Les cadres de la parole enseignante
Abstracts
This article surveys a certain number of institutional and material conditions which influence the implementation of lectures, their content, their success and the greater or lesser extent to which they are open to innovation
Index terms
Keywords :
cours magistral, enseignement secondaire, enseignement supérieur, historiographie, manuel scolaire, matériel pédagogique, mobilier scolaire, pratiques d’enseignement et d’apprentissage, salle de coursGeography:
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- 1 Annie Bruter (dir.), Le cours magistral XVe-XXe siècles 1. Publics et savoirs, n° spécial 120 de H (...)
- 2 Annie Bruter, « Le cours magistral comme objet d’histoire », ibid., p. 5-32, spécialement p. 9-14.
1Ce numéro d’Histoire de l’éducation consacré au cours magistral vient à la suite d’une première livraison1, qui le définissait comme « le parcours d’un champ du savoir » par un professeur. On ne reviendra pas ici sur ce qui a été exposé dans cette précédente livraison, qu’il s’agisse des différences entre le cours magistral et la « classe » des collèges d’Ancien Régime et des établissements secondaires du XIXe siècle, ou encore de la distinction à faire entre la leçon en tant que prestation ponctuelle et le cours comme suite de leçons. On se contentera de rappeler qu’un tel parcours du champ du savoir est réservé à des auditeurs suffisamment formés pour le suivre, c’est-à-dire principalement à des étudiants de l’enseignement supérieur (éventuellement, à certaines époques, aux élèves des classes terminales des collèges ou lycées), et s’étend nécessairement sur un certain nombre de leçons2. C’est toujours en ce sens que l’expression « cours magistral » sera entendue dans ce second numéro.
- 3 On traduit ici par « cadre » le terme anglais frame : Erving Goffman, « La conférence », Façons de (...)
2La première livraison était centrée sur les savoirs et leurs publics : face à la vision répandue d’un enseignement magistral nécessairement répétitif et stéréotypé, elle donnait des exemples de cours exposant des savoirs novateurs – voire hétérodoxes – et s’efforçait de mettre en lumière la part de l’interaction entre les maîtres et leur auditoire dans ces innovations. Le cours magistral apparaissait ainsi comme l’un des lieux où peuvent s’élaborer des savoirs nouveaux, dans la rencontre entre un professeur et des étudiants, et aussi entre étudiants eux-mêmes. Mais de quelle manière les conditions dans lesquelles il se donne influent-elles sur ses caractères ? C’est cette piste, celle de ce qu’Erving Goffman appelle le « cadre » de la leçon3, qu’entend explorer ce second numéro. La période qui nous occupe (du XVe au XXe siècle) a vu se succéder des moments plus ou moins favorables à la création de savoirs nouveaux au sein des lieux d’enseignement. Car il n’est pas question de nier que la forme magistrale du cours, si elle n’implique pas forcément la routine et l’ennui, ne garantit pas non plus l’envolée vers des horizons nouveaux. Préciser les conditions du déroulement des cours devrait permettre de mieux comprendre les circonstances qui favorisent l’innovation.
- 4 « Le cours magistral comme objet d’histoire », art. cit., p. 31-32.
3Deux types de conditions seront principalement pris en compte. On traitera tout d’abord des conditions institutionnelles du cours, poursuivant ainsi une direction de recherche ouverte à la fin de l’introduction de la précédente livraison, qui formulait l’hypothèse que la production de savoirs nouveaux est favorisée par l’absence ou la faiblesse des contraintes administratives qui enserrent l’activité professorale4. L’examen de ces contraintes s’imposait donc. Il ne saurait cependant suffire à rendre compte de certains aspects de l’activité des professeurs et de leurs étudiants. Celle-ci dépend aussi, dans une large mesure, du cadre matériel dans lequel elle s’exerce. Cette expression « cadre matériel » sera prise ici au sens large, incluant non seulement la question des bâtiments où se déroule le cours et de leur aménagement (impliquant donc celle de leur financement), mais aussi celle de son insertion dans la localité où se trouvent ces bâtiments, voire de sa position à l’échelle nationale ou internationale, ainsi que celle des moyens matériels d’enseignement et de diffusion mis à la disposition des acteurs.
4Prévu de longue date, ce numéro a été retardé par des aléas sur lesquels la revue n’avait pas de prise et, du coup, privé de plusieurs des contributions qui devaient en faire partie – d’où, notamment, un déséquilibre dans les disciplines considérées. C’est pourquoi il a paru utile de commencer par passer en revue un certain nombre des facteurs qui contribuent à l’efficacité – ou non – du cours magistral, sans pour autant prétendre à l’exhaustivité.
I – Le cadre institutionnel
5Par cadre institutionnel, on entend ici non seulement les règlements propres à une institution ou un groupe d’institutions enseignantes, mais aussi, au-delà, les dispositions générales régissant la société qui ont des effets sur ces dernières. Au début de la période envisagée, dans toute l’Europe, ces dispositions sont avant tout de nature religieuse : on rappellera brièvement, pour mémoire, les effets de la confessionnalisation sur l’enseignement. L’un des effets de celle-ci est d’ailleurs l’intervention croissante de l’État dans le champ scolaire, avant que celui-ci ne prenne l’enseignement en charge à partir de la Révolution française : on abordera donc en second lieu le contexte politique des cours. Enfin, on étudiera leur cadre administratif, puis proprement disciplinaire.
1 – Les réseaux confessionnels
- 5 Il n’est que de rappeler, pour n’en donner qu’un exemple, la condamnation dont Aristote a été l’ob (...)
- 6 « Que personne ne soit admis et logé dans les collèges qui n’embrasse la religion catholique et ap (...)
6Institutions cléricales, les établissements d’enseignement du Moyen Âge ont dès le départ bénéficié de la protection de l’Église, mais aussi subi sa surveillance5. Période d’effervescence religieuse, le XVIe siècle vit s’effectuer une cassure au sein du monde chrétien qui entraîna l’affirmation de confessions concurrentes. Une fois pacifiés les conflits armés qui avaient opposé celles-ci, on assista à l’érection de réseaux d’établissements voués à l’une ou l’autre confession et n’admettant en leur sein personne qui n’en relevât6 : la France est, à cet égard, un cas particulier en Europe, puisqu’y ont coexisté deux réseaux depuis l’édit de Nantes (1598) jusqu’à sa révocation (1685), l’un catholique, l’autre protestant. Dans chacun de ces réseaux, la parole professorale se devait d’être conforme au dogme, particulièrement dans les matières « sensibles » que constituaient la philosophie et la théologie.
- 7 Laurence W.B. Brockliss, French Higher Education in the Seventeenth and Eighteenth Centuries. A Cu (...)
- 8 Ibid., p. 234.
- 9 Ibid., p. 234-235.
7L’étude menée par Laurence W.B. Brockliss sur l’enseignement supérieur français à l’époque moderne met en évidence les différences, mais aussi les ressemblances entre les cours donnés en ces matières dans les deux réseaux. En théologie, par exemple, les protestants, comme on pouvait s’y attendre du fait de leur attachement à la sola scriptura, faisaient une place plus grande que les catholiques à l’exégèse biblique. Mais ils ne renonçaient pas pour autant à tout enseignement de théologie scolastique7. Inversement, la théologie positive (qui comprenait l’exégèse biblique et l’histoire de l’Église), ignorée de la Faculté de théologie de Paris au début du XVIIe siècle, s’y fit peu à peu une place8. De toute façon, le mode d’enseignement était le même dans les académies protestantes et les facultés catholiques : c’était le cours magistral, les séminaires catholiques ayant seuls développé la pratique alternative de la conférence9.
8Il s’en faut, toutefois, qu’à l’intérieur de chacun des réseaux confessionnels d’enseignement ait régné l’unanimité. Chaque dogme laissait subsister une série de points obscurs, qui pouvaient devenir objets de litiges : on connaît les controverses sur le problème de la grâce qui ont agité protestants comme catholiques au XVIIe siècle, ou les attaques contre le « laxisme » moral de la casuistique jésuite, ou encore les divergences d’opinion sur les pouvoirs du pape. À l’intérieur de limites définies existait donc un espace de débat. Il est intéressant de noter, à ce propos, que certaines prises de position étaient le fait non d’individus, mais d’ordres religieux : tous les professeurs de théologie membres de cet ordre religieux devaient donc les soutenir. Dans ce cadre restreint, subsistait toutefois une certaine marge d’indépendance : en dépit de la légende noire qui les présente comme dressés à obéir, les jésuites avaient droit, dans certains domaines (certes bien circonscrits), à se prévaloir de leur propre opinion.
- 10 Voir Francisque Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, Paris, C. Delagrave, 1868, chap (...)
- 11 « But what is most striking is how few professors, even those who were ardent supporters of Cartes (...)
- 12 Alain Firode, « Le cartésianisme dans le cours de philosophie au début du XVIIIe siècle », Le cour (...)
