CARAMALHO DOMINGUES (João), Lacroix and the Calculus
CARAMALHO DOMINGUES (João), Lacroix and the Calculus, Bâle : Birkhäuser, 2008, coll. Science Networks. Historical Studies
Full text
1Dans le monde des mathématiques parisiennes du début du XIXe siècle, Sylvestre François Lacroix (1765-1843) est un personnage à part. Á l’heure où ses contemporains s’illustrent par les grands traités qui posent les bases de l’analyse et de la physique mathématique moderne – qu’on songe au Système du Monde de Laplace, ou à la Théorie de la chaleur de Fourier –, l’histoire des sciences n’a pas reconnu dans l’œuvre de Lacroix une production mathématique majeure. De fait, c’est essentiellement son travail pédagogique qui a attiré l’attention. Les manuels qu’il a écrits entre 1798 et 1802, issus de son expérience d’enseignant à l’école centrale des Quatre-Nations et à l’École polytechnique, forment un cours complet de mathématiques qui a connu un succès considérable. Réédité de nombreuses fois tout au long du XIXe siècle, traduit dans plusieurs langues (anglais, allemand, mais aussi portugais, polonais, italien…), ce cours a durablement forgé l’image de Lacroix comme professeur, et ce d’autant plus qu’il ne s’accompagne que d’une production scientifique quantitativement modeste.
2Par son objet, l’ouvrage de João Caramalho Domingues s’avère doublement neuf. En effet, en s’intéressant à l’aspect savant de l’œuvre du mathématicien, et plus spécifiquement au Traité de Calcul différentiel et intégral publié entre 1797 et 1800, l’auteur prend le contre-pied de cette tendance historiographique. Plus encore, son ouvrage constitue l’étude détaillée d’un type de livre traditionnellement négligé par l’histoire des sciences. De fait, le projet du Traité de Lacroix n’est ni de fonder une nouvelle science analytique, ni d’innover. Bien plus modestement, son auteur s’applique à récapituler, sous une forme homogène et commode, la masse des connaissances que le XVIIIe siècle avait accumulée en matière de calcul différentiel et intégral. Il s’agit donc essentiellement d’un outil de travail que Lacroix souhaite mettre à la disposition du lectorat mathématicien, et non d’un traité de recherche.
3L’analyse du Traité de Calcul différentiel et intégral que propose Caramalho Domingues est divisée en dix chapitres. Après une brève biographie de Lacroix, qui retrace les grandes étapes de la vie du mathématicien en s’appuyant essentiellement sur des sources secondaires, Caramelho Domingues consacre un chapitre à la présentation générale de l’ouvrage ; il insiste sur la visée encyclopédique du projet de Lacroix et sur la tradition mathématique à laquelle l’imposante bibliographie du Traité le rattache, avant de décrire sommairement les contenus de chacun des trois volumes.
4Le cœur de l’ouvrage est ensuite formé de cinq chapitres consacrés à des thèmes mathématiques : les fondements du calcul différentiel, la géométrie analytique, l’intégration, la résolution des équations différentielles, les séries. Ces chapitres suivent tous le même modèle. Caramelho Domingues commence par une description très érudite et documentée de l’état des savoirs au XVIIe et au XVIIIe siècle, dans laquelle il prend soin de revenir systématiquement aux sources mêmes. De nombreux développements sont ainsi consacrés aux grands livres fondateurs que sont les traités d’Euler et de Lagrange, aux publications « concurrentes » de celles de Lacroix rédigées par Cousin et Bossut (respectivement en 1796 et 1798) et, plus généralement, aux différents ouvrages que signale Lacroix dans sa bibliographie. L’auteur aborde ensuite le Traité de Lacroix proprement dit, dans une perspective comparatiste. L’étude du détail des contenus lui permet alors de mettre au jour le jeu des influences croisées, mais aussi les originalités du travail de Lacroix. Il ressort de cette lecture une description approfondie de la généalogie du Traité, mais aussi du nouvel état des savoirs que Lacroix met à la disposition des mathématiciens du XIXe siècle.
5Le chapitre 8 est sans conteste celui qui intéressera le plus les historiens de l’éducation. En effet, l’auteur se propose ici d’étudier comment Lacroix a résumé et adapté son grand Traité pour s’en servir dans son enseignement à l’École polytechnique, ce qui a finalement donné lieu à la publication du Traité élémentaire du calcul différentiel et intégral en 1802. Dans un premier temps, Caramelho Domingues revient sur la mise en place du cours d’analyse lors des premières années de l’École, s’appuyant pour cela sur les travaux de Bruno Belhoste et de Janis Langins. Dans un second temps, il utilise un sommaire du cours de 1799-1800, qui témoigne de l’usage pédagogique qu’a fait Lacroix de son grand traité, pour décrire les changements induits par cette utilisation : non seulement ce dernier a, bien entendu, été raccourci, mais l’ordre des chapitres a été modifié, de même que le fondement conceptuel, transformations que l’on retrouve dans la table des matières du Traité élémentaire. Le rapport du Traité au Traité élémentaire n’est donc pas simplement celui d’un texte à son résumé : il apparaît véritablement comme le résultat d’un travail pédagogique. Si la question des relations entre savoirs savants et savoirs enseignés est seulement effleurée ici, les pistes ouvertes ici par Caramelho Domingues constituent l’un des intérêts majeurs de l’ouvrage. Un autre intérêt réside dans l’édition, en annexe, de manuscrits peu connus : le sommaire du cours de 1799-1800 (conservé au Wellcome Institute à Londres), mais aussi la proposition de programme de cours d’analyse rédigée par Lacroix en 1800 (conservée à l’École polytechnique) et le résumé des leçons faites par Lacroix en 1805-1806 (conservé aux archives de l’Académie des sciences).
