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Notes critiques

Laboulais (Isabelle). La Maison des mines. La genèse révolutionnaire d'un corps d'ingénieurs civils (1794-1814)

Rennes : Presses universitaires de Rennes, (coll.  Carnot), 2012, 375 p.
Paul-Arthur Tortosa
p. 142-145

Texte intégral

1Après avoir traité dans sa thèse des relations entre de nombreux savoirs en pleine mutation, comme la géographie et les statistiques, et l'administration, lors de la période révolutionnaire, et s’être ainsi intéressée à Coquebert de Montbret, Isabelle Laboulais-Lesage propose ici une étude de la constitution du corps des Mines, retrouvant ce même commis qui fut rédacteur du Journal des Mines de sa création en 1794 jusqu'à l'interruption de ventôse an VII.

2La problématique principale de l'ouvrage est celle de la constitution du corps des Mines comme communauté professionnelle élaborant une identité collective. L'argumentation de l'auteur se décompose en trois grands moments. Tout d'abord, I. Laboulais-Lesage analyse en détail la lutte entre le gouvernement et le corps des Mines pour définir les prérogatives de ce dernier. L'auteur rejoint ici les travaux de Jacob Vogel (2011) qui estime que « le “champ” de l'exploitation minière fut en premier lieu un champ social, dans lequel les acteurs durent constamment reconquérir la portée de leur expertise ». De fréquentes comparaisons avec la constitution du corps des Ponts et Chaussées étudiée par Antoine Picon (1992) permettent de mieux distinguer les spécificités du corps des Mines des similitudes l'unissant aux autres grandes institutions ingénieures de l'époque. Dans un second temps, I. Laboulais-Lesage présente l'Agence des Mines comme un lieu de savoir où se développe la « science des mines », mais surtout où une communauté se construit. À travers l'étude de la bibliothèque, des archives ainsi que des collections minéralogiques, I. Laboulais-Lesage cherche à montrer comment l'élaboration d'un savoir technique et scientifique hybride dans un espace restreint donne lieu à de nombreuses interactions et fait office de creuset identitaire pour le corps des Mines. La troisième partie prolonge l'étude de l'institutionnalisation du corps en s'intéressant à la « diffusion d'une culture professionnelle » par le biais des enseignements assurés par l'Agence des Mines, dans ses locaux parisiens puis dans l'école d'application de Pesey, ainsi que par le Journal des Mines.

3Cette professionnalisation du corps des Mines entre 1794 et 1814 peut être décomposée en plusieurs épisodes. Dans ses premiers mois d'existence, l'urgence économique pousse l’État à intervenir de manière directe dans l'économie, cherchant à mobiliser l'ensemble des ressources minérales. L'État est dirigiste, la gestion des ressources naturelles nationale tend à être nationalisée et l'objectif est l'autarcie économique ; c'est le fameux « idéal de l'an II » qui marque profondément la conception que les membres du corps des Mines ont de leur métier pendant toute la période. Pendant le Directoire, le désengagement progressif de l’État de la sphère économique le fait entrer en conflit avec le corps des Mines, très attaché à ses prérogatives exécutives et opposé à une gestion privée des ressources naturelles. Le passage de Chaptal au ministère de l'Intérieur entraîne des changements essentiels. Par l'Instruction du 18 messidor an IX (7 Juillet 1801) puis par la loi du 23 Pluviôse an X (12 Février 1802), le ministre chimiste entreprend une vigoureuse « normalisation » du corps visant à faire rentrer ce dernier dans le rang de l'administration. Ce processus est achevé par la législation de 1810 créant la direction générale des mines et enterrant définitivement « la figure de l'ingénieur savant » : les missions de contrôle des exploitations et d'incitation à la production se substituent aux fonctions exécutives des ingénieurs. Les séjours parisiens de ces derniers sont limités : ils sont massivement envoyés en province afin de mailler le territoire national et de promouvoir l'exploitation des ressources naturelles du pays en conseillant les exploitants privés qui restent maîtres de leurs exploitations. Ces évolutions, explique I. Laboulais-Lesage, modifient la source de légitimité du corps des Mines. Cette dernière repose dans un premier temps sur la possession d'un savoir spécifique (ie : la « science des mines »), puis est progressivement redéfinie en lien avec l'ancrage du corps des mines dans l'administration. Ainsi, la légitimité, initialement scientifique et technique, est progressivement ancrée dans le champ administratif par le pouvoir politique. À travers cette évolution, c'est à une transformation de la notion d'expert et de la place de ce dernier dans la société que nous assistons. Ceux qui étaient savants et techniciens sont devenus « ingénieurs et administrateurs ».