9Le cours de philosophie, lui aussi, était susceptible de censure dans la mesure où les conséquences de certaines de ses propositions pouvaient porter atteinte au dogme. Ainsi, le progrès du cartésianisme parmi les enseignants de philosophie au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle provoqua des turbulences : cette philosophie fut interdite d’enseignement à partir de 1671 dans l’Université de Paris, dans les universités de province les années suivantes10 (on reviendra plus loin sur la question de savoir qui fut à l’origine de ces interdictions). Notons seulement, pour l’instant, que l’importance des problèmes apparemment très techniques des liens entre essence et existence, ou entre substance et accidents, découlait de ce qu’ils mettaient en jeu une question religieuse essentielle, celle de l’Eucharistie : « Si les accidents du pain et du vin étaient inséparables de leur substance, alors la transsubstantiation devenait inexplicable ». L. Brockliss y voit la raison pour laquelle « très peu de professeurs, même parmi ceux qui étaient d’ardents adeptes du dualisme cartésien, adoptèrent totalement l’ontologie de Descartes »11, essayant plutôt de concilier cartésianisme et thomisme, constat qu’a pleinement confirmé l’article d’Alain Firode dans la précédente livraison sur le cours magistral12. Cependant, dans cette controverse sur le cartésianisme, comme dans celle du jansénisme au siècle suivant, l’Église n’agissait pas seule et ne fut pas toujours en accord avec son partenaire, l’État, comme on le verra ci-dessous.
10Quant au pluralisme confessionnel de l’enseignement, il fut remis en cause par la révocation de l’édit de Nantes en 1685, qui fit des protestants des hors-la-loi dans le royaume de France. Les cours de théologie délaissèrent dès lors quelque peu la controverse et s’orientèrent davantage vers la lutte contre le déisme ou l’athéisme dont les « philosophes » du XVIIIe siècle étaient accusés de favoriser le progrès. Mais la pluralité des réseaux confessionnels d’enseignement réapparut au XIXe siècle avec la reconnaissance par l’État des cultes minoritaires (protestant et israélite) et de leurs écoles, l’enseignement catholique restant toutefois largement dominant. Malgré la laïcisation de l’enseignement public opérée par la IIIe République, les enseignements confessionnels ont continué à exister mais sont passés dans la sphère du privé. La grande distinction n’est dorénavant plus celle entre confessions, mais celle entre établissements privés et établissements publics, l’État ayant pris au XIXe siècle le contrôle du système éducatif et porté ainsi à son terme un processus de sécularisation qui avait commencé dès l’époque moderne.
2 – La tutelle politique
11L’ambivalence des universitaires contemporains vis-à-vis du pouvoir politique en France reflète celle de leur situation : dépendants de l’État, qui leur assure des postes et des moyens de travail, ils n’en revendiquent pas moins leur indépendance au nom des critères scientifiques qui doivent seuls orienter leur activité – ambivalence d’une autre nature que celle des universitaires d’Ancien Régime, comptables de leurs enseignements à la fois devant l’Église et devant le roi.
La surveillance des enseignements
12Une première forme d’intervention de l’État dans les cours, celle qui a le plus retenu l’attention des universitaires, est la répression des propos hétérodoxes. Après la fin des guerres de religion, le pouvoir civil et l’Église exercent concurremment leur surveillance sur les contenus d’enseignement, tantôt en collusion, tantôt en s’opposant, situation qui va durer, par-delà la parenthèse de la Révolution, jusqu’à la laïcisation opérée sous la IIIe République, même si l’État a désormais pris l’enseignement directement en charge.
- 13 En juin 1610, le Parlement et la faculté de théologie de Paris condamnèrent l’ouvrage du jésuite e (...)
- 14 L. Brockliss, French Higher Education…, op. cit., p. 296-297.
13Dès l’époque de l’absolutisme, c’est cependant la monarchie qui a l’initiative puisqu’elle a imposé la paix en affirmant la prééminence de la raison d’État sur celle de la conscience. L’opinion selon laquelle il pourrait être légitime de se débarrasser d’un roi injuste, qui a été soutenue à l’Université de Paris sous la Ligue, est bannie des cours de théologie et de droit, interdiction réaffirmée par le Parlement de Paris après l’assassinat d’Henri IV13. Tant qu’a duré l’Ancien Régime, les professeurs de droit, même s’ils consacraient une partie de leur cours à discuter la question du fondement du pouvoir royal, ont enseigné que, fût-il injuste, un souverain légitime ne pouvait être renversé14.
- 15 Ibid., p. 272.
- 16 Francisque Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, op. cit., p. 469.
- 17 French Higher Education…, op. cit., p. 274.
14Mais la collaboration entre l’Église et l’État dans la surveillance des cours était soumise aux aléas de leurs relations. Quand Louis XIV entra en conflit avec la papauté à l’occasion de l’affaire dite « de la régale », il ordonna qu’une déclaration de l’Assemblée du clergé établissant les libertés de l’Église gallicane (les « Quatre articles ») fût enseignée dans toutes les écoles de théologie du royaume15. En revanche, c’est sur son ordre que l’archevêque de Paris avait prié en 1671 l’Université de Paris d’interdire l’enseignement du cartésianisme, qui avait été condamné par la congrégation de l’Index en 1663 (mais cette condamnation n’avait pas force de loi en France) : Louis XIV, « poussé de son zèle et de sa piété ordinaire », voulait empêcher la diffusion du cartésianisme dans les établissements d’enseignement de son royaume au motif que celui-ci « pourrait porter quelque confusion dans l’explication de nos mystères »16. Enfin, quand le mouvement janséniste, au début du XVIIIe siècle, réclama un concile général pour passer par-dessus l’autorité du pape, le premier ministre Fleury n’hésita pas à réprimer cette sorte de « républicanisme » qui représentait une menace pour la monarchie absolue : les jansénistes furent exclus des universités et leurs positions disparurent des thèses soutenues par les candidats aux grades universitaires après 1730 (même si elles restèrent vivantes au sein des Parlements)17.
- 18 Loi du 12 juillet 1875 relative à la liberté de l’enseignement supérieur, 12 juillet 1875, Arthur (...)
- 19 Loi relative à la liberté de l’enseignement supérieur, 18 mars 1880. En ligne : http://mjp.univ-pe (...)
- 20 Voir la base de données « Les autorisations de cours publics dans les départements français (1808- (...)
15Cette alternance de collaboration et d’affrontement se retrouve au XIXe siècle, marqué, comme on le sait, par la lutte de l’Église contre le monopole universitaire établi sous le Premier Empire. Si ce monopole fut aboli en 1850 pour les niveaux élémentaire et secondaire, il ne le fut qu’en 1875 pour le niveau supérieur18 (mais les républicains parvenus au pouvoir en 1879 rétablirent, dès l’année suivante, le monopole de l’État pour la collation des grades19), et les cours publics ouverts par des particuliers ou des associations durent, jusqu’à cette date de 1875, obtenir une autorisation du ministère20, la surveillance des cours dans les facultés étant, quant à elle, du ressort des inspecteurs généraux.
- 21 Rapport et décret sur le nouveau plan d’études pour les Lycées et les Facultés, 10 avril 1852, RLR (...)
- 22 Arrêté sur l’enseignement triennal des Facultés des lettres, 7 mars 1853, ibid., p. 270.
- 23 Cf. Paul Gerbod, La condition universitaire en France au XIXe siècle, Paris, université de Paris, (...)
16Les universitaires du XIXe siècle, toujours prompts à s’offusquer des entraves apportées à leur activité, ont particulièrement mis en accusation la Restauration et le début du Second Empire, périodes où l’État avait fait alliance avec l’Église. Fortoul, ministre de l’Instruction publique de 1851 à 1856, se vit de plus reprocher son caractère autoritaire et tatillon : en ce qui concerne l’enseignement supérieur, il avait exigé que les professeurs des facultés des lettres lui soumettent le programme détaillé de leurs cours21, puis prétendu leur imposer un canevas de leçons étalé sur trois ans22. Ce sont particulièrement les professeurs de philosophie et d’histoire qui se sont plaints des tracasseries du pouvoir, les attribuant à la vertu qu’ils prêtaient à leur discipline de développer l’esprit critique23. Mais, en fait, tous les gouvernements ont été attentifs à ce que la chaire professorale ne servît pas de tribune politique à l’opposition : on connaît les révocations de Victor Cousin et François Guizot sous la Restauration, d’Edgar Quinet sous la monarchie de Juillet, de Jules Michelet pendant la Deuxième République, d’Ernest Renan sous le Second Empire… Même le libéral ministre de l’Instruction publique de Napoléon III que fut Victor Duruy n’admettait pas que le professeur s’aventurât sur des terrains brûlants. Rappelant que les cours publics donnés en dehors des institutions universitaires devaient obéir aux mêmes règles que ceux des facultés, il écrivait :
- 24 Instruction sur les cours publics libres, 23 janvier 1865, RLRES, t. II, p. 678.