6On ne peut, du coup, que regretter que l’auteur ne cherche pas à prolonger ses premières conclusions : lorsqu’il étudie le Traité élémentaire, il se borne à comparer les contenus mathématiques de cet ouvrage avec ceux du grand Traité. On aurait aimé qu’il s’interroge sur la contrainte que constitue le nouveau lectorat auquel il s’adresse, celui des étudiants, ou sur l’autonomie que le statut d’objet pédagogique est susceptible de donner au Traité élémentaire. En un mot, son objet, par la double identité, savante et scolaire, de l’œuvre de Lacroix et par les sources inédites mises au jour, aurait constitué une excellente occasion de prendre à bras-le-corps la question de la transmission effective des savoirs scientifiques à travers l’enseignement : elle n’a pas été saisie.
7Cette cécité apparaît moins comme un désintérêt pour les questions d’histoire de l’enseignement que comme une conséquence des choix méthodologiques de l’auteur. Si l’objet étudié par Caramelho Domingues est neuf, le cadre analytique que celui-ci met en place pour l’étudier demeure traditionnel : il consiste en une lecture comparative interne des textes, qui privilégie l’étude des concepts mathématiques. Ce cadre lui permet, nous l’avons vu, de donner une description très riche de la généalogie du livre de Lacroix et des points sur lesquels ce dernier innove, mais il ne le pousse pas à chercher les raisons des arbitrages qu’effectue Lacroix ; en particulier, la question des fondements du calcul analytique, qui fait pourtant l’objet du chapitre 3, n’est mise en relation ni avec la réflexion épistémologique de Lacroix, ni avec sa pratique pédagogique.
8En outre, l’organisation générale de l’ouvrage est commandée par le choix des cinq thèmes mathématiques que Caramalho Domingues a choisi d’étudier en détail. De ce fait, certains des chapitres du Traité, comme celui sur les équations algébriques ou celui sur la rectification des courbes, se trouvent ignorés parce qu’ils ne correspondent pas aux concepts mathématiques abordés. Il aurait mieux valu, peut-être, se demander pourquoi des notions que l’on considère aujourd’hui comme étrangères au calcul analytique, ou du moins peu intéressantes, se trouvaient incorporées dans un ouvrage présenté comme une véritable encyclopédie en la matière au XIXe siècle et poser ainsi la question de l’historicité des découpages disciplinaires. De même, Caramalho Domingues précise dans l’introduction qu’il a choisi de privilégier l’étude des concepts développés dans le traité de Lacroix au détriment de celle des méthodes. Cette préférence fait sans doute écho aux valeurs et aux représentations mathématiques du XXIe siècle, mais ne correspond pas au point de vue des acteurs du XIXe, qui accordaient une grande importance à la question des méthodes et aux problèmes de calcul. En « faisant comme si » le travail de Lacroix n’était qu’une affaire de concepts, Caramalho Domingues passe certainement à côté d’un aspect important, souligné par Lacroix lui-même dans la préface du traité : son objectif était de mettre en place des « méthodes générales » ; de « concept », en revanche, il n’est jamais question sous la plume de Lacroix. Quelle que soit la visée théorique ou la généralité des « méthodes » présentées par Lacroix, celles-ci demeurent irréductibles à ce que l’on appelle aujourd’hui des « concepts », parce que les uns et les autres ne font appel ni aux mêmes schémas de pensée, ni aux mêmes systèmes de représentations des mathématiques.
9Ainsi, l’approche conceptuelle suivie par l’auteur, si elle permet de se faire une très bonne idée de la « valeur » mathématique du Traité de Lacroix, échoue à prendre en compte la valeur historique de l’objet. C’est que, du livre comme objet matériel, il n’est pas question ici : une fois encore, ce sont les contenus de l’ouvrage exclusivement qui sont analysés, et en aucun cas son mode de publication, son lectorat ou ses usages. La seconde édition du livre de Lacroix et ses différentes traductions n’occupent, par exemple, qu’une place très marginale dans l’ouvrage de Caramalho Domingues. Force est donc de constater que, pour une enquête historique qui se définit comme l’étude d’un Traité, le peu d’attention aux questions posées par l’histoire du livre et de la lecture constitue un point aveugle considérable.
10En un mot, Lacroix and the Calculus a le mérite d’attirer l’attention sur un objet livresque méconnu et d’en défricher les contenus mathématiques de manière fort érudite. Cette approche, sans aucun doute, en rendra la lecture très enrichissante pour les mathématiciens, et très instructive pour les historiens qui auraient besoin d’utiliser ce Traité sans nécessairement vouloir se plonger dans les mathématiques du XIXe siècle. L’ouvrage de Caramalho Domingues, néanmoins, est bien loin d’épuiser toutes les questions que l’on peut avoir envie de poser à un objet historique aussi riche que le Traité de calcul différentiel et de calcul intégral de S.-F. Lacroix.
References
Bibliographical reference
Caroline Ehrhardt, “CARAMALHO DOMINGUES (João), Lacroix and the Calculus”, Histoire de l’éducation, 123 | 2009, 127-131.
Electronic reference
Caroline Ehrhardt, “CARAMALHO DOMINGUES (João), Lacroix and the Calculus”, Histoire de l’éducation [Online], 123 | 2009, Online since 15 January 2010, connection on 04 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/2039; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.2039
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