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À quoi tient la supériorité des filles ? Contribution à l’analyse historique d’un problème

What is the Superiority of Girls due to? Contribution to a Historical Analysis of this Issue
Worauf gründet der Schulerfolg der Mädchen? Ein Beitrag zur historischen Analyse eines unerklärten Phänomens
¿De qué depende la superioridad de las chicas? Contribución al análisis histórico de un problema
Pierre Caspard
p. 81-148

Résumés

En France comme ailleurs, les filles obtiennent aujourd’hui de meilleurs résultats scolaires que les garçons, au moins à l’âge de la scolarité obligatoire et dans le domaine de la littératie. En remontant dans le passé pour comparer les performances des filles et des garçons dans des contextes scolaires différents, voire contrastés, on démontre que les premières l’ont emporté, au moins dès le XVIIIe siècle, et dans des proportions proches de celles que l’on constate aujourd’hui. Cette invariance semble attester de leur part une précocité et des aptitudes relativement indépendantes des contextes socio-économiques ; elle témoigne surtout de la continuité entre les objectifs et les exigences intellectuelles de l’école pré-républicaine, et ceux de l’école actuelle.

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Texte intégral

  • 1  Ministère de l’Éducation nationale, Repères et références statistiques sur les enseignements, la f (...)

1La supériorité des performances scolaires des filles sur celles des garçons est aujourd’hui avérée. Tous les indicateurs la confirment. En France, à l’école élémentaire, les filles sont moins nombreuses à redoubler :15 % de celles qui sont entrées en cours préparatoire en 1997 ont ensuite redoublé une classe durant leur scolarité primaire, contre 20 % des garçons. À la fin du collège, leur réussite au brevet a été en 2006 de 82,3 %, contre 75,9 % pour les garçons ; du fait de la moindre fréquence de leurs redoublements, elles sont également plus nombreuses que les garçons à se présenter « à l’heure » à cet examen, la précocité étant clairement corrélée avec la réussite : le taux de succès au brevet a été en 2006 de 98,5 % chez les élèves âgés de 14 ans, de 91 % chez ceux de 15 ans (âge normal), de 54 % seulement chez ceux qui sont âgés de 16 ans (ces derniers représentant 17 % de l’effectif)1.

  • 2  Christian Baudelot, Roger Establet, Allez les filles ! Une révolution silencieuse, Paris, Seuil, 2 (...)
  • 3  « PISA : Analyses secondaires, questions et débats théoriques et méthodologiques », n° spécial de (...)

2Depuis une vingtaine d’années, la mesure de la progression différentielle des garçons et des filles dans leur scolarité s’est enrichie d’une évaluation fine de leurs performances dans les principales matières scolaires. Ainsi, le ministère de l’Éducation nationale évalue, depuis 1989, les résultats des élèves en français et en mathématiques à différents niveaux (CE 2, 6e, 3e). La supériorité des filles en français est manifeste : leur score aux différents sous-tests a été, en 1990, supérieur de 4,9 % en moyenne à celui des garçons, aussi bien en CE 2 qu’en 6e. En mathématiques, c’est une quasi-égalité qui s’observe : désavantage de 0,8 % pour les filles en CE 2, avantage de 0,5 % en 6e2. Ces conclusions ne valent pas que pour la France. Dans la quarantaine de pays de l’OCDE qui participent depuis 2000 aux enquêtes du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), les performances des filles en « littéracie » sont toujours, plus ou moins nettement selon les items, supérieures à celles des garçons à l’âge de 15 ans, retenu par l’enquête comme celui qui marque généralement la fin de la scolarité obligatoire dans ces pays et ouvre à des formes diverses d’orientation, qui posent ensuite la question des performances comparées en des termes sensiblement différents3.

  • 4  Depuis les années 1980, la littérature sur la question est considérable. L’ouvrage de Marie Duru-B (...)
  • 5  L’ouvrage éponyme de Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 2002 [1ère éd. 1998], (...)
  • 6  Cf. notamment Marie Duru-Bellat, op. cit.

3À cette supériorité scolaire des filles, les sciences sociales ont avancé deux grands types d’explications4. Les premières mettent l’accent sur les effets de la « domination masculine »5 qui conditionne, dès les premières heures de la vie, les habitus féminins : l’ordre, la discipline, la docilité, la soumission, qui leur sont inculqués comme des valeurs typiquement « féminines », les prédisposent paradoxalement – car tel n’est pas, bien sûr, le but visé – à être de meilleures élèves que les garçons ; la famille, où le rôle de la mère est prépondérant, et l’école, quel que soit le sexe des enseignants, concourent à cette inculcation. Un second type d’explication est recherché dans l’anticipation que font les filles de leurs chances objectives de carrière. La société confie aux garçons le pouvoir et la technique, donc les mathématiques et les sciences ; les filles ont en partage la communication, les relations et les services, donc le français, les langues et la littérature. Leur supériorité scolaire, tout particulièrement dans les matières liées au maniement du langage, souvent prédominantes dans les programmes, traduit donc de la part des filles une anticipation rationnelle des métiers et professions que leur proposent les sociétés occidentales actuelles6.

4Ces deux grands registres explicatifs se trouvent souvent imbriqués, du fait d’un recours particulièrement massif à toutes les formes d’analyse en termes d’interactions, de stéréotypes et de prophéties autoréalisatrices. C’est ainsi que la supériorité des filles en français peut être attribuée au fait que les enseignants partent de l’idée que les filles sont meilleures dans cette matière, et les encouragent donc en ce sens ; ou aux stéréotypes sexistes qui prédisposent les filles à s’intéresser davantage à ce que représente cette matière, notamment parce qu’elle leur permettrait de déchiffrer les désirs d’autrui, pour mieux s’y soumettre ; à moins que, tout au contraire, ce soit la féminisation du corps enseignant qui explique la valorisation d’une matière favorisant son propre sexe, au détriment de l’autre. Le paradoxe de la supériorité scolaire des filles dans un monde sous domination masculine a grandement stimulé l’imagination dialectique des chercheurs en éducation.

  • 7  La littérature en biologie, sciences cognitives ou psychologie est pourtant immense. Dans Sex Diff (...)

5Il existe en tout cas un consensus pour éliminer d’emblée toute « naturalisation des différences », qu’elles soient attribuées aux gènes, aux hormones, aux hémisphères cérébraux…, ou à toutes les manifestations biologiques de la différence des sexes ; l’idée d’une maturité un peu plus précoce des filles, à première vue bien innocente, est elle-même le plus souvent qualifiée de construction sociale, dont la valeur explicative est donc à rejeter7.

  • 8  Outre M. Duru-Bellat (op. cit., p. 66) ou D. Kimura (op. cit., pp. 86, 210), c’est le cas de Cathe (...)

6Tout aussi générale est l’impasse qui est faite sur l’éclairage que pourrait apporter l’histoire à cette question. Elle ne repose pas, ici, sur un a priori mais, au contraire, sur le constat de l’impossibilité d’un recul historique, souvent regrettée8. La faute en revient très largement à la recherche historique elle-même. Non seulement celle-ci n’a produit que de rares travaux sur l’histoire des performances scolaires en général, mais, s’agissant plus particulièrement de la comparaison entre filles et garçons, elle a le plus souvent laissé entendre qu’une telle comparaison était impossible, faute qu’avant la période actuelle fussent réunies deux conditions essentielles : des situations de mixité et de co-enseignement, d’une part ; une parité des objectifs d’apprentissages intellectuels assignés aux garçons et aux filles, d’autre part.

  • 9  Chacun des mots ou expressions de ce paragraphe est emprunté à des sociologues ou des historiens c (...)

7Si la décennie 1960, qui voit s’instaurer en France la mixité contemporaine, succède brusquement à une sorte d’Ancien Régime, d’Antiquité, voire de Préhistoire où la mixité était impossible, impensable, sacrilège, hérétique ; si, de ce fait, elle oppose l’école de notre temps à celle de tous les siècles précédents ; si, d’ailleurs, instruire les filles a été pendant des siècles jugé inutile; alors, effectivement, la supériorité que l’on constate chez elles depuis trente ans est une anomalie dérangeante, une révélation, un miracle, une révolution, et ne saurait avoir aucun antécédent historiquement analysable9.

8Nous montrerons, au contraire, que, si la mixité scolaire aux niveaux secondaire et supérieur est effectivement un phénomène récent, il n’en va pas de même pour le niveau que l’on qualifierait aujourd’hui de primaire ou élémentaire. Bien avant le XXe siècle, de nombreuses générations de filles et de garçons se sont vu proposer un programme commun d’apprentissages comportant la lecture, l’écriture, la connaissance et la compréhension des grands traits de l’histoire sainte et des vérités essentielles de la foi chrétienne, dans des conditions telles qu’une comparaison de leurs performances dans ces domaines peut être envisagée.

  • 10  Au moins depuis François Furet, Jacques Ozouf (dir.), Lire et écrire. L’alphabétisation des França (...)
  • 11  Cf., par exemple, « Beyond Signature Literacy: New Research Directions/Audelà de la signature : no (...)

9De ce point de vue, un seul indicateur a été analysé d’une façon systématiquement comparative par les historiens, français notamment : la capacité à signer son nom sur des actes de mariage ou des actes notariés. De très nombreuses études ont montré ici le retard des femmes jusqu’au XIXe siècle10. Mais, outre les problèmes d’interprétation que les historiens perçoivent de plus en plus dans la signification même des signatures11, il est clair que les écarts renvoient principalement aux conditions de la scolarisation des filles, globalement moins fréquente ou moins poussée que celle des garçons. En outre, ces signatures s’observent le plus souvent à un âge où filles et garçons ont déjà cessé, depuis une bonne dizaine d’années au moins, de bénéficier d’une instruction élémentaire, ce qui interdit d’en faire un indicateur de leurs performances comparées au terme même de cette instruction.

10Or, il s’agit bien d’essayer de comparer ces performances dans des contextes de scolarisation ou d’apprentissage analogues, ou dont il soit au moins possible d’évaluer les principaux paramètres. Avant le XXe siècle, les sources permettant de telles comparaisons sont trop rares pour pouvoir faire l’objet d’une prospection systématique. Ce n’est donc pas à une telle enquête que nous avons procédé, mais à l’analyse de sources renvoyant à des contextes d’apprentissage de nature et de dimension très variables. Plusieurs d’entre elles ont été rencontrées ou « inventées » au hasard d’investigations portant sur des sujets autres que l’éducation des filles : l’enseignement de l’orthographe, la religion, la condition ouvrière, la démocratie locale… Les plus récentes concernent la France ; la plupart des autres, la principauté de Neuchâtel, limitrophe et francophone, qui, comme tous les pays protestants, offre des situations de mixité scolaire plus nombreuses que les pays catholiques. Au total, ce sont une dizaine d’expériences pour ainsi dire naturelles qui ont été analysées.

  • 12  C’est notamment le cas des grandes thèses consacrées à l’éducation des filles depuis trente ans, c (...)

11Socialement, ce sont les milieux populaires qui ont été privilégiés, et notamment ceux qui fréquentaient les écoles de campagne. Dans les milieux bourgeois et dans les villes, filles et garçons sont le plus souvent scolarisés et instruits séparément, dès l’époque moderne. C’est sur ces milieux que les historiens ont très majoritairement dirigé leur attention12, ce qui interdit d’extrapoler leurs conclusions à l’éducation des filles dans son ensemble. Car la masse du peuple a vécu dans les campagnes, où filles et garçons se côtoyaient le plus souvent sur les bancs des mêmes écoles : c’est donc sur celles-ci que l’observation doit se focaliser.

  • 13  François Furet, « De l’histoire-récit à l’histoire-problème », L’atelier de l’histoire, Paris, Fla (...)

12Pour présenter ces quasi-expériences historiques, on a procédé d’une façon inhabituellement régressive, partant de la période actuelle pour remonter dans le passé jusqu’au début du XVIIIe siècle. Ni le sujet, ni les sources permettant de le traiter ne s’accommodent, en effet, d’une histoire-récit et d’un respect de ses règles ; c’est bien comme une contribution à l’analyse d’un problème que se présente cette étude13.

I. Les Françaises et l’orthographe (1873-2005)

  • 14  André Chervel, Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, Paris, Retz, 2006. S (...)

13Les performances en orthographe se prêtent particulièrement à la mesure et à la comparaison, puisque les fautes commises peuvent être précisément comptées, voire classées selon le type de faits linguistiques dont elles révèlent la méconnaissance ou la transgression. Loin d’être la « science des ânes » ou de n’offrir au folklore de l’école républicaine que le symbole de sa trop fameuse dictée, vue comme un hommage rituel rendu à la langue sacrée, l’orthographe traduit diverses compétences intellectuelles, qui vont de la compréhension du sens des mots dictés à celle des règles de grammaire et au jugement sur la pertinence de leur application. Les compétences orthographiques présentent aussi la particularité appréciable de progresser d’une façon relativement continue et cumulative tout au long de la période des apprentissages de base, soit de 7 à 15 ans, ce qui n’est pas le cas des autres matières d’enseignement, comme l’arithmétique ou l’histoire, qui procèdent d’une façon beaucoup plus discontinue. Dans la longue durée, enfin, la dictée est un exercice anciennement standardisé. C’est bien à tort, en effet, qu’on en fait un archétype de l’artifice scolaire contemporain : la dictée est, avec la copie, l’un des moyens les plus naturels et les plus anciens d’apprendre l’orthographe, de la vérifier ou de s’y exercer et, depuis le XVIIIe siècle au moins, on la pratique dans des contextes autres que scolaires, notamment familiaux14.

  • 15  « Connaissances en français et en calcul des élèves des années [19]20 et d’aujourd’hui. Comparaiso (...)

14Deux études récentes ont permis de remonter dans le passé pour évaluer les compétences des filles et des garçons dans ce domaine. La première conduit aux années 1920, décennie pour laquelle ont été conservées des séries massives de copies du certificat d’études primaires (CEP) dans le département de la Somme. Le ministère de l’Éducation nationale a fait repasser en 1995 les mêmes épreuves de français (dictée et composition) et de calcul à un échantillon d’élèves de collège du même âge (13 ans) et a comparé les performances des élèves des années 1920 à celles des élèves de 199515.

15Les résultats de 1995 en dictée confirment tout à fait les écarts observés en français lors des évaluations ministérielles aux niveaux de 6e et de 3e, tandis que ceux des années 1920 les confirment également, d’une façon plus atténuée : les filles font sensiblement moins de fautes que les garçons (cf. Tableau 1). L’épreuve de dictée étant suivie de questions portant sur le sens des mots ou expressions du texte et de questions d’analyse grammaticale, les filles s’avèrent meilleures dans les questions de compréhension, et à peu près égales aux garçons en analyse grammaticale. Enfin, en rédaction, les filles obtiennent également des résultats supérieurs : dans les années 1920, elles sont 75 % à satisfaire au moins aux trois quarts des critères d’évaluation, contre 68 % des garçons. Dès les années 1920, les filles apparaissent ainsi sensiblement meilleures que les garçons en français, et notamment en orthographe et en rédaction.

  • 16  André Chervel, Danièle Manesse, La dictée. Les Français et l’orthographe, 1873-1987, Paris, INRP/C (...)

16L’ancienneté de l’exercice de la dictée et la relative permanence des conditions où il s’effectue a permis à une autre recherche de remonter plus haut encore dans le passé. Un petit texte de Fénelon a en effet été soumis entre 1873 et 1877, dans toute la France, à trois milliers d’élèves des deux sexes par un inspecteur général de l’Instruction publique en tournée. Ce même texte a été soumis par des chercheurs à des échantillons de trois mille élèves en 1987, puis à nouveau en 200516.

17Les résultats de 1987 et 2005 confirment ceux de l’enquête précédente : les filles sont sensiblement supérieures aux garçons, à tous les âges, le nombre de fautes qu’elles commettent dans une classe correspondant assez remarquablement à celui que commettent les garçons dans la classe supérieure (cf. Tableau 2). Dans les années 1870, cependant, les données sont bien différentes, et la supériorité est inverse. Que reflète-t-elle alors ? Les auteurs de l’étude mettent en avant le taux de scolarisation plus bas des filles, les priorités de l’enseignement que nombre d’entre elles reçoivent dans des établissements congréganistes, qui consacrent moins de place à la grammaire, et, d’une manière générale, le niveau de formation plus faible des maîtresses des écoles de filles, moins à même d’assurer un apprentissage raisonné de la langue, car beaucoup moins nombreuses à être passées par une école normale que les instituteurs. Autrement dit, dans les années 1870, les performances en dictée des garçons et des filles ayant subi cette épreuve sur l’ensemble du territoire national ne reflètent pas des niveaux absolus de compétences, mais les conditions générales de la scolarisation et de l’enseignement dont ces élèves ont bénéficié: une dizaine d’années avant les lois de Jules Ferry, ces conditions présentent encore des disparités significatives selon les sexes.

  • 17  Dès le Moyen Âge, la ville de Paris possède un double réseau d’écoles pour garçons et pour filles. (...)

18La remarque vaut pour l’ensemble du territoire national, où l’échantillonnage des dictées a été opéré. En limitant l’observation à Paris et au département de la Seine, on peut tenter la comparaison entre garçons et filles dans un cas particulier : celui d’une ville où la fréquentation scolaire des enfants de l’un et l’autre sexes est généralisée depuis un siècle17, au moins chez les Parisiens de naissance, et où l’enseignement élémentaire vient d’être modernisé, sous l’impulsion notamment d’Octave Gréard.

  • 18  Octave Gréard, L’enseignement primaire à Paris et dans les communes du département de la Seine en (...)
  • 19  Claude Carpentier, Histoire du certificat d’études primaires. Textes officiels et mise en œuvre da (...)

19Ce dernier a d’ailleurs publié les résultats du certificat d’études primaires pour les années 1874 et 1875, au travers d’une série de tableaux détaillant les résultats obtenus par les filles et les garçons pour chaque épreuve de l’examen18. Ces résultats doivent être interprétés avec prudence, pour diverses raisons: le nombre des filles et des garçons présentés au CEP ne représente qu’une petite fraction de leur classe d’âge ; la préparation des uns et des autres à l’examen n’a pas été nécessairement identique, du fait de la non-mixité des écoles parisiennes et de l’existence d’un double réseau, public et privé. On pourrait reprendre ici, d’une façon encore accentuée, les mises en garde méthodologiques faites pour l’analyse des résultats du CEP après sa refondation par les républicains, en 188019.

  • 20  Pour chacune des deux années, l’écart entre la moyenne des filles et celle des garçons est respect (...)

20Il n’en reste pas moins qu’au moment même où l’inspecteur général Beuvain observe en France une nette supériorité des garçons en orthographe, c’est à un constat sensiblement différent que conduit le cas de Paris : en 1874, les 2 141 garçons inscrits à l’examen obtiennent une note moyenne de 6,77 sur 10 à l’épreuve de dictée, les 1 969 filles, 5,88 seulement (– 0,89) ; mais en 1875, c’est l’inverse : 2 454 garçons ont une note moyenne de 7,46, 2 185 filles obtiennent une moyenne de 8,13 (+ 0,67). Et pour toutes les autres épreuves liées à la langue et au français, les notes des filles sont globalement supérieures à celles des garçons20. C’est bien une supériorité des filles en français qui semble se dégager, dès les années 1870, du cas parisien.

  • 21  Sur les principes et la pratique de la vie politique communale, cantonale et fédérale, voir André (...)