« Les cours que j’autorise n’ont et ne peuvent avoir d’autre but que la culture de l’intelligence, le développement du goût et les enseignements variés que fournit l’étude des lettres, de la philosophie, des sciences, de l’histoire et des arts. Toute excursion dans le champ de la polémique religieuse ou politique demeure donc absolument interdite »24.
- 25 Voir la base de données « Les chaires des facultés de lettres et de sciences en France au XIXe siè (...)
- 26 Le cas de l’histoire a fait l’objet de diverses études, notamment celles de Gérard Noiriel, « Nais (...)
17Le pouvoir redoutait, en somme, tout ce qui pouvait susciter l’émotion publique, et le ministère intervenait directement sur le contenu des cours et le statut des professeurs quand l’y incitaient les pressions des leaders d’opinion, tels l’Église au XIXe siècle. La volonté de « neutralisation » des enseignements s’est longtemps traduite dans la frilosité des programmes des disciplines littéraires, attachés au maintien des humanités classiques et redoutant le contact avec les œuvres et les événements du présent. La faculté des lettres de Paris, la mieux pourvue, n’avait encore que seize chaires en 1879, dont six étaient exclusivement consacrées aux humanités classiques – encore ce nombre a-t-il été obtenu sans tenir compte des intitulés de chaires portant sur l’ensemble de la durée historique, comme, par exemple, celles d’histoire de la philosophie ou de géographie. Les chaires d’histoire du Moyen âge et d’archéologie y étaient d’ailleurs de création toute récente (respectivement en 1878 et 1876)25. La « modernisation » des cours littéraires de l’enseignement supérieur, entamée dès cette époque, ne s’est pleinement accomplie qu’au XXe siècle, non sans batailles dont on commence à distinguer les étapes26.
- 27 Bruno Gollnisch, professeur de langue et civilisation japonaises à l’université Jean Moulin-Lyon 3 (...)
- 28 La plainte a été déposée par le Collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais en septembre 2005 (...)
- 29 Ce sont : la loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou (...)
- 30 Décision n° 2006-203 L du 31 janvier 2006, consultable sur le site : http://www.conseil-constituti (...)
18Les interventions directes du pouvoir dans les cours ont pris fin parallèlement, avec l’établissement du régime républicain. La pression de l’opinion se fait toujours sentir (même si l’émotion porte sur des objets différents du fait de l’évolution des idées et des mœurs) mais doit aujourd’hui passer, en dehors des campagnes de presse, par les tribunaux et les instances disciplinaires des universités : témoin l’affaire des propos négationnistes d’un universitaire27 ou la plainte déposée – puis retirée – contre un historien de l’esclavage28. On a cependant assisté, au tournant des XXe et XXIe siècles, à des interventions du législateur dans le domaine des contenus d’enseignement avec l’adoption de lois dites « mémorielles »29. Le tollé soulevé par la dernière en date de ces lois et la censure qu’elle a encourue de la part du Conseil constitutionnel30, parce qu’elle sortait du cadre fixé à la loi par la Constitution, semblent avoir pour l’instant mis fin à ces interventions.
L’État comme soutien des cours
- 31 François de Dainville cité par François Russo, « L’hydrographie en France aux XVIIe et XVIIIesiècl (...)
19Le rôle du pouvoir politique ne se limite pas à la répression. Il peut aussi soutenir les enseignements, par désir de prestige ou par volonté d’efficacité économique et militaire, ou pour toutes ces raisons à la fois. Ainsi, il n’est pas indifférent que l’hydrographie ait constitué « le premier essai d’un enseignement officiel dont les maîtres seront nommés par le pouvoir royal et dont le programme sera fixé par l’autorité centrale »31 à l’époque où la monarchie française, avec Colbert, s’occupait de constituer une marine digne de ce nom. À l’autre bout de la période envisagée ici, on sait quelle place occupe l’éducation scientifique dans la compétition qui oppose les États actuels, au point que le rang des universités nationales dans les classements mondiaux proposés par diverses instances est devenu une préoccupation des gouvernements.
- 32 L. Brockliss, French Higher Education…, op. cit., p. 277.
- 33 Pierre Huard, « L’enseignement médico-chirurgical », in R. Taton, Enseignement et diffusion des sc (...)
- 34 Sur la notion de « cours publics » sous l’Ancien Régime, voir Le cours magistral I…, op. cit., p. (...)
20Dès l’Ancien Régime, la monarchie a réglementé l’enseignement des facultés professionnelles, par la réforme des facultés de droit en 167932 et celle des facultés de médecine en 170733, à côté de nombreuses interventions à caractère local. Elle a également soutenu certains enseignements en créant des chaires dans les institutions existantes (de théologie ou d’hydrographie, par exemple) et surtout en fondant de nouvelles institutions d’enseignement : le Collège royal dès 1530, le Jardin du roi au cours de la première moitié du XVIIe siècle, l’Académie royale de chirurgie en 1731, l’École militaire en 1751, pour n’en citer que quelques-unes… Le pouvoir participait ainsi au mouvement de création de « cours publics »34 qui se développa à l’époque moderne, particulièrement au XVIIIe siècle, époque faste où furent créées nombre d’institutions nouvelles et où furent construits ou reconstruits des bâtiments pour abriter les cours, notamment des amphithéâtres. L’État complétait ainsi l’équipement scolaire de façon à répondre aux nouveaux besoins sociaux. L’article de Christine Lehman sur les cours de chimie en France au milieu du XVIIIe siècle montre le rôle joué par un lieu comme le Jardin du roi dans la diffusion d’une science nouvelle telle que la chimie.
- 35 Voir à ce propos Boris Noguès, « Auditeurs ou élèves ? Le public des facultés de lettres et de sci (...)
- 36 Arrêté portant suppression de plusieurs Facultés des sciences et des lettres, 31 octobre 1815, RLR (...)
- 37 Rapport et décret portant institution d’une chaire de physiologie générale à la Faculté des scienc (...)
21Ce soutien aux cours nécessitait un effort financier important, comme le montre S. Tomic en calculant le coût que représentaient la mise en place et l’entretien d’une chaire de chimie au XIXe siècle. Précisément, à cette époque, le pouvoir fit longtemps preuve d’une grande avarice – sauf à l’égard des « écoles du gouvernement » – envers un enseignement supérieur destiné à une toute petite minorité et dont les étudiants, sauf dans les facultés « professionnelles » de droit et de médecine, ne fréquentaient d’ailleurs guère les cours35. L’arrêté de 1815 qui décida la suppression d’une vingtaine de facultés justifia cette décision par le fait qu’elles n’avaient pas « attiré un nombre d’étudiants proportionné à l’appareil dispendieux de ces institutions » et que « la pénurie, où se trouv[ai]ent les finances de l’Instruction publique » obligeait à supprimer des établissements « dont les dépenses [n’étaient] pas compensées par leur utilité »36. Des créations de chaires et de facultés eurent lieu par la suite mais, de préférence, par ce qu’on appellerait aujourd’hui le redéploiement des moyens. Ainsi le ministre Fortoul, proposant à Napoléon III la « fusion » des deux chaires de botanique de la Sorbonne de façon à transformer la chaire ainsi libérée en chaire de physiologie générale pour Claude Bernard, jugeait-il utile de préciser : « Cette utile création n’occasionnera d’ailleurs aucune dépense »37.
- 38 Rapport sur les améliorations à introduire dans l’enseignement des Facultés des sciences, 12 décem (...)
- 39 Rapport et décret relatifs aux laboratoires d’enseignement et de recherches et à la création d’une (...)
- 40 Christian Hottin (dir.), Universités et grandes écoles à Paris. Les palais de la science, Paris, D (...)
22Même là où il y avait des étudiants, l’argent ne coulait pas à flots : décrivant le public apparemment nombreux de la faculté des sciences de Paris en 1837 (un « mélange d’auditeurs appartenant aux classes les plus élevées de la société, et de jeunes gens qui ont un but positif, un état à acquérir », plus de « jeunes savants étrangers qui viennent terminer leurs études à la Faculté »), le chimiste Jean-Baptiste Dumas dressait un sombre tableau de l’état des locaux et du matériel… avant de demander des moyens supplémentaires (qu’il n’obtint pas)38. Ni la Deuxième République ni le Second Empire ne firent beaucoup mieux que la monarchie de Juillet, en dépit de la fondation de l’École pratique des hautes études en 1868, Victor Duruy ayant invoqué, pour obtenir la création de celle-ci, « l’intérêt » et « la gloire » de la France39. Il fallut, on le sait, attendre le début de la IIIe République (et la nécessité pressante de rivaliser avec l’éclat de la science allemande) pour voir l’État consentir de gros investissements en faveur de l’enseignement supérieur, en postes et en bâtiments (avec, notamment, l’érection de la nouvelle Sorbonne40), puis la Ve République pour voir reprendre les investissements dans le contexte nouveau de la massification de l’enseignement supérieur.
