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Notes critiques

CORBIN (Alain), Les conférences de Morterolles (hiver 1895-1896). À l’écoute d’un monde disparu

Paris, Flammarion, 2011, 198 p.
Jean-Michel Chapoulie
p. 109-113
Référence(s) :

CORBIN (Alain), Les conférences de Morterolles (hiver 1895-1896). À l’écoute d’un monde disparu, Paris, Flammarion, 2011, 198 p.

Texte intégral

1Cet ouvrage est une nouvelle contribution d’Alain Corbin à l’analyse de la culture et de la sensibilité des classes populaires rurales au XIXe siècle, dont la pièce maîtresse, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot (Paris, Flammarion, 1998), devrait n’être ignorée d’aucun chercheur en histoire et en sciences sociales. Le point de départ se trouve dans une série de conférences publiques prononcées par un instituteur communal devant les adultes d’un village de moins de 650 habitants près de Bellac. Corbin propose une analyse des conditions de réception de ces conférences dont le sujet est connu grâce à un journal local, et, plus ambitieusement, une reconstitution de leur texte. L’objectif est de montrer « l’appétit de savoir » (p. 9), un « désir cognitif… désir de s’ouvrir au progrès » – accompagné par un patriotisme ravivé par la défaite de 1870, et de « permettre une plongée dans un univers mental submergé » (p. 10), celui du public populaire des conférences de 1895.

2Ces conférences populaires (distinctes des cours post-scolaires, souvent organisés dans le même cadre mais qui s’adressent à des adolescents sortis de l’école), furent assez largement suivies par les hommes du village, et un peu moins par les femmes. Elles procèdent de directives ministérielles, qui eurent peu de succès en Haute-Vienne en 1895, et valurent une médaille d’argent à l’instituteur de Morterolles. Celui-ci, qui enseigne alors à la soixantaine d’élèves d’une école à classe unique, exerce également les fonctions de secrétaire de mairie et entretient des rapports plutôt bons avec la population et les autorités communales, mais plus tendus avec le curé. Le conférencier est donc un instituteur solidement installé dans une petite commune, assez apprécié de ses supérieurs, une situation dont on sait qu’elle constitue un cas de figure fréquent, mais qui ne peut être généralisée à l’ensemble des instituteurs de la période.

  • 1 L’identité des dates de naissance avec l’instituteur de l’école de Mazières-en-Gâtine (Deux-Sèvres) (...)

3À l’encontre d’une historiographie portée à minimiser l’élargissement culturel de l’enseignement des premières années de la Troisième République, Corbin insiste judicieusement sur les changements culturels de l’enseignement primaire auxquels sont associés les instituteurs de la génération du conférencier, né en 1858 et passé par l’école normale de la Haute-Vienne autour de 18801. À partir d’indices variés, Corbin esquisse un tableau des pratiques culturelles probables du conférencier et des différentes générations de ses auditeurs – une analyse qui s’intéresse aux pratiques et pas aux seuls instruments (ouvrages, journaux, almanachs) qui les accompagnent. Les interprétations de Corbin s’appuient sur un ensemble diversifié de recherches sur les campagnes du Limousin : une base certainement fragile comme il le remarque, mais la diversité des recoupements conduit – il en allait de même pour son Pinagot – à le suivre.

4Les titres des conférences « reconstituées » (« Madagascar » », « Du patriotisme », « Charlotte Corday », « Jeanne d’Arc », « Les grands rendements dans l’agriculture, « Les bienfaits de l’union et de l’association », « Rossbach et Valmy », « Algérie, Tunisie, Soudan », « La gelée, ses effets, ses causes », « Les bienfaits du travail ») soulignent l’importance des questions coloniales et d’identité nationale. Les premières sont alors d’actualité – et elles ont attiré un public nombreux. Corbin rappelle l’action d’un groupe de pression, l’Union coloniale, créé en 1893, qui a suscité ce type de conférences. Il relève toutefois les limites de l’influence de cette propagande : il y eut dans le département peu de départs vers les colonies, et il conclut que le conférencier « a satisfait le plaisir suscité tout à la fois par l’exotisme et par l’exaltation de la nation […]. Tout cela s’accordait sans doute dans l’esprit des auditeurs, au vague écho des réceptions et de toutes les festivités destinées à célébrer les acteurs coloniaux originaires de la région » (p. 163-164). Les deux autres thèmes de ces conférences (l’histoire nationale et les mérites de la République, les sujets d’intérêts pratiques) sont l’occasion de développements sur le thème du « progrès » ressenti dans les campagnes de la fin du siècle, un thème qu’a largement développé l’ouvrage de Roger Thabault qui laissait par contre de côté tout ce qui concerne les entreprises coloniales.

  • 2 Voir par exemple Théodore Chalmel (1867-1945), Les mémoires d’un instituteur rural, Saint-Père-Marc (...)
  • 3 Corbin laisse de côté toute référence à l’impulsion ministérielle. L’initiative de Buisson apparaît (...)
  • 4 Raphaël Périé, L’école du citoyen : histoire et morale, Paris, Gedalge (ca 1906) ; Paul Cosseret, L (...)
  • 5 Les résultats d’une enquête sur les sujets des conférences se trouvent dans le Rapport d’Edouard Pe (...)

