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Notes critiques

LOTTIN (Alain), « Chronique mémorial des choses mémorables par Moy Pierre-Ignace Chavatte » (1657-1693). Le mémorial d’un humble tisserand lillois au Grand siècle

Bruxelles : Commission royale d’histoire, 2010, 512 p.
Pierre Caspard
p. 100-103
Référence(s) :

LOTTIN (Alain), « Chronique mémorial des choses mémorables par Moy Pierre-Ignace Chavatte » (1657-1693). Le mémorial d’un humble tisserand lillois au Grand siècle, Bruxelles : Commission royale d’histoire, 2010, 512 p.

Texte intégral

1Pour l’histoire de l’éducation, les journaux et mémoires émanant des milieux populaires sont l’une des sources permettant d’esquisser une réponse à la difficile question des effets de l’éducation et de l’instruction sur la culture et les mentalités de ces milieux. Avant le XIXe siècle et la généralisation de l’instruction élémentaire, ces écrits personnels sont rares, mais certains d’entre eux ont fait l’objet d’éditions savantes permettant de les contextualiser et d’apprécier la représentativité de leurs auteurs. C’est le cas des journaux ou mémoires de l’ouvrier étaminier Louis Simon, né en 1741 (étudié par Anne Fillon), du vitrier Jacques Ménétra, né en 1738 (Daniel Roche), du laboureur Pierre Bordier, né en 1713 (Jean Vassort), du tisserand Jean Conan, né en 1765 (Joël Cornette), du régent d’école Pierre-Louis-Nicolas Delahaye, né en 1745 (Jacques Bernet) ou encore de fils de paysans comme Valentin Jamerey-Duval, né en 1695 (Jean-Marie Goulemot) ou Nicolas Restif de la Bretonne, né en 1734 (Pierre Testud et al).

  • 1 Vie et mentalité d’un Lillois sous Louis XIV, Lille, Raoust, 443 p. ; réédité chez Flammarion en 19 (...)

2La « Chronique » de Pierre Ignace Chavatte, ouvrier sayetteur (tisserand de laine) lillois né vers 1633, est à la fois la plus ancienne et le plus anciennement étudiée dans la perspective d’une histoire culturelle puisque, dès 1968, Alain Lottin lui avait consacré une thèse1. L’ouvrage aujourd’hui publié est l’édition du texte même de la chronique, manuscrit de 380 folios conservé à la BnF ; il est muni d’une copieuse introduction et d’un apparat critique d’une très grande qualité, qui éclaire le sens des mots techniques, archaïques ou patoisants rencontrés dans le texte, le contexte local, régional et international auquel fait allusion le mémorialiste, ainsi que la source, éventuellement vérifiée et critiquée, des informations qu’il donne.

3Chavatte appartient à une famille modeste et analphabète. Son père et sa mère (sage-femme) signent d’une croix leur acte de mariage, en 1628. Lui-même a très probablement fréquenté l’école dominicale de Lille, fondée en 1584, rendue obligatoire pour les garçons et les filles âgés de plus de huit ans. Au milieu du XVIIe siècle, cette école accueillait deux mille enfants, instruits par vingt-sept maîtres et maîtresses, parmi lesquels un seul tenait une classe d’« écrivants ». Chavatte a sans doute fréquenté cette dernière, et peut-être aussi l’école journalière qui se tenait dans les mêmes locaux, avec des effectifs plus restreints. Cette fréquentation ne l’a certainement pas empêché de travailler dès son plus jeune âge : Thomas Platter, de passage à Lille en 1599, constate que, dès l’âge de quatre ans, les enfants s’occupent à diverses tâches liées au textile ; la « jeunesse méchanique » lilloise doit ordinairement composer entre le travail productif et un apprentissage minimal de la lecture.

4Le fait que Chavatte commence à rédiger sa chronique à l’âge de 24 ans témoigne d’une pratique régulière de l’écriture, à des fins professionnelles ou privées, durant la dizaine d’années qui a suivi sa fréquentation d’une école ; dès les premières pages du manuscrit, cette écriture est en effet ferme et régulière, et ne changera pas jusqu’à ses dernières pages, écrites trente-six ans plus tard, sans doute peu avant sa mort. Cette écriture est une cursive gothique, formalisée au milieu du XVIe siècle, et qui s’est particulièrement maintenue chez les artisans, surtout dans la région lilloise, où se fait sentir l’influence des écritures germaniques. Son exécution est jugée ici « pas très experte » mais « correcte, tracée avec une habitude visible de la plume et une certaine rapidité ». Quant à la langue et à l’orthographe, qu’A. Lottin a naturellement respectée, elles répondent aux critères de correction que l’on peut attendre alors d’écrits non professionnels : le lecteur n’est pas embarrassé dans sa lecture et n’hésite pratiquement jamais sur le sens à donner au texte, ce qui constitue le critère majeur d’une bonne orthographe, à une époque où celle-ci est encore loin d’être fixée.