3 – Le cadre administratif
23C’est celui qui fixe les obligations des professeurs : leurs services, les contenus qu’ils doivent enseigner, voire les procédés qu’ils doivent utiliser pour ce faire (par exemple, si le professeur doit dicter et pendant combien de temps). Il indique aussi le mode de collation des grades, lequel influe nécessairement sur l’enseignement qui prépare leur obtention. Faisant l’objet de prescriptions officielles, qu’elles émanent de l’établissement auquel ils appartiennent ou de l’institution dont fait partie cet établissement (qui peut être un ordre religieux ou encore l’État), c’est ce cadre (et la manière dont il a été élaboré) qui a été le plus étudié et nécessite donc le moins qu’on s’appesantisse sur lui.
- 41 On dispose désormais d’une édition bilingue latin-français de la version définitive de ce texte, c (...)
- 42 Les textes relatifs à l’enseignement supérieur produits au XIXe siècle et au début du XXe ont été (...)
- 43 RLRES, t. I, p. 188.
24Des plans d’études de l’Ancien Régime, on retient particulièrement deux textes célèbres, restés en vigueur pendant toute la période : les Statuts de l’Université de Paris, déjà cités ici, et la Ratio studiorum jésuite41. À partir de la Révolution, les textes législatifs et réglementaires émanent de l’État42. Les contenus d’enseignement prescrits sont donc bien connus. On sait ainsi que l’enseignement théologique de l’Ancien Régime devait se fonder essentiellement sur les œuvres de saint Thomas d’Aquin, celui de la philosophie sur celles d’Aristote, celui du droit sur le droit romain, celui de la médecine sur Hippocrate et Galien. C’est, encore une fois, dans l’enseignement des matières nouvelles qu’existait une plus grande latitude (même si certaines institutions fixaient un minimum de règles), comme le montre l’article de C. Lehman en pointant la diversité des contenus proposés aux auditeurs des cours de chimie. L’introduction de nouveautés dans les disciplines plus anciennes se heurtait à divers obstacles, comme on l’a vu plus haut avec l’exemple du cartésianisme. C’est après la Révolution que l’enseignement supérieur fut chargé de mettre les étudiants en contact avec les résultats les plus récents de la recherche : le décret du 17 mars 1808 portant organisation de l’Université impériale requiert celle-ci et son Grand maître de veiller « surtout à ce que l’enseignement des sciences soit toujours au niveau des connaissances acquises, et à ce que l’esprit de système ne puisse jamais en arrêter les progrès »43.
- 44 L. Brockliss, French Higher Education…, op. cit.
- 45 Boris Noguès, « Auditeurs ou élèves ?…. », art. cit.
- 46 Voir la base de données en ligne « Les cours manuscrits conservés dans les bibliothèques publiques (...)
25Il convient toutefois de rappeler que, comme tous les textes prescriptifs, ces instructions officielles ne donnent pas accès à la réalité de ce qui se passait dans les cours, mais seulement à l’idéal proposé aux professeurs. La lecture de nombreux cours manuscrits ou imprimés a permis à L. Brockliss de montrer qu’en dépit de l’immobilisme administratif des universités françaises d’Ancien Régime, l’enseignement de la théologie a évolué au XVIIIe siècle vers la lutte contre les idées « philosophiques » et que les professeurs de philosophie ont successivement embrassé le cartésianisme (en dépit de l’interdiction royale) puis, plus tard dans le XVIIIe siècle, les positions de Locke et Newton44. La prétendue impossibilité pour les professeurs de faire évoluer l’enseignement traditionnel avant la Révolution est donc un mythe. Réciproquement, la mission d’enseigner les acquis les plus récents de la science fixée par le décret de création de l’Université impériale est contredite par le caractère oratoire et mondain de bien des cours de faculté professés pendant une grande partie du XIXe siècle45. L’étude des instructions officielles ne saurait donc suffire. Elle doit s’accompagner de celle des traces de l’activité enseignante qui ont été conservées : cahiers d’élèves46, procès-verbaux et copies d’examens, souvenirs d’anciens élèves et, pour les périodes les plus proches de nous, enregistrements sonores et audiovisuels divers.
26C’est, en fait, seulement depuis la fin du XIXe siècle que s’est progressivement mis en place le modèle « à l’allemande » selon lequel l’enseignant du supérieur doit aussi être un chercheur. Il ne s’ensuit pas pour autant que les enseignants-chercheurs actuels enseignent les résultats acquis dans leur spécialité : l’afflux des étudiants dans le supérieur et les nécessités pédagogiques condamnent un certain nombre d’entre eux à faire des cours généralistes, d’où le sentiment actuellement répandu d’une « secondarisation » de l’enseignement supérieur.
4 – Le cadre disciplinaire
- 47 Et non de discipline comme secteur de la recherche. Cf. Jean Boutier, Jean-Claude Passeron, Jacque (...)
27La notion de « cours » comme parcours d’un champ du savoir présuppose celle d’un découpage des connaissances, que requiert la cohérence de leur exposé. C’est en ce sens restreint de corpus de connaissances faisant l’objet d’un enseignement qu’on parlera ici de disciplines47, au pluriel parce que l’idée même de découpage du savoir induit celle qu’elles sont nécessairement multiples.
- 48 L’expression est reprise de Bernadette Bensaude-Vincent et Isabelle Stengers, qui l’ont utilisée à (...)
28Bien qu’évoluant sans cesse sous l’effet de changements sociaux et culturels complexes, dans l’analyse desquelles il n’est pas question de se lancer ici, les disciplines se trouvent institutionnalisées par leur inscription dans la réglementation scolaire : on comprend ainsi pourquoi les sciences qui se sont développées en marge de l’enseignement officiel à l’époque moderne, telles les mathématiques, la physique, la chimie, sont devenues au XIXe siècle des « sciences de professeurs »48, l’enseignement étant le principal lieu qui pouvait leur offrir soutien matériel (des postes) et reconnaissance symbolique (une légitimité) en un temps où les institutions de recherche n’existaient pas. Cette institutionnalisation des disciplines les fige alors pour un certain temps, ne serait-ce que parce qu’elle entraîne la formation de groupes souhaitant maintenir leur existence. Et cette rigidité du cadre disciplinaire n’est pas réservée à l’Ancien Régime, comme le montre aujourd’hui l’exemple des chaires d’histoire, obligatoirement référées à l’une des quatre périodes reconnues (Antiquité, Moyen Âge, époque moderne, époque contemporaine), ce qui rend difficile le passage par-dessus les frontières chronologiques. Il est plus difficile encore de s’affranchir des frontières disciplinaires, en dépit des nombreux appels à les transcender, car logiques de recherche et logiques de carrière ne vont pas nécessairement de pair.
- 49 Régine Boyer, Charles Coridian, « Transmission des savoirs disciplinaires dans l’enseignement univ (...)
29S’élaborent de ce fait, dans la durée, des traditions disciplinaires, dont les « styles » peuvent varier. Ainsi, des sociologues comparant des cours magistraux donnés dans en sociologie et en histoire ont observé des différences de comportement chez les professeurs selon la discipline, dans la manière de se présenter, le mode d’énonciation, l’interaction avec les étudiants, etc., différences qu’ils ont mises en relation avec la plus ou moins grande légitimité de la discipline enseignée : « Plus solidement ancrés dans une tradition académique forte, plus sûrs de leurs objectifs, les enseignants-chercheurs d’Histoire peuvent ainsi paraître délivrer un enseignement magistral comme si les conditions de son efficacité ne se posaient pas »49. On est ainsi amené à se demander dans quelle mesure le « style » disciplinaire du cours favorise ou non l’élaboration de connaissances nouvelles, cette notion de style subsumant à la fois des facteurs tenant à l’époque et d’autres tenant à la discipline proprement dite et à sa place dans le système disciplinaire d’ensemble.
30Sous l’Ancien Régime, il semble que ce soit principalement en dehors de l’enseignement traditionnel, par la multiplication des « cours publics », que les savoirs nouveaux se soient fait connaître. Soit, encore une fois, l’exemple des cours de chimie étudiés par C. Lehman : l’un est donné au Jardin des apothicaires, dans le cadre d’un enseignement qu’on pourrait qualifier de « professionnel », un autre se tient au Jardin du roi, institution monarchique, un autre encore à la faculté de médecine de Montpellier, un quatrième est créé de toutes pièces par le roi à l’Hôtel de la Monnaie, et d’autres encore ont lieu dans les officines des apothicaires. Cette situation offre une grande variété de choix à ceux qui veulent apprendre la chimie, mais ne leur garantit pas une formation homogène puisque le contenu des cours varie d’un professeur à l’autre. L’institutionnalisation de la chimie est en cours, elle n’est pas achevée : comme le montre l’article de Sacha Tomic, si la chimie a trouvé son « paradigme » à la fin du XVIIIe siècle, avec Lavoisier, il faudra environ un siècle pour que les préconisations pédagogiques de celui-ci soient mises en pratique.