21Les résultats contrastés qui ressortent des deux échelles d’observation, nationale et locale, montrent qu’avant l’unification du système éducatif qu’opèrera la Troisième République, la comparaison des performances entre garçons et filles n’a – comme tant d’autres questions – que peu de sens au niveau national, et de moins en moins au fur et à mesure que l’on remonte dans le temps. Pour effectuer cette remontée, ce sont des contextes régionaux ou locaux qu’il faut chercher à observer. Il est tout à fait probable qu’en France, de nombreuses initiatives ont été prises par des acteurs locaux de la vie scolaire – tel O. Gréard à Paris – et ont laissé des traces qui permettraient aujourd’hui de comparer les performances de filles et de garçons dans des contextes restreints. Mais c’est vers le pays de Neuchâtel qu’on se tournera, car ce pays, culturellement proche de la France, s’en distingue par une vie politique, religieuse et sociale fondée sur la démocratie locale21, qui a, de ce fait, laissé des traces particulièrement riches de son fonctionnement, y compris dans le domaine scolaire.

II. Élèves neuchâtelois : un bilan des savoirs (1853)

  • 22  La principauté est alliée aux Suisses depuis le Moyen Âge. Elle a eu des princes français de 1504 (...)
  • 23  Entre 1841 et 1846, 2 % seulement des enfants âgés de 7 à 16 ans ne fréquentent pas les écoles pub (...)

22Le 1er mars 1848, une révolution met fin à l’Ancien Régime neuchâtelois et proclame la République22. Un des principaux chantiers qu’elle ouvre concerne l’école. En 1848, celle-ci a déjà atteint un développement remarquable, comparable ou supérieur à celui des régions les plus avancées de la France septentrionale. L’obligation scolaire n’a pas encore été décrétée par l’État cantonal, et encore moins par la Confédération, mais la plupart des communes, qui financent et contrôlent l’école, font respecter depuis longtemps une obligation de fait, à laquelle n’échappe qu’une fraction minime de la population, nomade ou « négligente »23. Cette obligation touche aussi bien les filles que les garçons, qui fréquentent les écoles communales entre les âges de 6 à 7 ans et 15 à 16 ans ; ce dernier âge est celui de la première communion, ou confirmation des vœux du baptême, à laquelle les enfants des deux sexes ne peuvent prétendre que s’ils ont satisfait à un examen que leur font passer les pasteurs.

23Cet examen marque pratiquement la fin de la scolarité obligatoire, ce qui n’empêche pas nombre d’enfants d’entrer beaucoup plus tôt dans la vie active, en travaillant dans l’agriculture, l’artisanat, l’industrie ou les services. De ce fait, entre 12 et 16 ans, la fréquentation scolaire oscille dans un empan assez large, depuis les enfants qui ne fréquentent alors que tout ou partie de l’école d’hiver (de novembre à Pâques) jusqu’à ceux qui la fréquentent toute l’année, hormis les 4 à 8 semaines de vacances annuelles généralement accordées aux régents. Aux âges les plus jeunes, la fréquentation des filles est sensiblement la même que celle des garçons; à partir de 12 ans environ, la situation dépend du type d’activité économique dominant localement, qui favorise, selon les cas, le travail des filles ou celui des garçons, et limite donc la durée annuelle de leur scolarisation. Une partie de celle-ci peut prendre la forme d’une assistance aux écoles du soir, qui sont apparues à la fin du XVIIIe siècle et sont très largement répandues au milieu du siècle suivant.

  • 24  Frédéric de Rougemont, Rapport de la Commission d’État pour l’éducation publique sur ses travaux, (...)
  • 25  AEN, DIP 25/V : Statistique des écoles du canton de Neuchâtel en 1850.

24Filles et garçons fréquentent des écoles qui, à la date de 1848, connaissent depuis au moins deux décennies un processus de dégémination marqué. Alors qu’à la fin du XVIIIe siècle, toutes les écoles étaient mixtes, à l’exception de celles de la ville de Neuchâtel, elles se sont progressivement dédoublées par la suite. En 1833, on compte 62 écoles des deux sexes, 47 de garçons et déjà 40 de filles, 18 autres étant alors en cours de création ; c’est que, comme l’explique alors le président de la Commission d’État pour l’éducation publique, « l’état actuel de la civilisation et de la moralité fait sentir généralement la convenance d’une pareille mesure »24 ; explication pour le moins vague, mais qui traduit bien la nouveauté du processus qui s’enclenche alors. Vingt ans plus tard, les écoles du pays se répartissent à peu près également en écoles mixtes, de garçons et de filles, non compris les écoles enfantines, les écoles du soir et les écoles de quartier, dont la quasi-totalité restent mixtes25.

25Devant cet héritage, la République va faire porter ses efforts dans plusieurs directions :créer les conditions d’un enseignement de qualité dans les communes les plus pauvres du pays, en faisant contribuer l’État au salaire qu’elles payent à leurs régents ; améliorer la formation de l’ensemble des régents, en leur imposant de passer un brevet, au niveau d’exigence élevé ; réduire l’absentéisme résiduel des élèves, en supprimant l’écolage payé par les familles, auxquelles l’État se substitue ; enfin, normaliser les programmes et les méthodes d’enseignement, laissés jusque-là à l’entière discrétion des communes. C’est ce dernier volet de la politique républicaine qui explique l’attention portée par le nouveau gouvernement, non seulement aux matières enseignées dans chacune des écoles, mais au niveau atteint par les élèves dans chacune de ces matières, lui-même évalué selon plusieurs degrés de compétence.

1. L’évaluation

26L’évaluation du niveau scolaire des élèves, distingués ou non selon le sexe, répond à des principes, vise des objectifs et s’effectue selon des modalités dont les uns sont communs aux sociétés occidentales, les autres spécifiques à la démocratie helvétique de l’époque. Elle s’inscrit donc dans un contexte proprement politique, dont elle ne peut être dissociée.

  • 26  Pierre Caspard, « Pourquoi l’État s’est-il intéressé à l’éducation ? (17501830) », Musée neuchâtel (...)

27En cherchant à évaluer le niveau atteint par l’ensemble des élèves du canton, la République ne faisait en effet que systématiser, affiner et coordonner une pratique que chaque commune du pays menait pour son propre compte depuis la fin du XVIIe siècle au moins. Chaque année, en général à la fin du semestre d’hiver, avait lieu la « visite » de l’école communale, qui voyait une députation de communiers, accompagnés par le pasteur, examiner les enfants dans l’ensemble des matières figurant au programme de l’école26. Pendant une demi-journée, voire un ou deux jours entiers pour les écoles les plus populeuses, les « visiteurs » ou « députés à la visite » interrogeaient les enfants, individuellement ou collectivement, oralement ou par écrit, selon les cas, sur chacune des matières enseignées, depuis l’épellation, pour les débutants, jusqu’à l’histoire ou à la géométrie pour les plus avancés. Lu et discuté à l’assemblée générale des communiers, le rapport de la visite permettait de diagnostiquer les insuffisances éventuellement constatées dans le « progrès » des enfants (maître-mot des rapports), de les imputer selon les cas au maître, aux familles ou aux élèves eux-mêmes, et d’orienter vers une solution : sermonner les familles, destituer ou augmenter le régent, lui prescrire de nouveaux enseignements ou de nouvelles méthodes, améliorer l’accueil matériel des enfants, etc.

  • 27  AEN, DIP 5, Plumitif de la Commission d’État pour l’éducation publique, 1er décembre 1835, et DIP  (...)

28Les comptes rendus de ces visites n’ont que rarement été conservés jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Durant le demi-siècle suivant, ils se multiplient et, surtout, deviennent plus précis et détaillés, pour deux raisons : la sophistication accrue que connaît, d’une manière générale, la production de statistiques à cette époque ; le rôle joué par la Commission d’État pour l’éducation publique, créée en 1829, qui accorde quelques subsides aux communes nécessiteuses, en échange notamment de données sur la fréquentation de leurs écoles et le degré d’instruction de leurs élèves. La Commission envoie aux communes des formulaires leur permettant de préciser et normaliser les informations qu’elles recueillent, au-delà de ce que certaines auraient souhaité, mais moins que d’autres ne le pratiquaient déjà spontanément27.

  • 28  Loi sur l’instruction primaire du 20 mars 1850. La loi se borne à énumérer les matières obligatoir (...)

29À partir de 1850, l’État s’invite discrètement mais fermement dans les visites d’écoles. Elles restent pratiquées selon les coutumes séculaires, mais y assiste désormais un « commissaire du gouvernement ». Celui-ci remet aux députés de la commune un formulaire à remplir à l’issue de la visite, puis le transmet au Département de l’éducation publique (DEP) avec ses commentaires. Outre de nombreuses informations concernant la fréquentation, la situation du maître, etc., le formulaire imprimé comprend des rubriques concernant les « connaissances spéciales » des enfants examinés, c’est-à-dire leurs capacités dans chacune des matières, obligatoires ou facultatives, prévues par la loi de 1850 pour les deux niveaux d’enseignement qu’elle distingue désormais : la division inférieure, dans laquelle les enfants sont âgés de 6 à 12 ans environ, et la division supérieure, qu’ils fréquentent depuis l’âge de 12 ans jusqu’à la première communion28.

30Les communes n’avaient accepté qu’un tel programme leur fût imposé que parce qu’il correspondait assez exactement à celui qu’elles avaient déjà construit au fil du temps, à deux exceptions près. L’instruction civique, la géographie et l’histoire, cantonales et suisses, furent introduites ; la première (réservée aux garçons) était une matière entièrement nouvelle, les deux autres n’étaient jusque-là enseignées que dans certaines communes. Inversement, le catéchisme disparut des programmes : il était toujours enseigné dans les locaux même de l’école, mais désormais pris en charge et évalué à part, par le seul pasteur (ou le curé, dans les quelques écoles catholiques du pays). Quant à la division de l’école en deux degrés d’études, elle correspondait, elle aussi, à des pratiques communales anciennes, qui distinguaient la « petite » et la « grande » école, en exigeant d’ailleurs des familles un montant d’écolage plus élevé pour la seconde. Le passage de l’une à l’autre n’était pas fonction d’un âge précis, mais de la maîtrise par l’enfant d’une compétence-clé : la capacité à écrire sous la dictée, elle-même corrélée avec d’autres compétences dans le domaine de la lecture réfléchie et de l’orthographe. C’est cette capacité, évaluée par le maître et les députés à la visite, qui décidait de la promotion de l’élève au niveau supérieur ; l’âge de ce passage se situait vers 11 ou 12 ans, mais les écarts pouvaient être importants.

  • 29  AEN, DIP 25, IX à XVII ; DIP 25, XXIII ; DIP 755 à 762.
  • 30  AEN, DIP 3, Plumitif, 1850-1853.

31Sous leur forme républicaine, les premières visites d’écoles eurent lieu au printemps 1850, et on en possède des comptes rendus pour toute la décennie29. L’année 1853 présente la particularité d’avoir donné lieu à une compilation générale, établie par le DEP lui-même à l’intention du parlement neuchâtelois30. Cette compilation statistique (cf. Tableau 3) indique le niveau atteint dans chacune des matières enseignées dans les écoles du canton, à l’exception du collège de Neuchâtel, dont le statut et le mode d’inspection sont particuliers.

32On ne peut évoquer ici que les principales questions de méthode soulevées par la constitution et l’interprétation du tableau. Ce sont les communes qui ont renseigné les différentes rubriques au niveau local, à l’issue des visites qui se sont déroulées d’avril à juillet 1853, en présence de commissaires du gouvernement. La visite comportait des examens écrits collectifs en écriture, dictée d’orthographe et arithmétique ; des interrogations orales individuelles en lecture, récitation, grammaire, calcul mental, histoire, géographie et instruction civique ; une audition et des questions, individuelles ou collectives, en chant ; enfin, un examen des travaux faits pendant l’année en dessin, composition française et ouvrages à l’aiguille, ces derniers évalués par un « comité de dames » distinct de la députation, entièrement masculine. L’examen des travaux écrits de l’année précédente, conservés dans l’école, pouvait donner lieu à d’éventuels commentaires sur les « progrès » réalisés depuis lors.

33Ne composaient ou n’étaient interrogés dans une matière que ceux qui y avaient reçu un enseignement, le principe général d’organisation des classes étant celui de groupes de niveaux-matières. Dans une même division supérieure, tous les élèves pouvaient, par exemple, être évalués en orthographe, mais certains seulement sur le dessin ou la composition française. Même dans ces conditions, la durée de la visite requise par un examen aussi général pouvait être fort longue : dans telle classe d’une centaine d’élèves, elle débute à 8 heures le matin, pour ne s’achever qu’à 20 heures 30 le soir, ce qui dénote à tout le moins le sérieux avec lequel l’examen était fait (et l’endurance des députés).

  • 31  AEN, DIP 3, Plumitif du DEP, 1850-1853 ; DIP 14, copies de lettres.

34La capacité d’expertise des députés à la visite était certainement inégale, mais le pasteur au moins était un pédagogue expérimenté. Dans les années 1850, il était loin d’être le seul dans ce cas, les communiers les plus instruits étant surreprésentés dans les députations villageoises. Quant aux commissaires du gouvernement, leur profession nous est, pour la plupart, connue31. Ceux qui ont inspecté le plus d’écoles, et les plus importantes, étaient des enseignants chevronnés, instituteurs ou professeurs dans les établissements de la ville de Neuchâtel. Dans les écoles de moindre importance, ce sont plutôt des notables instruits (hommes de loi, pharmaciens…) qui ont été choisis par le DEP ; certains de ces derniers s’avouent peu au fait des questions pédagogiques, mais comme le DEP ne leur avait prudemment confié que quelques écoles de hameaux, leur apport à l’évaluation globale est très marginal. De toutes façons, ayant une excellente connaissance personnelle des situations locales, les responsables du DEP étaient à même de déceler certaines anomalies dans les tableaux qui leur étaient envoyés, tenant par exemple à l’excès d’indulgence ou, au contraire, de sévérité, de certains rapports. Ils en rectifiaient certaines, après complément d’information, ou les signalaient, en rouge, dans les tableaux reçus.

  • 32  Sur la première, voir Georges Panchaud, Les écoles vaudoises à la fin du régime bernois, Lausanne, (...)

35Il faut souligner enfin que, par rapport à des enquêtes ou inspections comme celle de P.A. Stapfer pour la République helvétique (1799) ou de Guizot pour la France (1833)32, l’évaluation de 1853 présente deux différences majeures. L’une est qu’elle n’était ni ponctuelle ni impromptue, mais se situait dans la continuité d’une très longue pratique, qui avait permis de stabiliser et normaliser, autant que faire se pouvait, les modalités de collecte de l’information et les critères de son appréciation. L’autre est qu’elle conciliait volonté politique d’un gouvernement et pratiques communales anciennes, regard externe et familiarité locale, dans un esprit généralement marqué par la bonne volonté réciproque, qui était le gage d’un minimum de sincérité et d’objectivité dans l’évaluation ainsi produite en commun. Au total, la statistique de 1853 présente l’intérêt, relativement exceptionnel au niveau d’un pays, même petit, d’évaluer le niveau scolaire de la quasi-totalité des garçons et des filles, âgés de 7 à 16 ans, qui en formaient la jeunesse.

2. Filles vs garçons

36La statistique de 1853 permet de comparer les résultats de l’examen des filles et des garçons, matière par matière. Deux types d’appréciations sont plus précisément formulés. Pour certaines rubriques, c’est un niveau de compétence qui est donné (Lisent couramment… Peuvent faire une bonne composition… Écrivent bien…) ; pour d’autres, c’est celui de l’enseignement auquel les enfants sont parvenus (Sont exercés au dessin linéaire… Connaissent les éléments de la sphère…). Un troisième type de rubriques n’a pas été renseigné par le DEP : celles qui portent sur le nombre de fautes commises dans les dictées (« thèmes »), ou les différents genres d’écritures apprises ; les totalisations ou les moyennes de données locales n’auraient eu ici aucun sens. La totalisation des différentes branches de l’histoire enseignées s’est également avérée trop ardue.

37S’agissant de l’état respectif des savoirs masculins et féminins, on peut distinguer dans le curriculum quatre familles de matières.

  • 33  La confusion entre ces deux pratiques scripturales est fréquente chez les historiens, qui surestim (...)

38En français, la suprématie des filles est indiscutable. Dans les divisions inférieures, elles sont respectivement 5,4 % et 5,1 % plus nombreuses que les garçons à « lire couramment » et à « écrire lisiblement ». La supériorité d’abord manifestée par les filles en écriture s’inverse dans la division supérieure (- 3 %), mais il ne s’agit plus, à ce niveau, du même genre de pratique: à l’écriture courante, qui n’a pour objectif que d’être « lisible », a succédé la maîtrise de plusieurs genres d’écritures – bâtarde, anglaise, neuchâteloise… – d’usage plus professionnel33. Dans tous les autres domaines, leur supériorité s’affirme au contraire avec l’âge. Dans la division inférieure, leurs performances sont un peu moindres en orthographe (- 1,1 %), mais cet écart s’inverse totalement dans la division supérieure, où la suprématie des filles devient écrasante presque partout : + 13,8 % en orthographe (malgré une faiblesse en analyse grammaticale et en analyse logique), + 15,1 % en lecture courante, + 22,7 % en compte rendu de lecture, + 13,1 % en composition française, exercice alors relativement récent – il apparaît dans les années 1830 dans les écoles de campagne –, mais dont on voit que près de la moitié des élèves de la division supérieure y sont déjà habitués.

  • 34  La République vient d’adopter le système français des poids et mesures.

39En arithmétique, c’est une infériorité globale des filles qui se révèle, mais dont le degré est clairement corrélé à celui des applications professionnelles attachées à cette matière. Dans le degré inférieur, les filles sont en effet un peu meilleures dans les quatre opérations de base (+ 2,8 %), s’inclinent dans la pratique du calcul mental (- 11,3 %) et décimal (- 6,6 %)34, puis, dans la division supérieure, dans les calculs avec fractions (- 10 %), et surtout dans l’application des règles d’intérêts et d’escompte (- 36,2 %) et de société (- 72,7 %), qui sont des savoirs à finalité largement professionnelle, auxquels les filles sont bien moins nombreuses que les garçons à s’exercer. La même observation vaudrait pour la tenue de compte (- 55 %) et le dessin linéaire (- 37,7 %), où les écarts mesurent les différences de projets professionnels des garçons et des filles, tout comme, en sens inverse, les « ouvrages du sexe », c’est-à-dire les travaux à l’aiguille, dont le nom même indique que les filles sont seules à en bénéficier.

  • 35  Les rapports en sont envoyés directement par les pasteurs. AEN, Département des Cultes. Série G, 7 (...)

40Une troisième famille regroupe les matières de culture : géographie, histoire, instruction civique. Les écarts de performances sont ici contrastés, mais, globalement, les garçons sont meilleurs que les filles. La raison tient sans doute au monopole masculin dans l’exercice de la citoyenneté, aussi bien communale que cantonale et fédérale. La loi de 1850 a purement et simplement réservé l’instruction civique aux garçons, ceux-ci ayant logiquement aussi un plus grand intérêt ou une meilleure sensibilité aux chapitres de l’histoire et de la géographie, cantonales ou suisses, sur lesquels elle s’appuie. La religion, qui aurait pu appartenir à cette même famille, ne figure pas dans les statistiques, car la République l’a fait sortir du champ de l’examen35.

41Une dernière famille d’objets d’enseignement (botanique, géométrie…) ne figure que facultativement dans les programmes d’étude des écoles de campagne : ils dépendent de la nature des industries localement dominantes (horlogerie, dentelle, mécanique…) et répondent à une demande précise des populations. Ils constituent en fait les éléments d’un enseignement primaire supérieur, s’adressant aux élèves les plus âgés des divisions supérieures ou à ceux qui, déjà en apprentissage, suivent les écoles du soir. Hormis la gymnastique, ces matières sont essentiellement liées à l’exercice de professions artisanales ou industrielles, auxquelles les garçons sont bien plus nombreux que les filles à se destiner, ce qui se traduit ici dans les chiffres.

