CAMPI (Emidio), DE ANGELIS (Simone), GOEING (Anja-Silvia), GRAFTON (Anthony) (éd.), Scholarly Knowledge: Textbooks in Early Modern Europe
CAMPI (Emidio), DE ANGELIS (Simone), GOEING (Anja-Silvia), GRAFTON (Anthony) (éd.), Scholarly Knowledge: Textbooks in Early Modern Europe, Genève, Droz, (Travaux d’Humanisme et Renaissance, 447), 2008, 445 p.
Texte intégral
1Cet imposant recueil édité par Droz est le fruit d’un colloque organisé en décembre 2005 conjointement par l’institut d’Éducation et l’institut des Études sur la Réforme suisse de l’université de Zurich. Son but était de réunir des experts de toutes disciplines pour discuter de l’usage, du contenu et de la conception des manuels scolaires et universitaires de la Renaissance européenne. Neuf contributeurs originaires de Suisse, quatre d’Allemagne et du Luxembourg, quatre Américains dont un Canadien, et deux Anglais formaient le panel assemblé à cette occasion. Compte tenu de cette composition et de l’intérêt international de ces actes, les communications ont toutes été écrites ou traduites en anglais.
2L’introduction est d’Anthony Grafton, sous le haut patronage duquel a été organisé ce colloque. On connaît ses travaux éminents sur les mutations du savoir et de l’enseignement à la Renaissance et dans l’humanisme. Cette époque est effectivement un moment d’explosion du livre scolaire, entendue à la fois comme destruction de l’ordre ancien et comme moment particulièrement créatif, tant en matière de contenu que de forme, dans l’histoire des manuels scolaires. Grafton illustre cette exubérance par l’exemple de Joachim Fortius Ringelberg (env. 1499-1556), un enseignant d’Anvers qui passa sa vie à proposer aux éditeurs des centaines de projets de manuels facilitant l’enseignement de disciplines diverses : seuls dix-neuf virent le jour, ce qui n’est déjà pas rien. Après une longue période de déshérence, l’étude des manuels scolaires et universitaires semble intéresser à nouveau divers domaines de recherche, moyennant une rénovation de ses méthodes et ses perspectives. Les historiens des sciences, par exemple, remettent la pédagogie au centre alors qu’elle était plutôt à la périphérie de leurs études, réalisant que les manuels ne sont pas (seulement) le stade ultime d’une démarche scientifique, dessiccation de la découverte dans la routine, mais qu’ils constituent aussi des agents actifs contribuant à former les pratiques et les identités des jeunes scientifiques qui les assimilent. C’est encore plus vrai au début de l’époque moderne, quand l’Europe se couvre de collèges et d’universités et que les maîtres fusionnent les méthodes humanistes avec la scolastique dans des voies nouvelles.
3Les manuels de cette époque représentent donc, selon Antony Grafton, une fenêtre ouverte sur les divers acteurs de cette histoire, qu’il s’agisse de leurs concepteurs, de leurs producteurs et diffuseurs, ou de leurs utilisateurs de part et d’autre de la chaire ; mais cette fenêtre est loin d’être totalement transparente, compte tenu des identités et finalités multiples de ces objets livresques, à la fois outils de l’enseignement, produits du commerce et de la politique, ou instruments de la socialisation. On est donc loin de la simplicité théorique du triangle didactique de Maier qui ne considère que la relation entre le maître, l’œuvre ou la matière, et l’élève. Ce recueil, par la variété de ses approches et des exemples traités, montre justement le caractère polymorphe voire ambigu du manuel au début de l’époque moderne. Et il l’aborde aussi naturellement dans sa variété disciplinaire.
