HOFSTETTER (Rita), Genève, creuset des sciences de l’éducation (fin du XIXe siècle-première moitié du XXe siècle)
HOFSTETTER (Rita), Genève, creuset des sciences de l’éducation (fin du XIXe siècle-première moitié du XXe siècle), Genève, Droz, 2010, 686 p.
Texte intégral
1Bien qu’il ne figure pas dans l’intitulé de l’ouvrage, l’Institut Jean-Jacques Rousseau (IJJR) est en son cœur, mais Rita Hofstetter en replace magistralement l’histoire dans celle, plus large, des champs disciplinaires et de leur constitution. Elle a non seulement dépouillé d’abondantes archives universitaires et administratives, mais aussi analysé de près les livres et revues produits par l’IJJR. À travers son histoire, elle éclaire celle de la psychologie et des sciences de l’éducation, de leur émergence, de leur institutionnalisation et de leur divorce. Sa trame narrative prend en compte les trajectoires du personnel et le recrutement des étudiants ; des analyses de contenu rigoureuses dégagent les thématiques des membres de l’IJJR, et l’examen de leurs traductions permet d’en cerner le rayonnement international. Cette diversité d’approches complémentaires explique l’ampleur du livre dont un compte-rendu, même long, trahit la richesse.
2L’histoire commence par la mise en place dans le canton de Genève d’une école publique, avec son administration, le Département de l’instruction publique (DIP, 1848) et un corps enseignant qui se professionnalise : le syndicat des instituteurs romands date de 1864. La pédagogie, comme pensée professionnelle sur l’éducation scolaire, émerge alors, mais elle est commentaire des grands auteurs et réflexion philosophique ou morale. Quand une chaire de pédagogie est créée en 1890 à l’université de Genève, elle l’est à la faculté des lettres et bien que son programme inclue la psychologie, son enseignement est surtout philosophique, comme en France à la même époque.
3Au même moment, la psychologie s’institutionnalise mais à la faculté des sciences, avec la création en 1891 d’une chaire confiée à Théodore Flournoy. C’est pour lui une science positive, qui relève de la méthode expérimentale, et il obtient un laboratoire pour la pratiquer. Il y prend pour collaborateur son cousin Édouard Claparède, un médecin, que la faculté recrute comme son assistant en 1901, alors qu’il a 28 ans. Celui-ci est nommé directeur du laboratoire en 1904 et professeur en 1909. En quelques années il est devenu une autorité internationalement reconnue. Il le doit à la notoriété des Archives de psychologie, qu’il a lancée avec Flournoy en 1901, ainsi qu’à son rôle d’animateur infatigable de congrès internationaux.
4Son objectif, présenté dès 1905, est de refonder l’éducation : « Les procédés de l’ancienne pédagogie doivent faire place aux méthodes basées sur la psychologie pédagogique » (p. 110). La science psychologique de l’enfant constitue la base positive à partir de laquelle il faut reconstruire toute l’éducation. Pour réaliser cette ambition, qui rencontre un grand écho chez les instituteurs romands et dans la revue de leur syndicat, L’Éducateur, Claparède entreprend en 1911 avec Pierre Bovet, un professeur au gymnase et à l’université de Neuchâtel, de fonder une « École des sciences de l’éducation (Institut Jean-Jacques Rousseau) » qui ouvre l’année suivante. Pour aller vite et ne pas s’user à discuter avec l’université et le DIP, c’est un institut privé, financé par souscription, mais la perspective d’une association à l’université est présente. La double désignation, institut et école, renvoie à la double visée de recherche fondamentale et de formation professionnelle. Paradoxalement, le pluriel des sciences de l’éducation a été adopté sans débat alors que l’ambition était de constituer une science unifiée. Quant à J.-J. Rousseau, cette référence fonctionne comme un drapeau, d’où sa place en sous-titre.
5Le programme est conforme à l’objectif. Il s’agit de créer une pédagogie positive ou expérimentale à partir de la psychologie qui fournit déjà sur l’enfant – qu’il place au centre du système éducatif – des savoirs validés expérimentalement. Pour cela, il faut d’une part des organismes de recherche spécialisés qui recueillent sur l’éducation des faits et dégagent des lois, et d’autre part des éducateurs qui collaborent à ce recueil de faits et qui s’engagent eux-mêmes dans une démarche expérimentale. C’est la justification épistémologique d’une association entre science et militance que soude en quelque sorte le bulletin mensuel de l’institut, qui paraît dès 1912, pour faire le lien avec les instituteurs, L’Intermédiaire des éducateurs, un élément essentiel du dispositif.
