HIERNARD (Jean), TURREL (Denise), DELMAS-RIGOUTSOS (Yannis) (dir.), Les routes européennes du savoir : Vita peregrinatio, fin du Moyen Âge-XVIIe siècle
HIERNARD (Jean), TURREL (Denise), DELMAS-RIGOUTSOS (Yannis) (dir.), Les routes européennes du savoir : Vita peregrinatio, fin du Moyen Âge-XVIIe siècle, Paris : Les Indes savantes, 2011, 343 p.
Texte intégral
1Ce livre nous mène sur les routes européennes des échanges universitaires et des voyages d’étude, de la fin du Moyen Âge jusqu’au XVIIe siècle, en prenant Poitiers comme point d’observation. Il est le fruit de l’infatigable zèle que déploie depuis une bonne décennie Jean Hiernard, professeur d’histoire ancienne, pour retrouver dans les sources les étrangers ayant séjourné à Poitiers et les pictones inscrits dans les universités étrangères. Le virus lui est venu incidemment au détour d’une quête des inscriptions antiques de sa ville, après avoir découvert que trois d’entre elles avaient été sauvées et conservées dans un manuscrit à Wroclaw, grâce au relevé fait au milieu du XVIe siècle par un étudiant silésien de passage. Il touchait ainsi du doigt l’importance des relations entre l’Europe centrale et nordique et bon nombre d’universités françaises, dont celle de Poitiers, et leur contribution à la constitution d’un espace culturel européen des élites. L’exploitation des matricules universitaires et d’autres sources complémentaires, tels les récits de voyage et albums d’amis, lui a permis de dresser par approches et touches successives un tableau de la circulation universitaire entre Poitiers et les terres d’Empire. Ce livre qui réunit neuf de ses propres contributions sur ce sujet est donc conçu comme un bilan, mais il apparaît aussi, à travers d’autres contributions, comme l’amorce d’un grand chantier de recherche fondé sur le rapprochement des initiatives semblables dans toute l’Europe, auquel travaillent à Poitiers les deux autres coéditeurs de l’ouvrage, Denise Turrel, professeur d’histoire moderne, et Yannis Delmas-Rigoutsos, maître de conférences d’informatique. L’introduction et la première partie insèrent en outre le travail de J. Hiernard dans le contexte plus large de l’histoire universitaire et culturelle européenne et des nouvelles orientations méthodologiques de ces recherches.
2Après un bref avant-propos de Denise Turrel rendant hommage à J. Hiernard, le livre s’ouvre sur une introduction bienvenue de Willem Frijhoff, qui apporte sa connaissance approfondie des universités européennes à l’époque moderne, de la pérégrination académique et des problèmes que pose l’exploitation des registres matricules. Il retrace les caractéristiques des voyages éducatifs européens qui, sous diverses appellations, de la pérégrination académique au Grand Tour en passant par le voyage de cavalier, constituent selon lui un véritable lieu de mémoire de l’identité européenne et de son histoire culturelle. Il rappelle au passage combien l’éducation est dans ces élites voyageuses avant tout une construction familiale dans laquelle les expériences sur le terrain et l’autodidaxie jouent un rôle de premier plan, trop souvent oublié. Le voyage éducatif relève dans ce contexte d’une stratégie sociale globale. C’est toutefois à cette époque un phénomène majoritairement « germanique », au sens large, qui amène les jeunes gens du Nord de l’Europe principalement vers la France et l’Italie, avec parfois des détours aux Pays-Bas et en Angleterre. Il illustre enfin son propos par l’exemple très parlant de Jacob Olfertsz de Jong, fils d’un négociant-armateur de Frise occidentale, qui fit lors de son tour d’Europe un séjour de trois mois à Orléans en 1621, où il prit son grade de docteur en droit. Le journal qu’il a laissé révèle la variété des intérêts et des occupations d’un tel voyageur, qui dépassent largement les strictes études universitaires. C’est pourquoi W. Frijhoff souligne en conclusion l’évolution de ces pérégrinations qui, de véritables séjours d’études, se muent de plus en plus en voyages de découverte et d’initiation où le passage par des universités ne sert plus que de prétexte. Le déclin de la pérégrination après la fin du XVIIe siècle viendrait précisément de l’incorporation dans ces sociétés « nordiques » des nouveaux modèles comportementaux de civilité et de sociabilité, autrefois apanages de l’Italie et de la France, rendant désormais inutile leur acquisition par le voyage.
