Inférieur ou novateur ? L’enseignement secondaire des jeunes filles (1880-1887)
Résumés
L’enseignement secondaire féminin est une construction pragmatique. Quelques années après sa création, en 1887, un premier bilan met en évidence son adaptation aux réalités sociales et sa dépendance des contextes locaux. L’analyse de ses contenus et de son organisation pédagogique, dans un cadre que la loi a voulu inférieur à celui des garçons, manifeste la volonté d’inventer un enseignement court de culture générale. Ce projet comportait de nombreuses innovations que la conquête d’une parité avec l’enseignement secondaire des garçons a progressivement fait disparaître, mais qui n’en méritent pas moins d’être rappelées.
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Mots-clés :
didactique et technique éducative, éducation des filles, enseignement secondaire, histoire du genreGéographie :
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- 1 Françoise Mayeur, L’enseignement secondaire des jeunes filles sous la Troisième République, Paris, (...)
1Comparer l’enseignement secondaire des jeunes filles à celui des garçons est une problématique aussi évidente que légitime, qui conduit à des conclusions connues. Créé plus tard, moins long, amputé du latin et de la philosophie, privé de baccalauréat, l’enseignement des jeunes filles traduit bien l’inégalité des deux sexes et l’infériorité dans laquelle l’élite administrative et politique, masculine, voulait tenir les femmes. Cette analyse a été faite depuis longtemps, et bien faite, à commencer par Françoise Mayeur, qui fut la première à ouvrir le dossier… et les cartons d’archives qui s’y rapportent1. Mais Françoise Mayeur évitait tout schématisme, trop avertie des débats plus généraux sur la réforme des lycées et collèges de garçons pour faire de leur enseignement un idéal incontesté et leur accorder une supériorité sans partage. On s’efforcera ici de suivre quelques-unes des pistes qu’elle a suggérées pour mettre en évidence les aspects profondément novateurs de la création républicaine de 1880.
- 2 Statistique de l’enseignement secondaire en 1887. Deuxième partie : Enseignement secondaire des je (...)
2L’administration nous a facilité la tâche en publiant pour la première fois, en 1887, un second volume de la Statistique de l’enseignement secondaire consacré exclusivement aux établissements de jeunes filles2. Dans ce gros volume in quarto, le ministère dresse un état des lieux détaillé de l’ensemble de ces établissements, ainsi qu’il a l’habitude de le faire tous les onze ans depuis 1842 pour ceux de garçons ; mais comme il s’agit d’une institution nouvelle, il reproduit également en annexe l’ensemble des textes fondateurs, de la loi Camille Sée du 21 décembre 1880 aux circulaires organisant les concours de recrutement des dames-professeurs. Il permet donc une analyse très fine de cet enseignement, sept ans après sa création officielle, en même temps qu’une confrontation avec les intentions de ses promoteurs.
I. Un réseau hiérarchisé
- 3 Décret du 31 mai 1902. Sur cette réforme, Philippe Savoie, « Autonomie et personnalité des lycées. (...)
3Françoise Mayeur a bien souligné, dans son analyse des débats parlementaires de 1880, comment la prudence l’avait emporté. Face à Camille Sée, qui souhaitait la création d’internats en petit nombre, et à Paul Bert, qui voulait au contraire un externat dans chaque département, Jules Ferry fit prévaloir un projet moins ambitieux, mais plus réaliste. La loi se contente de dire dans son article premier qu’il « sera fondé par l’État, avec le concours des départements et des communes, des établissements destinés à l’enseignement secondaire des jeunes filles », et précise, dans son article 2 : « Ces établissements seront des externats. Des internats pourront y être annexés sur la demande des conseils municipaux et après entente entre eux et l’État. Ils seront soumis au même régime que les collèges communaux ». Deux choix sont ainsi arrêtés. Le premier est négatif: aucun objectif chiffré n’est fixé ; le gouvernement ne s’est pas lié les mains et il subordonne son propre engagement à celui des municipalités. Le second, positif, distingue les responsabilités et décide d’un mode de gestion. Les externats relèvent de l’État : c’est eux dont la création est décidée. Les internats, qui « peuvent » leur être annexés, relèvent des municipalités. En conséquence, le budget de l’externat et celui de l’internat sont clairement séparés, alors qu’ils sont confondus dans les lycées de garçons : le ministère ne les fera bénéficier de cette organisation, plus logique, qu’avec la réforme de 19023. Création nouvelle, les lycées de jeunes filles ont sur ce point vingt ans d’avance.
- 4 Voir sur ce point F. Mayeur, op. cit., pp. 144-161.
4La mise en place du nouvel enseignement se fait donc de façon très progressive et hiérarchise plusieurs catégories d’établissements. Au sommet, les lycées, établissements de l’État, mais installés dans des bâtiments acquis ou loués par les villes : seuls les deux lycées parisiens, Fénelon et Racine, sont propriété de l’État. Les collèges communaux, contrôlés par le ministère qui nomme le personnel, dépendent financièrement des municipalités, mais ils sont assurés d’une certaine stabilité et peuvent être transformés en lycées. Enfin, à la base du système, les cours secondaires, dont l’existence même dépend de financements municipaux annuels et qui empruntent leurs professeurs à d’autres établissements. Ces « établissements de fortune » (F. Mayeur) n’assurent en général qu’une scolarité incomplète. Au départ, beaucoup étaient gratuits, si bien que l’administration contestait qu’ils fussent secondaires : à l’époque le secondaire est nécessairement payant, c’est ce qui le distingue et le classe socialement. Une circulaire de 1881 impose en principe à ces cours de renoncer à la gratuité. Mais ils n’en furent pas pour autant transformés en collèges ou en lycées, car la charge d’un établissement permanent doté d’un personnel propre était beaucoup plus lourde malgré la rétribution payée par les familles des élèves, et les villes pouvaient hésiter à contracter de tels engagements financiers4.
