Référence électronique
Laurent Gutierrez, « Peyronie (Henri). Le mouvement Freinet : du fondateur charismatique à l’intellectuel collectif », Histoire de l’éducation [En ligne], 137 | 2013, mis en ligne le 08 octobre 2014, consulté le 21 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/2635 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.2635
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