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L’État et l’éducation en Europe occidentale. Comparaison et jeux de miroirs

Philippe Savoie
p. 5-17

Texte intégral

  • 1 Jean-Michel Chapoulie, L’école d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Renn (...)

1La publication récente d’un important ouvrage de Jean-Michel Chapoulie1 a remis l’État au cœur d’une historiographie française de l’éducation qui s’était, depuis quelques décennies, largement affranchie de sa longue propension à lire l’histoire éducative depuis le point de vue du sommet. Mais, loin de renouer avec une conception verticale du développement de la scolarisation, cet ouvrage montre au contraire la multiplicité des lieux où s’est opérée la conquête de la France par l’École d’État, l’importance de ce qui se joue aux échelons intermédiaires de l’administration, dans les établissements et dans les villes, et la diversité des acteurs impliqués dans ce processus de longue durée. C’est dans cet esprit équilibré et attentif à la pluralité des échelles que s’inscrit ce numéro spécial qui fait de l’État enseignant – ou au moins de l’État acteur de l’action éducative – son sujet central.

  • 2 L’État et l’éducation, 1808-2008, colloque international organisé à Paris (La Sorbonne et École nor (...)

2Le bicentenaire du décret du 17 mars 1808 qui, en organisant l’Université impériale, a consacré la mainmise de l’État sur l’enseignement et posé les bases de l’institution scolaire française, a fourni l’occasion en mars 2008 d’un colloque international sur « L’État et l’éducation, 1808-2008 »2. Il ne s’agissait pas d’élever un monument symbolique à la gloire du génie français en matière d’enseignement et d’organisation administrative, ni d’expier les excès et déplorer les travers légendaires de l’institution scolaire française. Ce colloque voulait avant tout considérer l’État enseignant comme un objet historique, revisiter les catégories – centralisation, étatisation, uniformité, corporatisme – qui servent souvent à le caractériser dans le cas français et proposer une comparaison internationale. Après une actualisation qui prend en compte les progrès de la recherche, la plupart des communications à ce colloque sont publiées dans Histoire de l’éducation, sous la forme de varia et de deux numéros spéciaux sur le thème de l’État et l’éducation. C’est le premier de ces numéros spéciaux, consacré à la comparaison internationale à travers les cas de cinq pays européens voisins de la France, que nous présentons aujourd’hui.

  • 3 Robert D. Anderson, « Centralisation et décentralisation dans la formation des élites en France et (...)

3La création, par la loi du 10 mai 1806, de l’Université impériale, « corps chargé exclusivement de l’enseignement et de l’éducation publique dans tout l’empire », et son organisation par le décret du 17 mars 1808, ouvrent une page nouvelle dans l’histoire politique et éducative de la France, et donnent au projet révolutionnaire d’un État enseignant une spectaculaire incarnation institutionnelle. Mais l’effet de cette création dépasse largement les frontières de la France de 1789 ou de 1815, ne serait-ce qu’en raison de l’extension de l’Université impériale, jusqu’au reflux des armées napoléoniennes, à une partie des pays voisins, où elle a laissé une trace plus ou moins durable. Des cinq pays couverts par ce numéro spécial, quatre – les Pays-Bas, la Suisse, l’Italie et l’Espagne – ont connu, sur une partie au moins de leur territoire, l’occupation française, l’annexion ou la vassalisation politique, et ont expérimenté ou importé les institutions académiques apportées par l’envahisseur. Dans le cinquième, la Grande-Bretagne, l’épisode de l’Université impériale a frappé les esprits et a installé pour longtemps l’idée d’un modèle français étatiste et centralisé, aux antipodes des institutions politiques et éducatives britanniques3. En demandant à cinq universitaires de pays voisins de la France d’appliquer à l’histoire de leurs pays respectifs le thème de l’État enseignant, nous cherchions d’abord à réunir les éléments d’une analyse comparative du rôle et de la place des États nationaux dans la construction des systèmes d’enseignement depuis le début du XIXe siècle, et, en retour, des effets politiques et sociaux de cette construction éducative et des oppositions qu’elle a rencontrée. À cet égard, l’objectif est atteint : les exemples étudiés se répondent et produisent ensemble une riche problématique transnationale de l’État enseignant dont nous proposons de relever ici quelques-unes des grandes lignes. Mais, ces contributions ayant été pensées dans le cadre de la célébration du bicentenaire de l’Université impériale, à propos de nations voisines et par de bons connaisseurs du cas français, un jeu de miroirs s’est superposé à la comparaison internationale, qui donne sa cohérence à l’ensemble et offre l’occasion de nuancer, dans ce domaine, l’idée d’une irréductible exception française.