- 5 Statistique… op. cit., p.LI.
5La hiérarchie des établissements se lit clairement sur trois axes. Le premier est celui de l’enseignement. Les vingt lycées dispensent un enseignement secondaire complet et ils se sont dotés de classes primaires et enfantines pour assurer leur recrutement et leur équilibre financier. Les collèges ont également des classes primaires et enfantines, mais ils sont souvent amputés de la dernière classe secondaire – c’est le cas de neuf d’entre eux sur vingt-trois en 1887 –, à moins qu’ils ne regroupent les deux dernières classes en raison d’un effectif trop faible. Un tiers des soixante-neuf cours secondaires n’a pas de classes primaires et seuls dix-sept d’entre eux parviennent à assurer la totalité de l’enseignement secondaire5.
- 6 Initialement dénommée École normale secondaire de jeunes filles.
- 7 André Chervel, Histoire de l’agrégation, Paris, Kimé, 1992.
6Le second facteur de hiérarchisation est la qualification du personnel. Pour recruter et former un personnel qualifié, les républicains ont créé l’École normale supérieure (ENS) de Sèvres6, qui prépare en trois ans ses élèves au certificat d’aptitude à l’enseignement secondaire des jeunes filles et aux agrégations de cet enseignement. Bien qu’ils ne soient pas ouverts aux seules sévriennes, ces concours créés respectivement en 1882 et 1883 sont trop récents en 1887 pour avoir pu fournir aux lycées et collèges de jeunes filles la totalité de leurs enseignantes7. Ils fixent cependant une hiérarchie des qualifications. Comme on pouvait s’y attendre, les lycées monopolisent les agrégées, à de rares exceptions près, et ils emploient aussi beaucoup de certifiées; presque toutes leurs dames-professeurs disposent de l’une de ces deux qualifications. Les collèges s’estiment déjà bien dotés quand ils bénéficient de certifiées ; la moitié de leurs professeurs de lettres sont titulaires seulement du brevet supérieur, le diplôme primaire auquel préparaient en général les institutions privées de jeunes filles. Quant aux cours secondaires, la question ne se pose pas, puisqu’ils n’ont pratiquement pas de personnel propre. Mais c’est là seulement un cas extrême : nulle part le personnel enseignant féminin n’est assez étoffé pour faire face à tous les besoins, et tous les établissements ont recours à des professeurs masculins venus du lycée ou du collège voisin, parfois de la faculté, exceptionnellement d’institutions privées. Or, l’appel aux professeurs extérieurs est plus fréquent dans les collèges que dans les lycées, et il est au principe même des cours secondaires.
7Le troisième facteur est financier : ce sont les sommes allouées par l’État au fonctionnement des divers établissements. Le tableau ci-après résume ces données. À lire ces chiffres, on mesure mieux la prudence du ministère. Paradoxalement, la politique scolaire des républicains est une grande politique menée avec de petits moyens. Ferry, comme ses successeurs, ne disposait pas d’un gros budget et la Chambre veillait à limiter les dépenses de l’État. Les républicains ont réussi à construire un enseignement secondaire féminin en dépensant moins d’un million pour son fonctionnement. Ils ont mis largement à contribution les villes et surtout les familles: la rétribution acquittée par les élèves représente, avec les bourses, la moitié environ des recettes des lycées et le tiers de celles des collèges. La subvention de l’État ne couvre même pas les salaires des professeurs. Le système n’est pas autofinancé, mais il ne fonctionnerait pas s’il était gratuit.
- 8 Établie à partir du tableau des pages LVI-LVII de la Statistique.
- 9 Hautes-Alpes, Aude, Cantal, Charente-Inférieure, Cher, Côte-d’Or, Côtes-du-Nord, Gers, Haute-Loire (...)
- 10 F. Mayeur, op. cit., p. 160.
- 11 Rebecca Rogers, Les bourgeoises au pensionnat. L’éducation féminine au XIXe siècle, Rennes, Presse (...)
8La contrepartie de cette démarche pragmatique est une étroite dépendance des contextes locaux. Le développement de l’enseignement secondaire féminin est très inégal ; comme le montre la carte ci-dessous8, son réseau est loin de couvrir l’ensemble du territoire. De grandes villes, parfois sièges de facultés et chefs-lieux académiques, comme Nancy, Dijon, Poitiers, Angers, Orléans, Bourges, Nevers, Narbonne, Perpignan, ne disposent même pas d’un cours secondaire, alors que de petites comme Guéret, Tournon, Roanne ou Montauban ont un lycée. Au total, dix-sept départements ne disposent d’aucune structure d’enseignement secondaire pour les jeunes filles9. Le ministère a créé des lycées de jeunes filles là où il l’a pu. Et il continue. La carte publiée par Françoise Mayeur pour 1896 montre que les lacunes constatées en 1887 traduisent, plus que d’inévitables difficultés de mise en route, des résistances politiques locales10. Il n’y a toujours ni collège ni lycée de jeunes filles à Nancy, Rennes, Poitiers, Clermont-Ferrand, Angers, Le Mans, Orléans, Bourges, Nevers, Caen, Perpignan, Narbonne ou Bayonne. Sans doute la concurrence d’institutions privées religieuses ou laïques était-elle forte, mais la politique du gouvernement visait précisément à la relever11. Or cette carte ne concorde ni avec l’organisation administrative ou académique, ni avec la démographie urbaine. Pas davantage elle ne répond à la démographie scolaire. On crée en 1888 un lycée à Bourg, où le cours secondaire comptait 78 élèves, mais Montbéliard, qui en accueillait alors 230, n’a toujours neuf ans plus tard ni lycée ni collège. Nous ne sommes pas du tout en présence d’un maillage systématique et cohérent, imposé par un ministère jacobin en fonction de critères démographiques, académiques ou administratifs, mais du résultat d’histoires locales où l’administration a dû composer chaque fois avec les municipalités.