  • 36  Pierre Caspard, Les changes linguistiques d’adolescents. Une pratique éducative, XVIIe-XIXe siècle (...)

42Il faut souligner qu’un apprentissage d’un intérêt pratique majeur dans de nombreuses activités, masculines comme féminines, n’apparaît pas dans le tableau : il s’agit de celui de la langue allemande. À l’époque, l’allemand ne s’enseigne pas dans les écoles de campagne, mais essentiellement par immersion, au travers d’échanges linguistiques opérés à l’initiative des familles. Dans les années 1850, les filles sont aussi nombreuses que les garçons à partir, un an ou deux, en Suisse alémanique ou en Allemagne pour apprendre la langue par ce procédé, extrêmement répandu, y compris dans les milieux de l’artisanat et de la paysannerie ; mais les données manquent pour évaluer les compétences respectives des filles et des garçons dans ce domaine36.

43Les performances comparées des garçons et des filles s’analysent donc différemment selon le niveau d’enseignement. Dans la division inférieure, soit de 6-7 à 11-12 ans, l’enseignement est totalement commun aux deux sexes, par son contenu comme par ses objectifs : il s’agit d’assurer les apprentissages de base propres à tout enseignement élémentaire, c’est-à-dire la lecture, l’écriture et le calcul, auxquels s’ajoutent naturellement la religion, ainsi que le chant (sacré) et la géographie. À ce niveau, les écarts de performances entre les garçons et les filles sont relativement faibles, mais sont globalement en faveur des filles qui s’avèrent, surtout, meilleures en français. Dans la division supérieure, qui accueille des enfants âgés de 12 à 16 ans environ, dans des écoles de jour ou du soir, une partie très significative des objets d’enseignement continue à s’adresser indifféremment aux deux sexes, mais il devient difficile de discerner si les écarts de performances constatés s’expliquent plutôt par une forme de supériorité intellectuelle des filles ou des garçons, selon les cas, ou par l’intérêt, professionnel ou préprofessionnel, qu’ils prennent plus spécifiquement aux savoirs dont ils anticipent l’utilité. Le cas de certaines matières, comme l’orthographe et la composition française, apparaît, de ce point de vue, particulièrement problématique.

3. L’intelligence des filles en question

  • 37  Les rapports sont particulièrement détaillés en 1851, qui est la première année de mise en applica (...)

44L’hypothèse d’une intelligence ou de capacités intellectuelles supérieures des filles, notamment dans les matières littéraires, est celle que mettent en avant les commissaires du gouvernement, dans les commentaires dont ils accompagnent les tableaux des « connaissances spéciales » des élèves, établis à l’issue des visites auxquelles ils ont assisté37. À dire vrai, un petit nombre seulement de ces commentaires portent sur les différences constatées entre les garçons et les filles, que la visite ait concerné une classe mixte ou, successivement, deux classes parallèles de garçons et de filles. Leurs commentaires sont pourtant intéressants, car ils font exception au silence dont cette question fait quasi unanimement l’objet à l’époque. Les évaluations et classements qui sont produits à l’école comme au temple sont toujours présentés dans des tableaux distincts selon les sexes, et donc non comparables, même quand l’examen auquel garçons et filles sont soumis (celui du catéchisme, par exemple) est exactement identique. La totalisation faite par le DEP en 1853 se prêtait particulièrement à des calculs simples de différences et de pourcentages par sexe, qui paraissent évidents à notre raison statistique ; ils n’ont pourtant pas été faits à l’époque, et le tableau est laissé sur ce point sans aucun commentaire par le chef du Département.

45C’est donc très spontanément, et sans avoir reçu aucune instruction en ce sens, que les commissaires nous font part, à 23 reprises, soit dans un quart des rapports, de la supériorité de l’un ou l’autre sexe, soit globalement, soit dans l’une des épreuves de l’examen (cf. Tableau 4). Cette comparaison leur est inspirée par la visite d’écoles mixtes (dans 14 cas) ou séparées (9 cas). Huit d’entre eux soulignent la supériorité des garçons, quatorze ou quinze celle des filles. On observe que la supériorité des garçons apparaît proportionnellement davantage dans les écoles séparées (50 % des cas) que dans les écoles mixtes (28 % seulement), ce qui peut s’expliquer par la compétence inférieure des institutrices des écoles de filles, évoquée d’ailleurs dans deux cas par les commissaires, et cohérente avec ce que nous savons des conditions de leur recrutement avant l’instauration d’un brevet, en 1850. En soi, ces décomptes doivent bien sûr être interprétés avec prudence : on pourrait, par exemple, faire l’hypothèse que les allusions plus nombreuses à la supériorité des filles traduisent la surprise des commissaires devant une réalité qui contrevient au stéréotype de leur infériorité ; mais ce cas n’apparaît ouvertement que dans l’un des commentaires, qui concerne leur niveau en arithmétique.

  • 38  D’autres cantons suisses donnent des témoignages du même genre. À Genève, le rapport d’une Commiss (...)

46Pour le reste, l’explication donnée à la supériorité de l’un ou l’autre sexe renvoie, dans 4 cas, au contexte scolaire : faiblesse de l’institutrice des filles (2 cas), meilleure assiduité de celles-ci (2 cas) ; dans un cas, une explication au moins partielle est cherchée dans le comportement des garçons (« rebelles »). Dans la majorité des autres, c’est une supériorité proprement intellectuelle des filles qui est évoquée : elles sont jugées « plus intelligentes », d’une « intelligence plus vive », plus « énergiques », plus « réfléchies » ; leur élocution, leur prononciation, leur accent même, rendent leur expression orale plus satisfaisante. On retrouve ici un écho fidèle des performances chiffrées : les filles lisent mieux, s’expriment plus aisément, écrivent mieux, même si, en grammaire et en dictée, la situation est plus contrastée38.

47Quand elles ne portent pas sur le niveau général des filles et des garçons lors de leur examen, (6 cas), la quasi-totalité des comparaisons concernent en tout cas le français (13 cas), très loin devant l’arithmétique (2) et la géographie (2). L’intérêt porté à la maîtrise de la langue reflète parfaitement l’importance qui est la sienne à l’école, comparée à celle des autres matières. La trilogie « lire, écrire, compter », à laquelle on résume souvent les apprentissages élémentaires, suggère en effet un équilibre tripartite à la fois réducteur et tout à fait trompeur. Compter et calculer est un savoir pratique auquel l’école attache une importance relativement secondaire, d’autant qu’il peut facilement s’acquérir en dehors d’elle. Écrire traduit une compétence en soi assez rudimentaire. C’est la langue française, avec tout ce qu’elle implique dans le domaine de la compréhension, de la communication et de l’expression, donc de la lecture réfléchie et de la rédaction, qui est au cœur des apprentissages élémentaires à Neuchâtel, au moins depuis le XVIIIe siècle. C’est pourquoi la question de la supériorité scolaire des filles se résume alors pratiquement à celle de leur supériorité en français.

  • 39  Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, rééd. Paris, (...)

48Peut-on expliquer la supériorité des filles dans les différents exercices qui ont trait à la maîtrise de la langue par l’intérêt qu’elles y prendraient spécifiquement pour se conformer à des stéréotypes liés à la place que leur destine la société ou, plus précisément encore, aux professions qu’elles sont appelées à y exercer ? À première vue, l’utilité professionnelle de l’orthographe ou de la composition française peut paraître douteuse, en l’absence de toute perspective de prolongation de la scolarité vers des études générales, secondaires ou supérieures, et alors que la scolarité élémentaire ne se conclut elle-même par aucune forme de certification ou d’examen, hormis celui des catéchumènes. Mais il serait fort anachronique de n’apprécier le marché du travail féminin de l’époque que sous l’angle des diplômes et certifications donnant accès aux professions. L’empire des examens et concours n’est alors qu’en voie de constitution, Neuchâtel connaissant dans ce domaine un retard particulier sur un pays comme la France, aux traditions corporatives anciennes. À Neuchâtel, témoigner de son savoir-faire suffit le plus généralement et dans ces conditions, comme dit Adam Smith, « il n’est pas nécessaire d’apporter des certificats constatant qu’on a étudié un certain nombre d’années »39.

49Or, au milieu du XIXe siècle, le marché du travail féminin est déjà riche en emplois de services, que ce soit dans le pays même ou à l’étranger : bonnes d’enfants, servantes, gouvernantes, institutrices privées ou publiques, serveuses, vendeuses sont des métiers dont l’exercice implique, à des degrés divers, une bonne maîtrise de la langue écrite et parlée, voire la capacité à l’enseigner par principes ou par l’usage, au moins à de jeunes enfants. Ces diverses professions ou activités offrent dès cette époque un horizon de travail rémunéré, minoritaire mais relativement banal, qui constitue en quelque sorte, pour les filles, le pendant de l’artisanat et du commerce pour les garçons. Ces perspectives pourraient orienter l’intérêt des filles pour le français, et donc expliquer leur supériorité dans ce domaine.

50Pour tester cette hypothèse, on s’intéressera à des contextes sociaux beaucoup plus étroitement circonscrits que ceux de la société neuchâteloise dans son ensemble. En remontant, pour ce faire, en amont encore de la période précédente, on analysera successivement les performances comparées de filles et de garçons appartenant à deux milieux, principalement paysan, puis exclusivement ouvrier.

III. Petites paysannes des planchettes (1841-1847)

  • 40  Frédéric de Rougemont, Rapport sur l’état de l’éducation dans la principauté de Neuchâtel en 1837, (...)

51Comme son nom le laisse supposer, Les Planchettes n’est pas une puissante agglomération urbaine. En 1837, elle compte 453 habitants, parmi lesquels 80 à 90, âgés de 7 à 16 ans, sont théoriquement en âge de fréquenter l’école40. Les villageois vivent alors essentiellement de l’agriculture et de l’élevage, avec une activité secondaire dans l’horlogerie et la dentelle. Fondée comme paroisse en 1702, comme commune autonome en 1812 seulement, Les Planchettes jouxte la frontière française, dispersant ses fermes et maisons à plus de 1 000 mètres d’altitude, loin de l’axe de communication transjurassien qui relie Pontarlier à Neuchâtel et à la Suisse. On peut difficilement trouver dans le pays de Neuchâtel commune plus petite, plus haute, plus reculée, plus pauvre et ayant moins vocation à déployer des activités de services. C’est pourquoi il est intéressant d’y observer la scolarisation des garçons et des filles et d’en comparer les résultats.

  • 41  AEN, Archives de la commune des Planchettes, MM 1, 4, 5, 6 et 8 ; Pierre Caspard, « Une source de (...)
  • 42  Ce surcroît de travail du régent est rétribué au prix de lourds sacrifices financiers que s’impose (...)

52Les Planchettes possède une école depuis le début du XVIIIe siècle au moins41. Nous en connaissons le règlement de 1720, et l’actualisation qui en a été faite en 1825. Elle est alors ouverte toute l’année, 7 heures par jour, de 8 à 12 heures et de 13 à 16 heures, à l’exception du samedi après-midi, du dimanche, et de six semaines de « relâche », « deux en semailles, deux en fenaisons, deux en moissons », ce qui éclaire suffisamment sur les activités dominantes de la population. La dispersion de l’habitat et la rudesse du climat rendent difficile la fréquentation de l’école en hiver, qui est pourtant la saison où les enfants sont le plus disponibles. C’est pourquoi la commune a créé un véritable dispositif de proximité. Dans les années 1830 et 1840, celui-ci comprend, outre l’« école centrale », fondée en 1720, quatre écoles de quartier, ouvertes de décembre à mars. Elles se tiennent dans des fermes de particuliers, distantes de 30 à 45 minutes de marche du centre du village. Deux d’entre elles sont tenues par le régent de l’école centrale lui-même. Comme il n’enseigne alors que 6 heures par jour dans cette école, il lui est demandé d’enseigner aussi dans l’une des écoles de quartier le matin de 6 à 8 heures, et dans une seconde le soir de 16 à 19 heures42. Les deux dernières écoles sont tenues par un sous-régent, qui y alterne son enseignement de diverses façons, dans le jour ou dans la semaine. Les effectifs scolarisés dans ces écoles de quartier sont pour le moins réduits. En 1845, trois d’entre elles accueillent respectivement 9 enfants (5 garçons et 4 filles), 8 enfants (4 garçons et 4 filles) et 14 enfants (9 garçons et 5 filles). En 1834, l’une de ces écoles n’accueillait même que les enfants d’une seule famille, « pauvre et nombreuse ». Au total, dans les années 1840, les quatre écoles de quartier scolarisent trente à quarante enfants, dont une partie fréquente aussi l’école centrale, en été.

53Cette dualité entre écoles centrale et de quartier justifie une évaluation en deux temps par la commune : la visite générale de l’école a lieu à la mi-juillet ; une visite particulière est faite en avril, pour les seuls enfants qui fréquentent les écoles de quartier ; certains de ces derniers sont donc examinés deux fois.

1. Filles et garçons devant l’examen

54La visite générale de juillet donne lieu à l’établissement d’un « catalogue des enfants présents le jour de la visite » beaucoup plus précis et détaillé que celui qui sera mis au point par le Département de l’éducation publique après 1850. En juillet 1847, ce catalogue comporte onze colonnes indiquant le niveau atteint par chacun des enfants en récitation du catéchisme et des passages de la Bible, lecture, dictée, grammaire, arithmétique, chant, histoire sainte, histoire ancienne et géographie. Huit autres colonnes renseignent sur chaque enfant, en indiquant notamment son âge exact et la durée de sa fréquentation de l’école pendant l’année écoulée. La mention de l’âge est particulièrement précieuse, car elle permet d’affiner en fonction de ce critère l’évaluation des performances des enfants, que les statistiques nationales ne donnent après 1850 que d’une façon très approximative, en distinguant deux grandes divisions d’enseignement. À l’issue de chaque visite, le catalogue est affiché dans l’école jusqu’à la visite de l’année suivante, « pour lui servir de terme de comparaison ».

55On a fait la synthèse des principales données du catalogue de juillet 1847, en les regroupant selon l’âge des 66 enfants examinés, soit 38 garçons et 28 filles (cf. Tableau 5). Parmi eux, 4 n’ont pas suivi les cours de l’école communale pendant l’année : 2 filles âgées de 11 et 9 ans, et 2 garçons âgés de 15 et 13 ans ont été instruits par des leçons particulières, mais ont été convoqués pour être examinés en public avec les autres. Un premier constat concerne la fréquentation de l’école. Elle est inférieure chez les filles, de deux points de vue. Le nombre de semaines où elles fréquentent l’école est, en moyenne, de 18,4, contre 23 pour les garçons, auxquelles il convient de retrancher les journées d’absence pour raisons de mauvais temps, de maladie ou autres : 19 jours en moyenne, soit 3,2 semaines, pour les garçons, contre 19,8 jours, soit 3,3 semaines en moyenne, pour les filles. Restent donc 19,8 semaines de fréquentation effective pour les premiers et 15,1 pour les secondes. Celles-ci quittent aussi l’école à un âge plus jeune. Si, entre 7 et 13 ans, on compte 26 filles pour 25 garçons, au-delà de cet âge, elles ne sont plus que 2 à fréquenter l’école, pour 8 garçons. Ce genre d’écart, très variable d’une commune à l’autre, est masqué par la statistique nationale de 1853, qui ne raisonne qu’en degrés d’études.

56Prendre en compte simultanément l’âge et le niveau montre qu’à âge égal, c’est une nette supériorité des filles qui apparaît. C’est le cas de ce moment essentiel qu’est le passage de l’épellation à la lecture courante, avec tous les apprentissages que permet cette dernière : sur 15 garçons âgés de 8 à 11 ans, 12 épellent encore, alors que ce n’est plus le cas que de 4 des 16 filles de la même tranche d’âge : les autres sont déjà capables de lire couramment. Quant à l’épreuve de la dictée, le nombre de fautes commises le jour de la visite est peu comparable, puisque les filles qui font le thème sont âgées de 8 à 12 ans, les garçons de 9 à 17 ans. Malgré cela, le nombre de fautes commises par les uns et par les autres est proche : 17,3 pour les garçons, 20,5 pour les filles, ce qui traduit une performance nettement supérieure de la part de ces dernières. Malgré leur âge, les filles sont globalement un peu plus nombreuses à faire de l’arithmétique : 54 % d’entre elles ont au moins débuté, contre 45 % des garçons. Mais elles vont moins loin : 21 % ont atteint ou dépassé le stade de la multiplication, contre 37 % des garçons. Enfin, elles sont également moins nombreuses à faire de l’analyse grammaticale (14 % contre 32 %), ce qui ne les handicape apparemment pas trop en orthographe, et de la géographie (7 % contre 18 %).

  • 43  Jean-Frédéric Ostervald, Abrégé de l’histoire sainte et du catéchisme, Genève, 1734. Depuis cette (...)

57À côté des matières profanes, la religion fait l’objet d’une quadruple évaluation lors de la visite. L’examen de « récitation » porte sur deux petits ouvrages de Jean-Frédéric Ostervald, publiés pour la première fois plus d’un siècle auparavant43. L’endroit auquel est arrivé chaque enfant dans ces deux ouvrages est indiqué précisément dans le catalogue : 71 % des garçons et 54 % des filles ont commencé à apprendre les Passages, 54 % et 43 % respectivement en savent déjà « tout » ; concernant le catéchisme, 45 % des garçons et 54 % des filles l’ont commencé, 24 % des premiers et 7 % des secondes en savent « tout ». Le troisième volet de l’enseignement religieux consiste dans l’histoire sainte ; 26 % des garçons en sont encore à la Création du Monde, 29 % sont déjà passés à Caïn et Abel. Les filles sont respectivement 7 % et 36 % dans ce cas, et personne n’a été au-delà. Enfin, tous les enfants ont appris les psaumes 138, 42 et 47. Dans l’ensemble, l’instruction religieuse des garçons est plus avancée que celle des filles, mais moins que leur âge moyen, nettement plus élevé, le laisserait pressentir.

  • 44  On ne peut donc transposer dans le passé l’analyse des interactions dans la classe et de ses effet (...)
  • 45  Ce souci d’évaluation découle en effet très directement de l’effort que font les familles pour fin (...)

58Ce bilan inspire plusieurs remarques. D’abord, d’un point de vue pédagogique, la multiplicité des niveaux que permet de distinguer le catalogue et la grande diversité des effectifs concernés témoignent d’un enseignement, non pas individuel, mais fortement individualisé par petits groupes de niveau, rendu nécessaire par l’empan très large de l’âge des élèves concernés, comme par celui de leur fréquentation annuelle. En termes d’interactions dans la classe, ceci pose la question du co-enseignement d’une façon qui n’est pas réductible à l’opposition traditionnellement faite entre modes individuel et simultané44. On en verra plus loin un autre exemple, très différent de celui-ci. La minutie du catalogue, exposé dans l’école aux yeux des enfants, des parents et des autorités communales, témoigne ensuite d’un souci d’évaluation extrêmement fort, tant de l’avancement des enfants dans le programme que de leurs performances dans chacune des matières et des progrès réalisés, individuellement et collectivement, d’une année sur l’autre. Savoir ce que vaut l’enseignement qu’ils financent, au prix de lourds sacrifices, est une préoccupation majeure des parents d’élèves – filles aussi bien que garçons – et ils s’en donnent clairement les moyens, sans contestation possible de la part de leur régent45.

