CHAPOULIE (Jean-Michel), L’école d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire
CHAPOULIE (Jean-Michel), L’école d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 614 p.
Full text
1Il est inutile de présenter Jean-Michel Chapoulie : on sait la contribution majeure que ses travaux antérieurs ont apportée à l’histoire de l’enseignement. Il nous livre aujourd’hui bien davantage qu’une récapitulation : une synthèse ambitieuse, sur deux siècles, de l’histoire non pas de l’enseignement, mais de la scolarisation. Il ne part pas d’un objet à décrire, mais de deux problèmes à résoudre, celui de la croissance et celui des finalités : comment et pourquoi la scolarisation de masse que nous connaissons aujourd’hui s’est-elle mise en place? Comment est-on passé de la scolarisation du début du XIXe siècle, qui durait autour de trois ans et visait des finalités morales, religieuses et civiques, à la scolarisation contemporaine, qui occupe près d’une vingtaine d’années et revendique des objectifs de préparation à la vie active?
2Ainsi défini, le champ du livre privilégie les enseignements obligatoires, et parmi eux, ceux qui s’ajustent à des débouchés professionnels. Il exclut en revanche l’enseignement supérieur, ainsi que, du fait de la précarité des informations disponibles, l’enseignement privé dont il regrette manifestement de n’avoir pu analyser la contribution. On ne saurait le lui reprocher, tant son travail a été considérable. On est impressionné par les cartons d’archives auxquels il fait référence, la série F17 des Archives nationales, mais aussi de nombreuses archives départementales, par les publications, parfois obscures, qu’il a découvertes dans de multiples bibliothèques, par sa connaissance des hommes, des institutions, des procédures, des contextes les plus divers. On fréquente à sa suite aussi bien l’Académie française que la Ligue de l’enseignement ou le Plan. Il joue des différentes échelles, passant du niveau national au niveau local, département ou ville, en justifiant le choix de ses exemples locaux. Sur un tel sujet, la quantification était évidemment centrale, et il établit les chiffres indispensables de façon simple mais rigoureuse. Son analyse de la démocratisation de l’enseignement nous vaut une leçon de méthode que devraient méditer tous les apprentis historiens ou sociologues (p. 517-531). C’est de la belle ouvrage.
3Sa thèse centrale est une réfutation des explications de la scolarisation et de sa croissance par la demande des populations. Le seul cas où l’on puisse l’invoquer est la généralisation de l’école maternelle dans les années 1960-1970. En ce qui concerne l’enseignement primaire, elle résulte d’une politique constante, à laquelle une fraction importante des parents a longtemps cherché à se soustraire, avec des différences sensibles selon les lieux. Pendant l’entre-deux-guerres, certains inspecteurs d’académie chargent même la gendarmerie ou la police de rechercher les récalcitrants. Le problème disparaît dans les années 1950, sans doute davantage du fait d’une évolution de l’opinion que de la menace de suppression des allocations familiales, prévue par une loi de 1942.
4Au-delà du primaire, J.-M. Chapoulie fait d’abord ressortir l’importance des enseignements intermédiaires dans l’allongement des scolarités. Souvent négligés, parce que dus à des initiatives locales, ils visent une clientèle définie par une double négation : ni la fortune, ni la gêne, bref une «classe moyenne», l’expression date du début des années 1830. Cet enseignement prend des formes diverses : sections sans latin des collèges communaux, écoles primaires supérieures (EPS), écoles professionnelles. Beaucoup préparent aux écoles normales et à celles d’Arts-et-Métiers, ce qui contribue à les structurer. Elles font progressivement la preuve qu’il y a une place « c’est-à-dire un recrutement et des débouchés pour un enseignement prolongé au-delà du primaire et différent de l’enseignement secondaire classique » (p. 92). Les républicains peuvent alors développer les EPS et les collèges communaux, mais aussi un enseignement professionnel, dont l’objectif n’a jamais été de former la main d’œuvre ouvrière avant la création des centres d’apprentissage, et qui a bénéficié de dotations budgétaires privilégiées, notamment dans l’entre-deux-guerres. Cet avantage s’est d’ailleurs poursuivi, puisque de 1945 à 1949 le budget de l’enseignement technique est deux fois supérieur à celui du second degré, pour un nombre d’élèves deux fois moins élevé (p. 381).
- 1 Jean-Pierre Briand, Jean-Michel Chapoulie, Les collèges du peuple. L’enseignement primaire supérie (...)