9Par rapport à l’enseignement secondaire masculin, dont les racines remontent, par delà le Premier Empire, à l’Ancien Régime, le réseau féminin est évidemment beaucoup plus réduit : en 1887, face aux 43 collèges et lycées de jeunes filles, on compte en effet 346 établissements masculins. Mais le réseau masculin n’est guère plus rationnel. Si toutes les villes sièges d’une faculté disposent d’un lycée de garçons depuis le début du siècle – il faut des jurys de baccalauréat –, les créations des autres lycées et collèges ont également dépendu des contextes locaux. Aucun des deux réseaux n’obéit à un plan systématique, à une logique administrative ou démographique ; ils sont l’héritage d’une histoire dont seule la durée diffère.
Une structure adaptée aux besoins
10Si l’on s’interroge maintenant sur l’enseignement que dispensent ces divers établissements, on est tout naturellement amené à le juger à l’aune de son grand frère. Le résultat de la comparaison est alors évident et il illustre l’infériorité dans laquelle les législateurs, républicains mais masculins, ont entendu maintenir les femmes. L’argument a été maintes fois exprimé et la conclusion semble acquise: plus court, excluant les humanités, ne conduisant pas au baccalauréat, le nouvel enseignement est un enseignement au rabais.
11Que les préjugés de l’époque aient dicté la pédagogie féminine, le contraire eût été surprenant. En revanche, ce raisonnement en termes de plus et de moins tend à ériger de façon un peu rapide l’enseignement masculin en modèle vers lequel aurait dû tendre l’enseignement féminin. Or ce préalable, même s’il est confirmé par l’évolution ultérieure et la fusion des deux enseignements, mérite discussion. Les réformateurs de 1880 ne constituent pas un bloc homogène. Assurément, le stéréotype opposant la rationalité masculine à la sensibilité « naturelle » des femmes parcourt le débat parlementaire et il inspire notamment le refus d’enseigner le latin aux filles, inscrit dans la loi. Mais le Conseil supérieur de l’Instruction publique (CSIP), qui définit concrètement le nouvel enseignement, est animé par des préoccupations plus complexes. À ses yeux, l’enseignement secondaire masculin présente de graves défauts, dont il veut préserver l’enseignement féminin. Il n’est donc pas parti de l’enseignement masculin pour en retrancher les éléments jugés inutiles ou inaccessibles aux femme s; il a cherché à construire un enseignement spécifique, avec la volonté qu’il soit à la fois formateur, novateur, cohérent, et adapté à la clientèle prévisible.
12Tout au long du XIXe siècle, le recrutement de l’enseignement secondaire a souffert d’une discordance entre les humanités qu’il proposait et les demandes d’une bonne partie de sa clientèle. Beaucoup de parents lui confiaient leurs garçons pour quelques années et les retiraient à la fin de la 4e ou de la 3e, comme cela se pratiquait déjà sous l’Ancien Régime ; de ce fait, les effectifs s’effondraient en cours de route, et les classes de fin de cursus étaient souvent réduites à quelques élèves, notamment dans les collèges communaux. L’enseignement secondaire n’était long que pour une partie des élèves : les abandons en cours de scolarité le transformaient de fait en enseignement court pour beaucoup. Comme cette situation menaçait leur équilibre financier, voire leur survie, les collèges et les plus petits lycées ont cherché à attirer des élèves en leur proposant un enseignement délibérément plus court, et mieux adapté à leurs besoins. C’est l’enseignement spécial, que Duruy a légitimé et structuré plus que créé en 1865. Cet enseignement qui va s’appeler « moderne » en 1891, ne durait en fait, à la fin du siècle, que quatre ou cinq ans. En 1898, dans ces sections, les collèges de garçons comptaient 3 377 élèves en cinquième, 2 142 en troisième, 1 651 en seconde et… 323 en première.
- 12 Le collège Sévigné est de création trop récente (novembre 1880) pour avoir pu servir de modèle.
13C’est cet enseignement spécial ou moderne, et non l’enseignement classique, qui constitue la référence implicite des créateurs de l’enseignement secondaire féminin12. En 1881-82, le CSIP examine d’ailleurs au cours des mêmes réunions la création de celui-ci et la réforme de celui-là, leurs programmes et leur organisation. L’enseignement spécial se voit alors doté d’une année préparatoire, dont sont dispensés les élèves de septième reçus à l’examen de fin d’année ; ses programmes concentriques sont remplacés par des programmes progressifs ; il est divisé en deux périodes, l’une de trois ans, sanctionnée par un certificat décerné au niveau départemental, l’autre de deux ans, sanctionnée au niveau académique par un baccalauréat.
- 13 La discussion, introduite par le ministre, a lieu le 22 juillet 1881: cf. AN F 17-12963.
14C’est très exactement la structure adoptée pour l’enseignement secondaire féminin. La loi ne lui avait assigné aucune durée. Le CSIP décide de l’organiser lui aussi sur cinq années, structurées en deux « périodes » – il emploie ce terme et non celui de cycles –, une première de trois ans (de 12 à 14 ans), sanctionnée par un certificat d’études qui n’était pas prévu par la loi, et une seconde de deux ans (de 15 à 16 ans), sanctionnée par le diplôme inscrit dans la loi13. L’idée d’intituler celui-ci « baccalauréat » comme son équivalent masculin n’est même pas discutée : alors que les deux enseignements sont tous deux « secondaires » et s’étendent tous deux sur cinq ans, cette différence atteste une incontestable infériorité. Mais le choix d’un enseignement court est simplement réaliste : compte tenu de ce qu’on constatait pour les garçons, prévoir pour les filles une scolarité de cinq années était raisonnable. D’autant qu’en fait, l’enseignement féminin comporte une sixième année, divisée en deux sections, littéraire et scientifique, et vouée à la préparation de l’ENS de Sèvres. De même, la création d’un certificat d’études au terme de la première période est-elle inspirée par le souci de décourager les abandons en début de scolarité. Voir dans ces mesures une volonté de limiter les ambitions féminines serait un contresens. Les réformateurs de 1880 ne sont pas confrontés à une demande massive d’enseignement secondaire pour les filles qu’ils auraient cherché à endiguer. Leur problème est exactement l’inverse : il est de susciter une demande encore timide en proposant une offre attractive et crédible, mais proprement secondaire.