59Enfin, le catalogue révèle l’importance respectivement attachée aux différentes matières sur lesquelles porte l’examen. Dans le programme d’études des Planchettes, comme dans celui de toutes les autres communes du pays, la religion figure en tête et sa prééminence n’est contestée par personne. De fait, elle est l’objet de pas moins de quatre interrogations le jour de la visite, sans parler de la matière qu’elle peut fournir aux exercices de lecture et de dictée, comme on le verra, ni de la place qu’elle peut tenir en histoire ancienne, voire en géographie (sacrée). On pourrait en déduire que, dans l’évaluation des élèves, la religion occupe la place prééminente qui est la sienne dans les programmes et les principes qu’ils affichent. Il n’en est rien. En témoigne la façon dont est rédigé le catalogue des enfants exposé en permanence dans l’école. Comme toujours dans ce genre de documents, la liste des filles est distincte de celle des garçons. Comme souvent aussi, les uns et les autres ne sont classés ni par ordre alphabétique, ni par rang d’âge, mais par ordre de mérite. Mais comment cet ordre est-il déterminé ? L’idée de moyenne répugnant à la mentalité de l’époque, l’une des matières doit donc servir à classer les élèves. Or, cette matière n’est pas la religion mais… l’orthographe : garçons et filles sont classés dans le catalogue en fonction du nombre de fautes qu’ils ont commises à la dictée, le jour de la visite. Ainsi, les députés à la visite, tous gens fort pieux, pasteur en tête – c’est lui qui préside et dirige l’examen –, considèrent-ils la dictée comme l’épreuve la plus révélatrice du niveau atteint par les élèves dans l’apprentissage qui, nonobstant la place éminente de la religion, est en pratique considéré comme fondamental : celui de la langue française.

60Compte tenu de l’importance attachée par les familles elles-mêmes à l’orthographe et aux compétences dont elle témoigne, il est donc intéressant de comparer plus précisément les performances qui sont, dans ce domaine, celles des enfants appartenant aux familles des Planchettes le plus profondément rurales, celles qui habitent les fermes dispersées dans la montagne et envoient en hiver leurs enfants dans les écoles de quartier.

2. Fénelon, la dentelle et les andains

61Les enfants des écoles de quartier des Planchettes sont examinés collectivement courant avril, au sortir de l’école d’hiver. En avril 1841, ce sont trente enfants qui sont présents et interrogés en épellation, lecture, écriture, récitation, orthographe, analyse, arithmétique, numération, chant et musique. Le brouillon du catalogue où sont portés les résultats de l’examen contient cette année-là un document exceptionnel : le texte même qui a été lu aux enfants pour la dictée d’orthographe (cf. Document 6). Sur les 13 garçons présents, 6 ont composé, âgés en moyenne de 11,4 ans ; ils ont commis respectivement 7, 9, 13, 13, 15 et 16 fautes, soit une moyenne de 12,1 fautes. Sur les 17 filles, 7 ont composé, âgées en moyenne de 10,8 ans ; elles ont commis respectivement 5 et demi, 6, 7, 8, 12, 16 et 20 fautes, soit une moyenne de 10,6. Les performances orthographiques de chacun des treize enfants observés en avril 1841 ont pu être suivies lors des visites d’avril 1842, juillet 1842, avril 1843 et juillet 1843. Nous ne connaissons pas les textes dictés ces années-là, mais leur degré de difficulté devait sans doute être analogue à celui du texte de Fénelon. Les résultats confirment en tout cas pleinement ceux de la visite d’avril 1841, en accentuant encore légèrement l’écart : sur l’ensemble des cinq visites, les six garçons ont fait 12,2 fautes en moyenne, les sept filles 9,7.

62Ce texte figure au dos d’un brouillon du catalogue dressé à l’issue de l’examen des élèves des écoles de quartier des Planchettes, en avril 1841. L’auteur du texte n’est pas indiqué, mais nous savons qu’il s’agit de Fénelon, dans son Traité de l’existence de Dieu, paru en 1713. Plus exactement, seules les six premières lignes sont de Fénelon, avec suppression de quelques mots de l’original. La dernière phrase (« Que répondrait… ») résume la fin de la démonstration46. Par une curieuse coïncidence, il s’agit du même ouvrage de Fénelon dont l’inspecteur général Beuvain extraira la dictée « Les arbres… » qu’il fera passer à des milliers de petit(e)s Français(e) s, trente-cinq ans plus tard (cf. supra).

63D’un point de vue orthographique, le texte n’est pas très long : 103 mots, à comparer aux 83 mots de la dictée « Les Arbres… », mais il présente bon nombre de difficultés, tant du point de vue du vocabulaire (consonnes doubles, accents…) que de la grammaire (accords, conjugaison, voire syntaxe, assez complexe). La ponctuation est par ailleurs peu orthodoxe, même dans l’original de Fénelon, auquel le copiste a encore ajouté des incohérences. Nous ignorons le barème de correction qui a abouti au nombre de fautes décomptées dans le catalogue. Évaluer le niveau absolu des enfants d’après ce nombre de fautes est donc difficile ; par rapport aux enfants de 11 ans inspectés par Beuvain en 1873-1877, il semble meilleur pour les garçons, et très nettement supérieur pour les filles.

  • 47  « On dmîndje è Piaintchtè. Un dimanche aux Planchettes. Récit en patois des montagnes neuchâtelois (...)
  • 48  Le patois est encore d’usage assez général jusque dans les années 1830 ou 1840 (mais disparaît ens (...)

64La supériorité des filles apparaît donc même dans les conditions extrêmes où les enfants de fermes isolées dans la montagne sont conduits à fréquenter l’école d’hiver, quelques heures par jour, en bravant, parfois dès avant 6 heures le matin, le froid et la neige. Il est clair que ces filles de paysans ne se destinent pas à occuper quelque emploi reposant sur une maîtrise raffinée de la langue. Apprendre le français est pour elles, exactement comme pour les garçons, un objectif simplement pratique. D’autant que, dans les années 1830 ou 1840, la langue des conversations familières aux Planchettes est souvent encore un patois qualifié de « rugueux », appartenant à la famille franco-provençale, dont nous donne idée un récit se déroulant précisément dans le village de l’époque47. Ce récit évoque notamment les souvenirs d’un jeune enfant, sur le chemin de l’école : « Kaîn - nè fërcassè dè vièdge à vo djalà lèz arpion, ca no pouatin po l’écoulà a pouotan noùtër dinà ! » [Quelles froidures, parfois, à vous geler les orteils, quand nous partions pour l’école en portant notre dîner!]. Que les filles aient anticipé une destinée professionnelle spécifique en portant à l’apprentissage du français un intérêt supérieur à celui des garçons est, dans ces conditions, plus que douteux. Il ne s’agit pour elles, comme pour les garçons, que de maîtriser une langue permettant de communiquer au-delà de leur environnement proche, familial, villageois ou régional48.

65Si l’on distingue difficilement d’éventuelles anticipations sexuées des usages de la langue française, on a du mal aussi à cerner le temps dont disposent respectivement les garçons et les filles pour leurs apprentissages scolaires. Quelle fraction du temps laissé libre par la fréquentation de l’école et par leur contribution aux travaux domestiques et agricoles permettait-elle aux garçons et aux filles de préparer leurs leçons et leurs devoirs ? « La loùvrée, noz apërniain noùtrè réponsè » [« La veillée, nous apprenions nos leçons »], se rappelle l’ancien écolier des Planchettes, et les comptes rendus de visite, notamment ceux des Planchettes, rappellent fréquemment aux parents l’importance de veiller aux « préparations domestiques » de leurs enfants. Les filles consacraient-elles plus de temps que les garçons à ces préparations domestiques ? Les quelques centaines d’heures passées annuellement à l’école en laissaient plusieurs milliers disponibles pour d’autres activités, et le récit déjà cité énumère quelques-unes de celles qui incombaient aux enfants : aider aux labours, à planter les pommes de terre, à faire les jardins ; enlever les pierres du pré, « étendre » les taupinières, cueillir les dents-de-lion, aider à faire les foins en étendant les andains, en râtelant le pré, en chassant les taons du cheval ; moissonner, récolter le regain, garder les vaches, arracher les légumes… Encore cette liste en omet-elle d’importantes, comme les nombreuses courses et commissions rendues nécessaires par l’isolement des fermes, ou l’aide à la tenue du ménage. La sollicitation des garçons pour ces diverses tâches était peut-être supérieure à celle des filles, à moins que ces dernières n’aient déjà commencé à travailler à la dentelle, comme c’était parfois le cas de leurs mères. Et peut-être l’attention portée par les petites dentellières à leur carreau prédisposait-elle davantage à la vigilance orthographique requise par un texte de Fénelon que l’étendage des andains ou les courses à travers champs auxquels devaient se livrer leurs frères.

66Ces inconnues conduisent à poser la question des performances scolaires des garçons et des filles dans un contexte où leurs emplois du temps respectifs, dans et hors l’école, pourraient être déterminés avec une précision beaucoup plus grande. Un tel contexte peut être observé un demi-siècle plus tôt, dans un tout autre milieu social, celui du prolétariat de la première révolution industrielle, à laquelle le pays de Neuchâtel a pris une part active.

IV. Jeunes ouvrières de cortaillod (1786-1810)

  • 49  Pierre Caspard, La Fabrique-Neuve de Cortaillod (1752-1854). Entreprise et profit pendant la révol (...)

67Cortaillod présente un visage tout différent de celui des Planchettes. Vers 1800, c’est un gros village d’un millier d’habitants agglomérés, dont la population a plus que doublé depuis les années 1730 par suite de l’implantation, à Cortaillod même et dans sa région, d’importantes manufactures d’impression de toiles de coton, ou « indiennes »49. Celle de Cortaillod emploie à elle seule une population de plus de 600 ouvriers en 1790, composée en proportions à peu près égales d’hommes, de femmes et d’enfants, ces derniers âgés de 6 à 16 ans, donc en âge d’être scolarisés. Dans l’ensemble de la région, ce sont près de 2 000 ouvriers qui travaillent dans cette industrie ; à la fin du siècle, ils constituent déjà souvent la troisième génération d’un prolétariat qui ne possède plus d’attaches terriennes.

  • 50  De 1796 à 1805, les revenus que la commune tire annuellement de ses biens et capitaux se montent à (...)
  • 51  On ignore quasiment tout de l’identité de ces moniteurs, notamment leur sexe. Le monitorat constit (...)
  • 52  Sur l’organisation de cette école, Pierre Caspard, « La maîtresse cachée. Aux origines de l’instit (...)

68La commune de Cortaillod est riche et a les moyens de financer une école de qualité, en payant un bon salaire à son régent50. Celui-ci forme, avec son épouse et/ou sa fille, sa sœur ou sa mère selon les années, ainsi qu’avec un ou deux sous-régents en hiver, le pasteur pour l’instruction religieuse et, dans la classe même, des moniteurs choisis parmi les élèves les plus avancés51, une équipe pédagogique capable de faire efficacement la classe à des élèves de tous âges, dont le nombre dépasse largement la centaine en hiver52. L’école, à classe unique, est mixte (c’est seulement en 1847 que la commune ouvrira des classes parallèles de garçons et de filles). En hiver, elle accueille la quasi-totalité des garçons et des filles d’âge scolaire. L’organisation pédagogique est donc aux antipodes de celle des Planchettes, où deux régents s’occupent de cinq écoles. Ici, une seule école est régentée par trois ou quatre personnes au moins, aidées de moniteurs.

  • 53  Archives de la Commune de Cortaillod, BB 4, manuels de communauté, 1709-1833.

69On ignore le programme d’enseignement de l’école de Cortaillod à la fin du XVIIIe siècle, mais en 1726, il comprenait déjà la lecture, l’écriture, l’arithmétique, l’orthographe (incluant la pratique de la dictée) et le chant des psaumes; la religion ne figurait pas explicitement dans ce programme, mais elle allait de soi. D’autres matières s’y sont très certainement ajoutées depuis 1726, notamment la grammaire, qui se répand dans toutes les écoles neuchâteloises après le milieu du siècle. La visite de l’école est faite chaque année, en mars ou en avril, par une députation de communiers, conduits par le pasteur. Il en est rendu compte devant l’assemblée générale des communiers, mais les procès-verbaux conservés sont généralement succincts et ne sont pas accompagnés de catalogues d’élèves. Aucun document de source communale n’informe donc sur le niveau scolaire respectif des garçons et des filles au XVIIIe siècle et au tout début du XIXe53.

  • 54  AEN, fonds de la Fabrique-Neuve de Cortaillod, papiers divers.

70D’autres sources, externes à l’école, permettent pourtant de construire cette évaluation pour une population très précise : les enfants ouvriers qui travaillent dans la fabrique d’indiennes de Cortaillod. Comme volet de sa politique sociale, l’entreprise paye en effet au régent de l’école communale le montant de l’écolage dû par ces enfants ; le montant en diffère selon que l’enfant fréquente la « petite école » ou la « grande ». À titre de justificatif, le régent donne chaque année à l’entreprise la liste nominale des enfants et la durée de leur fréquentation ; ces listes sont conservées pour les années 1786 à 181054.

  • 55  Par exemple, en 1814, un ouvrier imprimeur (J.-J. Ribeaux) gagne 451 £, deux de ses fils 57 et 85  (...)

71Parmi les enfants ouvriers dont l’entreprise paye l’écolage, beaucoup sont nés dans la commune même ; on a pu reconstituer leur famille, grâce aux registres paroissiaux. On dispose ainsi, sur vingt-cinq ans, de listes nominatives d’enfants ouvriers permettant un suivi longitudinal de la scolarité de chacun d’eux, en fonction de son âge. Les mêmes registres paroissiaux permettent de connaître l’âge et le rang de classement des enfants au moment où le pasteur les examine avant de les admettre à confirmer les vœux de leur baptême, vers 17 ans. Enfin, les registres des personnels de l’entreprise mentionnent la profession exacte de leurs parents, et celle qui sera la leur plus tard dans l’entreprise, s’ils y travaillent aussi, ce qui est le cas de la majorité d’entre eux, les autres allant le plus souvent travailler dans d’autres entreprises de la même branche, en Suisse ou en France. Il faut souligner que la perspective professionnelle qui s’ouvre ainsi aux garçons et aux filles travaillant dans la fabrique ne traduit aucun enfermement dans la condition ouvrière. Ils savent qu’ils bénéficieront d’un salaire individuel, et plus encore familial, leur assurant un niveau de vie convenable, voire confortable, en dehors des périodes de crise commerciale ou de cherté des vivres55. Travailler dans la branche de l’indiennage constitue pour les jeunes des deux sexes, comme pour leurs parents, un horizon non seulement probable, mais largement et majoritairement désiré.

72Au contraire de celles des Planchettes, les sources utilisées sont donc largement extérieures à l’institution scolaire elle-même. Elles n’informent pas sur le niveau des enfants dans les différentes matières au programme, mais sur leur progression à deux moments-clés de leur parcours : le passage de la petite à la grande école et la réussite à l’examen d’admission à la Cène, qui vaut certificat de fin d’études. Surtout, elles permettent de connaître non seulement la durée exacte de la scolarité des garçons et des filles, mais aussi l’utilisation que les uns et les autres font de la majeure partie du temps qu’ils passent en dehors de l’école.

73La fréquentation scolaire annuelle effectivement constatée chez les enfants ouvriers est, chez les filles comme chez les garçons, un peu supérieure à deux mois, qui prennent place durant la période où l’entreprise ferme ses portes pour des raisons climatiques, vers janvier et février en général. À raison de 35 heures par semaine, filles et garçons fréquentent donc l’école environ 320 heures par an. Le nombre d’années où les uns et les autres la fréquentent est également très proche, un peu supérieur à dix ans ; au total, leur scolarité aura donc été de plus de 3 200 heures.

74Mais l’essentiel de leur temps, les enfants des deux sexes le passent dans les locaux de la manufacture. Dès leur plus jeune âge, ils sont en effet soumis aux horaires réguliers de la fabrique, qui ouvre « dès qu’il fait assez jour pour pouvoir travailler », et ne ferme le soir qu’« à la nuit tombante ». La seule exception à cet horaire est le samedi, où le travail cesse à 16 heures en hiver, 18 heures en été et 17 heures aux mi-saisons. Entre 6 et 17 ans, filles et garçons sont donc présents sur leur lieu de travail pendant 9 à 15 heures selon les saisons, le travail proprement dit étant entrecoupé de 1 à 2 heures de pauses. Ce sont plus de 3 000 heures annuelles que filles et garçons consacrent ainsi, durant toute leur période de scolarité, à leur travail en fabrique. Or, ce travail est exactement identique pour les deux sexes, non seulement en terme de durée et de rythme, mais aussi de contenu.

  • 56  Pierre Caspard, « Gérer sa vie ? Étude statistique sur le profil de carrière des ouvriers de l’ind (...)

75De 6 à 11 ans environ, garçons et filles travaillent en effet d’abord comme tireurs et tireuses, qui assistent les imprimeurs et imprimeuses en tirant les toiles de coton sur les longues tables à impression et en allant chercher en magasin les planches de bois gravées nécessaires, d’où leur autre nom de « cherche-planches ». Ce n’est que vers 11-12 ans que le destin des garçons et des filles bifurque, au moins provisoirement. Les secondes deviennent pinceleuses, c’est-à-dire ajoutent au pinceau certaines couleurs à celles qui sont déjà imprimées à la planche sur les toiles; certaines de ces pinceleuses pourront commencer, à partir de 14 ou 15 ans, un apprentissage d’imprimeuses, les autres restant pinceleuses. Les garçons deviennent, vers 11-12 ans, manœuvres chargés de tâches de manutention n’exigeant pas encore une grande force physique ; à partir de 14 ou 15 ans, certains pourront commencer un apprentissage d’imprimeurs, les autres restant manœuvres. Ainsi, à l’âge de la scolarité, soit de 6 à 17 ans, garçons et filles exercent-ils exactement les mêmes tâches dans l’entreprise jusque vers 11-12 ans, une différenciation partielle n’apparaissant que par la suite56.

76Si l’on tient compte du temps nécessaire aux trajets domicile-fabrique, celle-ci étant située à plus d’un kilomètre et demi du village, il ne reste que de courtes soirées, et les dimanches, où les occupations des garçons et des filles peuvent éventuellement différer ; encore celles-ci doivent-elles s’intercaler dans les intervalles où il n’y a pas d’activités communes : office au temple, prières, catéchisme, chant des psaumes ou lecture de la Bible. Au total, sur les quelque 6 000 heures de vie éveillée que compte une année, l’emploi du temps des enfants nous est très largement connu ; il apparaît qu’il est quasiment identique pour les deux sexes, que ce soit au travail, à l’école ou en famille. Dans un contexte aussi exceptionnellement épuré, l’observation de la progression comparée des filles et des garçons à l’école revêt donc un intérêt particulier.

77L’évolution générale de la fréquentation scolaire des enfants ouvriers, calculée par âge (cf. Tableau 7) reflète assez fidèlement celle de l’ensemble de la population scolarisée de Cortaillod à l’époque : très minoritaire à 5-6 ans, elle s’élève ensuite rapidement pour atteindre, entre 10 et 15 ans, un palier qui voit alors la quasi-totalité de ces classes d’âge fréquenter l’école. La fréquentation diminue ensuite rapidement à 16 et surtout à 17 ans, qui sont les âges où les enfants passent l’examen d’admission à la Cène et quittent définitivement l’école. Sur ce dernier point, les enfants ouvriers connaissent un net retard, comparés aux fils et filles de paysans ou d’artisans du village, qui ont la possibilité de fréquenter l’école d’une façon beaucoup plus assidue et la quittent un an plus tôt en moyenne. Par rapport aux Planchettes, la scolarisation de chacun des enfants est par ailleurs beaucoup plus homogène, à la fois dans l’année et sur l’ensemble de la scolarité. Ce sont le rythme et les exigences du travail en fabrique qui conditionnent ici la fréquentation de l’école.