4En effet, après l’introduction d’A. Grafton et deux exposés liminaires de portée générale sur lesquels nous reviendrons, l’ouvrage est distribué en deux grandes parties en suivant les principaux champs disciplinaires. D’abord, pour la plus grande part, les arts libéraux et la philosophie à travers une succession de huit études sur : les lectures de Cicéron à l’université de Leipzig vers 1515 (Jürgen Leonhardt) ; les ouvrages d’Heinrich Büllinger (1504-1575) sur les langues anciennes ; les manuels de Melanchthon sur la rhétorique et la dialectique (Volkhard Wels) ; les grammaires d’hébreu ancien et moderne au XVIe siècle (Anja-Silvia Göing) ; l’enseignement de la physique à Louvain et Bologne dans les ouvrages de Frank Titelmans et Ulisse Aldrovandi (David A. Lines) ; les retombées du De anima d’Aristote dans l’enseignement et la pratique de l’anatomie (Simone De Angelis) ; les livres servant à l’enseignement de la géographie à Zürich au XVIe siècle (Urs B. Leu) ; les Elementa philosophiae moralis stoïcae de Kaspar Schoppe (Jill Kraye). La deuxième partie concerne les facultés professionnelles, médecine, droit et théologie avec cinq contributions seulement : la Medicina Practica de Girolamo Mercuriale (Nanci G. Siraisi) ; les manuels pour sages-femmes et médecins pratiquant l’accouchement (Hildegard Elisabeth Keller et Hubert Steinke) ; les ouvrages d’apprentissage du droit (Donald R. Kelley) ; les colloques sacrés et livres de conversation comme approches vulgarisées des questions religieuses problématiques (Barbara Mahlmann-Bauer) ; les ouvrages théologiques produits à Zürich par Peter Martyr Vermigli (1499-1562). Enfin Jürgen Oelkers conclut le livre par une ouverture d’historien des sciences de l’éducation vers des temps « plus modernes », en s’interrogeant sur ce que disent les manuels élémentaires du XVIIIe siècle de la théorie de l’enfant apprenant. La longueur et la richesse de ces contributions, auxquelles les éditeurs ont laissé un espace peu commun, empêchent d’en rendre compte en détail. On se contentera d’y relever quelques points communs et d’autres qui nous ont semblé plus neufs ou intéressants, appréciations dont nous assumons toute la subjectivité.
5Le grand mérite de certaines contributions est de nous introduire dans les arrière-cuisines où se concoctent ces objets, parfois de façon frauduleuse par la récupération du travail d’autrui, puis de nous révéler, par l’étude de différentes marques internes et d’éléments du contexte, les usages précis que l’on pouvait en faire. La vaste et remarquable mise au point d’Ann Blair sur les usages du manuscrit et de l’imprimé à la Renaissance, qui ouvre le recueil après l’introduction, vient à point nommé resituer dans quel contexte de prise de notes et de copie continues se situe le manuel imprimé, de son origine au début de l’époque contemporaine. Loin de les périmer, le manuel vient s’insérer et cohabiter dans ce vaste atelier de plumitifs, et il est en retour soumis lui-même à l’excerpieren comme disent les Allemands, c’est-à-dire à la mise en notes et/ou en index. Cette copie permanente entretenait aussi une redoutable capacité de saisie de la parole du maître à la volée, parfois organisée en chœur de scribes (Schreibechor, par exemple à Halle), qui pouvait se retourner contre les enseignants : N. Siraisi montre que les manuels du professeur de médecine Girolamo Mercuriale ont été en fait édités sans autorisation sur la base de notes de cours prises par des étudiants. Mais ces pratiques pouvaient être aussi encouragées par les autorités, ainsi à Harward jusqu’en plein XVIIe siècle, car ces polycopiés avant l’heure diffusaient les connaissances à un coût souvent moindre que la librairie. Jürgen Leonardt atteste en outre, à travers l’étude des textes classiques édités à l’université de Leipzig au début du XVIe siècle, que le livre sert lui-même encore couramment de support matériel à la prise de notes de cours et de commentaires en interligne grâce à des dispositions de mise en page héritées des manuscrits médiévaux qui restent longtemps vivaces à l’époque moderne.
6Le manuel « moderne » se place donc dans la continuité d’usages et de contenus parfois extrêmement anciens. Certains textes, bien que remontant á l’antiquité, sont proposés á l’étudiant moderne sans qu’on remette en cause leur validité, ainsi Aristote, qui fait partie d’un canon indémodable pour plus d’une discipline. Mais des auteurs comme le franciscain Frans Titelmann entreprennent de le christianiser et de le moderniser dans son Compendium de philosophie naturelle d’une façon suffisamment convaincante pour être repris comme source par Ulysse Aldrovandi (D. Lines).