15La preuve en est double. D’une part, ils évitent toute référence au brevet supérieur, qui constituait jusqu’alors le principal diplôme recherché par les jeunes filles dont les familles souhaitaient pousser la formation au-delà du primaire, mais c’était un diplôme primaire supérieur. D’autre part, ils créent dans les lycées et collèges de jeunes filles des classes élémentaires, et même enfantines. La loi était muette sur ce point. Le CSIP n’a pas hésité. Un enseignement de culture ne pouvait intéresser que la moyenne ou petite bourgeoisie ; or celle-ci était très sensible à la distinction sociale. Les républicains de 1880 ne se battent pas pour rendre l’enseignement secondaire féminin gratuit, mais au contraire, on l’a vu, pour que les cours secondaires deviennent payants, alors que les villes les avaient souvent créés gratuits. On est à l’opposé de la problématique actuelle de mixité sociale. Ouvrir des classes élémentaires payantes, qui donnent aux familles une garantie de distinction sociale dès le début de la scolarité, apparaît alors comme une nécessité pour élargir le recrutement du secondaire féminin.
- 14 Statistique… op. cit., pp. XXVI et XLIII.
16À l’heure de la parité, ces choix sont évidemment critiqués. Mais l’historien aurait la tâche trop facile si l’on attendait seulement de lui qu’il constate que les hommes des siècles passés ne voyaient pas les choses comme nous. La question pertinente est ici de savoir si les réformateurs de 1880 voyaient juste, ou s’ils se trompaient. Or les résultats semblent bien répondre à leurs pronostics (voir le tableau 2 ci-dessous). Les classes élémentaires et enfantines enregistrent un bilan très satisfaisant, puisque leurs effectifs, sur un cycle de trois ans, sont du même ordre de grandeur que ceux de la première période du secondaire féminin, elle aussi de trois ans, sauf dans les « cours » secondaires, qui ne peuvent rivaliser avec les écoles primaires publiques faute de personnel permanent. La différence d’effectif entre la première et la seconde période, même compte tenu de leur inégale durée, confirme la faiblesse de la demande sociale d’enseignement long. On peut même être plus précis, car la Statistique indique l’effectif de chaque classe. On constate une stabilité des effectifs, donc une fidélité maintenue des élèves, au cours des trois années de la première période dans les lycées et, dans les collèges, un très léger fléchissement14. La création du certificat d’études sanctionnant la fréquentation de ce cycle semble avoir atteint son but. En revanche, de la troisième à la quatrième année, les effectifs chutent de plus de 40 %, pour reculer encore d’un quart entre la quatrième et la cinquième année dans les lycées, et de près de 60 % dans les collèges. Sans doute cette érosion s’explique-t-elle en partie par le caractère récent de cet enseignement, mais on la constate également dans les établissements masculins. La faiblesse de la demande d’enseignement long pour les filles n’est pas une illusion dictée aux hommes du CSIP par leurs préjugés sexistes, mais une réalité sociale.
17C’est ce que confirme un examen des diplômes obtenus par les demoiselles. Fort logiquement, le certificat d’études (obtenu en fin de troisième année) est plus couru que le diplôme de fin d’études. En 1887, 403 candidates sont reçues au certificat, soit environ une élève des lycées et collèges sur deux. Au diplôme, on compte seulement 129 reçues pour 173 candidates. La disproportion entre les deux périodes se retrouve sans surprise dans les examens. Mais le fait peut-être le plus significatif est qu’un nombre non négligeable d’élèves tiennent à obtenir en outre – ou à défaut – des diplômes de l’enseignement primaire, brevet élémentaire (170 reçues) ou supérieur (73). Ce dernier, exigé des futures institutrices, est la sanction normale de l’enseignement primaire supérieur, et il a longtemps été recherché, faute d’alternative, par les pensionnaires des institutions privées concurrentes. On voit que, pour les filles comme pour les garçons, la différence entre l’enseignement primaire supérieur et l’enseignement secondaire moderne est ténue. La demande sociale à laquelle répondent tous ces enseignements courts n’est manifestement pas celle d’un enseignement long de culture désintéressée.
II. Une pédagogie novatrice
- 15 Jacqueline Gautherin, Une discipline pour la République. La science de l’éducation en France (1882 (...)
- 16 Je le cite d’après la Statistique qui le donne en annexe, pp. 114-120, mais il a été largement dif (...)
18La grande originalité des réformateurs de 1880 est précisément d’avoir cherché à concilier demande sociale et exigence éducative en imaginant un enseignement de culture qui soit court. Toutes les personnalités marquantes du mouvement pédagogique de l’époque sont impliquées dans la réflexion sur l’enseignement secondaire des jeunes filles. La toute récente Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire lui consacre un groupe de travail où figurent Bréal et Gréard, qu’on retrouve au CSIP, mais aussi Victor Duruy, Compayré ou Beaussire. Ses conclusions sont connues quand le CSIP entreprend l’examen des textes d’application de la loi. Son rapporteur n’est autre que Henri Marion. Ce professeur de philosophie à Henri IV, qui avait enseigné à l’ENS de Fontenay un cours de psychologie appliquée à l’éducation, était à l’époque une des figures de proue de la pédagogie15. Jules Ferry le chargera en décembre 1883 d’un cours complémentaire de science de l’éducation à la Sorbonne, transformé à son intention en chaire – la première – en 1887. Il aura pour successeurs Buisson puis Durkheim. Son rapport n’est pratiquement pas discuté par le CSIP. C’est dire qu’il fait autorité16.