6Le succès de l’IJJR n’est pas garanti. Ses professeurs viennent d’autres institutions, ses diplômes n’ont pas de valeur universitaire, ses ressources sont limitées et il dépend de bénévoles. De plus, en 1915, un projet concurrent est lancé, en accord avec l’université, par le DIP dont le directeur de l’enseignement primaire, Malche, a été nommé en 1912 à la chaire de pédagogie devenue vacante. Il faut attendre l’arrivée au pouvoir de conservateurs à Genève, en 1919, pour que les choses changent. On ne peut compter alors sur le nouveau président du DIP pour développer l’éducation nouvelle, et Malche, toujours directeur au DIP, joue maintenant la carte de l’IJJR et préconise son rattachement à l’université. En 1920, il obtient qu’une chaire de pédagogie soit créée pour retenir à Genève le directeur de l’institut, Bovet, à qui d’autres offrent une position stable. En 1921, Jean Piaget est recruté comme chef de travaux à l’IJJR, mais l’université et l’État refusent un rattachement trop coûteux. En 1925, quand l’université de Neuchâtel offre une chaire à Piaget, Genève ne fait rien pour le retenir.
7Le début des années 1920 est donc financièrement difficile pour l’IJJR. Heureusement, il bénéficie d’un large soutien des instituteurs romands, qui confient à Bovet la rédaction de la partie théorique de L’Éducateur. Du coup, Bovet insère L’Intermédiaire dans L’Éducateur : l’accord va loin. La Maison des petits devient l’école d’application qui forme les institutrices maternelles. Un peu plus tard, l’école du Mail, que fonde et dirige en 1928 Robert Dottrens, joue le même rôle pour les instituteurs primaires. L’IJJR est étroitement associé à la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle d’Adolphe Ferrière, l’un de ses premiers membres, qui conjugue internationalisme, pacifisme et école active. L’IJJR, qui s’est occupé d’orientation professionnelle pour le BIT, joue un rôle central dans la constitution sur le même modèle, en 1926, du Bureau international d’éducation, le BIE, grâce à une importante subvention de la fondation Rockefeller.
8Le rapprochement de l’IJJR et de l’université progresse lentement. Malche entre en 1922 au comité directeur de l’association qui gère l’institut. La même année, l’université crée un certificat de pédagogie plutôt qu’une licence. Certains enseignements de l’institut peuvent être pris en compte dans ce cadre, mais le certificat n’est accordé qu’à des étudiants inscrits à l’université. Or l’IJJR tient à rester ouvert à des étudiants qui n’ont pas fait d’études secondaires, et ne peuvent donc s’inscrire à l’université. Finalement, en 1929, dans un contexte politique favorable où Malche, tout en gardant sa chaire, est devenu président du DIP avec Dottrens pour bras droit, l’IJJR devient un institut universitaire des sciences de l’éducation rattaché à la faculté des lettres. Il reste indépendant, sous la direction de l’association, mais des cours de la faculté figurent dans son propre programme. Son diplôme n’est toujours pas reconnu, mais une partie de la licence de pédagogie repose sur des travaux qu’il organise.
9C’est alors que s’ouvre une crise grave, financière d’abord : la subvention Rockefeller doit se réduire à partir de 1931, tandis que les subsides de l’État et de l’université ne couvrent même pas les dépenses : outre la Maison des petits et l’École du Mail, l’IJJR finance le laboratoire de psychologie et le remplacement en 1929 de Claparède malade par Piaget. D’autre part, dans une Genève où les affrontements politiques s’exaspèrent, il est violemment attaqué, car il incarne l’éducation nouvelle et l’école active que dénonce la droite. La direction de Bovet, très engagé, est contestée. La crise se résout en 1933 par la nomination d’une direction tricéphale, Claparède se chargeant de la psychologie, Bovet de la pédagogie et Piaget des questions administratives. Mais c’est au prix d’une réorientation académique. Les activités militantes sont abandonnées. La distinction entre les étudiants inscrits à l’université et les autres est renforcée, de même que la distinction entre enseignements théoriques et pratiques. Une nouvelle période s’ouvre.