31Au cas de figure de la chimie, Caroline Ehrhardt fournit un contre-exemple en étudiant la façon dont s’est développée la théorie des fonctions du mathématicien Émile Borel, dans l’interaction entre des cours innovants et la publication d’une collection visant les étudiants. On est ici dans le cadre d’une discipline instituée, les mathématiques, mais aussi d’un réseau de mathématiciens, français et étrangers, et de la relation qui s’établit entre une conception de l’enseignement et une politique éditoriale. On voit là combien il serait imprudent de considérer le cours magistral hors de son cadre disciplinaire, lequel ne se réduit pas aux prescriptions officielles qui le régissent mais doit être étendu au groupe d’acteurs qui le constituent et qui ne sont pas uniquement des professeurs : les cadres de l’instruction publique, mais aussi les producteurs de manuels et de matériel pédagogique, voire les groupes d’intérêt concernés par l’enseignement de la discipline en question (qui peuvent comprendre des entreprises ou des administrations) en sont partie prenante.
II – Le cadre matériel
32L’histoire de l’enseignement accorde généralement trop peu d’attention au cadre matériel des cours. Les historiens et leurs lecteurs sont ainsi amenés à projeter inconsciemment sur les salles et amphithéâtres où se tenaient les cours du passé l’image de ceux des cours actuels, certes peu ornés mais généralement fonctionnels, éclairés et (en principe) chauffés, munis d’un bureau et d’un tableau à l’usage du professeur et de tables et de chaises à celui des étudiants, et éventuellement équipés d’un matériel d’enseignement ou de laboratoire de plus en plus coûteux. Or cette projection inconsciente les empêche de comprendre le mode de fonctionnement de certains cours et les raisons d’être de pratiques pédagogiques aujourd’hui disparues.
1 – La question des bâtiments
33La connaissance des bâtiments où se donnaient les cours magistraux donne un certain nombre d’indications qui complètent utilement celle qu’apportent les prescriptions officielles, les programmes, les cahiers d’élèves ou les manuels.
- 50 Jean Torlais, « Le collège royal », in René Taton, Enseignement et diffusion des sciences…, op. ci (...)
- 51 Ibid., p. 284.
- 52 Alice Gérard, « L’enseignement supérieur de l’histoire… », loc. cit., p. 273-274.
34L’existence ou non de salles spécialisées et leur faste plus ou moins grand sont révélateurs du statut des disciplines qui s’y enseignent. Ainsi, le Collège royal, qui végétait depuis longtemps dans des locaux mal entretenus, fut au XVIIIe siècle doté d’un nouveau bâtiment, de style dorique, construit en 1774-1775, qui comprenait, à côté de petits appartements sous les combles, six salles de cours, une salle des fêtes, un amphithéâtre d’anatomie, un observatoire… mais pas de salle de chimie50 ! Il est vrai que la chaire de chimie dans cet établissement n’a été créée, justement, qu’en 177451, date à laquelle les plans étaient déjà prêts. Ce décalage donne un repère temporel dans le processus de légitimation de la discipline. De même, à la fin du siècle suivant, l’ouverture d’un site dédié aux enseignements d’histoire à l’époque où la Nouvelle Sorbonne était en construction, le « baraquement Gerson », manifesta, même si ce site n’était que provisoire, la promotion d’une discipline à laquelle n’était reconnu jusque-là nul espace spécialisé52.
35En second lieu, les bâtiments pouvaient offrir, tant aux professeurs qu’à leurs élèves, des conditions de confort bien différentes, et pas toujours propices à un enseignement efficace, que ce soit par le choix de leur emplacement ou par leur disposition intérieure. Voici un exemple tiré de la description des locaux de la faculté des sciences de Paris faite par J.-B. Dumas dans son rapport au ministre de 1837 :
- 53 Rapport sur les améliorations…, loc. cit., p. 787.
« Parmi nos amphithéâtres, il en est deux qui donnent sur la rue, et où les leçons sont interrompues à chaque instant par les voitures, etc. On a même laissé, par une inadvertance inexplicable, s’établir une ligne d’omnibus dans cette rue ; bien plus, on a permis aux chevaux de relais qui lui sont nécessaires de s’installer sous les fenêtres même de ces amphithéâtres, qui sont au rez-de-chaussée »53.
36On imagine sans peine l’effort vocal demandé au professeur et le niveau d’attention requis des élèves par un tel environnement.
37Mais le confort vocal et auditif n’est pas tout. Dans les sciences expérimentales, la disposition des lieux n’était pas toujours adaptée à la nécessité de faire des démonstrations pendant les cours, puisque le laboratoire était souvent dissocié de l’amphithéâtre au XVIIIe siècle, et même encore au XIXe. Toujours dans le même rapport, J.-B. Dumas déplorait qu’on ne trouve pas à la faculté des sciences de Paris « des amphithéâtres disposés avec le soin et la prévoyance qui ont présidé à la construction des amphithéâtres analogues construits récemment dans d’autres pays ». Cette faculté ne disposait en effet pas d’un laboratoire « contigu à l’amphithéâtre, et communiquant avec lui à volonté », où le professeur pût surveiller la préparation des expériences à exécuter devant les étudiants. Dumas réclamait donc un amphithéâtre de chimie communiquant avec le laboratoire, « de telle sorte que toutes les opérations pussent être présentées aux élèves au moment opportun sur une grande échelle », et un amphithéâtre de physique « orienté de telle façon que l’on puisse y exécuter convenablement les expériences d’optique » et communiquant avec le cabinet et le laboratoire de physique :
- 54 Ibid.
« Dans l’état actuel des choses, à la Faculté, le transport des appareils du cabinet à l’amphithéâtre est une opération périlleuse, à la fois pour les appareils et pour ceux qui l’exécutent, car il faut porter des machines souvent fort pesantes et toujours délicates dans leur construction à travers des escaliers étroits et par-dessus toutes les banquettes de l’amphithéâtre »54.
38J.-B. Dumas décrit manifestement là une situation inverse de celle faite à sa discipline lorsqu’elle était triomphante, au début du XIXe siècle, époque où des laboratoires avaient été aménagés au Collège de France et à l’École polytechnique. La monarchie de Juillet n’accordait visiblement pas le même intérêt que le Premier Empire à l’enseignement scientifique.
39Le cadre bâti porte donc en lui-même une signification, à laquelle professeurs et étudiants ne peuvent manquer d’être sensibles, même de façon subliminale : il exprime l’estime accordée à la discipline et à son public à un moment donné de leur histoire.
2 – L’ameublement
40S’il peut, lui aussi, avoir par son plus ou moins grand luxe une portée symbolique analogue à celle du bâti, l’ameublement de l’espace du cours a, en outre, l’intérêt de témoigner des conceptions pédagogiques qui ont présidé à sa mise en place.
41Les sources qui permettent de s’en faire une idée sont moins nombreuses et moins accessibles que celles qui concernent d’autres aspects de l’enseignement. Avant l’époque contemporaine, les images montrant des intérieurs de salles de cours sont rares. Non seulement elles doivent être confrontées aux autres sources disponibles – outre celles qui ont déjà été citées jusqu’ici, on peut mentionner les plans d’architecte, les contrats avec les artisans ou les entreprises, les inventaires –, mais on ne peut, de plus, les utiliser sans connaître les traditions iconographiques au sein desquelles elles doivent être situées. C’est tout l’intérêt de l’article de Marc Le Cœur que de défricher cette question. Il traite, certes, des salles des collèges et lycées au XIXe siècle, mais apporte ce faisant un certain nombre d’informations qui permettent de comprendre les raisons d’être de pratiques pédagogiques de longue durée dont le sens n’apparaît plus aujourd’hui. Les éléments qu’il apporte sur l’ameublement et sa disposition dans les salles de cours du début du XIXe siècle rejoignent ceux dont on dispose sur les locaux d’enseignement de l’Ancien Régime, et qu’on illustrera ici par une gravure tirée de l’ouvrage du graveur Crispin de Passe Academia sive speculum vitae scolasticae, paru en 1612 (voir ill.). On ne prétend pas qu’il s’agisse d’une représentation réaliste, mais elle correspond à ce que l’on peut savoir par d’autres sources.
42Parmi les points à relever, il y a tout d’abord le fait que le professeur parle depuis une chaire surélevée d’où il domine de très haut son auditoire (on notera la sorte d’échelle assez maladroitement représentée au bas de la chaire), dispositif sans nul doute destiné à l’aider à se faire entendre, tout comme le prédicateur dans l’église. Ce rapprochement suggère d’ailleurs, au-delà des contraintes pratiques communes aux deux situations, la révérence attendue à l’égard des deux types de parole, celle du prêtre et celle du docte : la chaire matérialise les conceptions d’une époque pour laquelle tout savoir venait de Dieu.