19Première originalité : pour concevoir le nouvel enseignement, Marion ne part pas de ce qu’il faut enseigner, mais du temps disponible. C’est sur ce point que le programme adopté par le CSIP diffère de celui qu’avaient élaboré les bureaux du ministère. « Résolus à subordonner les matières de l’enseignement au temps disponible, et à ne plus subir à aucun prix la nécessité inverse de trouver du temps bon gré mal gré pour tous les enseignements dignes d’intérêt, nous devions évidemment commencer par nous faire une idée précise de l’emploi du temps de la journée ». Celui-ci est donc fixé avec précision : de 8 heures à 10 heures 30, deux heures de classe séparées par une récréation, puis une heure et demie d’étude ou d’exercices de 10 heures 30 à midi, trois jours seulement par semaine pour les externes « libres » ; une demi-heure d’étude de 1 heure 30 à 2 heures, puis deux heures de classe séparées par une récréation, jusqu’à 4 heures 30, et, de 5 heures à 6 ou 7 suivant les lieux, étude pour les externes surveillées. Le dimanche et le jeudi étant libres, cela donne vingt heures de classe par semaine, et quatre heures et demie d’études ou d’exercices pour les externes libres : en tout, vingt-quatre heures et demie. L’organisation du temps scolaire commande.
- 17 Rebecca Rogers, Les demoiselles de la Légion d’honneur, Paris, Plon, 1992.
20En second lieu, Marion et le CSIP intègrent dans cet horaire les matières que l’administration jugeait accessoires : le dessin, la musique, la gymnastique, les travaux à l’aiguille. « Nous avons tenu à ce que tous ces exercices eussent leur place marquée dans le tableau de chaque année, place prise sur le temps même des classes pour ceux qui supposent une certaine contention d’esprit (musique et dessin), et sur le temps de l’étude pour la gymnastique et la couture. » La conséquence est de réduire à quinze ou seize heures, au lieu de vingt dans le projet de l’administration, le temps d’enseignement proprement dit. Ce parti radical ne put être maintenu sans quelques concessions, et la discussion des programmes, matière par matière et année par année, conduisit ici ou là à rajouter une heure ou deux d’enseignement, mais il fut suivi pour l’essentiel. Assurément, il n’aurait pu l’être sans un consensus implicite sur l’importance du dessin, de la musique et de la couture pour les filles, qu’on retrouve dans toutes les maisons d’éducation féminine, comme à la Légion d’honneur17. La chose est tellement évidente que Marion n’éprouve nul besoin de la justifier ; mais il ne justifie pas davantage la gymnastique, dont une demi-heure est obligatoire trois fois par semaine pendant l’étude du matin, ce qui est peu, et pourtant très moderne à l’époque. Mais quand il évoque « ces exercices jusqu’ici réputés accessoires », il leur donne une valeur éducative indépendante de la nature féminine des élèves. Ce qui l’emporte ici – à la faveur des préjugés de genre –, c’est une conception large de l’éducation, qu’on retrouvera, mutatis mutandis, dans les classes nouvelles de Gustave Monod à la Libération.
21Troisième innovation pédagogique : la place faite à la liberté et à l’initiative des élèves et le souci d’orientation. Une distinction fondamentale sépare la première et la seconde période de l’enseignement secondaire féminin. Certes, on l’a vu, cette division, renforcée par le certificat d’études de fin de troisième année imaginé par Marion et le CSIP, visait à stabiliser les effectifs pendant les trois premières années. Mais elle est exploitée pédagogiquement. La première période doit donner des bases : l’enseignement est donné dans des classes. La seconde période vise à donner « une culture plus élevée » et elle consiste en cours « dont une partie seulement sera obligatoire et commune; le reste sera facultatif, pour permettre à chaque élève de chercher sa voie, de choisir selon ses aptitudes et ses besoins. » Il y a là sans doute une tradition : celle des cours secondaires, mais plus encore une innovation. Les justifications sont explicites : « Tous les cours principaux, tant scientifiques que littéraires, demeurent obligatoires jusqu’au bout; les cours facultatifs eux-mêmes seront disposés de telle sorte qu’une jeune fille puisse à la rigueur les suivre tous ; les élèves enfin seront conseillées, guidées dans leur choix, jamais contraintes. En un mot, tout en subordonnant la liberté des familles aux nécessités d’une éducation méthodique, la Commission s’est prononcée hautement pour cet essai de liberté, depuis longtemps réclamé. Elle estime que c’était le cas ou jamais, dans la constitution d’un enseignement nouveau, de faire cette heureuse innovation ».
22La même volonté novatrice préside à la conception des programmes. L’intention est de bâtir un enseignement de culture, et à l’époque, qui dit culture dit culture littéraire. L’enseignement de la littérature française est donc au cœur du programme, avec, outre des morceaux choisis, les Fables de La Fontaine, le Télémaque de Fénelon, Esther de Racine en première année, Iphigénie et Les Plaideurs, Boileau, Mme de Sévigné, Bossuet dans la seconde, Le Cid, Horace, Les femmes savantes, l’Art poétique de Boileau et l’Éducation des filles de Fénelon dans la troisième, pour s’en tenir aux principaux auteurs. Les littératures anciennes font l’objet d’une brève évocation en troisième année; en quatrième et cinquième année, trois, puis deux heures leur sont consacrées, sans qu’aucun auteur ne soit cité, et la langue latine, exclue par la Chambre, obtient en fin de scolarité une heure à titre d’ancêtre du français.