78La façon dont filles et garçons parcourent ce cursus de scolarisation est proche, mais sensiblement à l’avantage des filles, si l’on retient la précocité et le retard comme des indicateurs pertinents de performances. Ainsi, les filles entrent un peu plus tôt à l’école : 9,4 % d’entre elles sont scolarisées à 5-7 ans, contre 7,9 % des garçons. Surtout, elles la quittent nettement plus tôt, après avoir satisfait à l’examen d’admission à la Cène : 8,4 % des filles seulement sont encore scolarisées à 16-17 ans, contre 15,7 % des garçons. Enfin, aux différents âges intermédiaires, elles sont presque toujours un peu plus nombreuses que les garçons à être déjà passées dans la grande école. Ainsi, les filles âgées de 12 à 14 ans ne sont plus que 23 % à être encore dans la petite école, contre 31 % des garçons du même âge.

79L’avance des filles peut donc être mesurée plus précisément à deux moments-clés du parcours scolaire.

80Le premier est celui du passage de la petite à la grande école, l’une et l’autre bien sûr confondues dans la même classe : les filles y entrent en moyenne à 11,5 ans, les garçons à 12,3 ans, soit un écart très significatif de 9 mois. Cet écart traduit l’avance des filles dans deux domaines qui déterminent le passage : la lecture et l’écriture. Les conditions dans lesquelles les filles se livrent à cet apprentissage ne différant en rien de celles des garçons, on peut se demander si la maîtrise un peu supérieure dont elles témoignent ne reflètent ou n’anticipent pas un rapport social à l’écrit qui leur serait particulier.

  • 57  Bernard Lahire, La raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures (...)

81On sait qu’aujourd’hui, dans les milieux populaires, ce sont les femmes qui ont particulièrement en charge les écritures domestiques, que Bernard Lahire qualifie aimablement d’« écritures serviles » : correspondance, comptes de ménage, listes de commission, etc.57.

  • 58  Cf. Pierre Caspard, « Les changes linguistiques… », art. cit., et « Singulières ou communes ? Les (...)

82La transmission selon le modèle mères-filles peut ainsi conduire ces dernières à s’intéresser et à s’investir un peu plus que les garçons dans un apprentissage qui leur permettra de se conformer au stéréotype de la femme comme « machine à écrire » (Lahire), préposée aux écritures familiales. Il se trouve qu’au XVIIIe siècle, c’est la situation exactement inverse qui prévaut. Dans toutes les familles, y compris populaires, ce sont les hommes qui tiennent les journaux, livres de raison, comptes de ménage, correspondances privées et administratives, les contre-exemples n’émanant le plus souvent que de veuves. Ce sont clairement les hommes qui sont alors des « machins à écrire », ce qui suscite parfois chez eux un accablement dont ils nous font part58.

  • 59  Pierre Caspard, « Lettres neuchâteloises. Un réseau européen de sociabilité ouvrière, 1765-1814 », (...)
  • 60  Pierre Caspard, étude à paraître.

83Le milieu des ouvriers en indiennes de Cortaillod a lui-même laissé deux types de traces de sa pratique de l’écrit. Le premier consiste dans la correspondance envoyée par les ouvriers à l’entreprise59. Elle est le plus souvent de nature professionnelle, mais touche parfois à la sphère privée (demandes d’aide et de secours). Or, 90 % exactement de ces lettres ont été écrites par des hommes. Une deuxième trace, plus modeste mais plus massive, d’une pratique de l’écrit est donnée par les signatures figurant au bas des contrats collectifs d’engagement, renouvelés tous les ans. À qualification égale (imprimeurs et imprimeuses, manœuvres et pinceleuses), les ouvrières signent sensiblement moins, ou d’une manière moins aisée, que les ouvriers, y compris pour celles et ceux dont le parcours scolaire a pu être nominalement suivi et a révélé une avance des premières60. Dans le XVIIIe siècle finissant, les pratiques d’écriture domestique et professionnelle restent donc essentiellement masculines. Aucun préjugé de genre ne peut expliquer l’avance que les filles ont dans ce domaine à l’école ; d’ailleurs, cette avance s’estompera ou s’inversera plus tard dans la vie sociale, une fois qu’elles seront devenues femmes.

  • 61  Michel Schlup, « La lecture et ses institutions dans la Principauté de Neuchâtel au tournant des L (...)
  • 62  Selon Calvin, « chaque famille particulière doit être une petite Église », et c’est au père, en ta (...)
  • 63  Jean-Jacques Rousseau, Deux lettres à M. le Mareschal Duc de Luxembourg contenant une description (...)
  • 64  Marie Duru-Bellat, L’école des filles…, op. cit., p. 73.

84La même observation vaudrait sans aucun doute pour les pratiques comparées de la lecture. D’une manière générale, nous savons qu’au XVIIIe siècle, la lecture des livres, gazettes, journaux et almanachs est une activité largement masculine61. La lecture de la Bible au temple est une affaire d’homme : elle est confiée au pasteur, ou au régent, dont c’est l’une des fonctions ; dans les familles même, c’est le chef de famille qui fait la lecture de la Bible, au moins jusqu’au XVIIIe siècle62. D’une manière générale, Jean-Jacques Rousseau peut déclarer, en 1763, que « les femmes [neuchâteloises] lisent moins que les hommes, et la lecture leur profite moins »63. Rien ne vient documenter un tel constat dans le cas des ouvriers de Cortaillod, mais ils n’ont aucune raison de se distinguer du reste de la population neuchâteloise de ce point de vue : au XVIIIe siècle, « lire dans un coin » n’est aucunement une activité que l’on pourrait qualifier de « typiquement féminine »64, et qui pourrait prédisposer particulièrement les filles à cet apprentissage.

85En définitive, filles et garçons de la fabrique de Cortaillod ont exactement les mêmes origines sociales, un avenir commun. Le contenu et la durée de leurs apprentissages scolaires sont exactement identiques, tout comme le contenu et la durée de leur travail en fabrique. Les pratiques générales de lecture et d’écriture chez les adultes, enfin, devraient théoriquement favoriser les garçons. Ce sont pourtant les filles qui leur sont supérieures, à l’âge où les compétences dans ce domaine sont sanctionnées par l’école.

86Cinq années plus tard, l’avance des filles peut être précisément mesurée à un second moment-clé, celui de l’examen d’admission à la Cène : les filles passent avec succès cet examen à 16,7 ans en moyenne, les garçons à 17,5 ans. L’écart de 9 mois est identique à celui qui séparait, cinq ans plus tôt, l’âge des filles et celui des garçons au moment de leur passage à la grande école. Autrement dit, il y a une parfaite cohérence entre la réussite à un examen purement scolaire, passé en fin d’année pour « promonter » les enfants au niveau supérieur d’une école, et un examen à finalité purement religieuse, subi au temple, qui leur permet de communier et de devenir des « chrétiens adultes ».

87Cette cohérence conduit à formuler l’hypothèse que le second examen sanctionne des compétences d’ordre intellectuel du même type que le premier, et donc à chercher d’autres indices permettant de comparer les performances de filles et de garçons lors de cet examen, universellement passé dans l’Occident chrétien à l’époque moderne. Les traces qu’il a laissées sont fort nombreuses, mais les historiens n’y ont que rarement cherché le témoignage de compétences proprement intellectuelles, n’y voyant le plus souvent que l’aboutissement d’un pieux gavage visant à produire de « bonnes chrétiennes » et de « bons chrétiens ». En réalité, le chrétien doit pouvoir rendre raison de sa foi. Il faut donc chercher à comparer la façon dont garçons et filles ont réussi à satisfaire à cette exigence.

V. Rendre raison de sa foi (XVIIIe siècle)

  • 65  Jean Delumeau (dir.), La Première communion. Quatre siècles d’histoire, Paris, Desclée de Brouwer, (...)

88Depuis la fin du Moyen Âge, les petits chrétiens n’ont été admis à communier que s’ils pouvaient témoigner d’une connaissance intellectuelle des principes de leur foi65. Aussi bien chez les catholiques que chez les protestants, cet objectif est explicitement identique pour les enfants des deux sexes. À Neuchâtel, par exemple, les Ordonnances ecclésiastiques de 1564 soulignent l’obligation qu’ont les parents d’instruire ou de faire instruire leurs enfants « tant garçons que filles ». Cette précision ne se rencontre pratiquement plus jamais par la suite, car elle va clairement de soi. Aucun texte n’affirme qu’une exigence moindre devrait s’exercer à l’endroit des filles que des garçons, rien dans la théologie ne permettant d’ailleurs de le justifier. Tout indique, au contraire, une parité des attentes et exigences dans l’instruction des garçons et des filles et dans l’examen qu’ils doivent passer pour être admis à communier, ce qui ne préjuge pas, naturellement, des pratiques réelles et des résultats effectivement atteints, pour d’éventuelles raisons autres que religieuses.

89L’instruction religieuse donnée aux enfants était loin de ne viser qu’à leur faire mémoriser et restituer mécaniquement quelques dogmes, prières et traits d’histoire sainte, même si, bien sûr, comme pour tant d’autres apprentissages, on pouvait s’en contenter, faute de mieux. Mais dans l’idéal, les enfants devaient apprendre et restituer les fondements de leur foi non seulement « par mémoire », mais « par principe » et « par jugement », selon une distinction devenue omniprésente au XVIIIe siècle. C’est cet objectif que devait viser l’instruction religieuse proprement dite, et auquel devait concourir l’enseignement élémentaire, indépendamment de ses finalités profanes ; au XVIIIe siècle, celles-ci se sont enrichies, notamment, d’un apprentissage plus raisonné de la langue française, qui a lui-même bénéficié à l’enseignement proprement religieux.

90L’imbrication entre enseignements profane et religieux à l’époque moderne justifie diverses formes de contrôle de l’Église sur le premier, ce qui introduit la question de la mixité dans l’organisation, le contenu et les finalités des enseignements donnés à l’un et l’autre sexes, en pays catholique et comme en pays protestant.

1. La mixité

  • 66  Jean-Luc Le Cam, « L’éducation des filles en Allemagne à l’ère de la confessionnalisation (XVIe-XV (...)
  • 67  Élisabeth Berlioz, École et protestantisme dans le pays de Montbéliard de 1769 à 1833, thèse d’his (...)
  • 68  En dehors de l’âge de réception des enfants à la Cène, moins élevé, les écoles catholiques de Neuc (...)

91Chez les protestants, la mixité scolaire va largement de soi et ne soulève aucun problème d’ordre moral ou autre. Dès qu’une instruction élémentaire a commencé à être assurée à des effectifs suffisamment importants pour que fût justifié un enseignement collectif, les écoles ont été mixtes. Ce constat s’impose pour l’Allemagne luthérienne des XVIe et XVIIe siècles où, « partout où l’on trouve des sources pour le vérifier, on rencontre la réalité d’une scolarité mixte »66 ; si elle est rarement évoquée en tant que telle, c’est en raison de sa parfaite banalité. Le même constat peut être fait dans la principauté luthérienne de Montbéliard où, en 1835 encore, les 127 communes qui constituent désormais un arrondissement entretiennent des écoles qui, pour la plupart, sont mixtes67 ; ou pour la principauté réformée de Neuchâtel, qui ne connaît depuis le XVIe siècle, à quelques exceptions près, que des écoles mixtes, y compris d’ailleurs dans ses paroisses catholiques68.

92Ce n’est que dans un deuxième temps que le monde protestant pratique la dégémination de ses écoles, à des rythmes variables : elle s’observe dès le XVIIe siècle en Allemagne, au début du XIXe siècle seulement à Neuchâtel. Trois grandes raisons conjuguent leurs effets : l’augmentation forte des effectifs et de la fréquentation, qui incite à scinder les classes selon l’âge et/ou le sexe ; l’enrichissement des communes, qui peuvent financer le dédoublement de leurs classes en payant deux maîtres ; très accessoirement, enfin, les raisons de convenance morale ou sociale qui sont aujourd’hui mises en exergue quand on évoque les stéréotypes de genre, telle l’utilité domestique et professionnelle des travaux à l’aiguille pour les filles. Les deux premières raisons, et dans une moindre mesure la troisième, expliquent naturellement la forte et générale antériorité de la dégémination des écoles urbaines par rapport aux écoles rurales.

  • 69  La littérature, ancienne ou récente, sur les écoles primaires de l’Ancien Régime, fourmille d’exem (...)
  • 70  Raymond Boudon, Renouveler la démocratie. Éloge du sens commun, Paris, Odile Jacob, 2006.
  • 71  Cette mise à distance générale des sexes sous la Restauration est exprimée d’une façon saisissante (...)

93La question de la mixité est plus complexe dans les pays catholiques, où on rencontre aux XVIIe et XVIIIe siècles nombre de statuts synodaux énonçant ou rappelant l’obligation de scolariser les filles séparément des garçons. C’est que, d’une part, le célibat imposé au clergé catholique lui donne des questions sexuelles une approche sensiblement plus méfiante que celle du clergé protestant. D’autre part, en entretenant d’innombrables congrégations enseignantes, les unes féminines, les autres masculines, l’Église s’efforce de garantir à chacune sa part de marché en veillant à une rigoureuse segmentation sexuée de leur clientèle. Mais, en dehors de l’enseignement congréganiste, surtout présent dans les villes, les exemples abondent de situations de mixité, tant dans la catéchisation des enfants que dans leur instruction élémentaire, pourtant plus ou moins contrôlée par l’Église69. C’est que les curés n’avaient tout simplement aucune raison de se donner double travail en catéchisant séparément des filles et des garçons qui, le reste du temps, couraient ensemble dans les bruyères, pas plus que les villageois n’en avaient de payer deux régents d’école différents pour leur enseigner les mêmes rudiments. Penser le contraire serait prendre les uns et les autres pour de parfaits idiots irrationnels, pour parler comme Raymond Boudon70. Dans les villages catholiques, ce n’est que dans le courant du XIXe siècle que la plupart des écoles de campagne ont été dégéminées, pour les mêmes raisons que les écoles protestantes, s’ajoutant à d’autres liées à l’évolution des mœurs propres à l’époque71.

  • 72  Ce n’est guère que depuis la fin du XIXe siècle et son entrée dans le débat public que la question (...)

94En fait, l’histoire de la mixité scolaire, avant que le débat intellectuel ne s’empare de la question à la fin du XIXe siècle, reste tout simplement à écrire72. Elle comprend en tout cas non pas deux, mais trois phases : une longue mixité originelle, dès la création des écoles publiques ; une séparation qui culmine du début du XIXe au milieu du XXe siècle ; une nouvelle mixité, qui apparaît ensuite dans un contexte socioculturel nouveau. Cette dernière ne peut apparaître comme une révolution, pour reprendre un mot souvent employé par les spécialistes du temps présent, que si on lui donne son sens originel de retour à un point de départ : c’est l’ensemble du mouvement qu’il faudrait décrire et expliquer, dans les causes et les principes qui l’ont animé, comme dans les pratiques auxquelles il a donné lieu depuis le XVIe siècle, à chacune de ses phases.

95À la fréquence des situations d’apprentissage en contexte de mixité observées jusque dans le courant du XIXe siècle répond celle des évaluations et classements dont ces apprentissages ont fait l’objet, qui permet d’estimer le niveau respectif des enfants des deux sexes.

2. Le verdict de l’examen

96Dans toutes les paroisses, catholiques ou protestantes, de l’Occident, filles et garçons ne sont admis à communier qu’après avoir passé un examen, qui sanctionne l’ensemble de l’instruction religieuse reçue depuis leur enfance et auquel ils se sont particulièrement préparés pendant les quelques semaines ou quelques mois qui le précèdent. La préparation et l’examen sont le plus souvent communs aux garçons et aux filles ; en revanche, dans toutes les listes de catéchumènes reçus à la communion qui sont parvenues jusqu’à nous, ils apparaissent toujours séparément, les garçons d’abord (ou à gauche), les filles ensuite (ou à droite). La pratique la plus fréquente consiste à classer les reçus par ordre de mérite ; c’est également dans cet ordre qu’ils entreront dans l’église ou le temple, le jour de leur première communion.

  • 73  Ainsi, dans la paroisse de Phaffans (près de Belfort), sur 1 160 enfants ayant communié entre 1770 (...)

97Les listes de reçu(e)s étant toujours distinctes, on ne peut jamais comparer les performances des filles avec celles des garçons. En revanche, les âges sont souvent indiqués, surtout à la fin du XVIIIe siècle, ou peuvent être facilement calculés, lorsque les reçus sont nés dans la même paroisse, ce qui est le plus souvent le cas à l’époque moderne. Ce ne sont donc pas des performances que permettent, sauf exception, de comparer les listes de reçu(e) s, mais l’âge des garçons et des filles au moment de leur succès. Les observations des historiens de la religion qui s’y sont intéressés concordent ici remarquablement : quelles que soient les caractéristiques des populations concernées, urbaines ou rurales, quels que soient les principes, les exigences et les pratiques des ministres du culte, les filles sont régulièrement reçues plus jeunes que les garçons, l’écart tournant souvent autour de 8 à 10 mois73.

98Or, que ce soit en pays catholique ou protestant, l’âge de réception des enfants à la communion n’est fixé par aucune instance qui pourrait avoir autorité sur ce genre de décision. En France, des différences considérables s’observent d’une paroisse à l’autre, ou d’une année à l’autre, en fonction de la sensibilité ou des convictions des prêtres. À Neuchâtel, chaque pasteur en décide seul, avec l’accord de ses paroissiens. Et lorsque la décision est prise par quelque synode de fixer un âge minimum ou optimum pour la première communion (12 ans à Neuchâtel en 1564, 14 ans chez les luthériens d’Alsace en 1742…), aucune différence entre garçons et filles n’est jamais spécifiée. Il est donc remarquable qu’en dehors de toute contrainte réglementaire, prêtres et pasteurs aient toujours reçu les filles plus jeunes que les garçons. Le constat porte, de fait, sur des millions de décisions individuelles, prises sans concertation d’une paroisse ou d’une région à l’autre par des acteurs – ministres du culte, familles… – qui ne tenaient compte que de la capacité dont témoignait chaque enfant de pouvoir passer avec succès l’examen ouvrant à la communion. Cette capacité a donc universellement été reconnue aux filles à un âge plus jeune que les garçons.

99Beaucoup plus rares que les listes de reçus à la communion selon l’ordre du mérite, quelques sources confirment la valeur de l’âge comme critère d’aptitude, en permettant une comparaison directe du niveau des filles avec celui des garçons. On en évoquera trois.

a) Douai (1793)

  • 74  Bernard Lefebvre, « Un document inédit : Registre du citoyen Caille, curé constitutionnel de Saint (...)

100Le premier est contemporain de l’étude de cas de Cortaillod, mais dans un contexte beaucoup plus perturbé, puisque la paroisse de Saint-Amé (Douai, Nord) est alors en pleine tourmente révolutionnaire, ce qui a des incidences sur l’âge des reçu(e)s, et sans doute sur le niveau d’exigence du curé envers les catéchumènes qu’il examine74. Avec ces réserves, liées à la conjoncture, la liste des catéchumènes reçus en 1793 présente cependant un intérêt particulier, puisque le curé a fait figurer en regard du nom des admis, non seulement leur âge et leur classement, mais aussi le nombre de points qu’ils ont obtenus à l’examen, ce qui permet de comparer entre elles les performances des garçons et des filles. L’âge moyen des filles (12,2 ans) est exceptionnellement identique à celui des garçons (12,3), les variations étant presque inexistantes autour de l’âge modal (12 ans), ce qui tend à montrer que le curé a, cette année-là, convoqué les catéchumènes selon le critère purement administratif de leur année de naissance, sans tenir compte de leur degré d’instruction préalable. Contrairement à son habitude, il les a aussi quasiment tous reçus à l’examen : seuls, 3 garçons sur 17 ont été recalés ; les 22 filles ont toutes été admises.

  • 75  Le document, intitulé « Première Communion. Le cinq mai 1793 Paroisse de St-Amé », mentionne le ra (...)