I – La grammaire institutionnelle universitaire

  • 4 Voir la « Notice historique sur les Universités » qui ouvre le premier numéro de l’Almanach de l’Un (...)
  • 5 Ce qui n’empêche pas les professeurs et régents de l’Université de Paris de s’en réclamer. Voir Bor (...)
  • 6 Philippe Savoie, « Aux origines de la professionnalisation ? La genèse du corps enseignant français (...)

4La genèse de ce numéro spécial impose de poser d’emblée la question de la place de l’Université impériale et, plus largement, de celle de l’institution universitaire dans l’histoire de la construction des systèmes éducatifs européens. Qu’on date de l’organisation de l’Université impériale la naissance de l’État enseignant en France constitue à cet égard un paradoxe intéressant. Le décret du 17 mars 1808 a certes bien posé les fondations durables de l’institution scolaire publique française et consacré le principe du monopole de l’État sur l’enseignement, mais pour en confier l’exercice à une corporation laïque désignée comme le « corps enseignant », à laquelle on donna le nom de la plus ancienne et la plus universelle des institutions scolaires européennes, celui d’université. Il y avait, dans ce choix, à la fois la volonté de fonder l’unification morale, culturelle et politique de la nation sur l’esprit de corps des enseignants et de leur hiérarchie, et le désir de légitimer le sacrifice de la liberté d’enseignement proclamée par la Révolution comme celui des prétentions éducatives de l’Église, en rattachant la nouvelle institution à la vieille et glorieuse tradition universitaire. Le monopole de l’Université impériale est dérivé du monopole corporatif des anciennes universités sur l’enseignement savant dans leur ressort, qu’il s’agisse des collèges d’humanités, qui appartenaient à la faculté des arts, ou des pensions et institutions privées qui avaient prospéré depuis la fin du XVIIe siècle en encadrant les élèves des collèges en dehors des classes. L’université impériale étend ce monopole d’une ville à tout un Empire, chose pas vraiment nouvelle, puisque, au XVIIIe siècle, une telle extension territoriale a été envisagée en France, dans une configuration moins centralisée, à l’occasion de l’expulsion des jésuites, et appliquée dans les États sardes. En fait, malgré le talent de ses idéologues4, l’Université impériale ne devait pas grand-chose au modèle universitaire initial, déjà vidé d’une grande partie de sa réalité corporative et de son autonomie par l’ancienne monarchie5. L’image, complaisamment avancée, d’un corps enseignant gouverné par lui-même, sous la bienveillante tutelle de l’État, tient beaucoup de la fiction. Mais cette fiction a été assez puissante et séduisante pour que ce corporatisme enseignant décrété d’en haut et la construction idéologique qui leur était proposée soient repris à leur compte par les enseignants eux-mêmes, ceux des facultés et ceux du secondaire – l’hostilité latente et la méfiance de la Restauration ou de l’Empire autoritaire à l’égard de l’institution ne faisant qu’accélérer cette appropriation –, et fournisse à ces enseignants le fond d’un puissant et souvent fructueux sentiment d’appartenance collective, sur lequel la Troisième République s’est appuyée pour renforcer l’institution scolaire publique et fonder son autonomie à l’égard des forces sociales, et du clergé en particulier6. Ajoutons que la centralisation de l’Université impériale a empêché l’existence d’universités autonomes en France pendant un siècle, qui se trouve être celui de l’essor et de la diffusion en Europe du modèle humboldtien, lequel a ensuite servi de source d’inspiration au mouvement français de restauration universitaire de la fin du XIXe siècle.

  • 7 Philippe Savoie, « Création et réinvention des lycées (1802-1902) », in Pierre Caspard, Jean-Noël L (...)