4Cependant, si la problématique de la professionnalisation est extrêmement bien argumentée, il faut se garder de surestimer l'homogénéité et la cohérence du corps des Mines. I. Laboulais-Lesage évoque la question très intéressante des stratégies de distinction individuelle au sein d'une institution au fonctionnement collégial émettant des avis unanimes. Elle mentionne également le « corporatisme de la publication », poussant les membres du corps des Mines à favoriser le Journal des Mines par rapport aux autres revues, tout en soulignant la volonté de certains auteurs de « se faire un nom ». Or, cette tension entre individu et collectif rappelle l'existence d'autres espaces scientifiques et politiques. En effet, si les membres du corps des Mines cherchent à se distinguer des autres, c'est autant pour gravir les échelons hiérarchiques du jeune corps que pour utiliser la revue afin de renforcer un capital symbolique pouvant être mobilisé dans d'autres institutions ou contextes. De même, un membre aussi important du corps des Mines que René Just Haüy utilise massivement le Journal des Mines afin de faire la publicité des ouvrages qu'il publie à titre individuel. Ainsi, l'analyse interne de l'Agence des Mines ne doit pas faire oublier l'intégration de ce corps dans un univers scientifique et politique bien plus large. L'appartenance au corps des Mines est une caractéristique identitaire importante pour la plupart de ses membres, mais elle est également une ressource stratégique utilisée par nombre d'entre eux pour obtenir des bénéfices hors de cette institution.

5De même, si le corporatisme paraît croissant, la question des conflits identitaires potentiels provoqués par les appartenances multiples de certains membres du corps des Mines, engagés dans d'autres institutions savantes et groupes de sociabilité, reste à approfondir. Les annexes fournies proposent une courte et utile notice biographique de chaque ingénieur des Mines de la période. Le rapport intime et affectif de ces derniers à leur corps n'est cependant jamais vraiment décrit. Peut-être qu'une analyse de la correspondance personnelle des membres du corps des Mines permettrait de corroborer le renforcement du sentiment d'appartenance au corps, analysé à travers les choix de publication. La limite de cet ouvrage brillant d'érudition est peut-être son caractère trop institutionnel. L'identité d'ingénieur des mines est-elle exclusive et concurrente des autres ou s'accommode-t-elle d'autres appartenances ? « L'idéal de l'an II » ainsi que l'appartenance à l'appareil d’État, présentés comme jouant un rôle essentiel dans la constitution d'une identité collective, sont-ils des composantes essentielles des identités individuelles souvent marquées par la multipositionalité, en particulier pour les membres les plus éminents du corps des Mines ?

6Le travail d'Isabelle Laboulais-Lesage souligne donc de manière convaincante le caractère dialectique de la constitution identitaire du corps des Mines se développant, de la création de ce dernier à la période impériale, à travers la lutte pour la définition de son champ d'action et des limites de son expertise. Loin d'une histoire classique des savoirs, l'auteure s'inscrit dans la tradition d'histoire de l'expertise, s'intéressant à l'élaboration sociale des savoirs. À travers l'étude du corps des Mines, c'est la question des relations entre savoir et pouvoir et entre scientifiques et hommes d’État qui est posée. Le système législatif mis en place en deux temps, d'abord par Chaptal lors de son passage au ministère de l'Intérieur (1800-1804) puis par un de ses successeurs, Jean-Pierre de Montalivet, avec la loi du 21 avril 1810, tend à montrer que le rapport de force reste favorable au politique, même dans le contexte d'émergence d'une identité collective forte dans le corps des Mines.

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Pour citer cet article

Référence papier

Paul-Arthur Tortosa, « Laboulais (Isabelle). La Maison des mines. La genèse révolutionnaire d'un corps d'ingénieurs civils (1794-1814) »Histoire de l’éducation, 137 | 2013, 142-145.

Référence électronique

Paul-Arthur Tortosa, « Laboulais (Isabelle). La Maison des mines. La genèse révolutionnaire d'un corps d'ingénieurs civils (1794-1814) »Histoire de l’éducation [En ligne], 137 | 2013, mis en ligne le 08 octobre 2014, consulté le 04 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/2623 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.2623

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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