101Quant à la mention des points, on ignore malheureusement tout de la façon dont ils ont été obtenus : nature et nombre des épreuves, critères d’évaluation et de notation du curé. Deux faits retiennent pourtant l’attention : la précision et l’ampleur inhabituelles de l’échelle de notation, entre un maximum de 69 points et un minimum de 3, les recalés ayant moins de 9 points ; la constitution, assez curieuse, de paquets d’ex-æquo, définis par le nombre approximatif de points obtenus75. Quoi qu’il en soit de la nature exacte de l’évaluation, la façon même dont le tableau est présenté suggère que la subjectivité de l’examinateur tient le minimum de place : le classement sanctionne, non de vagues qualités de « bon chrétien », mais des performances intellectuelles vérifiables, mesurables, et se prêtant à une hiérarchisation indiscutablement admise par les intéressés et leurs parents. Or, la liste des reçus révèle une large supériorité des filles : elles obtiennent 40,7 points en moyenne, contre 26,3 points aux garçons. À dire vrai, l’écart est si grand qu’il nous semble devoir tenir en partie à des raisons conjoncturelles que nous ignorons. Reste que, malgré ces incertitudes, la supériorité des filles, qui s’observe universellement au travers du seul critère de l’âge, trouve ici au moins une présomption de confirmation en termes de niveau.

b) Aimargues (1704-1715)

  • 76  Marie-Madeleine Compère, « École et alphabétisation en Languedoc aux XVIIe et XVIIIe siècles », in (...)

102Un siècle plus tôt, cette supériorité des filles s’observe d’une autre façon dans la paroisse catholique d’Aimargues, près de Lunel (Gard)76. C’est l’évêque qui porte ici un jugement sur le niveau d’instruction des enfants qu’il est venu confirmer. Seuls, quelques éléments du contexte scolaire au moment de sa visite sont connus. On sait que, depuis peu, l’évêque a poussé à la dégémination des écoles, alors qu’en 1697-1698 encore, les filles étaient presque aussi nombreuses à être scolarisées dans des écoles mixtes que dans des écoles de filles. On sait aussi que, dans cette paroisse, l’assiduité des filles scolarisées est un peu plus forte que celle des garçons, alors que le taux de leur scolarisation est, en lui-même, nettement inférieur. Même si les deux populations ne sont pas équivalentes, il est remarquable que les filles soient sensiblement plus nombreuses que les garçons à bénéficier d’un jugement favorable de l’évêque, selon les calculs faits par Marie-Madeleine Compère (cf. Tableau 8).

c) Les Verrières (1731-1745)

  • 77  La plus ancienne mesure de cet écart porte sur la paroisse de Cornaux, en 1644-1654 : sur 31 enfan (...)

103Beaucoup plus précis et explicites sont les critères d’évaluation donnés par le pasteur de la paroisse réformée des Verrières (Neuchâtel) entre 1731 et 1745. Comme Les Planchettes, la commune jouxte la frontière française ; elle disperse ses maisons et hameaux à 1 000 mètres d’altitude et se consacre alors essentiellement à l’agriculture et à l’élevage. L’âge de réception des enfants à la communion est particulièrement élevé dans cette paroisse : sur 173 enfants admis entre 1731 et 1745, il est de 18 ans et 5 mois pour les garçons, de 17 ans et 7 mois pour les filles. Quant à l’écart entre les sexes, il est conforme à ce qu’on observe le plus généralement, aussi bien à Neuchâtel qu’en France, soit 10 mois77.

  • 78  AEN, Catalogue et registre de la jeunesse qui a été examinée ès Verrières [depuis 1669].
  • 79  Marie-Charlotte, fille de Daniel Sandoz, un paysan de la paroisse, subit ainsi, à la cure, l’exame (...)

104Mais, durant ces quinze années, le pasteur des Verrières innove dans la façon dont il admet les catéchumènes à la Cène. Il décide en effet, en accord avec son consistoire (« unanime »), de ne recevoir que conditionnellement ceux des enfants qu’il aura jugés ne maîtriser la lecture que d’une façon insuffisante pour pouvoir lire et comprendre la Bible, et donc pouvoir « travailler à leur instruction particulière » et « s’instruire eux-mêmes », ce qui caractérise le « chrétien adulte »78. Ce ne sont donc pas des « connaissances » que juge le pasteur, c’est-à-dire la mémorisation plus ou moins réfléchie de réponses à des questions portant sur le catéchisme et l’histoire sainte. Ce qu’il évalue, c’est clairement la compétence des enfants en lecture courante, à un niveau suffisant pour comprendre des textes – l’Ancien et le Nouveau testament – dont le fond comme la forme ne sont pas d’une simplicité évidente. Ce type d’exigence est tout à fait corroboré par d’autres témoignages, qui deviennent plus nombreux au cours du siècle. Dans les années 1770, par exemple, le pasteur de La Chaux-de-Fonds n’admet comme catéchumènes que les enfants capables de lire une demi-douzaine de versets choisis au hasard dans l’Ancien Testament. Le choix des versets – il semble affectionner le livre des Proverbes – montre qu’il ne fait aucune différence entre garçons et filles pour le test qu’il leur propose79.

105Comme suite de la décision qu’il a prise en 1731, le pasteur des Verrières a, pendant quinze ans, accompagné la liste des catéchumènes qu’il admettait à communier d’un signe distinguant les garçons et les filles reçus inconditionnellement, donc maîtrisant la lecture réfléchie de la Bible, de ceux qu’il recevait conditionnellement, et qui devaient donc continuer à s’instruire auprès de lui, jusqu’à atteindre le niveau jugé suffisant pour être jugés réellement « adultes ». Les enfants ayant passé l’examen durant ces années sont 173, dont 102 garçons et 71 filles. Parmi les premiers, 44 % sont signalés pour leur capacité de lecture insuffisante, alors que chez les filles, le pourcentage n’est que de 39,4 %. La nature des compétences intellectuelles attestées par l’examen ne fait donc, dans ce cas précis, aucun doute, et valide l’ensemble des autres observations faites dans des contextes moins favorables, notamment ceux où le seul critère de comparaison est l’âge respectif des enfants admis à la communion.

3. Intelligences diminuées

  • 80  AEN, Archives des pasteurs de Neuchâtel, actes de la Classe, vol. X à XVIII, 1736-1847.

106Les listes de catéchumènes établies par les ministres du culte comportent le nom des enfants publiquement instruits et reçus à l’examen. À Neuchâtel, il est une autre procédure, exceptionnelle, qui concerne les enfants ne pouvant pas être reçus lors de l’examen public annuel, qui se déroule en général à Noël ou à Pâques, et que le pasteur demande à son Église l’autorisation d’instruire et d’examiner en privé, ou « dans son particulier ». La publicité de l’examen étant une règle forte, toute dérogation doit être dûment motivée, ce qui explique que les demandes des pasteurs aient laissé des traces écrites, informant sur les raisons qu’ils mettaient en avant80. Certaines d’entre elles peuvent éclairer la question des performances de garçons et de filles présentant des caractéristiques physiques ou mentales particulières.

107En un siècle, de 1748 à 1847, et pour l’ensemble du pays, 440 demandes de dérogation ont été officiellement adressées par des pasteurs à la « classe », c’est-à-dire à l’assemblée générale des pasteurs du pays, qui se réunit plusieurs fois par an et qui est souveraine dans ce genre de décision. Les procès-verbaux des assemblées mentionnent 297 d’entre elles d’une façon suffisamment explicite pour qu’on puisse identifier le motif de la demande et l’attribuer à des catéchumènes de l’un ou l’autre sexe.

108Les filles sont naturellement aussi nombreuses que les garçons parmi l’ensemble des catéchumènes, mais les trois quarts des dérogations concernent les garçons, soit 225 demandes, contre 72 seulement pour les filles. C’est que le premier motif de dérogation est d’ordre professionnel : l’instruction et/ou l’examen du catéchumène en dehors du calendrier normal doit lui permettre de rejoindre sans attendre son lieu de travail ou d’apprentissage, dans les cas où il vient d’en trouver un hors de sa paroisse voire, souvent, à l’étranger. Les garçons (cf. Tableau 9) sont ici beaucoup plus nombreux que les filles, en raison de la plus grande professionnalité de leur travail.

109Une deuxième série de demandes tiennent à des raisons de maladie, chronique – l’épilepsie, qui frappe plus souvent les garçons, est souvent invoquée – ou ayant inopinément empêché le ou la catéchumène de passer l’examen publiquement avec les autres ; ils doivent donc être examinés quelques semaines ou quelques mois plus tard. D’autres tiennent à des handicaps physiques, ceux-ci étant cependant loin d’être tous signalés. Les sourds-muets y figurent en très petit nombre, parce que leur cas a été prévu dès 1712 par la Discipline ecclésiastique du pays : ils sont examinés en particulier, sans qu’une demande de dérogation spécifique soit requise. Les aveugles, au contraire, semblent être habituellement instruits et examinés publiquement, avec les autres catéchumènes.

  • 81  Ne pas avoir communié vaut pourtant aux jeunes gens l’excuse de minorité, mais jusqu’à un certain (...)
  • 82  Ce que confirme l’historien : durant la décennie 1801-1810, la moitié des premières naissances dan (...)
  • 83  Edward Shorter, « L’âge des premières règles en France, 1750-1950 », Annales E.S.C., 1981, pp. 495 (...)

110Des dérogations sont également demandées pour faire suite à deux types de déviance. La première concerne les jeunes gens emprisonnés : elle touche quasi exclusivement les garçons, ce qui est conforme à la surdélinquance classique de ce sexe81. La seconde concerne les grossesses et paternités illégitimes, ou en tout cas prénuptiales, car à Neuchâtel, dans ce genre de situation, « un prompt mariage vient tout réparer », comme le note un observateur82. La procédure d’instruction et d’examen de ces jeunes est en tout cas compliquée par le fait qu’elle doit s’entremêler avec d’autres, de pénitence, de publication des bans et de mariage. Les filles sont ici un peu plus nombreuses que les garçons, parce qu’elles sont en général plus jeunes : l’une d’entre elles n’a que 13 ans et 9 mois au moment où le pasteur apprend sa grossesse, une autre 14 ans et demi, soit moins que l’âge moyen de la puberté à l’époque83. Les pères, étant plus âgés, ont aussi un peu plus souvent dépassé l’âge de la communion et échappent donc à la procédure de dérogation.

  • 84  Aujourd’hui, la dyslexie modérée concerne cinq fois plus de garçons que de filles, la dyslexie sév (...)

111Restent deux motifs qui touchent directement aux facultés intellectuelles respectives des filles et des garçons. Le premier est explicitement désigné par le pasteur comme un handicap mental. La terminologie employée est un peu fluctuante mais sans ambiguïté : « Imbécile », « crétin », « fort borné », « sans être imbécile, est extrêmement borné », « stupide », « peu capable », « presque imbécile ; ne comprend absolument rien ». Le deuxième motif, qui constitue souvent, sans doute, une forme atténuée du premier, combine « l’ignorance », la « grande » ou la « forte ignorance », avec un âge trop élevé, qui empêche, comme dans le cas précédent, de joindre le ou la catéchumène concerné(e) à la volée de ceux qui sont instruits et examinés publiquement. Dans les deux cas, le nombre des garçons l’emporte considérablement sur celui des filles. Une telle disproportion est en cohérence avec la fréquence des handicaps mentaux aujourd’hui constatés selon les sexes, comme celle de la « grande difficulté » en milieu scolaire84.

  • 85  Ce chapelet de vertus est emprunté à P. Bourdieu, La domination masculine…, op. cit., p. 83. Sauf (...)
  • 86  AEN, actes de la Classe, 1787.

112Se trouvent ainsi confirmés le contenu et les exigences proprement intellectuels de l’examen d’admission à la Cène, et la nature de la supériorité dont y témoignent les filles. Ce qui est attendu de la « bonne chrétienne » comme du « bon chrétien », ce n’est pas de manifester une bonne volonté faite de « vertus de soumission, de gentillesse, de docilité, de dévouement et d’abnégation »85, dans laquelle les filles l’emporteraient sur les garçons. Ce n’est pas non plus, ou pas seulement, de « donner quelque témoignage d’une foi sincère » : telle qu’elle est formulée86, cette exigence s’adresse aux enfants intellectuellement diminués, qui ne peuvent témoigner de rien d’autre. Il s’agit bien de rendre raison de sa foi, c’est-à-dire de démontrer une capacité de jugement et un ensemble de connaissances intellectuellement structurées.


*

  • 87  M. Duru-Bellat, L’école des filles…, op. cit., p. 66.

113La supériorité des filles s’observe depuis le XVIIIe siècle au moins, dans ce qui est au fondement de l’enseignement tant profane que religieux : la maîtrise de la langue parlée, lue et écrite. La diversité des populations, des contextes sociaux et des modes de scolarisation observés, comme celle des épreuves et examens ayant permis d’évaluer les élèves, convergent vers des résultats cohérents : en terme de progression, les filles ont régulièrement 6 à 10 mois d’avance sur les garçons ; lorsque leurs performances peuvent être mesurées, chiffrées et comparées, leur niveau est supérieur de plusieurs points à celui des garçons du même âge. Or, l’ordre de grandeur de ces chiffres est le même que celui auquel arrivent les évaluations contemporaines du niveau respectif des garçons et des filles à l’école et au collège. Si, comme l’écrit M. Duru-Bellat, « l’évolution des écarts entre les sexes n’est pas sans intérêt quand on s’interroge sur les causes de ces différences »87, il faut bien conclure que nombre des explications avancées par les sciences sociales à la supériorité des filles dans les écoles et les collèges des sociétés actuelles doivent être, pour le moins, reconsidérées, puisqu’en remontant dans le temps, c’est au constat d’une invariance que l’on aboutit.

  • 88  O. Postel-Vinay, La revanche…, op. cit., pp. 265-266.
  • 89  D. Kimura, Cerveau d’homme…, op. cit., pp. 111-124 ; O. Postel-Vinay, La revanche…, op. cit., pp.  (...)

114Cette première conclusion incite à quitter un bref instant cette science complexe qu’est l’histoire, pour s’intéresser à des sciences simples, comme la biologie, la psychophysiologie ou les neurosciences. Nombre de leurs résultats concernent le rythme de développement intellectuel comparé des filles et des garçons. Ainsi, la mémoire des filles est plus précoce : leurs premiers souvenirs remontent en moyenne à l’âge de 37,8 mois, ceux des garçons à celui de 43 mois. Plus tard, les lobes frontaux, « centres par excellence du contrôle et de la raison », atteignent leur pic de matière grise à 11 ans chez les filles, à 12 ans chez les garçons88. On doit constater la grande cohérence de ces chiffres avec ceux qu’a mis en évidence l’analyse des situations où la progression des filles et des garçons a pu être comparée, dans des contextes socio-économiques très différents, dont le plus ancien remonte à… 1644. S’agissant de la supériorité des filles en français, d’autres recherches mettent en évidence leurs capacités supérieures dans le domaine de la mémoire verbale, orale ou écrite89, ce que vérifie aussi, tout simplement, l’expérience ordinaire des parents, qui constatent bien que leurs filles parlent un peu plus tôt que leurs garçons. Reconnaître que la supériorité scolaire des filles tient pour partie à leur précocité est donc en cohérence à la fois avec l’expérimentation scientifique et le sens commun.

115Mais ce qui importe surtout à l’historien, c’est de savoir en quoi ces comparaisons entre filles et garçons lui permettent de comprendre l’école des sociétés anciennes et, donc, ces sociétés elles-mêmes.

116La question touche d’abord aux mentalités. Il est clair que la supériorité des filles était perçue par les acteurs de l’époque. Il ne s’agit pas ici des remarques que l’on peut trouver, explicitement mais incidemment, dans les écrits de tel ou tel enseignant, pédagogue ou intellectuel, et dont nous avons donné quelques exemples. En fait, la comparaison des performances scolaires des garçons et des filles est ordinairement absente des discours de ceux-là même qui étaient en situation de les observer : curés, pasteurs, régents d’écoles, pères et mères de familles… Il est significatif que, même à l’époque statistique, les chiffres absolus concernant ces performances, collectées voire publiées par des administrateurs de l’éducation, n’aient pas fait l’objet de calculs ou de réflexions sur les écarts observés. Aussi bien à Neuchâtel qu’en France, ce qui intéresse les administrateurs, jusqu’à la fin du XIXe siècle, est de comparer, d’une part, des écoles, des communes, des arrondissements ou des départements ; d’autre part, les différentes matières d’enseignement et les performances atteintes dans chacune d’entre elles. La comparaison des résultats des garçons et des filles est pour eux une question secondaire ou négligeable. Mais en dehors de toute production discursive, les acteurs locaux de l’éducation ont été, pendant des siècles, des millions à témoigner pratiquement et quotidiennement de la supériorité qu’ils reconnaissaient aux filles, quand ils avaient une décision à prendre concernant leur scolarité : faire passer de la petite à la grande école, admettre à la première communion, accorder un congé scolaire avant l’âge de fin de scolarité légale, quand il en aura été établi un. Ces discours en actes sont infiniment plus probants que les considérations éparses dans les sources littéraires.

  • 90  A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Livre II, chap. 1.
  • 91  Cité dans P. Caspard, « Du ciel des idées aux pratiques culturelles. La religion dans les écoles n (...)

117Le constat de cette conscience collective de l’avance des filles conduit ainsi à s’interroger sur les objectifs et finalités de l’enseignement élémentaire dans les sociétés anciennes. Tocqueville disait de la Révolution française qu’elle avait obscurci le sens de tout ce qu’elle n’avait pas détruit90. Le propos vaudrait, plus encore, pour l’école républicaine française ou son homologue radicale en Suisse. L’une et l’autre se sont construites, non seulement sur le perfectionnement, coûteux mais incontestable, de l’école antérieure, mais sur un combat idéologique féroce contre les principes et valeurs sur lesquelles celle-ci pouvait reposer. Ce combat incluait le déni de toute prise en compte de l’intelligence, de la raison et du jugement des enfants par l’école des siècles antérieurs. Le cas français trouve ici son pendant presque exact à Neuchâtel, où le premier Directeur de l’Éducation publique n’hésite pas à affirmer au Parlement, en novembre 1849, que les écoles neuchâteloises ne visaient jusqu’alors que l’endoctrinement religieux, et « n’habituaient les élèves qu’à réciter sans comprendre, à parler sans réfléchir, à n’apprendre que pour oublier, sans aucun profit pour le développement de leur jugement »91. Le coup d’envoi était donné à une vulgate qui prédomine encore aujourd’hui, aussi bien en Suisse qu’en France, et dont l’une des expressions les plus exacerbées concerne précisément l’éducation des filles. La « révolution » que l’on croit voir dans leur supériorité scolaire actuelle tient en fait à l’obscurcissement du sens de l’école pré-républicaine et de l’intérêt que la société, dans ses profondeurs, lui portait. Les savoirs de la langue étaient déjà au cœur des acquisitions qu’elle assignait aux enfants des deux sexes, que ce soit à des fins profanes ou sacrées, et l’intelligence de ces enfants était clairement sollicitée pour les acquérir. C’est pourquoi, hier comme aujourd’hui, les filles étaient un peu meilleures à l’école que les garçons.

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Notes

1  Ministère de l’Éducation nationale, Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, Paris, 2006, pp. 89 et 227.

2  Christian Baudelot, Roger Establet, Allez les filles ! Une révolution silencieuse, Paris, Seuil, 2006 [1ère éd. 1992].