10Elle est relativement prospère jusqu’à la guerre, la fondation Rockefeller maintenant finalement sa subvention que complète une dotation Carnegie. Mais en 1940, tandis que meurt Claparède, la guerre réduit les activités ; les subsides disparaissent. La survie de l’IJJR est menacée. Les deux directeurs de 1944, Piaget et Dottrens (Bovet prend alors sa retraite) engagent des négociations pour le sauver en l’amarrant à l’université. Ils y parviennent et il devient en 1948 un institut interfacultaire. La suite de l’histoire fait l’objet d’une brève conclusion, en attendant, nous l’espérons, un second volume.
11Entre ces deux périodes 1912-1929 et 1929-1948, Rita Hofstetter montre de grandes différences. La première est marquée par une extraordinaire floraison d’initiatives, notamment dans le domaine de la psychotechique, des tests, de leur construction et de leur étalonnage, dans un climat militant où les familles s’engagent même parfois, avec des fêtes, des pique-niques, une intense sociabilité. Les personnes qui donnent des enseignements sont nombreuses, 113 au total, mais 82 donnent moins de dix enseignements. Le noyau dur se réduit à 7 enseignants qui ont donné plus de 40 cours, et parmi eux, Claparède et Bovet qui en ont assuré plus de 100 chacun. Dans la seconde période les collaborateurs occasionnels sont plus rares, le corps enseignant plus professionnel : 43 personnes seulement ont donné des enseignements, dont 18 moins de 10. Mais 16 en ont donné plus de 40 chacune, dont 6 plus de 100. Les étudiants sont plus nombreux – entre 60 et 120 – qu’avant 1927 où ils n’ont jamais été plus de 50 ; avant comme après, les femmes l’emportent sur les hommes, et les étrangers sont globalement aussi nombreux que les Suisses, avec des fluctuations révélatrices des périodes de prospérité de l’IJJR.
12L’évolution scientifique voit une dissociation progressive de la psychologie et de la pédagogie. Dès la première période, les différences étaient sensibles : en psychologie, et plus encore en psychologie de l’enfant, les publications de l’IJJR visaient essentiellement la production de connaissances, la dimension praxéologique ou la combinaison des deux ne représentant qu’une proportion infime. En pédagogie, près de la moitié des textes produits relevaient de cette visée intermédiaire, scientifique et praxéologique. Le recadrage universitaire ayant entraîné une sensible réduction de l’investissement dans les tests, la psychologie de l’enfant devient dans la seconde période une psychologie du développement de l’intelligence qui obéit à sa logique propre, sans référence aux dispositifs éducatifs susceptibles de l’affecter. Le champ disciplinaire se disloque : « professionnalisation (y compris de la recherche), expertise, différenciation et spécialisation produisent une institution qui peine à définir une nouvelle identité » (p. 580).
13Ce qui frappe le lecteur français dans cette histoire n’est pas la difficulté de la psychologie à s’institutionnaliser dans l’université. L’Institut national d’orientation professionnelle, dont on attend toujours l’histoire, a joué en France un rôle proche de celui de l’IJJR en Suisse. C’est plutôt le lien très fort établi initialement à Genève par Claparède entre psychologie et pédagogie. Il a, me semble-t-il, longtemps conféré aux sciences de l’éducation une légitimité et un prestige qui leur font défaut en France. Une seconde raison a joué : l’extraordinaire réussite internationale de l’IJJR, qui a su tirer pleinement parti de son voisinage avec la SDN et ses satellites. Enfin, il ne faudrait pas sous-estimer l’importance des personnalités scientifiques : l’un après l’autre, Claparède et Piaget ont été des figures majeures de la discipline dans le monde entier. Les sciences sont d’abord ce qu’en font les savants.
Pour citer cet article
Référence papier
Antoine Prost, « HOFSTETTER (Rita), Genève, creuset des sciences de l’éducation (fin du XIXe siècle-première moitié du XXe siècle) », Histoire de l’éducation, 133 | 2012, 121-126.
Référence électronique
Antoine Prost, « HOFSTETTER (Rita), Genève, creuset des sciences de l’éducation (fin du XIXe siècle-première moitié du XXe siècle) », Histoire de l’éducation [En ligne], 133 | 2012, mis en ligne le 09 décembre 2012, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/2460 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.2460
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