43Une telle disposition implique encore autre chose : que le professeur ne fasse que parler (en ce sens, tout cours est nécessairement « magistral »), car il est en quelque sorte enfermé dans sa chaire. De fait, la parole était son monopole, ceux qui l’assistaient quand son cours comportait des démonstrations (en anatomie, physique ou chimie) étant voués au silence. Réciproquement, ces derniers étaient seuls à pouvoir faire ces démonstrations, les professeurs n’ayant pas le droit d’y participer. L’article de C. Lehman illustre ce fait par l’exemple de la nécessaire collaboration entre le médecin et l’apothicaire dans l’enseignement de la chimie. Il en allait de même dans les autres disciplines expérimentales, par exemple en anatomie, où les dissections étaient faites par les chirurgiens tandis que le médecin faisait le cours. Ce partage des tâches répondait au besoin de réglementation des statuts caractéristique de la société d’ordres de l’Ancien Régime, mais on en retrouve quelque chose au XIXe siècle dans la hiérarchie des personnels des chaires de chimie qu’étudie S. Tomic dans ce numéro.
- 55 Cf. Rafael Mandressi, Le regard de l’anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident, Pa (...)
44Quant aux auditeurs, ils sont ici rangés sur des bancs tous placés de niveau face à la chaire surélevée. Cette disposition, qui permet l’écoute, n’est cependant pas favorable à la vue quand le cours comporte une démonstration. Comme on le sait, la réponse apportée à ce problème fut la construction d’amphithéâtres. D’abord destiné aux cours d’anatomie55, ce type d’aménagement de l’espace fut repris pour l’enseignement des sciences expérimentales (physique et chimie), avant de devenir la norme dans les lycées du XIXe siècle, évolution qui manifeste, dans la conception du savoir, le rôle grandissant de la vue, de la perception directe, au détriment de celle de l’ouïe, de la connaissance à travers la parole des « autorités ».
- 56 Voir la critique de cet exercice dans Charles-Victor Langlois, Charles Seignobos, Introduction aux (...)
- 57 Il y a de nombreux exemples de cours publiés par les étudiants dans les disciplines littéraires. D (...)
45Le deuxième enseignement à tirer de l’illustration proposée vient de l’absence de tables pour écrire, absence qui s’est prolongée, comme le montre M. Le Cœur, bien avant dans le XIXe siècle, et ce qui est vrai des lycées vaut aussi pour les facultés. La dictée du cours était donc pour l’élève « un supplice » pour l’élève ou l’étudiant qui écrivait sur ses genoux, tenant son cahier et son encrier d’une main et sa plume de l’autre, comme le dit l’un des témoignages rassemblés par M. Le Cœur. Voilà qui explique l’importance alors accordée à la « rédaction » du cours : sous l’Ancien Régime, les candidats aux examens des facultés devaient faire la preuve de leur assiduité en montrant au professeur leur cahier de cours dûment rempli (obligation que les candidats fortunés tournaient aisément en rétribuant quelqu’un pour assister aux leçons et y copier le cours) pour obtenir l’autorisation de s’y présenter, ce qui nous vaut d’avoir conservé un certain nombre de ces cahiers, souvent somptueusement reliés ; au XIXe siècle, la rédaction du cours était l’exercice attendu des étudiants (et même des élèves du secondaire dans certaines disciplines, telle l’histoire56) après chaque leçon. De plus, les professeurs se refusant souvent à faire le travail de rédaction de leur cours nécessaire à une publication, c’étaient les étudiants qui s’en chargeaient57, ce qui pouvait déboucher dans certains cas, tel celui qu’étudie ici C. Ehrhardt, sur leur enrôlement parmi les auteurs d’une collection. Savoir que longtemps les étudiants n’ont pas eu de tables permet ainsi de comprendre que la rédaction du cours n’était pas seulement un moyen de contrôle de l’assiduité, une méthode pour mémoriser les connaissances ou un palliatif à l’absence de manuels : c’était aussi l’indispensable mise au net d’un texte écrit dans des conditions qui ne le rendaient pas forcément exact et lisible.
46Reste à rappeler qu’avant le XXe siècle, l’inconfort dans les salles de cours pouvait être visuel, quand la lumière du dehors déclinait (les Statuts de 1598 pour l’Université de Paris s’élèvent à maintes reprises contre les professeurs qui faisaient payer trop cher les chandelles), musculaire sur des bancs inconfortables, et climatique, quand la température descendait, en dépit de la chaleur répandue par les corps assemblés.
3 – Le matériel pédagogique
47La multiplication des outils pédagogiques est évidemment liée, non moins qu’à l’avancée des savoirs eux-mêmes, à l’essor industriel qui a permis la production de ces outils en quantité suffisante et à un prix non prohibitif. Mais il convient au préalable de distinguer deux sortes de matériel : celui qui illustre, renforce ou supplée la parole du professeur et celui qui est le support d’un travail propre de l’élève. Dans le cas du cours magistral, c’est seulement du premier qu’il s’agira : manuels, tableaux divers, matériel d’expériences, etc.
- 58 Claire Angotti, « Les débuts du Livre des Sentences comme manuel de théologie à l’Université de Pa (...)
- 59 « Et quoniam linguarum cognitio a bonis et priscis auctoribus petenda est, […] lectores […] libros (...)
- 60 Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle (1598-1701), Genève, Droz, 1 (...)
- 61 Stéphane Van Damme, Paris, capitale philosophique. De la Fronde à la Révolution, Paris, Odile Jaco (...)
48Le lien entre cours magistral et manuel est très ancien : dès le Moyen Âge, le cours de Pierre Lombard publié sous le titre de Livre desSentences devint un manuel de théologie58. Et ce lien a perduré. En dépit des instructions prescrivant de revenir aux « sources pures du savoir » (c’est-à-dire aux textes antiques) édictées par les éducateurs humanistes à la fin du XVIe siècle59, les manuels, nous dit Henri-Jean Martin, n’en fleurirent pas moins à Paris au siècle suivant60. Stéphane Van Damme, au contraire, croit déceler (sur la base d’une enquête limitée) un « hiatus entre pratiques enseignantes et mise en imprimé » à la vue des gros volumes dotés de frontispices, d’index et de tables publiés par les auteurs jésuites, qui lui paraissent être « des sommes scientifiques ou des outils de référence »61. La contradiction apparente vient peut-être de ce que le mot « manuel », dans l’usage actuel, désigne un livre pour les élèves, alors que bien des indices semblent montrer que les ouvrages dont parle S. Van Damme étaient destinés aux maîtres. C’est au XIXe siècle que l’invention de la lithographie a permis de mettre les cours à la disposition des étudiants à bas prix : ces cours lithographiés étaient les ancêtres des polycopiés actuels. Quant aux contraintes qui pèsent sur l’élaboration des ouvrages réellement didactiques, C. Ehrhardt nous les fait voir de près en étudiant la collection mathématique dirigée par Émile Borel au tournant des XIXe et XXe siècles.
- 62 Pour un exemple, voir les Mémoires de l’abbé Baston, publiés par Julien Loth et Charles Verger, Pa (...)
- 63 Par exemple à l’École polytechnique : B. Belhoste, La formation d’une technocratie…, op. cit., p. (...)
49Mais le lien entre cours magistral et cours publié a également été contesté de longue date. Le débat sur les mérites comparés de la parole magistrale et du cours imprimé a commencé dès l’Ancien Régime62 et s’est poursuivi au siècle suivant63. Pourquoi, en effet, obliger les étudiants à copier laborieusement et souvent de manière fautive des propos qu’ils peuvent trouver précis et exacts dans un texte imprimé ? Mais, d’un autre côté, la lecture d’un livre suffit-elle sans la parole du professeur qui explique, nuance, approfondit ? Et les examens ne risquent-ils pas de devenir de purs et simples exercices de récitation du manuel ne permettant de juger que la mémoire des candidats ? Certains problèmes de l’éducation, on le voit, sont de longue durée. La question a pris de nos jours une acuité nouvelle avec l’apparition de nouveaux moyens d’accéder aux connaissances, de plus en plus nombreux et efficaces : l’exposé magistral des savoirs est-il toujours utile ?