5En créant l’Université impériale, l’Empire réinvente une institution déjà largement discréditée avant 1789, abolie en 1793 et comprise, avec les congrégations, dans la condamnation de l’idée même de corps enseignant lors des débats révolutionnaires. Une motivation évidente de cette restauration est la recherche de légitimité. Devançant les accusations de despotisme que pourrait lui valoir la mainmise de l’État sur l’éducation, contraire à l’aspiration à la liberté de l’enseignement portée quelques années auparavant par les assemblées révolutionnaires, Napoléon se prévaut de la vénérable tradition de l’université de Paris, fondée par ses maîtres eux-mêmes et protégée pendant des siècles par la monarchie, ce dernier point justifiant par analogie la lourde tutelle politique qui accompagne cette résurrection. Mais le retour à l’institution universitaire ne tient pas qu’à cette opération de légitimation, dont Ambroise Rendu est l’artisan le plus actif entre 1810 et 1816, date à laquelle l’institution, devenue Université royale de France, échappe au sort funeste que lui réservait la Restauration. L’université fournit le cadre conceptuel de l’organisation du corps enseignant et de l’institution éducative d’État en 1808. En fait, ce cadre conceptuel est déjà présent dans la loi créant les lycées en 18027. Or les universités ont constitué, depuis les derniers siècles du Moyen-Âge, un réseau éducatif commun à toute la chrétienté occidentale. Les mutations que subit l’institution universitaire en France sont donc lisibles, voire présentes simultanément, dans les pays voisins, en particulier dans ceux qui subissent l’invasion française. L’existence de cette grammaire institutionnelle commune a certainement favorisé l’adaptation des innovations étrangères, aussi importantes et divergentes qu’aient pu être les évolutions locales, avant et après l’invasion française.

  • 8 L’ouvrage d’Eugène Rendu, M. Ambroise Rendu et l’université de France, Paris, Fouraut et Dentu, 186 (...)
  • 9 Constitutions et règlemens de l’université de Turin, Recueil de lois et règlemens concernant l’inst (...)
  • 10 Voir le Compte rendu aux Chambres assemblées, Par M. Rolland, des différents Mémoires envoyés par l (...)

6Ces emprunts, empressons-nous de le préciser, ne sont pas à sens unique. Ambroise Rendu prétend ainsi que c’est sa visite de l’Université de Turin, en 1805, qui a inspiré à Napoléon l’idée de l’Université impériale8. La thèse de l’inspiration turinoise est assez importante pour que soit reproduite, en 1814, dans le troisième tome du Recueil de lois et règlements sur l’instruction publique, à la suite d’une sélection de textes français d’Ancien Régime et de la période révolutionnaire, les Constitutions de l’Université de Turin et les Règlements du magistrat de la réforme, pour l’université de Turin (1772)9. Par ces actes, Charles-Emmanuel II plaçait le magistrat de la réforme, instance collective de contrôle, à la tête de l’Université de Turin et établissait sa tutelle sur les collèges des provinces de terre ferme de l’État sarde. On peut discuter cette généalogie opportune – Rendu en fait un argument, au moment de la première Restauration, pour établir que l’Université impériale n’innove pas mais se place au contraire dans la continuité d’institutions monarchiques antérieures à la Révolution – et faire observer que l’idée d’une extension du ressort des universités au-delà de leur cadre urbain, afin de placer sous leur contrôle les collèges d’un territoire étendu, a été exposée au Parlement de Paris dès 176810. C’est la preuve, en tout cas, d’une circulation des idées, dans l’Europe des Lumières, sur l’évolution de l’institution universitaire, et sur la manière dont celle-ci pourrait porter le projet d’une régénération des systèmes d’enseignement par le sommet.

  • 11 Marie-Madeleine Compère, Du collège au lycée (1500-1850), Paris, Gallimard/Julliard, 1985, p. 19-30
  • 12 R. D. Anderson, art. cité.