5Les écoles qu’a fréquentées Chavatte n’enseignaient rien au-delà de la lecture, de l’écriture et de la religion. La question des « effets de l’école » sur la culture civique, historique ou géographique des anciens écoliers, classiquement posée depuis la mise en place de l’« école républicaine », peut donc être ici posée à rebours : en l’absence d’enseignement scolaire, comment peut-on caractériser, dans ces différents domaines, la culture populaire dont Chavatte donne l’exemple ? Si la chronique qu’il tient est, dans sa matérialité, un document exceptionnel, la vision du monde qu’elle exprime est en effet, selon A. Lottin, « hautement représentative du petit peuple lillois », qu’il connaît bien par d’autres sources (p. 38).

6La culture citoyenne de Chavatte vient, non de l’inculcation de préceptes, mais de sa pratique sociale, qui le définit triplement comme lillois, sayetteur et chrétien. L’identité lilloise, d’abord, est omniprésente dans son mémorial, tiraillée entre l’appartenance aux Pays-Bas espagnols et les visées de la France, qui annexe la ville en 1668, après l’avoir brutalement occupée l’année précédente. Chavatte exprime sa déception devant le traité d’Aix-la-Chapelle qui ratifie cette annexion : « C’estoit une paix sans joi parce qu’on demeuroit au roy de France » (p. 178). La prospérité économique de la ville et les menaces qui pèsent sur elle, la politique municipale menée par le Magistrat, les exactions de la soldatesque française, allemande et suisse avant et après l’annexion, les faits divers qui jalonnent le quotidien (accidents, viols, meurtres suivis de la très pédagogique et andragogique pendaison publique des coupables) sont des sujets privilégiés de sa chronique, qu’il en ait été lui-même le témoin, qu’on les lui ait rapportés ou qu’il en ait pris connaissance par les publications officielles de la ville. Cette identité lilloise est renforcée par les fêtes et manifestations publiques qui ponctuent la vie de la cité et, plus particulièrement, celle du quartier ouvrier de Saint-Sauveur, auquel l’attache un fort sentiment d’appartenance.

7L’appartenance au monde des sayetteurs et la culture économique liée à la défense de leurs intérêts est en effet très présente aussi dans la chronique de Chavatte. Elle s’exprime notamment dans la relation des interminables procédures qui opposent maîtres et ouvriers sayetteurs à des travailleurs proches mais rivaux, comme les bourgeteurs, avec lesquels ils ont cependant des concurrents communs : les tisserands du plat pays flamand, qui font peser la menace d’une délocalisation de l’activité urbaine. L’idéal de Chavatte est celui d’une économie réglementée, garantissant à chacun sa juste place dans la société.

8Enfin, la culture chrétienne dont témoigne Chavatte n’a qu’un rapport lointain avec la mémorisation du catéchisme, à laquelle on prête, bien paresseusement ou naïvement, de profonds effets structurants sur la mentalité des acteurs. Cette culture se forge et s’entretient ici par la participation quotidienne à la vie religieuse municipale et paroissiale, que la Contre-Réforme a rendue foisonnante et ostentatoire. La chronique fourmille d’allusions à des messes, offices, heures, saluts, prédications, prières, confessions, dévotions, processions et autres communions, ainsi qu’à la participation de Chavatte lui-même à une confrérie de dévotion. Mais, bien au-delà de ce cadre paroissial, la chronique de Chavatte traduit aussi la conscience très forte d’appartenir à une Europe chrétienne, dont l’histoire et la géographie lui sont rendues familières par la lecture des gazettes (de France, de Hollande, etc.). L’actualité dont sa chronique se fait l’écho est en effet largement celle d’une chrétienté menacée par les Turcs. La relation des combats entre l’Empereur et les armées turques comme la mention de quêtes destinées à racheter aux Turcs des esclaves chrétiens reviennent fréquemment sous sa plume. En regard, un roi de France sans foi ni loi ose ouvrir un second front au sein même de l’Europe chrétienne, au lieu de soutenir l’Empereur : « Au fin du mois d’aoust [1683], les François ont levées leurs armes pour aller pilliers en Flandre, tandis que l’empereur et le roy de Poloigne et l’Espagne estoient affligèrent des Turcs et que le siège estoit devant la ville de Vienne » (p. 354).

9Au total, la culture citoyenne de Chavatte est loin d’apparaître comme vide ou étriquée. Centrée sur sa ville et sa région, elle s’élargit aussi à l’ensemble de l’Europe, sans qu’un enseignement scolaire lui en ait fourni les bases. Un échelon intermédiaire en est bien sûr absent : celui de la nation, qui n’est pas encore à l’ordre du jour au moment où écrit Chavatte.

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Notes

1 Vie et mentalité d’un Lillois sous Louis XIV, Lille, Raoust, 443 p. ; réédité chez Flammarion en 1979 sous le titre : Chavatte, ouvrier lillois : un contemporain de Louis XIV.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Caspard, « LOTTIN (Alain), « Chronique mémorial des choses mémorables par Moy Pierre-Ignace Chavatte » (1657-1693). Le mémorial d’un humble tisserand lillois au Grand siècle »Histoire de l’éducation, 133 | 2012, 100-103.

Référence électronique

Pierre Caspard, « LOTTIN (Alain), « Chronique mémorial des choses mémorables par Moy Pierre-Ignace Chavatte » (1657-1693). Le mémorial d’un humble tisserand lillois au Grand siècle »Histoire de l’éducation [En ligne], 133 | 2012, mis en ligne le 09 décembre 2012, consulté le 04 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/2450 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.2450

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Auteur

Pierre Caspard

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