50À côté des manuels, qui accompagnent la parole professorale mais ne s’y substituent pas, d’autres outils d’enseignement se sont fait une place dans les salles de cours. C’est dans les sciences expérimentales que s’est d’abord fait sentir le besoin de tels outils, non seulement parce que les démonstrations devaient illustrer le cours (les appareils scientifiques utilisés pour ces démonstrations ne constituent pas un matériel strictement pédagogique puisque ce sont les mêmes que ceux des savants), mais aussi parce que ces sciences élaboraient un langage spécifique. L’article de C. Lehman offre une reproduction du tableau des affinités chimiques qui fut affiché dans les salles de cours dès le XVIIIe siècle. L’enseignement des mathématiques nécessitait l’usage d’un tableau : M. Le Cœur nous rapporte la description par Stendhal de celui de l’école centrale de Grenoble. S. Tomic décrit les modèles atomiques apparus à la fin du XIXe siècle et pose la question du « retard » avec lequel se sont imposés les travaux pratiques de chimie (mais on pourrait la poser de la même façon pour la physique), les étudiants devant pendant la majeure partie du XIXe siècle se borner à regarder les expériences présentées en cours sans pouvoir les refaire, sauf s’ils avaient les moyens de s’offrir des manipulations privées. Une partie de la réponse tient, bien sûr, au coût que représentait (et que représente toujours) l’équipement de laboratoires d’enseignement. Mais elle ne suffit pas. Comme le montre S. Tomic, elle réside aussi dans la finalité de l’enseignement : c’est à partir du moment où celui-ci ne vise plus seulement à donner une culture scientifique (d’aucuns diraient « un vernis »), mais à former des acteurs pour l’industrie que s’impose la nécessité d’avoir un lieu où les étudiants puissent mettre la main à la pâte.
4 – Le cours et la ville
- 64 Cf. Christian Jacob (dir.), Lieux de savoir, Paris, A. Michel, t. I : Espaces et communautés, 2007
51Peut-être sera-t-on surpris de voir ce cadre intervenir dans un type de recherche que la tradition de l’histoire de l’enseignement a jusqu’ici renfermé à l’intérieur des institutions éducatives. L’intérêt de l’historiographie actuelle pour la localisation des savoirs64 peut cependant s’appliquer avec profit, semble-t-il, au cours magistral comme à d’autres aspects de l’éducation.
52Observons, pour commencer, que le cours magistral est nécessairement urbain. Le campus à l’américaine peut être excentré (grâce au rôle que joue l’automobile dans l’American way of life), il n’est pas en rase campagne. Qu’il s’agisse d’un cours donné dans une institution enseignante, publique ou privée, ou d’un cours ouvert par un particulier, la ville lui est nécessaire pour lui assurer un minimum d’auditeurs en rassemblant une population suffisamment importante et en offrant à celle-ci des moyens de logement et de subsistance, sans parler des distractions et de la sociabilité. Et plus large est le choix de cours offert par la ville en question, plus elle a de chances d’attirer de nombreux étudiants, en raison non seulement de l’abondance de l’offre et de l’émulation qu’elle suscite, mais aussi de sa variété, qui permet les circulations et les échanges.
- 65 Michel Serres, « Paris 1800 », in Michel Serres (dir.), Éléments d’histoire des sciences, Paris, B (...)
53À cet égard, certaines villes sont plus avantagées que d’autres. Dans le prestige du foyer scientifique exceptionnel qu’a été Paris au tournant des XVIIIe et XIXe siècles65, les cours offerts dans les grandes institutions d’enseignement telles que le Collège de France ont joué leur rôle, attirant de nombreux étudiants étrangers. Réciproquement, ce sont le nombre et la variété des enseignements, la diversité des commerces, le nombre et l’ingéniosité des fabricants d’instruments, et aussi la densité des relations sociales, qui ont alors favorisé l’élaboration et la transmission de savoirs nouveaux. Le cours magistral n’est pas seulement le lieu où des étudiants viennent écouter la parole professorale, c’est aussi le pôle autour duquel peuvent s’organiser toutes sortes de rencontres et d’échanges, dont certains ont le savoir pour objet. Encore faut-il que l’environnement social et architectural du cours s’y prête.
54Enfin, le rôle de la ville ne tient pas seulement à l’intensité des relations qu’elle permet mais aussi à son insertion dans un cadre géographique plus ou moins vaste. L’ambition actuelle de constituer des « pôles d’excellence » témoigne de l’importance désormais accordée au rayonnement des institutions de savoir, y compris au dehors des territoires nationaux. Pour n’avoir pas été aussi clairement mis en avant jusqu’ici, ce facteur n’en a pas moins toujours eu son importance, comme on le voit quand C. Ehrhardt étudie le réseau international de mathématiciens mobilisé par Émile Borel pour collaborer à sa collection de manuels.
*
55Bien qu’étudiés séparément ici pour la clarté de l’exposé, ces divers aspects agissent évidemment ensemble, dessinant à chaque époque un cadre différent pour les cours qui y prennent place. La plus ou moins grande liberté de parole des professeurs, les contraintes horaires et programmatiques qui leur sont imposées, les traditions disciplinaires dont dépend leur légitimité, les bâtiments dans lesquels ils officient, les moyens matériels plus ou moins sophistiqués mis à leur disposition, l’environnement architectural, culturel, social au sein duquel ils se meuvent, jouent chacun leur rôle pour favoriser, selon les cas, la routine ou l’innovation.
Notes
1 Annie Bruter (dir.), Le cours magistral XVe-XXe siècles 1. Publics et savoirs, n° spécial 120 de Histoire de l’éducation, octobre-décembre 2008.
2 Annie Bruter, « Le cours magistral comme objet d’histoire », ibid., p. 5-32, spécialement p. 9-14.
3 On traduit ici par « cadre » le terme anglais frame : Erving Goffman, « La conférence », Façons de parler, Paris, Éd. de Minuit, 1987 (1re éd. en anglais, 1981), p. 167-204.
4 « Le cours magistral comme objet d’histoire », art. cit., p. 31-32.
5 Il n’est que de rappeler, pour n’en donner qu’un exemple, la condamnation dont Aristote a été l’objet au XIIIe siècle avant de devenir par la suite l’auteur de référence de l’enseignement de la philosophie : voir, par exemple, Alain de Libéra, Penser au Moyen Âge, Paris, Éd. du Seuil, 1991.
6 « Que personne ne soit admis et logé dans les collèges qui n’embrasse la religion catholique et apostolique. Les externes doivent être avertis qu’ils ne doivent pas discuter de la religion nouvelle avec leurs condisciples ou qui que ce soit d’autre et qu’ils seront renvoyés s’ils le font » : « Statuts de l’Université de Paris », Recueil de lois et règlements concernant l’instruction publique depuis l’édit de Henri IV, en 1598 jusqu’à ce jour, Paris, Brunot-Labbé, t. I, 1814, Première section, p. 2.
7 Laurence W.B. Brockliss, French Higher Education in the Seventeenth and Eighteenth Centuries. A Cultural History, Oxford, Clarendon Press, 1987, p. 228-232.
8 Ibid., p. 234.
9 Ibid., p. 234-235.
10 Voir Francisque Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, Paris, C. Delagrave, 1868, chap. XXII.
11 « But what is most striking is how few professors, even those who were ardent supporters of Cartesian dualism, ever accepted Cartesian ontology completely. Rather, professors went out of their way to reconcile the Thomist and Cartesian viewpoints » : L. Brockliss, French Higher Education…, op. cit., p. 206.
12 Alain Firode, « Le cartésianisme dans le cours de philosophie au début du XVIIIe siècle », Le cours magistral I…, op. cit., p. 55-76.
13 En juin 1610, le Parlement et la faculté de théologie de Paris condamnèrent l’ouvrage du jésuite espagnol Mariana De rege et regis institutione Libri IIII (1599) qui discutait cette question et y répondait par l’affirmative.
14 L. Brockliss, French Higher Education…, op. cit., p. 296-297.
15 Ibid., p. 272.
16 Francisque Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, op. cit., p. 469.
17 French Higher Education…, op. cit., p. 274.
18 Loi du 12 juillet 1875 relative à la liberté de l’enseignement supérieur, 12 juillet 1875, Arthur Marais de Beauchamp, Recueil des lois et règlements sur l’enseignement supérieur, Paris, Delalain frères, 1880-1915, 7 vol. (désormais RLRES), t. III, p. 12. En ligne : http://mjp.univ-perp.fr/france/1875superieur.htm.
19 Loi relative à la liberté de l’enseignement supérieur, 18 mars 1880. En ligne : http://mjp.univ-perp.fr/france/1880superieur.htm.
20 Voir la base de données « Les autorisations de cours publics dans les départements français (1808-1875) »
En ligne : http://www.inrp.fr/she/cours_magistral/table3/index.htm.
21 Rapport et décret sur le nouveau plan d’études pour les Lycées et les Facultés, 10 avril 1852, RLRES, t. II, p. 216.
22 Arrêté sur l’enseignement triennal des Facultés des lettres, 7 mars 1853, ibid., p. 270.
23 Cf. Paul Gerbod, La condition universitaire en France au XIXe siècle, Paris, université de Paris, faculté des lettres et sciences humaines, 1965.