3Ceci posé, la première partie traite des échanges universitaires et de la prosopographie des populations étudiantes européennes, fondée désormais sur des bases de données informatisées qui exploitent principalement les renseignements des matricules universitaires conservées : sont présentés d’abord ensemble le Repertorium Academicum Germanicum (Tina Maurer), le projet en construction sur le corps enseignant académique français entre 1808 et 1939 (Emmanuelle Picard) et la base de données poitevine du Repertorium Academicum Pictaviense (Yanis Delmas-Rigoutsos). L’ambition est naturellement que toutes ces bases de données et d’autres encore communiquent entre elles dans un réseau paneuropéen. Tina Maurer donne ensuite dans une autre contribution quelques aperçus plus précis de la base de données germanique et de ses premiers enseignements. Celle-ci, pilotée par un groupe alliant l’université de Bern et de Giessen, ne recense que les « savants » (Gelehrten, concept assez flou qui réunit les étudiants des trois facultés supérieures, les artistes qui ont au moins le magister artium, et les nobles) entre 1250 et 1550, ce qui devrait tout de même approcher les 40 000 individus à terme. Les premiers résultats suggèrent différentes typologies de déplacements et de motivations à la mobilité académique, qu’il conviendra d’analyser plus finement. Les étudiants irlandais font aussi l’objet d’un projet collectif piloté par l’université de Maynooth : il s’agit de suivre leurs pérégrinations à travers les collèges universitaires de toute l’Europe entre 1580 et 1800 en y intégrant l’apport des bases de données déjà existantes. Une présentation, essentiellement technique, de la base et de ses principes en est faite en anglais.
4On accède ensuite à partir de la page 57 aux travaux de Jean Hiernard, à travers une première série de cinq articles envisageant le phénomène de façon plus générale à l’échelle de la province (« une province dans la pérégrination académique »). Après une brève présentation de l’université de Poitiers comme étape des pérégrinations, le plat de résistance s’annonce avec une contribution très fouillée et érudite sur les échanges universitaires entre le Poitou et les Provinces Unies (Iter Gallicum-Iter Hollandicum, fin XVIe et XVIIe siècles). Elle montre (cf. graphique p. 77) qu’il s’agit du côté batave d’un flux relativement régulier et continu (minoré ici par le fait que seuls sont comptés les gradués de la faculté de droit), tandis que le mouvement qui porte les Poitevins à s’immatriculer à Leyde est fait de quelques pics correspondant à des moments où la communauté réformée française se sent en danger (conversion d’Henri IV, guerres de religion des années 1620), mais aussi à l’arrivée successive à Leyde de deux enseignants de grande renommée ayant divers liens avec le Poitou et servant d’intermédiaires privilégiés : le philologue Joseph Juste Scaliger et le théologien André Rivet. Les motivations et les vecteurs des échanges n’ont donc rien de symétrique. L’article sur les Germani à Poitiers au temps de Rabelais est moins riche d’informations et d’analyses, exposant brièvement divers points repris ailleurs plus en détail dans ce recueil. L’étude des jeunes Rochelais sur les routes du savoir, en collaboration avec Pascal Rambaud, montre quant à elle surtout l’échec de l’académie de La Rochelle, qui ne réussit pas à retenir les étudiants, et le rôle également important que jouaient dans la détermination des lieux d’études les relations maritimes et commerciales qu’entretenaient ces élites commerçantes. Cette partie contient enfin un article intéressant sur un lieu de mémoire couramment cité dans les récits de voyage des étudiants germaniques (entre autres) passant à Poitiers : la « Pierre levée » ou dolmen à couloir sur lequel les étudiants de passage avaient pour coutume de graver (assez mal, le temps les a effacés) leur nom, pratique illustrée dans une gravure publiée en 1597 à Cologne par l’Autrichien Joris Hoenagel, dont J. Hiernard retrace en détail la biographie. C’est un rare témoignage imagé sur la présence des Germani à Poitiers, illustrant de surcroît un rite étudiant local, qui nous distrait pour une fois de l’aridité des matricules.