7L’idée d’une compétence territoriale étendue des universités s’articule sur la dissociation entre leur mission d’enseignement, d’une part, et leurs fonctions de contrôle et de certification, d’autre part. Cette dissociation devient très visible à Paris, au XVIe siècle, avec l’apparition de collèges d’exercice au sein de la faculté des arts, qui étendent leur public aux élèves grammairiens et inventent une nouvelle forme scolaire, devenue trois siècles plus tard l’enseignement secondaire11. Les collèges universitaires, ceux de la faculté des arts comme ceux des autres facultés, sont des lieux d’enseignement individualisés mais subordonnés aux instances universitaires qui délivrent les grades et accréditent les enseignants. Il est d’ailleurs courant, sous l’Ancien Régime, qu’un étudiant prenne ses grades dans une autre université que celle dont il a suivi les cours. En Grande-Bretagne, cette dissociation permet de régler la concurrence conflictuelle entre le collège universitaire séculier fondé à Londres en 1828 et le Kings’s College que lui opposent peu après les anglicans, en les flanquant tous les deux, en 1836, d’une université chargée de la certification et de la délivrance des grades. On relèvera aussi, à cet égard, la fonction de régulation et de normalisation de l’enseignement scolaire et universitaire qu’ont assuré les universités de Londres, d’Oxford et de Cambridge, à travers leur activité d’évaluation et de certification, en Grande-Bretagne, dans l’empire et au-delà, grâce aussi à la forte présence de leurs anciens étudiants dans les universités nouvelles fondées au XIXe siècle12.

  • 13 Willem Frijhoff, « Exception française, normalité hollandaise ? Questions sur l’évolution comparée (...)
  • 14 R. D. Anderson, art. cité.

8Aux Pays-Bas, Willem Frijhoff montre que l’annexion française et l’installation de l’Université impériale constituent un choc novateur qui, en créant un centre de décision au-dessus des provinces, permet de proposer des remèdes au déclin d’un système des universités et des écoles illustres affaibli par le provincialisme, où seule l’université de Leyde atteint la taille critique. Les plans de réforme radicale des études conçus à l’époque de la République batave étaient restés sans effet, faute d’un levier institutionnel capable de faire entendre raison aux résistances locales. Le projet controversé d’une Université royale centralisée à Leyde, à l’époque où Louis Bonaparte occupe le trône de Hollande (1806-1810), ne peut aboutir avant la réunion à l’Empire, et, malgré la grande habileté d’Adriaan van den Ende, la mise en place de l’Université impériale dans les deux académies hollandaises de Leyde et de Groningue, reste inachevée quand cesse l’occupation française en 1813. Mais, dès la restauration des Orange, une réforme universitaire est entreprise, qui aboutit en 1815 à un statut conciliant le souci de rationalisation de l’offre éducative apporté par les Français avec le retour à l’esprit des universités hollandaises, corps savants autant que corps enseignants. Si le modèle dit humboldtien s’installe en Hollande, une fois le chapitre napoléonien refermé, c’est donc plus parce qu’il correspond profondément à la tradition universitaire hollandaise que par souci de se démarquer de l’envahisseur13. À cet égard, on note une certaine analogie des universités hollandaises avec les universités écossaises, proches des besoins de la population et tournées vers des finalités culturelles et utilitaires très éloignées du modèle d’Oxford et Cambridge, universités dominantes et lieux de formation des élites sociales et politiques14.

  • 15 Rita Hosfstetter, « La Suisse et l’enseignement aux XIXe-XXe siècles. Le prototype d’une “fédératio (...)
  • 16 Antonio Viñao, « État et éducation dans l’Espagne contemporaine (XIXe-XXe siècles) », infra, p. 81- (...)

9Parmi les territoires annexés sous l’Empire, c’est finalement à Genève que la trace de l’Université impériale est la plus durable. Siège d’académie de l’Université impériale, elle profite de ce statut pour tripler le nombre de ses chaires universitaires, fonder de véritables facultés et s’arroger brièvement, au titre de sa faculté de théologie, le monopole de la formation des pasteurs dans l’Empire. En outre, au-delà de l’épisode napoléonien, l’Académie conserve jusqu’en 1846 sa mainmise sur l’école genevoise, faisant en quelque sorte de l’héritage institutionnel napoléonien un outil de l’hégémonie éducative de l’Église protestante15. En Espagne, l’influence des réformes napoléoniennes n’est pas sans lien avec la désignation de Joseph Bonaparte comme roi. Mais si les réformateurs joséphistes ou afrancesados voient dans cette circonstance l’occasion de réaliser les changements qu’ils appellent de leurs vœux, l’inspiration est la même du côté des « patriotes » libéraux qui importent le modèle des lycées et chargent une instance consultative de concevoir un plan d’organisation d’ensemble de l’instruction publique16.

