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Notes critiques

ISRAEL (Stéphane). – Les Études et la guerre. Les normaliens dans la tourmente (1939-1945)

Paris : Éditions rue d’Ulm, 2005. – 334 p.
Emmanuelle Picard
p. 135-138
Référence(s) :

ISRAEL (Stéphane). – Les Études et la guerre. Les normaliens dans la tourmente (1939-1945). – Paris : Éditions rue d’Ulm, 2005. – 334 p.

Texte intégral

1À l’occasion de son bicentenaire, en 1994, l’École normale supérieure a fait l’objet d’un certain nombre de travaux universitaires en même temps qu’étaient publiés de nombreux récits de souvenirs. Ce fut également l’occasion de réaliser un inventaire très détaillé des fonds d’archives versés par l’École aux Archives nationales. Pour autant, aucune histoire générale de l’ENS n’a encore été produite et ce n’est qu’au travers d’études ponctuelles qu’il nous est donné de connaître un peu mieux l’histoire de cet établissement dont la première ébauche remonte à la Révolution. L’étude que propose Stéphane Israel s’attache à éclairer la période de la Seconde Guerre mondiale. Issu d’un DEA, le présent ouvrage s’appuie très largement sur les archives de l’École, complétées par diverses correspondances (dont celle de J. Carcopino, qui la dirigea durant cette période) et des entretiens menés par l’auteur.

2L’ambition de ce travail est de réaliser une « histoire totale de l’institution », à la fois matérielle, sociale et intellectuelle, durant la période qui s’étend de l’entrée en guerre aux lendemains de la Libération, en s’interrogeant sur le rôle de ce qu’il désigne sous le terme de « facteur normalien », à savoir un ethos spécifique aux élèves de l’ENS. Construit selon une logique chronologique articulée sur les dates clés d’octobre 1940 (statut des Juifs) et février 1943 (mise en place du STO), l’ouvrage prend en compte successivement l’histoire institutionnelle, le quotidien des élèves et les différentes attitudes « politiques » face aux événements. C’est ainsi que l’on peut suivre les aléas d’une institution confrontée aux logiques propres de la guerre (la mobilisation, puis la démobilisation des élèves, les recherches liées à la Défense nationale), de l’occupation (les restrictions, le statut des Juifs, le STO) et aux questions de collaboration et de résistance. On assiste ainsi à la lutte menée par le nouveau directeur, Jérôme Carcopino (qui est aussi, dans un premier temps, secrétaire d’État à l’Éducation et à la Jeunesse), afin d’obtenir que l’École normale reste le lieu de production des élites intellectuelles de la France, avec la mise en place d’une quatrième année facilitant l’accès des élèves à l’enseignement supérieur. On assiste également aux conflits quotidiens qui opposent l’équipe de direction et les administrations française et allemande au sujet de la livraison des denrées de base ou des autorisations de circulation des élèves.

3L’ensemble de l’ouvrage de S. Israel est très bien documenté. Il s’appuie sur des sources solides qui permettent de retracer dans le détail un certain nombre d’épisodes de cette geste normalienne. Car c’est bien d’une geste qu’il est question ici avec la mise en récit des actions d’éclat, des moments de crise et de drame que vit l’institution. Dans le même temps, l’auteur ne cesse de réaffirmer sa volonté de comprendre la spécificité de l’École normale dans des temps troublés et de rechercher les facteurs de continuité et de cohérence qui font de cette institution un espace particulier au sein de l’enseignement supérieur français. Il insiste à de nombreuses reprises sur l’esprit de corps des normaliens. Il met en avant leur ethos spécifique, s’appuyant par exemple sur la permanence des canulars en temps de guerre, dans le but de montrer sa pérennité, et érige parfois ce « folklore normalien » en exemple de l’indépendance d’esprit des élèves. Leur engagement politique est ainsi toujours présenté sur un mode distancié et raisonné. Mais dans le même temps, S. Israel insiste sur le poids des histoires individuelles, qu’il s’agisse de collaboration ou de résistance. Aucune réflexion n’est véritablement menée sur la double question d’une spécificité normalienne dans le rapport au politique et de l’inscription des normaliens résistants et collaborateurs dans des groupes plus larges et aujourd’hui bien connus (en particulier au travers de nombreux travaux récents sur la sociologie de la résistance). Pourtant, de nombreux éléments présents tout au long de l’ouvrage pourraient contribuer à apporter des éléments de réponse. L’auteur nous montre ainsi une École très soucieuse de ses élèves, en lutte permanente avec les différentes autorités pour préserver le sort des siens, améliorer leurs conditions de vie et de travail et assurer leur avenir. Un véritable réseau normalien est en œuvre durant toute la guerre et se révèle particulièrement efficace au moment où le STO revendique un nombre grandissant de normaliens. Il contribue à maintenir les élèves dans un sentiment d’appartenance à l’institution et de forte dépendance. En ce sens, tout est organisé pour couper les normaliens du monde réel, selon le souhait même de Jérôme Carcopino. L’injonction qui leur est faite de ne faire que travailler permet ainsi de faire de l’École une sorte de thébaïde, largement protégée de la tourmente. Tous ces éléments jouent très certainement un rôle dans la position relative de retrait de l’École et des normaliens durant toute la guerre.

4Cependant, il y eut bien une minorité active au sein de l’ENS, recrutée parmi les promotions et les enseignants de sciences, pour laquelle l’occupation signifia une implication personnelle importante et des choix stratégiques. Ceux-là sont les parents pauvres de l’ouvrage, alors même que leurs engagements politiques ont été notablement plus importants. Le récit de la résistance des scientifiques vient ainsi en contrepoint éclairer la faiblesse de celle des littéraires, et surtout son caractère tardif. Pour autant, cette différence n’a pas incité l’auteur à creuser la question, ni à la mettre en perspective avec une semblable opposition au sein de l’université française. Il a manqué l’occasion d’avancer dans la réflexion sur le mode de fonctionnement des espaces savants, en particulier dans leur rapport au politique. On retrouve cette carence dans l’étude des contenus scientifiques : on sait en détail ce que font les littéraires de leurs journées consacrées à l’étude, bien plus rarement ce que font les élèves dans les laboratoires de sciences.

5Si l’ouvrage de Stéphane Israel nous fournit une abondante substance et matière à réflexion, il est dommage qu’il reste le plus souvent au niveau de la chronique et que son auteur ait du mal à se déprendre de sa propre appartenance à l’École. Ce faisant, il incite à désirer que s’impulse une réflexion sur la place de l’École normale supérieure au sein du dispositif français d’enseignement supérieur et à relancer la réflexion sur la structuration du champ universitaire autour des sciences et des humanités. Sa nécessaire mise en perspective avec les autres institutions d’enseignement supérieur pourrait alors fournir d’intéressantes pistes de réflexion.

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Pour citer cet article

Référence papier

Emmanuelle Picard, « ISRAEL (Stéphane). – Les Études et la guerre. Les normaliens dans la tourmente (1939-1945) »Histoire de l’éducation, 109 | 2006, 135-138.

Référence électronique

Emmanuelle Picard, « ISRAEL (Stéphane). – Les Études et la guerre. Les normaliens dans la tourmente (1939-1945) »Histoire de l’éducation [En ligne], 109 | 2006, mis en ligne le 23 mars 2009, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/1180 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.1180

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Auteur

Emmanuelle Picard

 

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