- 18 Hugo et Lamartine apparaissent dans les programmes de 1897.
- 19 Voir Martine Jey, La littérature au lycée : invention d’une discipline, 1880-1925, Metz, universit (...)
- 20 Y figurent des notions telles que « liberté et responsabilité », « raison, abstraction et générali (...)
23À considérer les auteurs retenus, il est clair que cet enseignement littéraire vise davantage à faire réfléchir aux grandes questions qu’à développer la sensibilité. Les poètes ne sont pas cités, fût-ce Ronsard ou du Bellay, Hugo ou Lamartine18, alors que Voltaire (Le siècle de Louis XIV) côtoie Fénelon et Boileau. La place accordée à la littérature édifiante, avec Bossuet (Histoire universelle, Oraisons funèbres), Fénelon et, en cinquième année, Massillon et Bourdaloue, ignorés des programmes masculins, semble particulièrement importante19. Il y a là, sans doute, une assurance contre les critiques cléricales, mais surtout une volonté de sérieux et de classique. Il y a aussi de quoi nourrir, en troisième et quatrième année, un programme de morale fortement philosophique – il y est question de la morale d’Épicure et de celle de Kant –, et également, en cinquième année, des « éléments de psychologie appliquée à l’éducation », très philosophiques eux aussi20.
24Ce programme, largement doté (5 heures en première et deuxième année, 4 en troisième et quatrième année, 3 en cinquième année), s’intitule « Langue et littérature française » et il définit de façon assez moderne comment enseigner la langue. Pour la première année, par exemple, il précise : « Lectures à haute voix expliquées et commentées en classe (vers et prose). / Récitation d’auteurs français. / Grammaire française : les sons, les mots, les parties du discours. / Exercices oraux et écrits de langue et d’orthographe françaises. – Analyses grammaticales. – Dictées sur des sujets variés et instructifs. / Exercices élémentaires sur le vocabulaire et sur la formation des mots. Substantifs tirés d’adjectifs, de verbes; adjectifs tirés de substantifs, de verbes, etc. ; verbes tirés de substantifs et d’adjectifs, etc. – Étude de quelques préfixes et de quelques suffixes. – Trouver les dérivés et les composés d’un verbe, d’un nom simple, et les encadrer dans de petites phrases, etc. ; exemples de familles de mots. / Compositions d’après un récit fait en classe et reproduit d’abord oralement par les élèves ». Cette citation intégrale du programme de langue française pour la première année illustre, me semble-t-il, une façon intelligente d’enseigner la grammaire et la langue. Le rédacteur, il est vrai, n’était autre que Michel Bréal, le philologue du Collège de France, et l’un des réformateurs républicains les plus écoutés.
25Une des particularités de cette pédagogie est l’importance qu’elle accorde à la lecture à haute voix. Certes, celle-ci trouve évidemment une grande place dans l’enseignement littéraire, et le programme n’hésite pas à écrire – pour les quatrième et cinquième années, il est vrai – qu’un bon cours de lecture « doit être en raccourci un cours de littérature ». Mais il y a davantage. Le développement sur la lecture à haute voix est autonome ; ce n’est pas un complément ou une annexe de celui de langue et littérature française, ce qui devrait nous alerter. En fait, la lecture à haute voix doit aussi porter, en première période, sur « des récits de faits réels, des fragments d’histoire ou d’histoire naturelle ». C’est une méthode de portée beaucoup plus large que la littérature: « Apprendre à bien lire, c’est apprendre à apprendre et à retenir. Apprendre à bien lire, c’est avant tout apprendre à comprendre ». Les programmes de 1882 créditent cette méthode d’une valeur générale.
- 21 On la retrouve dans l’expérimentation pilotée par Louis Legrand dans dix-sept collèges au début de (...)
26L’enseignement des langues vivantes (anglais ou allemand), avec trois heures, est un autre point fort de ces programmes. Il inclut, dans les deux dernières années, les littératures étrangères. En effet, son orientation littéraire est incontestable, même si Goethe ou Shakespeare n’apparaissent qu’en seconde période. La langue à apprendre est celle des auteurs reconnus, mais dont on pense qu’ils sont susceptibles de retenir plus facilement l’attention d’adolescentes de 12 à 14 ans, comme Dickens, Walter Scott, De Foe, Lessing ou Grimm. Rien, en tout cas, n’évoque des finalités pratiques telles que la lecture d’un journal. Surtout, cet enseignement présente une particularité qui a été rarement signalée : il n’est pas organisé en classes mais en cours, « où les élèves seront groupées selon leur force ». Cette idée sera reprise vingt ans plus tard par la Commission Ribot21. Il serait fort intéressant d’examiner comment elle a été mise en pratique, si toutefois elle l’a été.
27Ce bloc proprement « littéraire » est complété par un programme très lourd d’histoire et de géographie (quatre heures les deux premières années, trois ensuite). Avec ses listes détaillées de questions factuelles, ce programme inspire un profond ennui et l’on n’y remarque aucune innovation. En revanche, la grande nouveauté est le programme spécifique d’histoire de l’art. Contrairement à ce que l’on croit souvent, il ne fait pas partie intégrante du programme d’histoire, mais il figure après le programme de dessin, sans que soit précisé quel en est le professeur responsable. En fait, la précision selon laquelle « cet enseignement doit être surtout pratique et accompagné de visites aux musées et aux monuments » indique clairement qu’il ne s’agit pas de leçons ex cathedra, mais plutôt de ce qu’on appellera, en 1936 et à la Libération, des classes promenades. L’objectif est de former le goût, d’éduquer le regard, plus que d’inculquer un savoir.