II – La question religieuse

10L’entrée en jeu des États d’Europe occidentale comme acteurs de l’histoire éducative est ancienne mais leur place reste longtemps limitée. Les déchirements religieux du XVIe siècle jouent un rôle incontestable dans l’engagement des États dans le soutien et l’encadrement des études de leur population, les petites écoles devenant un instrument majeur d’évangélisation et les collèges, écoles latines et académies, un enjeu dans la lutte pour le contrôle des esprits des élites. Concernant la scolarisation populaire, cette incitation est toutefois plus forte dans les pays gagnés à la Réforme et dans ceux où s’affrontent catholiques et protestants, comme la France, que dans les pays essentiellement catholiques que sont l’Espagne, le Portugal et l’Italie, ce qui contribue à expliquer le retard de ces pays par rapport à leurs voisins du Nord en matière de scolarisation élémentaire et d’alphabétisation. Au XVIIIe siècle, soit deux siècles après la rupture anglicane, les monarchies de l’Europe catholique prennent ombrage de l’influence de Rome. L’expulsion des jésuites du Portugal, d’Espagne et de France s’inscrit dans ce mouvement de rejet de la tutelle romaine et d’affirmation monarchique plus que nationale, même si l’on peut observer un glissement de l’une à l’autre. Dans ces trois pays, la place laissée par les jésuites offre l’occasion à l’État de procéder à une réforme des études : la réforme de Pombal, qui produit des effets différents au Portugal et au Brésil17, la création des Estudios Reales de San Isidro et du premier corps enseignant d’État en Espagne18, les projets de réforme débattus dans les années 1760 en France, dont il ressort essentiellement une réforme effective de l’Université de Paris et un trésor de propositions et de débats dans lequel puiseront encore les assemblées révolutionnaires19 et les créateurs des lycées et de l’Université impériale.

  • 20 R. D. Anderson, art. cité.
  • 21 A. Viñao, art. cité.
  • 22 Luciano Pazzaglia, « La dimension constitutionnelle de l’éducation du Statuto albertino de 1848 à l (...)

11En Espagne comme en France, l’État et l’Église catholique apparaissent à l’époque contemporaine comme des forces concurrentes ou antagonistes, selon les périodes, dans la construction du système d’enseignement. En France, une tradition historiographique marquée par les affrontements de la période 1880-1905 a projeté sur le début du XIXe siècle les catégories et les problématiques de cette période de très forte tension qui trouve son épilogue dans la loi de séparation de 1905, caricaturant les termes d’un affrontement plus complexe où l’idée de laïcité est absente. Robert Anderson établit un parallèle intéressant entre l’intransigeance ultramontaine qui, en France, empêche la formation d’un consensus autour d’une Université « catholique d’esprit », mais gallicane et subordonnée à l’État, et l’intransigeance anglicane qui, en Grande-Bretagne, fait obstacle quelque temps à la réunion des élites, avant que le monopole des églises dominantes ne soit démantelé par l’État20. En Espagne, pays qui a connu comme la France la confiscation des biens du clergé et la rupture des catholiques à l’égard du régime, le projet d’une Église nationale échoue et laisse l’Église et les gouvernements libéraux du XIXe siècle face à face en matière scolaire. Dans ce combat, l’État délaisse le terrain de l’école primaire, par manque d’intérêt comme de moyens, et prive surtout les municipalités des sources financières qui leur auraient permis de prendre en main cette partie de l’offre scolaire21. L’attitude de l’État à l’égard de l’enseignement catholique varie considérablement en fonction des changements politiques que connaît l’Espagne au XXe siècle. Le régime franquiste se contente de suppléer l’action de l’Église dans l’enseignement scolaire, attitude paradoxale pour un régime de ce type, qui n’est pas sans évoquer la place laissée à l’enseignement de la religion catholique dans l’enseignement primaire italien par la réforme Gentile de 1923, et pendant toute la période fasciste22.

  • 23 L. Pazzaglia, art. cité.