5Ces conférences publiques n’ont pas été une pratique aussi exceptionnelle que le suggère Corbin : on en trouve des traces jusqu’en 19142. La réorganisation de ces conférences et des cours d’adultes post-scolaires, sans doute une initiative de Ferdinand Buisson, fait l’objet d’un décret du 11 janvier 1895, dont les attendus évoquent l’élargissement de l’action de l’école, notamment dans sa dimension morale et civique3. Plusieurs périodiques pédagogiques sont publiés à l’intention de ceux qui dispensent cours postscolaires et conférences à partir de 1895 : par exemple l’hebdomadaire Pour les adultes dont le rédacteur en chef est E. Devinat, directeur de l’école normale de Lyon, qui publie des exemples de conférences – l’une a pour titre « Rosbach et Valmy » ; ou encore Le conférencier, un bimensuel associé au Volume, journal des instituteurs et des institutrices et de leur famille (Armand Colin), dont le premier numéro est présenté par Charles Dupuy, ex-inspecteur d’académie et ex-président du Conseil, qui publie aussi des exemples de conférences. D’autres modèles sont donnés plus tardivement par des ouvrages de l’inspecteur d’académie en poste dans le Loir-et-Cher, et d’un « homme de lettres » de la Côte d’Or4. La comparaison des titres suggère une insistance particulière à Morterolles sur la politique coloniale, ailleurs moins présente ; la juxtaposition de conférences sur des sujets moraux et patriotiques et sur des sujets pratiques ou de vulgarisation scientifique est typique5.

6Corbin suppose que les conférences prononcées furent l’œuvre originale de l’instituteur : j’en suis moins certain, comme le suggère d’ailleurs la découverte d’un modèle possible pour celle qui a pour titre « Rossbach et Valmy ». Certaines conférences semblent avoir été lues devant l’auditoire et avoir reposé largement sur des morceaux choisis (par exemple de Michelet ou d’Edgar Quinet pour les conférences sur des sujets historiques).

  • 6 Le débat, no 165, 2011, p. 57-61 (voir p. 60).

7Du point de vue de la rhétorique et du vocabulaire, la reconstitution proposé par Corbin ne m’a pas semblé pleinement convaincante (un avis que ne partage pas Jean-Pierre Briand, consulté sur ce point). Je ne reconnais pas la rhétorique des instituteurs de l’époque qui écrivent, comme le remarque Péguy dans De Jean Coste, « un peu raide, un peu mièvre, un peu prétentieux ». Un usage plus économe de la première personne me semble probable, ainsi que de plus rares références à des ouvrages, et l’utilisation du terme allemand Heimat (p. 77), de « rapport amoureux » (p. 115), ou d’une incise (à propos du comportement d’agriculteurs) « pour lutiner les filles » (p. 177) improbable. Corbin n’explicite pas les sources et la démarche suivie pour cette reconstitution, ni le parti adopté pour rédiger ses conférences : peut-être a-t-il cherché à se rapprocher du langage des lecteurs actuels pour fournir des équivalents du langage d’époque ? Son article récent, « Les historiens et la fiction », ne fournit pas non plus d’explication et adopte au contraire une position en retrait, évoquant seulement le cas des individus disparus où « en s’appuyant sur le probable, l’historien peut […] fournir à son lecteur les éléments qui permettront à celui-ci d‘écrire lui-même dans sa tête, le roman historique retraçant la vie de l’individu étudié»6.

8Malgré cette réserve, ce compte rendu manquerait tout à fait son but s’il n’incitait pas à lire l’ouvrage, pour ses analyses fines et suggestives d’une étape de l’accès de la population rurale à une culture écrite, ainsi que pour le plaisir d’un style d’une économie et d’une élégance sans rivale.

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Notes

1 L’identité des dates de naissance avec l’instituteur de l’école de Mazières-en-Gâtine (Deux-Sèvres), également bien implanté dans sa commune d’exercice, facilite la comparaison avec les observations (non citées par Corbin) de Roger Thabault, Mon village. L’ascension d’un peuple, Paris, Delagrave, 1944 (réédité en 1982 par les Presses de la FNSP).

2 Voir par exemple Théodore Chalmel (1867-1945), Les mémoires d’un instituteur rural, Saint-Père-Marc-en-Poulet, 1999 (il s’agit de notes de cours, de la correspondance, etc., d’un instituteur d’un village d’Ille-et-Vilaine un peu plus jeune que l’instituteur de Morterolles).

3 Corbin laisse de côté toute référence à l’impulsion ministérielle. L’initiative de Buisson apparaît en août 1895, à un premier congrès libre des sociétés d’instruction et d’éducation populaire, clos par un discours de Poincaré, ministre de l’Instruction publique, reproduit dans le Bulletin administratif, 2 septembre 1895, no 1177, p. 400-405.

4 Raphaël Périé, L’école du citoyen : histoire et morale, Paris, Gedalge (ca 1906) ; Paul Cosseret, Le livre des conférences dédié aux instituteurs de la Côte d’Or, Châtillon-sur-Seine, Goudeau, 1899.

5 Les résultats d’une enquête sur les sujets des conférences se trouvent dans le Rapport d’Edouard Petit, « Cours d’adolescents et d’adultes : l’éducation populaire en 1895-1896 », Revue pédagogique, no 8, 15 août 1896, p. 103-123.

6 Le débat, no 165, 2011, p. 57-61 (voir p. 60).

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Michel Chapoulie, « CORBIN (Alain), Les conférences de Morterolles (hiver 1895-1896). À l’écoute d’un monde disparu »Histoire de l’éducation, 133 | 2012, 109-113.

Référence électronique

Jean-Michel Chapoulie, « CORBIN (Alain), Les conférences de Morterolles (hiver 1895-1896). À l’écoute d’un monde disparu »Histoire de l’éducation [En ligne], 133 | 2012, mis en ligne le 09 décembre 2012, consulté le 09 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/2456 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.2456

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Auteur

Jean-Michel Chapoulie

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