28Les sciences n’occupent qu’une place réduite : trois heures en première et seconde année, cinq en troisième année. La base en est le calcul et l’arithmétique d’une part, les sciences naturelles (zoologie, botanique, géologie, physiologie rattachée à l’économie domestique et à l’hygiène) d’autre part, mais la géométrie est présente ainsi que l’algèbre (équations du second degré), et la physique et la chimie apparaissent dans la seconde période. Sans aller très loin, on ne s’en tient donc pas aux rudiments.
29Ce qu’esquissent ainsi les programmes du nouvel enseignement, c’est bien une culture moderne: une vraie culture, car l’objectif est d’enraciner les élèves dans le patrimoine littéraire et philosophique des humanités et de les faire réfléchir aux grands problèmes de la civilisation ; mais aussi une culture moderne en un triple sens. D’abord, négativement, par la mise à l’écart du latin qui absorbait à lui seul, à l’époque, dix heures de l’enseignement classique des garçons en sixième et cinquième. Positivement ensuite, par le souci de dispenser des connaissances générales susceptibles de préparer les élèves à la vie, sans s’inscrire pour autant dans une perspective utilitariste, et moins encore professionnelle : la différence avec l’enseignement spécial est notable sur ce point, et elle renvoie évidemment au stéréotype bourgeois de l’homme qui doit et de la femme qui ne doit pas travailler. Il s’agit, avec l’hygiène, ou les notions de droit usuel et d’économie domestique, ou les informations sur les institutions et leur fonctionnement, de faire œuvre de civilisation en enracinant la culture non seulement dans la tradition, mais dans la société du temps. Enfin, un troisième trait atteste la modernité de cette pédagogie, son ouverture : ouverture d’esprit, souplesse de l’organisation, diversité des exercices. C’est bien une éducation « libérale ».
- 22 André Chervel, op. cit., pp. 163-168.
30Pour la dispenser, il fallait recruter et former un corps enseignant féminin. C’est la fonction de l’ENS de Sèvres, créée par la loi du 26 juillet 1881, et des concours de recrutement : trois certificats d’aptitude (CA) à l’enseignement secondaire des jeunes filles (1882), pour les lettres, les sciences et les langues vivantes, puis des agrégations (1883). Alors que les agrégations masculines sont spécialisées, les agrégations féminines ne le sont pas : deux concours sont ouverts, pour les lettres, les sciences ; bientôt on permet en outre aux femmes de se présenter aux agrégations de langues vivantes22. Deux CA particuliers, pour le dessin et la gymnastique, complètent ce dispositif. Pour l’opinion académique, qui identifie haut niveau de formation et spécialisation, et dans la logique du plus et du moins, ce corps enseignant est évidemment moins qualifié que celui de l’enseignement classique, et le terme d’agrégation a suscité des protestations, ce qui confirme la discrimination négative dont les femmes sont l’objet.
31Ce jugement doit pourtant être doublement nuancé. D’abord, les réformateurs de 1880 partent de rien : les premiers établissements féminins se trouvent dans une situation comparable à celle des établissements masculins au début du siècle, or leurs dames-professeurs sont incontestablement plus qualifiées que la plupart des régents des collèges royaux de la monarchie censitaire. Elles supportent tout aussi bien la comparaison avec les professeurs des collèges communaux de garçons des années 1880 : le haut du pavé y était tenu par des licenciés qui n’avaient fréquenté l’université que pour y passer l’examen et qui n’avaient jamais reçu une formation suivie du niveau de celle de l’ENS. En second lieu, il s’agit d’un enseignement court, et il ne va pas de soi, contrairement à l’idée couramment reçue, que la spécialisation des professeurs soit souhaitable à ce niveau. La tradition universitaire reconnaissait aux premières classes de l’enseignement classique une particularité qui justifiait une agrégation distincte, celle de grammaire, qualifiant pour l’enseignement dans les classes de ce nom, c’est-à-dire précisément celles qui correspondent à la première période de l’enseignement secondaire féminin. Les agrégés de grammaire enseignaient français, latin et grec, mais aussi histoire et géographie. L’agrégation de grammaire était d’un niveau inférieur à celle de lettres, puisqu’il suffisait d’être bachelier pour pouvoir s’y présenter, mais elle sanctionnait aussi des compétences différentes, prenant mieux en compte l’apprentissage de la langue.
- 23 AN F 17-14200. Les copies des lauréates sont conservées à l’INRP. Voir Jo Burr Margadant, Madame l (...)
32Replacées dans ce contexte, les agrégations féminines des années 1880 témoignent d’une réelle ambition. Il faut, pour les présenter, une durée d’études analogue à celle des agrégations masculines spécialisées puisque la scolarité à l’ENS de Sèvres est de trois ans. Leur niveau ne semble pas médiocre ; une étude véritable de ce sujet reste à faire, mais j’ai été frappé par la qualité des copies du concours de 1892 que j’ai lues23, et alors même que celles des lauréates avaient été retirées du lot : le plan est ferme, la langue correcte, voire élégante, l’information, en histoire notamment, ample et rigoureuse. Ces dames – quelques sévriennes et surtout des professeurs déjà en fonction dans un lycée ou un collège de jeunes filles – ne m’ont pas semblé inférieures à leur tâche et m’ont fait au contraire bonne impression. Mais ce n’est qu’une impression, qu’il resterait à valider rigoureusement.