5Le cœur du livre est évidemment ce « second degré » pour l’appeler du nom que Jean Zay lui a donné en 1937. La croissance s’explique ici d’abord par les logiques de l’institution scolaire, qui juge les chefs d’établissement et les responsables en fonction de cet indicateur jusqu’au milieu du XXe siècle. Elle s’explique aussi par les politiques des autorités intermédiaires et des municipalités, comme Les collèges du peuple l’avaient déjà montré1. Mais à la fin des années 1950, les inspecteurs d’académie se mobilisent pour augmenter la proportion d’élèves qui entrent en sixième. Le lent cheminement de l’idée d’une articulation entre l’enseignement et les débouchés professionnels débouche sur la prévision, par le Plan, des affectations souhaitables d’élèves entre les différentes filières, et sur une politique d’orientation que de Gaulle aurait souhaitée très contraignante. Les représentations collectives de l’importance de la scolarité pour l’avenir social des élèves qu’induit cette politique informent à leur tour une demande sociale, mais qui n’est ni première ni autonome. L’explication de la croissance par la demande sociale est ici clairement réfutée.
6Ne pouvant signaler ici tous les apports d’un ouvrage aussi riche et aussi neuf, nous nous limiterons à ceux qui nous semblent les plus importants. J.-M. Chapoulie surveille de près l’évolution au cours des deux siècles considérés des réseaux d’établissements, de ce que l’on pourrait appeler la morphologie de l’offre d’enseignement public. Il guette l’apparition de termes nouveaux dans le débat sur l’école, comme « taux de scolarisation » au Plan en 1951. Il est particulièrement attentif à la façon dont des questions relativement anciennes deviennent, à un moment donné, un problème public. L’un des passages les plus instructifs est celui où il étudie l’émergence du thème des inégalités devant l’école, au tournant du XIXe et du XXe siècle, autour de la commission Ribot, ce qui le conduit à minimiser sensiblement l’impact de la guerre de 1914-1918 et l’importance des Compagnons de l’université nouvelle. Il consacre à la tentative de Léon Bérard pour restaurer les humanités dans leur pureté en rendant le latin obligatoire des pages lumineuses où l’on voit le candidat à l’Académie française rejoindre les vues des défenseurs de l’enseignement catholique. Son analyse du plan Langevin-Wallon en souligne une lacune lourde de conséquences : alors qu’il propose une scolarité allongée à 18 ans, divisée en trois filières distinctes, il est muet sur la façon dont les élèves seront répartis entre elles. Il n’a pas vu qu’il chargeait l’école d’une mission nouvelle d’orientation, qui pèsera sur la réforme à venir de façon décisive.
7J.-M. Chapoulie calcule avec rigueur des taux de scolarisation en sixième et à l’entrée en EPS et en collèges communaux, en distinguant garçons et filles. Ce qui le met sur la piste d’évolutions méconnues de l’administration elle-même, comme la croissance des scolarités secondaires dans les années 1920. En effet, le taux de scolarisation en sixième en 1921 des garçons nés en 1910 s’élevait à 4,2 %. Il s’élève à 7,4 % en 1930 pour ceux nés en 1919. Les taux correspondants sont 1,6 % pour les filles nées en 1912, et 3,4 % pour celles nées en 1919 (p. 417-418). Il explique cette croissance par la démographie : recrutant leurs élèves sur les classes creuses de la guerre, les établissements ont cherché à maintenir à tout prix leur effectif en diversifiant les études qu’ils proposaient et en se montrant moins sélectifs. La baisse des effectifs scolarisés étant moindre que celle des effectifs scolarisables, le taux de scolarisation s’est élevé. Cette politique a été en outre soutenue par un développement considérable des bourses, puisque le pourcentage de boursiers dans les établissements secondaires de garçons a beaucoup augmenté, passant de 15,9 % à 26,6 % dans les lycées de garçons entre 1921 et 1932, et de 11,3 % à 19,5 % dans ceux de filles, de 6,6 % à 32,1 % dans les EPS de garçons, et de 10 % à 31,6 % dans celles de filles (p. 194, 195 et 197). Il y a là une politique vigoureuse qui interdit désormais de parler des boursiers comme d’« exceptions consolantes » (F. Buisson).
8Mais un compte rendu ne saurait dispenser de la lecture d’un livre aussi fondamental que celui-ci. Mes critiques sont si mineures qu’elles ne méritent pas d’être mentionnées. Je me contenterai pour conclure de signaler aux lecteurs les annexes qui facilitent la consultation du livre et en feront un usuel : un index nominum, comme il se doit, un index thématique, initiative trop rare dans les ouvrages français pour qu’on ne la salue pas au passage, une liste chronologique des textes législatifs et réglementaires et une bibliographie dont on devine la richesse. C’est plus qu’un livre utile, ou même un livre important : c’est un ouvrage fondamental.
Notes
1 Jean-Pierre Briand, Jean-Michel Chapoulie, Les collèges du peuple. L’enseignement primaire supérieur et le développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République, Paris, INRP/CNRS Éditions/ENS Fontenay-Saint-Cloud, 1992.
Top of pageReferences
Bibliographical reference
Antoine Prost, “CHAPOULIE (Jean-Michel), L’école d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire”, Histoire de l’éducation, 131 | 2011, 89-92.
Electronic reference
Antoine Prost, “CHAPOULIE (Jean-Michel), L’école d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire”, Histoire de l’éducation [Online], 131 | 2011, Online since 29 March 2012, connection on 04 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/2343; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.2343
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