3  « PISA : Analyses secondaires, questions et débats théoriques et méthodologiques », n° spécial de la Revue française de pédagogie, 157, octobre 2006. S’intéressant pour sa part aux enfants âgés de neuf à dix ans, qui sont en quatrième année de scolarisation élémentaire, le Programme international de recherche en lecture scolaire (PIRLS) montre, dans la totalité des pays participants, une nette supériorité des filles en lecture, qui se traduit par la capacité à repérer, analyser et évaluer les informations contenues dans un texte. L’enquête PIRLS 2001 atteste cette supériorité quels que soient les contextes socioculturels qu’offrent les pays concernés : Suède, États-Unis, France, Colombie, Maroc, Iran… : voir le site http://timss.bc.edu/pirls2001.html. Les résultats de l’enquête PIRLS 2006, rendus publics en décembre 2007, confirment les précédents sur ce point : dans l’ensemble des pays, les filles obtiennent des résultats significativement supérieurs à ceux des garçons : 510 en moyenne pour les premières, 493 pour les seconds ; en France, les scores sont respectivement de 528 et 517.

4  Depuis les années 1980, la littérature sur la question est considérable. L’ouvrage de Marie Duru-Bellat L’école des filles. Quelle formation pour quels rôles sociaux ? Paris, L’Harmattan, 2004 [1ère éd. 1990], propose une synthèse critique des travaux existants, ainsi que des interprétations originales. Les ouvrages pionniers sont ceux de Bianka Zazzo, Les 10-13 ans. Garçons et filles en CM 2 et en sixième, Paris, PUF, 1982, et Féminin-Masculin, à l’école et ailleurs, Paris, PUF, 1993. Plusieurs numéros spéciaux de revues ont été consacrés à la question du genre à l’école, par exemple « Filles et garçons devant l’école », Revue française de pédagogie, janvier 1995, ou « Éducation et genre », Carrefours de l’éducation, janvier 2004 ; ils contiennent notamment des bilans de recherches menées essentiellement en sociologie, en didactique et en psychologie.

5  L’ouvrage éponyme de Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 2002 [1ère éd. 1998], est empiriquement peu étayé, mais la théorie de la domination masculine fournit à la fois les prémisses et la conclusion de nombreuses études descriptives portant sur l’éducation des sexes dans l’école et la famille.

6  Cf. notamment Marie Duru-Bellat, op. cit.

7  La littérature en biologie, sciences cognitives ou psychologie est pourtant immense. Dans Sex Differences in Cognitive Abilities, Diane Halpern évaluait, en 2000, à « peut-être plusieurs centaines de milliers » le nombre d’articles parus sur le seul sujet des différences cognitives entre les sexes. Une partie d’entre eux concerne spécifiquement l’enfance et l’adolescence, la question de la cognition chez les adultes des deux sexes se posant en des termes sensiblement différents. Cf. deux synthèses récentes : Doreen Kimura, Cerveau d’homme, cerveau de femme ? Paris, Odile Jacob, 2001, et Olivier Postel-Vinay, La revanche du chromosome X. Enquête sur les origines et le devenir du féminin, Paris, Jean-Claude Lattès, 2007, qui consacre plus particulièrement deux chapitres à cette question : « Du sexe dans le cerveau », pp. 207-250, et « Sous le casque de Minerve », pp. 251-287. Une méta-analyse de la littérature psychologique parue entre 1974 et 1994 est présentée par Ercilia Palacio-Quintin dans « Développement des filles et des garçons, quelles différences ? », Bulletin de psychologie, n° 424, mai 1996, pp. 371-382.

8  Outre M. Duru-Bellat (op. cit., p. 66) ou D. Kimura (op. cit., pp. 86, 210), c’est le cas de Catherine Marry, « Les paradoxes de la mixité filles-garçons à l’école », rapport pour le Programme incitatif de recherche en éducation et formation (PIREF), octobre 2003, http://www.formapresse.com ; Christiane Blondin, Dominique Fontaine, « Les acquis scolaires des filles et des garçons en lecture, en mathématiques et en sciences : un éclairage historique basé sur des enquêtes internationales », Éducation et francophonie, XXXIII, 1, printemps 2005, http://www.acelf.ca [l’éclairage ne porte pas sur l’amont des décennies récentes] ; Marie-Claire Clozel, Pourquoi les petits garçons ne sont pas des petites filles… Un secret bien gardé, Montréal, Triptyque, 2007.

9  Chacun des mots ou expressions de ce paragraphe est emprunté à des sociologues ou des historiens contemporanéistes ; la vulgate est chez eux si consensuelle qu’il n’est pas utile de donner la référence de la vingtaine de textes où nous les avons trouvés.

10  Au moins depuis François Furet, Jacques Ozouf (dir.), Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Paris, Éditions de Minuit, 1977, 2 vol.

11  Cf., par exemple, « Beyond Signature Literacy: New Research Directions/Audelà de la signature : nouvelles recherches en alphabétisme », numéro spécial de Historical Studies in Education/Revue d’histoire de l’éducation, 19, n° 2, Fall/automne 2007.

12  C’est notamment le cas des grandes thèses consacrées à l’éducation des filles depuis trente ans, comme celle de Françoise Mayeur, L’enseignement secondaire des jeunes filles sous la Troisième République, Paris, Presses de la FNSP, 1977, de Martine Sonnet, L’éducation des filles au temps des Lumières, Paris, Cerf, 1987, ou de Rebecca Rogers, Les demoiselles de la Légion d’honneur. Les maisons d’éducation de la Légion d’honneur au XIXe siècle, Paris, Plon, 1992. Voir aussi, par cette dernière, Les bourgeoises au pensionnat. L’éducation féminine au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.

13  François Furet, « De l’histoire-récit à l’histoire-problème », L’atelier de l’histoire, Paris, Flammarion, 1982, pp. 76-77.

14  André Chervel, Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, Paris, Retz, 2006. Sur les pratiques familiales de la dictée, Pierre Caspard, « L’orthographe et la dictée. Problèmes de périodisation d’un apprentissage, XVIIe-XIXe siècles », Le Cartable de Clio, n° 4, 2004, pp. 255-264.

15  « Connaissances en français et en calcul des élèves des années [19]20 et d’aujourd’hui. Comparaison à partir des épreuves du certificat d’études primaires », Paris, ministère de l’Éducation nationale, Les dossiers d’éducation et formation, 62, février 1996.

16  André Chervel, Danièle Manesse, La dictée. Les Français et l’orthographe, 1873-1987, Paris, INRP/Calmann-Lévy, 1989 ; Danièle Manesse, Danièle Cogis, Orthographe :à qui la faute ? Issy-les-Moulineaux, ESF, 2007. Voir aussi Danièle Manesse, « La dictée, résistance et avatars d’un exercice scolaire », in Henri Peyronie, Alain Vergnioux (dir.), Éducation et longue durée, Caen, Presses universitaires de Caen, 2007, pp. 167-181.

17  Dès le Moyen Âge, la ville de Paris possède un double réseau d’écoles pour garçons et pour filles. En 1357, le Chantre de Notre-Dame emploie 50 maîtres pour les garçons et 25 déjà pour les filles. Au XVIIIe siècle, on compte à peu près autant de maîtres que de maîtresses ; il en va de même à Lyon, Grenoble ou Amiens. Avant la Révolution, les femmes appartenant au salariat parisien sont presque aussi nombreuses à savoir signer que les hommes (62 % contre 66 %). Cf. Martine Sonnet, L’éducation des filles…, op. cit., et « Une fille à éduquer », in Natalie Z. Davis, Arlette Farge (dir.), Histoire des femmes en Occident, III. XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Perrin, 2002 [1ère éd. 1991], pp. 131-168.

18  Octave Gréard, L’enseignement primaire à Paris et dans les communes du département de la Seine en 1875, Paris, 1875, 289 p. [concerne en réalité les années scolaires 1873-1874 et 1874-1875]. Cf. aussi A. Chervel, D. Manesse, La dictée…, op. cit., pp. 252-255 : « De quand date la supériorité des filles en orthographe ? »

19  Claude Carpentier, Histoire du certificat d’études primaires. Textes officiels et mise en œuvre dans le département de la Somme (1880-1955), Paris, L’Harmattan, 1996, et Brigitte Dancel, Enseigner l’histoire à l’école primaire de la IIIe République, Paris, PUF, 1996.

20  Pour chacune des deux années, l’écart entre la moyenne des filles et celle des garçons est respectivement en écriture de - 0,07 et + 0,37 ; en rédaction de + 0,50 et + 0,06 ; à l’oral, il est en lecture de + 0,63 et + 0,12 ; en grammaire, de + 0,58 et - 0,18. Sur l’ensemble des épreuves de français de ces deux années, les notes des filles sont donc supérieures en moyenne de 0,18 point (sur 10) à celles des garçons. À titre de comparaison, les performances en calcul sont assez clairement au désavantage des filles : à l’écrit, respectivement - 0,38 et - 0,56; à l’oral, - 0,25 et - 0,18, tandis qu’en instruction morale et religieuse et en histoire/géographie, présentes à l’oral, c’est à nouveau la supériorité des filles qui s’observe : + 0,09 et + 0,28 pour la première épreuve, + 0,21 et – 0,07 pour la seconde.

21  Sur les principes et la pratique de la vie politique communale, cantonale et fédérale, voir André Siegfried, La Suisse, démocratie témoin, Paris, 1948, et Denis de Rougemont, La Suisse ou l’histoire d’un peuple heureux, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1989 [1ère éd. 1965].

22  La principauté est alliée aux Suisses depuis le Moyen Âge. Elle a eu des princes français de 1504 à 1707, puis de 1806 à 1814, prussiens de 1707 à 1806 et de 1814 à 1848. Elle compte 32 000 habitants en 1752, 51 000 en 1815, 75 000 en 1850. Cf. Histoire du pays de Neuchâtel, Hauterive, Attinger, 1989-1993, 3 vol.

23  Entre 1841 et 1846, 2 % seulement des enfants âgés de 7 à 16 ans ne fréquentent pas les écoles publiques pour cette raison. Durant cette même période, la proportion de filles et de garçons reçus à la première communion avec un niveau d’instruction générale jugé « insuffisant » est en moyenne de 5,5 % ; outre les enfants des familles « négligentes », ce chiffre comprend des Suisses allemands, des étrangers et des « jeunes gens bornés ». Source : Archives de l’État de Neuchâtel (AEN), Département de l’Instruction [ou de l’Éducation] Publique (DIP), 1, Rapports sur l’éducation publique, 1838-1846.

24  Frédéric de Rougemont, Rapport de la Commission d’État pour l’éducation publique sur ses travaux, depuis sa fondation en 1829 jusqu’au printemps 1833, Neuchâtel, 1833, pp. 23 et 82.

25  AEN, DIP 25/V : Statistique des écoles du canton de Neuchâtel en 1850.

26  Pierre Caspard, « Pourquoi l’État s’est-il intéressé à l’éducation ? (17501830) », Musée neuchâtelois, juillet 1994, pp. 93-105.

27  AEN, DIP 5, Plumitif de la Commission d’État pour l’éducation publique, 1er décembre 1835, et DIP 785, Circulaires et avis, envois des tableaux. Plusieurs communes refusent de remplir les tableaux qu’on leur envoie, en faisant valoir que « si la Commission demande des renseignements tellement personnels et tellement détaillés, on aime mieux refuser ses dons ». Mais une petite commune comme celle des Planchettes (cf. infra) établit déjà pour son propre compte une statistique nominative très précise de ses élèves.

28  Loi sur l’instruction primaire du 20 mars 1850. La loi se borne à énumérer les matières obligatoires ou facultatives dans les deux degrés d’enseignement. En décembre 1850, le DEP envoie à une petite commune rurale à classe unique (La Côte aux Fées), qui en a fait la demande, une « suggestion, non officielle » d’emploi du temps. La répartition qu’il propose, permettant de respecter la loi du 20 mars, est la suivante : 1er degré d’études : religion, 7 heures ; épellation et lecture, 7 heures ; orthographe, 7 heures ; écriture, 6 heures ; arithmétique, 6 heures ; géographie, 3 heures ; chant, 3 heures ; total : 39 heures ; 2e degré : religion, 6 heures ; langue française, 6 heures ; lecture raisonnée, 6 heures ; arithmétique, 6 heures ; instruction civique et histoire, 4 heures ; géographie, 3 heures ; écriture, 3 heures ; chant, 3 heures ; tenue de comptes, 1 heure ; dessin linéaire, 1 heure ; total : 39 heures (AEN, DIP 14, copies de lettres).

29  AEN, DIP 25, IX à XVII ; DIP 25, XXIII ; DIP 755 à 762.

30  AEN, DIP 3, Plumitif, 1850-1853.

31  AEN, DIP 3, Plumitif du DEP, 1850-1853 ; DIP 14, copies de lettres.

32  Sur la première, voir Georges Panchaud, Les écoles vaudoises à la fin du régime bernois, Lausanne, 1952. Neuchâtel ne faisait pas partie de la République helvétique. Sur la seconde, voir le site « Enquête Guizot : http://www.inrp.fr/she/guizot/index.html.

33  La confusion entre ces deux pratiques scripturales est fréquente chez les historiens, qui surestiment de ce fait considérablement la difficulté de l’apprentissage de l’écriture courante et la capacité d’y accéder à l’époque moderne.

34  La République vient d’adopter le système français des poids et mesures.

35  Les rapports en sont envoyés directement par les pasteurs. AEN, Département des Cultes. Série G, 70 à 76 : rapports, 1851-1858.

36  Pierre Caspard, Les changes linguistiques d’adolescents. Une pratique éducative, XVIIe-XIXe siècles, n° spécial de la Revue historique neuchâteloise, janvier 2000.

37  Les rapports sont particulièrement détaillés en 1851, qui est la première année de mise en application, d’ailleurs progressive et partielle, de la loi de mars 1850. C’est donc un bilan de l’école d’Ancien Régime, et non de la nouvelle école républicaine, qui se trouve ainsi dressé. De mars à juillet 1851, 94 rapports ont été envoyés au DEP, concernant au total 146 écoles. Leur longueur varie d’une à deux pages de format cahier à 7 ou 8 pages in folio.

38  D’autres cantons suisses donnent des témoignages du même genre. À Genève, le rapport d’une Commission d’enquête sur l’éducation énonce en 1837, comme une tranquille évidence, que « les jeunes filles de 13 ans sont plus intelligentes que les garçons du même âge », se réjouissant que, du fait de la mixité, « elles servent [sic] à calmer l’impétuosité » des seconds : Gabriel Mützenberg, Éducation et instruction à Genève autour de 1830, Lausanne, 1974, p. 500. De son côté, le canton de Vaud a mis au point, dès 1835, des tableaux statistiques très voisins de ceux de Neuchâtel, qui s’en est d’ailleurs inspiré jusque dans la formulation des rubriques ; les résultats d’ensemble sont cohérents avec ceux de Neuchâtel, mais n’ont pas fait à ce jour l’objet d’une analyse distinguant les sexes : Charles Archinard, Histoire de l’instruction publique dans le canton de Vaud, Lausanne, 1870, pp. 98-100. Concernant la religion, une distinction intéressante, non reprise à Neuchâtel, y est faite en 1845 entre savoir et mémoire, d’une part, compréhension et intelligence, de l’autre, évoqués dans deux rubriques : « Catéchisme : le savent en entier et bien » (85 % des enfants scolarisés, âgés de 12 à 16 ans) et « Bible : la lisent avec intelligence et comprennent le sens du texte » (69 % des enfants scolarisés, âgés de 12 à 16 ans). Cf. infra pp. 140-141.

39  Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, rééd. Paris, Garnier-Flammarion, 1991, t. II, p. 391 ; Pierre Caspard, « Pourquoi on a envie d’apprendre. L’autodidaxie ordinaire à Neuchâtel (XVIIIe siècle) », Histoire de l’éducation, n° 70, Autodidaxies, XVIe-XIXe siècles, mai 1996, pp. 65-110.

40  Frédéric de Rougemont, Rapport sur l’état de l’éducation dans la principauté de Neuchâtel en 1837, Neuchâtel, 1838. 10 d’entre eux (5 filles et 5 garçons) ne peuvent cependant fréquenter l’école communale, car ils sont catholiques ou anabaptistes ; quelques autres sont germanophones.

41  AEN, Archives de la commune des Planchettes, MM 1, 4, 5, 6 et 8 ; Pierre Caspard, « Une source de l’histoire du temps scolaire à l’époque moderne : les règlements d’école », in Marie-Madeleine Compère (dir.), Histoire du temps scolaire en Europe, Paris, INRP/Economica, 1997, pp. 241-254.

42  Ce surcroît de travail du régent est rétribué au prix de lourds sacrifices financiers que s’imposent les villageois en lançant une souscription annuelle pour augmenter son traitement. En 1850, le revenu du régent se décompose comme suit : traitement fixe de la commune, 168 £ ; revenu d’un domaine communal, 75 £ ; intérêts d’un fonds créé par les communiers, 45 £ ; écolage payé par les familles, 168 £ (dont c. 90 £ par des dons de particuliers (« sachet d’église ») pour compenser l’écolage des enfants pauvres, qui en sont dispensés) ; allocation de l’État, 15 £ ; produit de la souscription annuelle que se sont imposée les communiers et habitants réunis (ces derniers représentant plus des trois quarts de la population), 134 £. ; total, 606 £, soit 860 francs-or. Source : AEN, DIP 25/V, Statistique des écoles du canton de Neuchâtel, VI, district de La Chaux-de-Fonds.

43  Jean-Frédéric Ostervald, Abrégé de l’histoire sainte et du catéchisme, Genève, 1734. Depuis cette première édition, on estime que 300 000 exemplaires en furent imprimés jusqu’à la fin du XIXe siècle dans le seul pays de Neuchâtel. L’apprentissage de cet abrégé est ordinairement accompagné d’un autre du même auteur, Recueil des passages du Nouveau Testament, qui servent à établir les vérités et devoirs de la religion chrétienne. Publié à l’usage des écoles de l’Église de Neuchâtel, avec lequel il est souvent relié ou broché. Dans l’édition de 1790 (chez Louis Fauche-Borel), l’Abrégé compte 120 pages, le Recueil 112. Le prix des deux ouvrages est de seulement 4 sous, ce qui le met à la portée de toutes les familles. On peut dire que pendant au moins un siècle (1750-1850), pratiquement tous les Neuchâtelois des deux sexes ont appris la matière de ces deux ouvrages.

44  On ne peut donc transposer dans le passé l’analyse des interactions dans la classe et de ses effets sur la construction du genre et la « division des savoirs » qui fournit la matière à de nombreuses études contemporaines, par exemple celles de Nicole Mosconi, Femmes et savoirs. La société, l’école et la division sexuelle des savoirs, Paris, L’Harmattan, 1994, ou Claude Zaidman, La Mixité à l’école primaire, Paris, L’Harmattan, 1996.

45  Ce souci d’évaluation découle en effet très directement de l’effort que font les familles pour financer la scolarisation de leurs enfants, qu’ils payent selon pas moins de quatre principes différents : par prélèvement sur le produit des biens communaux ; par une souscription annuelle volontaire ; par des dons, également volontaires, permettant de scolariser les nombreux enfants pauvres; enfin, par le payement d’un écolage relativement élevé (14 sous, soit 1 franc-or par enfant et par mois). Il est à souligner que le montant de ce dernier est exactement identique pour les filles et pour les garçons, comme cela a été le cas dans toutes les écoles occidentales avant l’instauration de la « gratuité », c’est-à-dire du financement de l’école par un impôt d’État. Que la somme payée soit la même pour les filles et pour les garçons serait en soi une preuve suffisante de la parité de l’intérêt que les parents prennent à leur instruction, jusque dans le détail des matières qu’ils souhaitent leur voir enseigner.

46  On peut lire le texte intégral de l’argumentation de Fénelon sur http://www.salve-regina.com/Catechisme/ExistencedeDieu.html.

47  « On dmîndje è Piaintchtè. Un dimanche aux Planchettes. Récit en patois des montagnes neuchâteloises », Musée neuchâtelois, juillet 1912, pp. 137-147 (texte bilingue).