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33L’enseignement secondaire des jeunes filles se voulait souple et désintéressé, et d’abord éducatif. On ignore comment les programmes initiaux furent appliqués : ils n’ont pas été commentés par des instructions, les éditeurs scolaires ne se sont guère pressés de publier des manuels spécifiques, et les inspecteurs généraux dans leurs rapports s’intéressent plus à la personnalité des dames-professeurs qu’à leurs cours. Françoise Mayeur a bien montré en revanche comment cette pédagogie a évolué avec la réforme des programmes de 1897. Il est clair qu’en dépit de leurs bonnes intentions et de leurs déclarations contre la surcharge des programmes, les réformateurs de 1881 avaient eu la main lourde. Il fallait alléger la prescription. L’histoire de la langue et la grammaire historique, particulièrement envahissantes, furent les principales victimes de l’opération. Surtout, il fallait dégager du temps : on réduisit beaucoup les cours facultatifs et on renonça à la distinction ferme entre les classes et les cours qui avait été au centre du projet primitif. Des sacrifices furent imposés aux enseignements accessoires : l’économie domestique et le droit usuel furent réduits, comme les travaux d’aiguille ; musique et dessin devinrent facultatifs en seconde période. Dès ces premières années s’amorce une banalisation qui atténue les traits originaux de l’enseignement secondaire féminin : cette logique de la ressemblance conduira, une génération plus tard, à l’alignement sur les lycées de garçons. La fusion sera une absorption : de la pédagogie novatrice que les lycées de filles avaient élaborée ne subsisteront que des traces appelées elles-mêmes à disparaître.
- 24 Martine Jey, loc. cit., p. 235, à propos des programmes de littérature française.
34Au total, l’appréciation que l’on peut porter sur la création des réformateurs de 1881 est très différente selon qu’on prend pour référence implicite les lycées de garçons de l’époque ou les collèges actuels. Si le secondaire classique est le modèle incontournable, cet enseignement court apparaît comme un ensemble hétérogène « édifié par défaut »24 ; il n’était pas digne de considération et il méritait effectivement d’être allongé, pour s’aligner sur celui des garçons. Si l’on pense au contraire, comme l’auteur de ces lignes, que le problème central de l’enseignement français était d’inventer une nouvelle culture scolaire, générale et humaniste, mais moderne et vivante, adaptée à une population très large, l’enseignement secondaire des jeunes filles a constitué une tentative pionnière et intelligente de le définir, et il aurait plutôt mérité d’être généralisé. Mais comment faire un modèle d’un enseignement conçu pour le sexe « faible »? La novation pédagogique était prise au piège des inégalités de genre. Ne venant pas des grands lycées de garçons qui constituaient la référence du système éducatif, elle ne pouvait réussir durablement.
Notes
1 Françoise Mayeur, L’enseignement secondaire des jeunes filles sous la Troisième République, Paris, Presses de la FNSP, 1977.
2 Statistique de l’enseignement secondaire en 1887. Deuxième partie : Enseignement secondaire des jeunes filles, Paris, Imprimerie nationale, 1889.
3 Décret du 31 mai 1902. Sur cette réforme, Philippe Savoie, « Autonomie et personnalité des lycées. La réforme administrative de 1902 et ses origines », Histoire de l’éducation, n° 90, L’établissement scolaire, mai 2001, pp. 169-204.
4 Voir sur ce point F. Mayeur, op. cit., pp. 144-161.
5 Statistique… op. cit., p.LI.
6 Initialement dénommée École normale secondaire de jeunes filles.
7 André Chervel, Histoire de l’agrégation, Paris, Kimé, 1992.
8 Établie à partir du tableau des pages LVI-LVII de la Statistique.
9 Hautes-Alpes, Aude, Cantal, Charente-Inférieure, Cher, Côte-d’Or, Côtes-du-Nord, Gers, Haute-Loire, Loiret, Lozère, Mayenne, Nièvre, Oise, Orne, Pyrénées-Orientales, Vienne.
10 F. Mayeur, op. cit., p. 160.
11 Rebecca Rogers, Les bourgeoises au pensionnat. L’éducation féminine au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
12 Le collège Sévigné est de création trop récente (novembre 1880) pour avoir pu servir de modèle.
13 La discussion, introduite par le ministre, a lieu le 22 juillet 1881: cf. AN F 17-12963.
14 Statistique… op. cit., pp. XXVI et XLIII.
15 Jacqueline Gautherin, Une discipline pour la République. La science de l’éducation en France (1882-1914), Berne, Peter Lang, 2002.
16 Je le cite d’après la Statistique qui le donne en annexe, pp. 114-120, mais il a été largement diffusé à l’époque.
17 Rebecca Rogers, Les demoiselles de la Légion d’honneur, Paris, Plon, 1992.
18 Hugo et Lamartine apparaissent dans les programmes de 1897.
19 Voir Martine Jey, La littérature au lycée : invention d’une discipline, 1880-1925, Metz, université de Metz, Paris, Klincksieck, 1998, p. 18. La comparaison se limite aux trois dernières années des programmes masculin et féminin, bien qu’elles ne soient pas exactement symétriques du fait de l’articulation en deux périodes de l’enseignement féminin.
20 Y figurent des notions telles que « liberté et responsabilité », « raison, abstraction et généralisation ; jugement et raisonnement ; induction et déduction », « signes, langage, parole, écriture ».
21 On la retrouve dans l’expérimentation pilotée par Louis Legrand dans dix-sept collèges au début des années 1970 et dans la recommandation de « groupes de niveau-matières » de son rapport de 1982.
22 André Chervel, op. cit., pp. 163-168.
23 AN F 17-14200. Les copies des lauréates sont conservées à l’INRP. Voir Jo Burr Margadant, Madame le professeur. Women educators in the Third Republic, Princeton, Princeton University Press, 1990.
24 Martine Jey, loc. cit., p. 235, à propos des programmes de littérature française.
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Pour citer cet article
Référence papier
Antoine Prost, « Inférieur ou novateur ? L’enseignement secondaire des jeunes filles (1880-1887) », Histoire de l’éducation, 115-116 | 2007, 149-169.
Référence électronique
Antoine Prost, « Inférieur ou novateur ? L’enseignement secondaire des jeunes filles (1880-1887) », Histoire de l’éducation [En ligne], 115-116 | 2007, mis en ligne le 01 janvier 2012, consulté le 04 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/1424 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.1424
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