7Les participants au colloque abordent aussi différentes formes de disposition du savoir dans le livre : l’isagogè ou introduction dans une matière nouvelle, tout à fait typique des grammaires pour débutants ; le colloque ou dialogue, qui a l’avantage de faire passer un contenu ou une réflexion en même temps qu’un enseignement de la langue latine quotidienne (Mahlmann-Bauer) ; enfin le commentaire, qui signe les formes supérieures de l’enseignement et qu’on retrouve dans beaucoup de disciplines philosophiques ou professionnelles. De même on peut distinguer ces manuels selon leur rapport à la théorie, à la pratique et à la pédagogie : dans une courte réflexion liminaire, Daniel Tröhler traite justement de la différence entre la connaissance scientifique et la connaissance pour la classe, en prenant l’exemple du rapport entre la théologie réformée et le catéchisme d’Heidelberg (1563). Aussi peut-on distinguer dans les différents exemples étudiés dans le recueil, d’une part les produits secondaires d’un processus d’enseignement et d’apprentissage déjà pratiqué à l’oral d’après des notes manuscrites, d’autre part des éléments constituants d’une doctrine élaborée par des auteurs qui disent faire œuvre originale, enfin des applications pratiques de théories déjà formulées par ailleurs (anatomie, traités de sages-femmes). Dans la deuxième catégorie se trouvent même des ouvrages qui n’ont sans doute guère eu d’emploi dans le monde scolaire, l’exemple extrême, cité par Grafton, étant le Livre de tous les arts interdits de Johann Hartlieb (1546), qui avait pourtant tous les critères extérieurs d’un manuel. Cependant, même si l’accent du colloque n’était pas mis sur la dimension commerciale et entrepreneuriale de la production de manuels, il n’échappe pas aux participants que la finalité de la plupart de ces livres était bien d’être utilisés par le plus grand nombre : Urs Leu établit que l’édition de manuels représentait un huitième de la production totale de livres à Zurich au XVIe siècle, ce qui en atteste l’impact social et culturel.
8On le voit donc, l’accent a été mis, autant que les sources le permettaient, sur l’étude du livre dans son contexte social et d’utilisation pratique et sur sa trace dans l’enseignement. La contribution de U. Leu sur la géographie croise par exemple des sources aussi diverses que les statistiques de la production livresque à Zurich, des inventaires de bibliothèque d’enseignants avec les dates d’acquisition d’ouvrages, des notes prises en cours et des copies d’ouvrages par des étudiants. La critique interne de la source est aussi utilisée, par exemple la comparaison de deux ouvrages sur la naissance et l’accouchement, l’un en latin à destination de médecins, l’autre en allemand pour les sages-femmes : seul 20 % du contenu est différent, ce qui est étonnamment peu (Keller/Steinke). A.-S. Going pour sa part étudie finement la logique pédagogique et scientifique interne des grammaires d’hébreu, en montrant sur quel système de correspondance entre les langues et quelle théorie du rapport entre les mots et les choses est construite la méthode de Theodor Bibliander, ce qui renvoie aussi à des conceptions plus globales de l’enseignement. Quant au contenu et au savoir transmis par ces manuels du XVIe siècle, il paraît, à travers les différentes communications, s’articuler d’une part sur la constitution de la langue scolaire aussi bien quotidienne que spécialisée par discipline et, d’autre part, sur la transmission de l’héritage de l’antiquité, mais au prix d’une réorganisation et d’une mobilisation dans de nouveaux outils qui aboutit à la constitution d’un nouveau savoir, voire d’une nouvelle scientificité vers 1600.
9Cet ouvrage d’une très grande richesse et de haut niveau scientifique constituera donc désormais une lecture indispensable pour quiconque s’intéresse non seulement à ces produits de l’âge d’or de l’inventivité humaniste, mais aussi plus généralement aux réalités pédagogiques et scientifiques sur la longue durée. Il confortera aussi celui qui considère que la créativité dans ces domaines n’a pas commencé seulement avec les révolutions pédagogiques et scientifiques du XVIIIe siècle, voire avec l’époque contemporaine. Il y verra de quelle gangue est finalement sorti, façonné par les usages pédagogiques et sociaux dans des contextes variés, après des voies ouvertes dans différentes directions, le manuel scolaire et universitaire « classique ».
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Luc Le Cam, « CAMPI (Emidio), DE ANGELIS (Simone), GOEING (Anja-Silvia), GRAFTON (Anthony) (éd.), Scholarly Knowledge: Textbooks in Early Modern Europe », Histoire de l’éducation, 135 | 2012, 99-104.
Référence électronique
Jean-Luc Le Cam, « CAMPI (Emidio), DE ANGELIS (Simone), GOEING (Anja-Silvia), GRAFTON (Anthony) (éd.), Scholarly Knowledge: Textbooks in Early Modern Europe », Histoire de l’éducation [En ligne], 135 | 2012, mis en ligne le 09 mai 2013, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/2529 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.2529
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