48  Le patois est encore d’usage assez général jusque dans les années 1830 ou 1840 (mais disparaît ensuite rapidement) ; tous les adultes le pratiquent entre eux, mais évitent de le parler aux enfants qui vont à l’école. Ce patois connaît de nombreuses variantes, parfois à l’intérieur d’une même commune. À Môtiers (où résida J.-J. Rousseau), école se dit écoûla dans un quartier, écôla dans un autre… Depuis le XVIe siècle au moins, la seule langue de communication à Neuchâtel est donc le français, d’un usage obligatoire dans le temple, les assemblées de commune ou de justice et, bien sûr, à l’école. Les régents se voient interdire par les familles de parler patois aux enfants et doivent, au contraire, veiller tout particulièrement aux difficultés que cette situation de diglossie peut susciter dans l’apprentissage du français. Ainsi, en 1720, la commune des Planchettes prescrit à son premier régent d’apprendre à lire aux enfants « bien correctement, d’éviter toute mauvaise prononciation, mauvais accent et toutes mauvaises habitudes », ces dernières sans nul doute liées à l’usage du patois (AEN, Archives de la commune des Planchettes). Sur le patois neuchâtelois, cf. Louis Favre, « Notre patois », Musée neuchâtelois, janvier 1893, pp. 7-13, et février 1893, pp. 29-35.

49  Pierre Caspard, La Fabrique-Neuve de Cortaillod (1752-1854). Entreprise et profit pendant la révolution industrielle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1979.

50  De 1796 à 1805, les revenus que la commune tire annuellement de ses biens et capitaux se montent à 5 774 £, soit 8 200 francs-or. Elle n’a guère de difficulté à verser à son régent un salaire fixe de 295 £, soit 420 francs-or, non compris les jouissances très importantes qu’elle lui assure : maison, jardin, vigne, bois, froment… (Source : AEN, Fonds Berthier). En 1853, le capital net de la commune est estimé à 166 000 £ ; elle verse 1 263 £ à ses régents.

51  On ignore quasiment tout de l’identité de ces moniteurs, notamment leur sexe. Le monitorat constituant parfois une étape vers la fonction de sous-régent, puis de régent, les garçons sont sans doute plus nombreux à l’exercer, au moins jusqu’au XVIIIe siècle.

52  Sur l’organisation de cette école, Pierre Caspard, « La maîtresse cachée. Aux origines de l’institutrice publique, 1650-1850 », in Éducation des filles aux XVIIIe et XIXe siècles, n° spécial des Annales Pestalozzi. Recherches en histoire de l’éducation, 3, 2004-2005, pp. 7-18.

53  Archives de la Commune de Cortaillod, BB 4, manuels de communauté, 1709-1833.

54  AEN, fonds de la Fabrique-Neuve de Cortaillod, papiers divers.

55  Par exemple, en 1814, un ouvrier imprimeur (J.-J. Ribeaux) gagne 451 £, deux de ses fils 57 et 85 £ comme petits manœuvres, trois filles 122, 140 et 198 £ comme apprenties imprimeuses, une quatrième fille 130 £ comme petite pinceleuse. Le gain familial est de 1 182 £, soit 1 700 francs-or. Les six enfants de cet imprimeur ont tous suivi l’école communale pendant deux mois l’hiver, tout en travaillant dans l’entreprise les dix mois restants.

56  Pierre Caspard, « Gérer sa vie ? Étude statistique sur le profil de carrière des ouvriers de l’indiennage (1750-1820) », Revue du Nord, n° 248, janvier 1981, pp. 207-232.

57  Bernard Lahire, La raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Lille, Presses universitaires de Lille, 1993.

58  Cf. Pierre Caspard, « Les changes linguistiques… », art. cit., et « Singulières ou communes ? Les valeurs éducatives révélées par les correspondances entre enfants et parents : Suisse romande et France, 1760-1830 », in Philippe Henry, Jean-Pierre Jelmini (dir.), La correspondance familiale en Suisse romande aux XVIIIe et XIXe siècles. Affectivité, sociabilité, réseaux, Neuchâtel, Alphil, 2006, pp. 31-53.

59  Pierre Caspard, « Lettres neuchâteloises. Un réseau européen de sociabilité ouvrière, 1765-1814 », in Daniel-Odon Hurel (dir.), Correspondance et sociabilité, Cahiers du GRHIS, n° 1, 1994, pp. 79-95.

60  Pierre Caspard, étude à paraître.

61  Michel Schlup, « La lecture et ses institutions dans la Principauté de Neuchâtel au tournant des Lumières », Revue française d’histoire du livre, 1987, pp. 463-500, et « Sociétés de lecture et cabinets littéraires dans la Principauté de Neuchâtel, 1750-1800. De nouvelles pratiques de la lecture », Musée neuchâtelois, avril 1987, pp. 81-104.

62  Selon Calvin, « chaque famille particulière doit être une petite Église », et c’est au père, en tant que « chef et maître de sa famille », qu’il revient de lui « servir de guide et de l’instruire », notamment en faisant lecture de la Bible. Cf. Marianne Carbonnier-Burkard, « La pratique réformée du culte de famille », La vie spirituelle, mai-juin 1995, pp. 307-317.

63  Jean-Jacques Rousseau, Deux lettres à M. le Mareschal Duc de Luxembourg contenant une description du Val-de-Travers (20 et 28 janvier 1763), Neuchâtel, Éditions Ides et Calendes, 1977. Les femmes sont encore plus minoritaires dans les élites culturelles neuchâteloises :11 seulement dans le corpus de 386 noms qu’a constitué Nathalie Guillod, en privilégiant, il est vrai, les formes les plus socialisées de cette vie culturelle. Cf. « Une esquisse de l’élite culturelle neuchâteloise dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle », Revue historique neuchâteloise, 2007, 2, pp. 107-124.

64  Marie Duru-Bellat, L’école des filles…, op. cit., p. 73.

65  Jean Delumeau (dir.), La Première communion. Quatre siècles d’histoire, Paris, Desclée de Brouwer, 1987. Pierre Colin, Élisabeth Germain, Jean Joncheray, Marc Venard (dir.), Aux origines du catéchisme en France, Paris, Desclée, 1989 ; Dominique Julia souligne que « nul ne peut être sauvé s’il n’est instruit ; la foi doit être explicite et intellectuellement structurée », et cite Jacques de Batencourt : « Il est impossible de croire sans être instruit, et l’on ne peut opérer sans savoir » : D. Julia, « La leçon de catéchisme dans l’Escole paroissiale », in Raymond Brodeur, Brigitte Caulier, Enseigner le catéchisme :autorités et institutions, XVIe-XXe siècles, Québec, Presses de l’université Laval, 1997, pp. 160-183.

66  Jean-Luc Le Cam, « L’éducation des filles en Allemagne à l’ère de la confessionnalisation (XVIe-XVIIe siècles) », in « De l’instruction des filles », numéro spécial de Europe XVI-XVII, 2006, Nancy, université Nancy 2, pp. 13-38, et Politique, contrôle et réalité scolaire en Allemagne au sortir de la guerre de Trente ans. T. 1. La politique scolaire d’August Le Jeune de Brunswick-Wolfenbüttel et l’inspecteur Christoph Schrader, 1635-1666/80, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1996, 2 vol.

67  Élisabeth Berlioz, École et protestantisme dans le pays de Montbéliard de 1769 à 1833, thèse d’histoire, Paris IV, 2003.

68  En dehors de l’âge de réception des enfants à la Cène, moins élevé, les écoles catholiques de Neuchâtel ne se distinguent pas des écoles réformées. La paroisse catholique de Cressier se plaint dès 1657 des effectifs de son école mixte : « Le nombre des fils et filles qui se rencontrent pêle-mêle et confusément ensemble sont à la surcharge du régent d’école ». Mais elle attendra 1812 pour créer une école de filles, les arguments donnés étant alors doubles : à nouveau, le trop grand nombre d’élèves, qui empêche le régent de « donner promptement et avec perfection les connaissances qu’il importe aux enfants d’avoir pour être hommes de bien et utiles à eux-mêmes et à la société » ; le respect des règles et statuts du diocèse de Besançon, dont la paroisse dépend. Source : AEN, Archives de la Commune de Cressier, MM 3.

69  La littérature, ancienne ou récente, sur les écoles primaires de l’Ancien Régime, fourmille d’exemples. Encore les situations de mixité sont-elles loin d’apparaître toujours dans la dénomination des écoles, des filles pouvant se trouver dans des écoles de garçons ou inversement. Ainsi, en avril 1748, la ville luthérienne de Montbéliard compte théoriquement six écoles : deux écoles de garçons, deux écoles mixtes (d’Allemands et de pauvres), deux écoles de filles. En fait, les deux premières comptent 37 et 27 garçons ; la troisième 8 garçons et 8 filles, la quatrième 30 garçons et 27 filles, mais la cinquième 27 filles et 9 garçons et la sixième 21 filles et 7 garçons. Sur le fond, l’inspecteur ne trouve rien à redire à ce mélange (« les garçons y ont assez bien profité »), mais ce qui le gêne est que les clauses de fondation des deux écoles de filles ne sont pas respectées : cf. Louis Borne, L’Instruction populaire en Franche-Comté avant 1792, Besançon, 1949-1953, pp. 362-366. Inversement, à la veille de la Révolution, Silly-en-Multien (580 habitants) possède à la fois une école communale et une école de filles tenue par des Sœurs de la Charité. Les conditions d’un enseignement séparé, voulu par l’Église catholique, sont donc réunies. En fait, en 1786, l’école communale est fréquentée par 46 garçons et 9 filles, le régent ayant même 4 filles en pension chez lui, sans que le curé du lieu trouve rien à redire. On est loin des fulminations épiscopales sur la séparation des sexes : cf. Jacques Bernet, Le journal d’un maître d’école d’Ile-de-France, 1771-1792. Silly-en-Multien, de l’Ancien Régime à la Révolution., Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000.

70  Raymond Boudon, Renouveler la démocratie. Éloge du sens commun, Paris, Odile Jacob, 2006.

71  Cette mise à distance générale des sexes sous la Restauration est exprimée d’une façon saisissante par Alfred de Musset : « Tout d’un coup, chose inouïe, dans tous les salons de Paris, les hommes passèrent d’un côté et les femmes de l’autre; et ainsi, les unes vêtues de blanc comme des fiancées, les autres vêtus de noir comme des orphelins, ils commencèrent à se mesurer des yeux » (La confession d’un enfant du siècle, 1836). Sur la déclinaison scolaire de l’observation de Musset, voir supra, p. 93.

72  Ce n’est guère que depuis la fin du XIXe siècle et son entrée dans le débat public que la question de la mixité commence à être étudiée. Cf. Françoise Thébaud, Michelle Zancarini-Fournel (dir.), « Coéducation et mixité », numéro spécial de Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, 18, 2003, et Rebecca Rogers (dir.), La mixité dans l’éducation. Enjeux passés et présents, Paris, ENS Éditions, 2004. Dans l’un et l’autre de ces ouvrages, R. Rogers énonce clairement que « la coéducation des sexes existe en réalité depuis des siècles » (La Mixité…, p. 17), en soulignant qu’« en amont du XXe siècle, les contours de cette histoire commencent tout juste à s’esquisser » (Coéducation…, p. 177).

73  Ainsi, dans la paroisse de Phaffans (près de Belfort), sur 1 160 enfants ayant communié entre 1770 et 1794, l’âge moyen des filles est de 12 ans et 5 mois, celui des garçons de 13 ans et 1 mois, soit 8 mois d’écart ; les filles commencent à communier plus jeunes : 24 % ont communié entre 9 et 11 ans, contre 16 % des garçons ; et les derniers garçons à communier sont plus âgés : 16,5 % communient après 14 ans, contre 7,4 % des filles. Cf. Dominique Varry, « La première communion dans la paroisse de Phaffans, 1770-1794 », Bulletin de la Société belfortaine d’émulation, n° 74, 1982, pp. 53-65. D’autres chiffres tout à fait concordants dans J. Delumeau, La Première communion…, op. cit., pp. 93-95, et Pierre Caspard, « Examen de soi-même, examen public, examen d’État. De l’admission à la Sainte-Cène aux certificats de fin d’études, XVIe-XIXe siècles », Histoire de l’éducation, n° 94, L’examen…, mai 2002, pp. 17-74.

74  Bernard Lefebvre, « Un document inédit : Registre du citoyen Caille, curé constitutionnel de Saint-Amé à Douai, 1793-1802 », Revue du Nord, n° 224, janvier 1975, pp. 31-41. Le registre contient classiquement les éléments de l’état civil ancien : baptêmes, mariages, sépultures et catéchumènes. Je remercie l’auteur de m’avoir communiqué la photocopie des listes de catéchumènes reçus à la communion, le registre lui-même, trouvé dans une sacristie, ayant aujourd’hui disparu.

75  Le document, intitulé « Première Communion. Le cinq mai 1793 Paroisse de St-Amé », mentionne le rang, les prénom et nom, l’âge, l’adresse et le nombre de points obtenus, par les garçons (à gauche) et par les filles (à droite). Le classement et les points obtenus par les garçons sont les suivants : 1er, 69 ; 2e, 57 ; 3e, 45 ; 4e, 43 ; 5e, 38 ; 6e, 36 ; 7e, 29 ; 8e, 21 et 21 ; 9e (sic), 18 et 17 ; 10e, 13 ; 11e, 11 et 11 ; 12e, 9 ; 13e, 5 ; 14e, 3. Les trois derniers ne sont pas admis à communier. Pour les filles: 1e, 65 ; 2e, 61 et 59 ; 3e(sic), 56, 54, 55 ; 4e, 52, 51, 51, 51 ; 5e, 46 ; 6e, 43 ; 7e, 40 ; 8e, 36 ; 9e, 32, 32, 29, 29 ; 10e, 25 ; 11e, 16, 16 ; 12e, 14 ; 13e, 9.

76  Marie-Madeleine Compère, « École et alphabétisation en Languedoc aux XVIIe et XVIIIe siècles », in François Furet, Jacques Ozouf (dir.), Lire et écrire…, op. cit., t. 2, pp. 43-99.

77  La plus ancienne mesure de cet écart porte sur la paroisse de Cornaux, en 1644-1654 : sur 31 enfants dont l’âge a pu être calculé, les garçons sont reçus en moyenne à 16  ans et 8 mois, les filles à 16 ans. Un écart de 6 à 10 mois se retrouvera à Neuchâtel jusqu’au milieu du XIXe siècle, quels que soient les âges de réception.

78  AEN, Catalogue et registre de la jeunesse qui a été examinée ès Verrières [depuis 1669].

79  Marie-Charlotte, fille de Daniel Sandoz, un paysan de la paroisse, subit ainsi, à la cure, l’examen de lecture le mardi 9 novembre 1773, à l’âge de 16 ans et 7 mois. Elle lit avec succès les six premiers versets du chapitre 8 du livre des Proverbes. Elle est donc admise à suivre pendant six semaines le catéchisme préparatoire à l’examen. Elle ratifie le 25 décembre et communie pour la première fois le 26 avec 38 autres garçons et filles. Pour l’occasion, tous sont vêtus de noir. Les garçons portent un costume et un chapeau noirs, les filles une robe noire avec liseré blanc : on est loin des flots d’organdi et de sentimentalité liés au stéréotype de la première communiante. Source : AEN, LRJ, journal de Daniel Sandoz, 1770-1778.

80  AEN, Archives des pasteurs de Neuchâtel, actes de la Classe, vol. X à XVIII, 1736-1847.

81  Ne pas avoir communié vaut pourtant aux jeunes gens l’excuse de minorité, mais jusqu’à un certain point seulement, car malitia supplet aetatem. Cf. Philippe Henry, Crime, justice et société dans la Principauté de Neuchâtel au XVIIIe siècle (1707-1806), Neuchâtel, La Baconnière, 1984, notamment pp. 378-385. Sur l’ensemble du siècle, P. Henry compte 279 femmes sur un total de 2 594 prévenus, soit 10,8 %, ibid, pp. 657-664 : « La criminalité féminine ».

82  Ce que confirme l’historien : durant la décennie 1801-1810, la moitié des premières naissances dans le pays de Neuchâtel résultent de conceptions prénuptiales, la proportion montant même aux deux tiers dans les villages industriels. Les naissances illégitimes ne représentent pourtant que 3 % environ du total des naissances, bien en deçà des taux français contemporains : Pierre Caspard, « Conceptions prénuptiales et développement du capitalisme dans la Principauté de Neuchâtel (1678-1820) », Annales E.S.C., juillet 1974, pp. 989-1008.

83  Edward Shorter, « L’âge des premières règles en France, 1750-1950 », Annales E.S.C., 1981, pp. 495-511. E. Shorter estime l’âge de la puberté des filles à 15,9 ans en 1750-1799, à 15,5 ans en 1800-1849. On notera que cet âge est alors très proche de celui de la première communion chez les protestants. Il est aujourd’hui inférieur à 12 ou 13 ans.

84  Aujourd’hui, la dyslexie modérée concerne cinq fois plus de garçons que de filles, la dyslexie sévère dix fois plus ; les autistes sont neuf fois sur dix de sexe masculin (O. Postel-Vinay, op. cit., pp. 258 et 272). Enfin, les journées d’appel de préparation à la défense, qui évaluent chaque année quelque 800 000 Français des deux sexes âgés de 17 ans, montrent que 2,6 % des garçons ne maîtrisent pas les « mécanismes élémentaires de la lecture », contre 1 % seulement des filles. Cf. André Hussenet, Le traitement de la grande difficulté scolaire au collège et à la fin de la scolarité obligatoire, Rapport n 3, établi à la demande du Haut conseil de l’évaluation de l’école, novembre 2004, pp. 35-38.

85  Ce chapelet de vertus est emprunté à P. Bourdieu, La domination masculine…, op. cit., p. 83. Sauf à naturaliser un « éternel féminin », il faut pourtant s’interroger sur l’historicité de ce genre de stéréotypes et les cadres sociaux dans lesquels ils fonctionnent. La lecture de centaines de lettres échangées entre parents et enfants – filles et garçons – au XVIIIE Siècle montre, au moins dans les classes moyennes et populaires, une grande proximité des attentes envers les filles et les garçons en termes de comportement, d’étude et de travail, même si le destin social des uns et des autres est fort différent. Cf. P. Caspard, « Singulières ou communes… », art. cit.

86  AEN, actes de la Classe, 1787.

87  M. Duru-Bellat, L’école des filles…, op. cit., p. 66.

88  O. Postel-Vinay, La revanche…, op. cit., pp. 265-266.

89  D. Kimura, Cerveau d’homme…, op. cit., pp. 111-124 ; O. Postel-Vinay, La revanche…, op. cit., pp. 256-258 ; A. Leroy-Boussion, « Différence entre les sexes pour l’apprentissage de la lecture : étude longitudinale entre 5 et 8 ans », Bulletin de psychologie, 247, 19, 1966, pp. 498-505.

90  A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Livre II, chap. 1.

91  Cité dans P. Caspard, « Du ciel des idées aux pratiques culturelles. La religion dans les écoles neuchâteloises, entre Réforme et lois de laïcisation du XIXe siècle », in M. Hofmann, D. Jacottet, F. Osterwalder (dir.), Pädagogische Modernisierung. Säkularität und Sakralität in der modernen Pädagogik, Berne, Haupt, 2006, pp. 13-26.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Caspard, « À quoi tient la supériorité des filles ? Contribution à l’analyse historique d’un problème »Histoire de l’éducation, 115-116 | 2007, 81-148.

Référence électronique

Pierre Caspard, « À quoi tient la supériorité des filles ? Contribution à l’analyse historique d’un problème »Histoire de l’éducation [En ligne], 115-116 | 2007, mis en ligne le 01 janvier 2012, consulté le 09 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/1423 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.1423

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Auteur

Pierre Caspard

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