12L’article de Luciano Pazzaglia est tout entier consacré aux principes constitutionnels et philosophiques qui, en Italie, orientent la législation en matière éducative, concernant notamment la place du catholicisme depuis le milieu du XIXe siècle. Si le Statuto albertino de 1848, texte constitutionnel du royaume de Sardaigne puis de l’État italien, fait du catholicisme la religion de l’État, son silence en matière éducative permet l’instauration par voie législative d’une institution scolaire d’État. Comme en France, la tension entre l’enseignement catholique et l’enseignement d’État établit un clivage entre la droite et la gauche « historiques ». Cependant, même à son apogée, la poussée anticléricale ne fait pas disparaître l’enseignement de la religion dans les écoles. Si la réforme Gentile laisse une place à cet enseignement de la religion catholique dans le primaire, c’est à titre de philosophia inferior, l’État incarnant à ses yeux l’esprit religieux dans lequel doivent s’intégrer les générations futures. L’instauration d’un examen d’État par la même réforme est une autre mesure favorable aux positions catholiques. L’opportunité politique, soulignée par le Concordat qui, en 1929, met en application les Accords de Latran, n’est évidemment pas absente de cette relative bienveillance du régime fasciste à l’égard du catholicisme. En 1948, la constitution républicaine crée un cadre associant le pouvoir réglementaire de l’État en matière d’instruction, sa légitimité à créer ses propres écoles, la liberté d’enseignement et le droit de tous à l’instruction. La révision concordataire de 1984 précise ces dispositions générales en insérant les écoles catholiques dans le cadre commun et en maintenant l’enseignement de la religion catholique dans l’enseignement scolaire, mais à titre facultatif. L’avenir de ce modèle de « laïcité positive » repose, pour L. Pazzaglia, sur l’établissement d’un « patriotisme constitutionnel » garant du vivre ensemble23.

III – Projet national, centralisation, fédéralisme : la question de l’unité

  • 24 A. Viñao, art. cité.

13L’article d’A. Viñao montre combien, à l’échelle de l’Espagne, ce vivre ensemble est menacé par la réforme institutionnelle qui a partagé les compétences entre l’État et les régions – disposition qu’on retrouve d’ailleurs en Italie, autre pays où les identités régionales restent très fortes. Cette menace procède selon l’auteur d’une véritable dépossession de l’État de sa capacité d’action en matière scolaire au profit des exécutifs régionaux, ainsi que du développement de l’initiative privée. Mais elle s’enracine, en Espagne, dans l’histoire d’une construction scolaire qui n’a pas su se doter d’un projet national ni surmonter le problème posé de l’usage d’autres langues que le castillan dans plusieurs régions, l’Église s’étant en l’occurrence démarquée de l’entreprise d’unification linguistique. A. Viñao oppose, à propos des projets de développement du système scolaire espagnol au XIXe siècle, le système éducatif étatique porté par les joséphistes au système éducatif national voulu par les libéraux des Cortes de Cadix, et pointe le déficit de symboles et de points d’ancrage d’une identité espagnole24.

  • 25 R. Anderson, « The idea of the Secondary School in Nineteenth-Century Europe », Paedagogica Histori (...)
  • 26 Robert Anderson fait d’ailleurs partie des précurseurs de cette lecture nouvelle de l’histoire éduc (...)

14À l’égard de la contribution de l’enseignement à la construction nationale, longtemps pensée en France autour de la figure du hussard noir, ou du Tour de France de deux enfants, c’est-à-dire dans sa dimension primaire et populaire, l’historiographie européenne récente a mis en valeur le rôle éminent de l’enseignement secondaire25. C’est dans cette perspective que Robert Anderson propose une étude comparative de la formation des élites en France et en Angleterre, articulée sur l’opposition entre la légendaire centralisation française et la non moins légendaire décentralisation britannique, images convenues dont il montre les limites et l’évolution paradoxale, lors du dernier quart de siècle, la Grande-Bretagne thatchérienne puis New Labour ayant considérablement centralisé le système éducatif et universitaire au moment où la France prenait le chemin inverse. L’unité de la classe dirigeante britannique repose sur la formation commune dans le cadre résidentiel et homogène des public schools et des collèges des universités d’Oxford et Cambridge. En contrepartie, R. Anderson observe que, quoi qu’on dise du caractère fantomatique des facultés académiques provinciales françaises, l’Université impériale a permis au XIXe siècle l’existence, dans certaines d’entre elles, d’une vie universitaire provinciale absente en Angleterre jusqu’à l’émergence des civic universities. Il souligne plus généralement, s’appuyant sur l’historiographie française récente, l’importance de l’initiative locale et le dynamisme éducatif longtemps ignoré des villes françaises26.