24 Instruction sur les cours publics libres, 23 janvier 1865, RLRES, t. II, p. 678.
25 Voir la base de données « Les chaires des facultés de lettres et de sciences en France au XIXe siècle. Chronologie, distribution et liste des titulaires successifs (1808-1879) ».
En ligne : http://e-sapiens.fr/facultes/include/prof_facultes_1808_1880.htm.
26 Le cas de l’histoire a fait l’objet de diverses études, notamment celles de Gérard Noiriel, « Naissance du métier d’historien », Genèses, n° 1, septembre 1990, repris dans Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Belin, 1996, p. 211-237, et d’Olivier Dumoulin, Profession historien, 1919-1939, un métier en crise ?, thèse de 3e cycle, EHESS, 1983 ; voir aussi Alice Gérard, « L’enseignement supérieur de l’histoire en France de 1800 à 1914 », in Christian Amalvi (dir.), Les lieux de l’histoire, Paris, A. Colin, 2005, p. 242-302. Sur la littérature, on dispose désormais de la thèse de doctorat de Clémence Cardon-Quint, Lettres pures et lettres impures ? Les professeurs de français dans le tumulte des réformes. Histoire d’un corps illégitime (1946-1981) , Rennes 2, sous la direction de Gilbert Nicolas et Jean-Noël Luc, 2010, et du mémoire d’habilitation à diriger des recherches de Martine Jey, La fabrique scolaire de la littérature, Université Paris IV, 2010, 2 vol. Voir aussi Clémence Cardon-Quint, « Des lettres impures ? Les lettres modernes, de l’institution à la consécration (1946-début des années 1880) », Histoire de l’éducation, n° 129, janvier-mars 2011, p. 39-84.
27 Bruno Gollnisch, professeur de langue et civilisation japonaises à l’université Jean Moulin-Lyon 3 a été exclu pour cinq ans en 2006 par la section disciplinaire de son université et réintégré en septembre 2011, bien que les condamnations prononcées contre lui par les tribunaux d’instance aient été invalidées par la Cour de cassation. Il est à noter que les propos qui lui ont été reprochés n’ont pas été tenus dans le cadre d’un cours.
28 La plainte a été déposée par le Collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais en septembre 2005 contre des propos allant à l’encontre de la loi n° 2001-404 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité (propos eux aussi tenus en dehors d’un cours). Elle a été retirée en février 2006.
29 Ce sont : la loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite « loi Gayssot » ; la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 ; la loi n° 2001-404 du 21 mai 2001 citée dans la note précédente, dite « loi Taubira » ; la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.
Elles sont consultables sur le site : http://www.legifrance.gouv.fr.
30 Décision n° 2006-203 L du 31 janvier 2006, consultable sur le site : http://www.conseil-constitutionnel.fr.
31 François de Dainville cité par François Russo, « L’hydrographie en France aux XVIIe et XVIIIesiècles. Écoles et ouvrages d’enseignement », in René Taton (dir.), Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIIIe siècle, Paris, Hermann, 1986, p. 420.
32 L. Brockliss, French Higher Education…, op. cit., p. 277.
33 Pierre Huard, « L’enseignement médico-chirurgical », in R. Taton, Enseignement et diffusion des sciences…, op. cit., p. 174.
34 Sur la notion de « cours publics » sous l’Ancien Régime, voir Le cours magistral I…, op. cit., p. 17-18.
35 Voir à ce propos Boris Noguès, « Auditeurs ou élèves ? Le public des facultés de lettres et de sciences au XIXe siècle », Le cours magistral I…, op. cit., p. 77-97.
36 Arrêté portant suppression de plusieurs Facultés des sciences et des lettres, 31 octobre 1815, RLRES, t. I, p. 387 ; cet arrêté fut confirmé par une ordonnance du 18 janvier 1816, Recueil de lois et règlements concernant l’instruction publique…, op. cit., t. VI, p. 101.
37 Rapport et décret portant institution d’une chaire de physiologie générale à la Faculté des sciences de Paris, 17 mars 1854, RLRES, t. II, p. 313-314.
38 Rapport sur les améliorations à introduire dans l’enseignement des Facultés des sciences, 12 décembre 1837, ibid., p. 785.
39 Rapport et décret relatifs aux laboratoires d’enseignement et de recherches et à la création d’une École pratique des Hautes Études, 31 juillet 1868, ibid., p. 748.
40 Christian Hottin (dir.), Universités et grandes écoles à Paris. Les palais de la science, Paris, Délégation à l’action artistique de la Ville de Paris, 1999.
41 On dispose désormais d’une édition bilingue latin-français de la version définitive de ce texte, celle de 1599 : Ratio studiorum. Plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de Jésus, Paris, Belin, 1997.
42 Les textes relatifs à l’enseignement supérieur produits au XIXe siècle et au début du XXe ont été réunis dans RLRES, op. cit.
43 RLRES, t. I, p. 188.
44 L. Brockliss, French Higher Education…, op. cit.
45 Boris Noguès, « Auditeurs ou élèves ?…. », art. cit.
46 Voir la base de données en ligne « Les cours manuscrits conservés dans les bibliothèques publiques françaises et au Musée national de l’éducation » : http://www.inrp.fr/she/cours_magistral/table/search_form.html.
47 Et non de discipline comme secteur de la recherche. Cf. Jean Boutier, Jean-Claude Passeron, Jacques Revel (dir.), Enquête, n° 5 : Qu’est-ce qu’une discipline ?, 2006.
48 L’expression est reprise de Bernadette Bensaude-Vincent et Isabelle Stengers, qui l’ont utilisée à propos de la chimie dans Histoire de la chimie, Paris, La Découverte, 2001, p. 137.
49 Régine Boyer, Charles Coridian, « Transmission des savoirs disciplinaires dans l’enseignement universitaire », Société contemporaines, n° 48, La construction sociale des savoirs étudiants, 2002/4, p. 41-61.
50 Jean Torlais, « Le collège royal », in René Taton, Enseignement et diffusion des sciences…, op. cit. p. 284-285.
51 Ibid., p. 284.
52 Alice Gérard, « L’enseignement supérieur de l’histoire… », loc. cit., p. 273-274.
53 Rapport sur les améliorations…, loc. cit., p. 787.
54 Ibid.
55 Cf. Rafael Mandressi, Le regard de l’anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident, Paris, Éd. du Seuil, 2003.
56 Voir la critique de cet exercice dans Charles-Victor Langlois, Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, Paris, Kimé, 1992 (1re éd. 1898), p. 262-263.
57 Il y a de nombreux exemples de cours publiés par les étudiants dans les disciplines littéraires. Dans les disciplines scientifiques, la rédaction du cours par les élèves avait dans certains cas un caractère quasi officiel, par exemple à l’École polytechnique à une certaine époque : Bruno Belhoste, La formation d’une technocratie. L’École polytechnique et ses élèves de la Révolution au Second Empire, Paris, Belin, 2003, p. 185-187.
58 Claire Angotti, « Les débuts du Livre des Sentences comme manuel de théologie à l’Université de Paris », in Université, Église, Culture. L’Université catholique au Moyen Âge. Actes du 4e symposium, Katholieke Universiteit Leuven, p. 59-126.
En ligne :http://www.fiuc.org/cms/LIVREALL/hurtubise%204bis.pdf.
59 « Et quoniam linguarum cognitio a bonis et priscis auctoribus petenda est, […] lectores […] libros obsoletos, neotericos qui nuper in gymnasia inventi sunt rejiciant et ad puriores fontes revocent » : « Statuts de l’Université de Paris », loc. cit., p. 5-6.
60 Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle (1598-1701), Genève, Droz, 1999, 2 vol.
61 Stéphane Van Damme, Paris, capitale philosophique. De la Fronde à la Révolution, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 110.
62 Pour un exemple, voir les Mémoires de l’abbé Baston, publiés par Julien Loth et Charles Verger, Paris, 1897, t. I.
63 Par exemple à l’École polytechnique : B. Belhoste, La formation d’une technocratie…, op. cit., p. 186.
64 Cf. Christian Jacob (dir.), Lieux de savoir, Paris, A. Michel, t. I : Espaces et communautés, 2007.
65 Michel Serres, « Paris 1800 », in Michel Serres (dir.), Éléments d’histoire des sciences, Paris, Bordas, 1989, p. 337-361 ; S. Van Damme, Paris, capitale philosophique…, op. cit. ; Bruno Belhoste, Paris savant. Parcours et rencontres au temps des Lumières, Paris, A. Colin, 2011.
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References
Bibliographical reference
Annie Bruter, “Les cadres de la parole enseignante”, Histoire de l’éducation, 130 | 2011, 5-29.
Electronic reference
Annie Bruter, “Les cadres de la parole enseignante”, Histoire de l’éducation [Online], 130 | 2011, Online since 01 April 2013, connection on 09 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/2325; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.2325
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