5La dernière partie en quatre articles est consacrée aux albums d’amis et aux itinéraires individuels. L’Album amicorum ou Stammbuch est une sorte de livre d’or où s’inscrivent les amis, les relations mais aussi les professeurs et savants rencontrés lors de ces voyages de formation, avec mention de leur devise et l’inscription de certaines considérations morales, religieuses ou philosophiques, telle celle qui sert de sous-titre à l’ouvrage (Vita peregrinatio : la vie est un voyage). Phénomène connu en Europe occidentale mais beaucoup plus pratiqué et mieux conservé dans le monde germanique, ce qui, soit dit en passant, trahit son caractère consubstantiel à la pérégrination académique, il permet de suivre le détail des déplacements d’un individu et la constellation de ses relations sociales avec leurs dimensions culturelles. Trois albums sont ici exploités avec succès par J. Hiernard, au prix de recherches complémentaires très soigneuses : ceux du noble autrichien Christoph von Teuffenbach, de passage à Poitiers en 1551, du juriste rochelais fils de pasteur Jean Grenon (1578-1662) et d’un étudiant d’Heidelberg Johann Jakob Hausmann, réfugié en France pendant la guerre de Trente Ans (1626-1627 à Poitiers). Cet échantillon permet de voir la plupart des modalités d’exploitation des renseignements divers consignés dans ces livrets. Plus riche encore est le journal de voyage (un manuscrit de 146 f os) de Seyfried Ribisch, de passage à Poitiers de 1550 à 1552, amateur d’épigraphie qui fut le point d’entrée de J. Hiernard dans cette recherche. Ce rejeton du patriciat de Breslau traverse dans une pérégrination de presque une décennie l’Allemagne, les Pays-Bas, la France, la Suisse, l’Autriche et l’Italie. Mais c’est évidemment sur son séjour poitevin que se penche notre auteur avec le plus d’attention, traduisant et commentant les descriptions de ses déplacements dans la région, faisant l’archéologie de ses travaux d’épigraphie à Poitiers. Cette passion pour l’épigraphie est confirmée par le relevé de 73 inscriptions dans son journal, puis par la publication en 1574 à Breslau d’un ouvrage de 150 gravures de monuments funéraires rencontrés dans ses voyages. Ceci montre encore, s’il en était besoin, que ces pérégrinations n’avaient que peu à voir avec nos échanges universitaires contemporains.
- 1 Voir notre présentation dans J.-L. Le Cam, « À la recherche de l’autodidaxie dans les sermons funèb (...)
6L’analyse est parfois un peu limitée ou noyée dans l’érudition, et la formule de la réédition d’articles a certes quelques inconvénients, notamment des redites inévitables. Mais la réunion de ce bouquet de textes, primitivement publiés dans des revues régionales ou à l’occasion de colloques et de mélanges sans lien avec l’histoire des universités, permet enfin au lecteur intéressé par ce domaine d’y accéder plus facilement et de bénéficier en outre d’un index nominum, indispensable vu le grand nombre d’individus cités (un index des lieux eût été bienvenu). Elle donne aussi à voir l’apport global, la cohérence et la qualité de ce travail pionnier. Après les aperçus, vus à une autre hauteur, de l’enquête de Dominique Julia et Willem Frijhoff sur les populations étudiantes européennes, cet ouvrage permet, notamment dans sa dernière partie détaillant quelques trajets singuliers, de donner chair à une histoire des élites étudiantes pérégrinant en France, tout en illustrant l’importance du phénomène pour une université comme Poitiers. Signalons aux auteurs pour terminer une autre source de cette histoire des pérégrinations germaniques que les matricules et livres d’amis : celle des Leichenpredigten ou biographies de sermons funèbres luthériens, conservées en grand nombre dans les bibliothèques allemandes1.
Notes
1 Voir notre présentation dans J.-L. Le Cam, « À la recherche de l’autodidaxie dans les sermons funèbres allemands (1550-1750) », Histoire de l’éducation, no 70, mai 1996, p. 29-47. Étudiant un échantillon de 559 membres de conseils municipaux, nous relevons une tendance croissante à l’incorporation du voyage de formation dans leur cursus, allant de 13,5 % pour la génération née en 1570-1589, à 44,6 % pour la période 1650-1709, voir J.-L. Le Cam, « Reproduktion, Ausdifferenzierung, Seitenwege. Bildungsgänge in ratsverwandten Familien im Spiegel von Leichenpredigten (1520-1720) », in Juliane Jacobi, Jean-Luc Le Cam, Hans-Ulrich Musolff (dir.), Vormoderne Bildungsgänge. Selbst- und Fremdbeschreibungen in der frühen Neuzeit, Cologne, Weimar, Vienne, Böhlau, 2010, p. 149-168, ici p. 160-161.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Jean-Luc Le Cam, « HIERNARD (Jean), TURREL (Denise), DELMAS-RIGOUTSOS (Yannis) (dir.), Les routes européennes du savoir : Vita peregrinatio, fin du Moyen Âge-XVIIe siècle », Histoire de l’éducation, 135 | 2012, 94-99.
Référence électronique
Jean-Luc Le Cam, « HIERNARD (Jean), TURREL (Denise), DELMAS-RIGOUTSOS (Yannis) (dir.), Les routes européennes du savoir : Vita peregrinatio, fin du Moyen Âge-XVIIe siècle », Histoire de l’éducation [En ligne], 135 | 2012, mis en ligne le 09 mai 2013, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/2525 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.2525
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page