  • 27 Rita Hofstetter, art. cité.

15Dans notre échantillon de pays européens, la Suisse offre un cas de figure à part, en raison de son caractère fédéral, multilinguistique et multiconfessionnel. L’État, en Suisse, est autant cantonal – treize cantons au début du XIXe siècle, vingt-six aujourd’hui – que fédéral, et la diversité linguistique, confessionnelle et politique a longtemps entravé la construction d’un cadre commun et d’une action éducative fédérale, équilibrée par l’existence de conseils d’instruction publique cantonaux, que préconisait déjà l’ambitieux plan Stapfer à l’époque de la République helvétique. C’est donc dans le cadre des cantons que s’élabore au XIXe siècle la construction des structures scolaires, même si la constitution votée en 1874 fait de l’État fédéral le garant du droit à l’instruction. Rita Hofstetter montre, à cet égard, à quel point est trompeuse la chronologie de l’adoption du principe d’obligation scolaire par les cantons et combien cette obligation devient plus contraignante lorsqu’elle fait l’objet d’une injonction fédérale, transformant l’extension des attributions du canton en perte de pouvoir sur l’offre éducative. Ce n’est qu’au XXe siècle que se met en place une dynamique d’harmonisation inter-cantonale à travers le Conseil des directeurs de l’instruction publique. Cette dynamique est renforcée à la fin du XXe siècle par la nécessité d’une visibilité de la Suisse sur le marché international de l’éducation, et ouvre sur la construction d’un « espace suisse de la formation » qui pourrait préfigurer l’avenir de l’Europe en matière éducative27.

*

16Agents majeurs du développement et de l’unification des systèmes d’enseignement depuis deux siècles, les États se voient aujourd’hui soumis à une régulation internationale qui procède autant de la pression de la concurrence internationale, alimentée par la comparaison des performances des systèmes éducatifs, que de l’harmonisation interétatique. Les cinq articles réunis ici invitent à situer ces évolutions dans la longue durée et à se défaire de l’impression sans doute trompeuse de leur radicale nouveauté. À cet égard, et pour terminer cette introduction dans l’optique où nous l’avons placée, on avancera la proposition d’une meilleure intégration de l’histoire internationale des universités et de l’histoire scolaire. Le paradigme universitaire est certainement une des pistes permettant de dégager une grammaire institutionnelle européenne et de renouveler la lecture de la construction des institutions scolaires nationales comme de la circulation des idées et des pratiques en la matière.

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Notes

1 Jean-Michel Chapoulie, L’école d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.

2 L’État et l’éducation, 1808-2008, colloque international organisé à Paris (La Sorbonne et École normale supérieure), du 11 au 13 mars 2008, par les universités Paris IV et Lille III et le Service d’histoire de l’éducation (INRP-ENS), sous la direction scientifique de Jean-Noël Luc et Philippe Savoie.

3 Robert D. Anderson, « Centralisation et décentralisation dans la formation des élites en France et en Grande-Bretagne à l’époque contemporaine », infra p. 39-58.

4 Voir la « Notice historique sur les Universités » qui ouvre le premier numéro de l’Almanach de l’Université impériale. Année 1810, Paris, Brunot-Labbé, p. 21-51.

5 Ce qui n’empêche pas les professeurs et régents de l’Université de Paris de s’en réclamer. Voir Boris Noguès, Une archéologie du corps enseignant. Les professeurs des collèges parisiens aux XVIIe et XVIIIe siècles (1598-1793), Paris, Belin, 2006, p. 35-37.

6 Philippe Savoie, « Aux origines de la professionnalisation ? La genèse du corps enseignant français », Éducation et Sociétés, no 23, 2009/1, p. 13-26. Dans le prochain numéro spécial d’Histoire de l’éducation sur l’État et l’éducation, un article d’Yves Verneuil analysera, à cet égard, les réformes du Conseil supérieur de l’instruction publique sous la Troisième République.

7 Philippe Savoie, « Création et réinvention des lycées (1802-1902) », in Pierre Caspard, Jean-Noël Luc et Philippe Savoie (dir.), Lycées, lycéens, lycéennes. Deux siècles d’histoire, Lyon, INRP, p. 59-71 (notamment p. 62-63).

