Bouve (Catherine). L’utopie des crèches françaises au XIXe siècle : un pari sur l’enfant pauvre
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1Il n’existait pas jusqu’à présent d’études complètes sur l’institutionnalisation des crèches, c’est précisément le but du travail de Catherine Bouve. En effet, son étude commence en 1844, au moment de l’ouverture de la première crèche de Chaillot à Paris, et se termine en 1870, avant la Troisième République et l’époque de la laïcisation des institutions. Le choix de Catherine Bouve, expliqué dès son introduction, est bien de mettre en évidence les débats et tensions au cœur du projet de construction d’une éducation collective de la petite enfance (de quelques mois à deux ans). Effectivement, la création des crèches, et avec elle le soin et l’éducation des enfants de classes indigentes, n’a pas fait l’unanimité au sein d’une classe bourgeoise, plus encline à moraliser, à contrôler et garder les pleins pouvoirs.
2C’est précisément sur le terrain de l’éducation que se nouent des enjeux idéologiques et politiques et l’éducation dont il est question dans les crèches ne se pratique pas en collaboration avec les familles populaires et même plutôt contre elles. Ici la chercheuse se heurte à une première difficulté : son corpus ne peut se composer de témoignages directs de parents, ni de professionnels des crèches, introuvables. En conséquence, il s’agit aussi d’une histoire de la naissance des crèches vue à partir du discours dominant et théorique de classes plus aisées, histoire qui se construit principalement avec Le bulletin des crèches, des manuels, des rapports et revues, des ouvrages écrits sur les crèches, à l’exemple de celui de référence de Firmin Marbeau, père fondateur de ces établissements.
3L’ouvrage est construit en deux grandes parties, la première revient sur les fondations des établissements, la seconde présente les controverses et réactions hostiles à leur égard.
4La première partie expose les participations des précurseurs au changement des conceptions à l’égard de la petite enfance et de son éducabilité, de Coménius, Rousseau à Oberlin et Pestalozzi, pour n’en citer que quelques-uns. Cependant, la prise de conscience politique ne se dessine qu’à partir des années 1830, autour de la sauvegarde du pauvre et de sa régénération. Une normalisation et moralisation du pauvre s’échafaudent sur les bases d’un catholicisme social, alliant aide aux nécessiteux et préservation de l’ordre social et public par la scolarisation. Cette idéologie se propage en Europe. En Allemagne, pendant que Fröbel inaugure les Kindergarten (jardins d’enfants) en 1840, Firmin Marbeau en France ouvre sa première crèche, à Paris, en 1844. Catherine Bouve revient en détail sur les prémices du projet de Marbeau et l’explication de l’œuvre de cet homme politique, catholique, philanthrope, dont l’ouvrage Des crèches, ou moyen de diminuer la misère en augmentant la population, va constituer une référence des fondations de ces institutions jusqu’à sa huitième édition de 1873 (p. 80 et suiv.).
5La seconde partie est centrée sur les polémiques suscitées par les crèches dès leur ouverture, occasionnant ici ou là quelques répétitions, dues en partie au plan choisi. Pour certains, la crèche sert à sensibiliser à de nouvelles valeurs morales dès le plus jeune âge. Elle permet une médiation entre les parents et le personnel des crèches et en conséquence d’éduquer la mère aux nouveaux principes hygiéniques de son époque. L’hégémonie de la médecine sur l’enfance et la lutte contre la mortalité infantile atteignent bien évidemment les crèches. Une école d’hygiène des nouveau-nés et de la mère et le souci des soins au corps prennent le pas sur la pédagogie. Marbeau prône d’ailleurs dans ce registre une continuité entre les crèches et les salles d’asile.
6Cependant, la création des crèches se heurte aussi aux tensions entre religion et laïcité, et aux détracteurs de l’institution qui voudraient que la femme reste au foyer et redoutent que la crèche ne se substitue à l’éducation maternelle. Comme le signale Catherine Bouve, la crèche « suppose d’accepter une autre place de la femme dans la société » (p. 221). Ceci bouscule donc le devenir de la famille. La discorde entre l’homme politique Cormenin et Marbeau, alors même qu’ils sont tous deux cofondateurs du Bulletin des crèches, a bien lieu à propos de cette peur de la disparition de l’éducation et de l’amour d’une mère qui abandonnerait son enfant au personnel des crèches. Les controverses ne s’arrêtent pas à ces seuls niveaux, des courants éducatifs peuvent aussi s’opposer, entre des catholiques partisans de la garderie et du culte de la religion et de la morale et des démocrates socialistes, communistes ou anarchistes qui voudraient recentrer la mission des crèches sur l’épanouissement de l’enfant et son intégration sociale, en y ajoutant des activités comme la musique, les jeux éducatifs, la gymnastique. À ce propos, nous nous attendions à avoir en référence les travaux de Michel Manson et ses contributions sur les jeux et jouets de la petite enfance.
7Même si la crèche est reconnue d’utilité publique par le décret du 17 juillet 1869, le projet de loi de Marbeau d’établir une crèche pour toute commune composée de cent femmes travaillant en dehors de leur domicile est rejeté. On pourrait croire que la Troisième République serait plus favorable au développement des crèches. Or, en 1887, le Bulletin de la Société des crèches indique une moyenne de fréquentation n’atteignant que 64 jours par an et il existe une forte disparité entre les établissements, les quartiers riches de la capitale étant mieux lotis que la province. À cette date, la faible fréquentation des crèches s’explique par le nombre insuffisant de structures et par leur réputation d’établissements de charité, les petits commerçants lui préférant la salle d’asile. On pourra regretter que ce passage sur la fréquentation et le développement des crèches, fort intéressant au demeurant, ne vienne qu’à la fin de l’ouvrage. Malgré des exigences éditoriales sans doute contraignantes, quelques plans d’établissements auraient aussi apporté une belle contribution à l’étude et auraient permis au lecteur de mieux percevoir certains des développements. Ces dernières remarques n’enlèvent rien à l’importante contribution historique effectuée sur ce thème trop méconnu.
8Pour conclure, la chercheuse nous rappelle qu’il reste à approfondir l’étude des relations développées entre parents et professionnels dans ces institutions. Nous attendons notamment avec impatience une analyse de la période de l’entre-deux-guerres, en espérant que pour cette période des témoignages de parents et de professionnels des établissements seront alors accessibles.
References
Bibliographical reference
Séverine Parayre, “Bouve (Catherine). L’utopie des crèches françaises au XIXe siècle : un pari sur l’enfant pauvre”, Histoire de l’éducation, 137 | 2013, 150-153.
Electronic reference
Séverine Parayre, “Bouve (Catherine). L’utopie des crèches françaises au XIXe siècle : un pari sur l’enfant pauvre”, Histoire de l’éducation [Online], 137 | 2013, Online since 08 October 2014, connection on 14 September 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/2628; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.2628
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