8 L’ouvrage d’Eugène Rendu, M. Ambroise Rendu et l’université de France, Paris, Fouraut et Dentu, 1861, a installé cette filiation dans l’historiographie, dont Ambroise Rendu fait en 1816 un argument en faveur de l’Université. A. Rendu, Observations sur le discours prononcé à la Chambre par M. Murard de Saint-Romain concernant l’instruction publique et l’éducation, 2e édition augmentée d’un supplément contenant le parallèle des deux Universités de France et de Turin, Paris, H. Nicolle, mars 1816, 34 + 56 p. Voir aussi l’analyse critique d’Alphonse Aulard, Napoléon Ier et le monopole universitaire. Origine et fonctionnement de l’Université impériale, Paris, A. Colin, 1911, p. 157-159.

9 Constitutions et règlemens de l’université de Turin, Recueil de lois et règlemens concernant l’instruction publique depuis l’édit de Henri IV jusqu’à ce jour, t. III, Paris, Brunot-Labbé, 1814, p. 193-273.

10 Voir le Compte rendu aux Chambres assemblées, Par M. Rolland, des différents Mémoires envoyés par les Universités sises dans le Ressort de la Cour, en exécution de l’Arrêt des Chambres assemblées, du 3 septembre 1762, relativement au plan d’Etude à suivre dans les Colleges non dépendans des Universités, & à la correspondance à établir entre les Colleges et les Universités. Du 13 Mai 1768. Paris, P. G. Simon, 1769.

11 Marie-Madeleine Compère, Du collège au lycée (1500-1850), Paris, Gallimard/Julliard, 1985, p. 19-30.

12 R. D. Anderson, art. cité.

13 Willem Frijhoff, « Exception française, normalité hollandaise ? Questions sur l’évolution comparée du système universitaire autour de la création de l’Université impériale », infra, p. 19-37.

14 R. D. Anderson, art. cité.

15 Rita Hosfstetter, « La Suisse et l’enseignement aux XIXe-XXe siècles. Le prototype d’une “fédération d’États enseignants” ? », infra, p. 59-80.

16 Antonio Viñao, « État et éducation dans l’Espagne contemporaine (XIXe-XXe siècles) », infra, p. 81-107.

17 Rogério Fernandes et Maria Cristina Menezes, « L’enseignement secondaire dans le cadre du “Pombalisme” », Paedagogica Historica, vol. XL, no 1-2, avril 2004, p. 45-56.

18 A. Viñao, art. cité.

19 Dominique Julia, « La naissance du corps professoral », Actes de la recherche en sciences sociales, no 39, 1981, p. 175-205 ; Les trois couleurs du tableau noir. La Révolution. Paris, Belin, 1981.

20 R. D. Anderson, art. cité.

21 A. Viñao, art. cité.

22 Luciano Pazzaglia, « La dimension constitutionnelle de l’éducation du Statuto albertino de 1848 à la constitution républicaine de 1948 », infra, p. 100-122. On renverra ici à l’article de Mariella Colin, « Les livres de lecture italiens pour l’école primaire sous le fascisme (1923-1943) », Histoire de l’éducation, no 127, juillet-septembre 2010, p. 57-94, qui montre, à travers l’iconographie, la montée progressive de la propagande fasciste et militariste à l’école.

23 L. Pazzaglia, art. cité.

24 A. Viñao, art. cité.

25 R. Anderson, « The idea of the Secondary School in Nineteenth-Century Europe », Paedagogica Historica, Vol. XL, no 1-2, avril 2004, p. 93-106.

26 Robert Anderson fait d’ailleurs partie des précurseurs de cette lecture nouvelle de l’histoire éducative française au XIXe siècle. Cf. R. D. Anderson, Education in France, 1848-1870, Oxford, Clarendon Press, 1975.

27 Rita Hofstetter, art. cité.

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Savoie, « L’État et l’éducation en Europe occidentale. Comparaison et jeux de miroirs »Histoire de l’éducation, 134 | 2012, 5-17.

Référence électronique

Philippe Savoie, « L’État et l’éducation en Europe occidentale. Comparaison et jeux de miroirs »Histoire de l’éducation [En ligne], 134 | 2012, mis en ligne le 01 avril 2013, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/2492 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.2492

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Auteur

Philippe Savoie

École normale supérieure de Lyon - LARHRA (UMR 5190)
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