CHANET (Jean-François), 1909 : un « pacte de suicide » au lycée Blaise-Pascal
CHANET (Jean-François), 1909 : un « pacte de suicide » au lycée Blaise-Pascal, Portet-sur-Garonne, Éditions Midi-Pyrénéennes, 2024, 48 p.
Texte intégral
1Le 25 mai 1909, Armand Nény, âgé de 14 ans, élève de troisième au lycée de Clermont-Ferrand, fils d’instituteur, se brûle la cervelle dans sa salle de classe, pendant une composition en thème latin. Acte désespéré d’un élève conscient de son incapacité à rendre un bon devoir ? Pas du tout. Son suicide est le résultat d’un « pacte » conclu avec certains de ses camarades. C’est l’un d’eux qui lui a apporté le révolver. Fait divers ou fait révélateur de l’ambiance morale délétère qui régnerait dans les lycées ? Une polémique s’engage, attisée, le 21 juin 1909, par une question posée au gouvernement par le député nationaliste de Paris Maurice Barrès.
2C’est cet épisode qu’analyse avec brio, pour la collection « Cette année-là » des Éditions Midi-Pyrénéennes, Jean-François Chanet, lui-même fils d’institutrice et ancien élève du lycée de Clermont-Ferrand, devenu pour sa part recteur et professeur à Sciences Po. En bon historien, il replace l’événement dans son contexte non seulement familial (mésentente des parents, un oncle qui s’est suicidé), mais aussi et surtout économique et social (crise du phylloxéra, développement de l’industrie du caoutchouc, exode rural), scolaire (réforme de 1902 et promotion de l’enseignement secondaire moderne, on aurait pu ajouter l’institution d’un enseignement de la morale dans les lycées et collèges) et politique (affaire Thalamas, et, plus largement, dénonciation par l’extrême droite de ce qui est vu comme une entreprise de déchristianisation de la France, qui entraînerait une perte de tout sens moral). Un des atouts de ce livre, outre le plaisir de lecture (malgré le sujet !) d’un récit bien mené, réside dans l’articulation des échelles d’analyse. On devine aussi Jean-François Chanet sensible aux bruits, au décor de la vie quotidienne. D’ailleurs, dans sa manière de décrire les visites supposées du jeune Armand Nény dans le Clermont-Ferrand du début du XXe siècle, on pourrait voir l’influence de l’« historien du sensible » qu’est Alain Corbin, et plus précisément du Monde retrouvé de Louis-François Pinagot.
- 1 Michel Winock, « Barrès, Durkheim et la mort des lycéens », L’Histoire, no 195, juin 1995.
3La controverse politique et idéologique avait déjà été étudiée par Michel Winock1. Pour Barrès, le suicide du jeune lycéen est le résultat de l’absence d’enseignement moral fondé sur la religion dans les établissements de l’État et des mauvaises lectures que font les lycéens : le jeune Nény n’aurait-il pas été vu lisant un livre de Schopenhauer ? Jean-François Chanet reprend l’analyse de l’événement en se fondant sur les archives du lycée et le dossier personnel de fonctionnaire de Michel Nény, père d’Armand (archives conservées aux Archives départementales du Puy-de-Dôme). Il montre l’incertitude des faits, tels que les a rapportés l’enquête administrative, une incertitude qui n’inquiète pas ceux des journaux qui veulent raccrocher l’événement à leur thèse. La presse en effet s’en est emparée, d’abord la presse locale, puis la presse nationale, à la suite du discours de Barrès à la Chambre. « Et comme on le devine », écrit Jean-François Chanet, « les réactions du lendemain contribuent à durcir plutôt qu’à nuancer les positions en présence la veille » (p. 34). D’un côté, la presse de gauche, qui se félicite que le ministre de l’Instruction publique, le protestant Gaston Doumergue, ait répliqué à l’auteur du Jardin de Bérénice que ses écrits n’étaient assurément pas de meilleures lectures que la philosophie de Schopenhauer ; de l’autre, la presse catholique et nationaliste, qui dénonce l’œuvre démoralisatrice de l’école républicaine. Outre cette analyse des réactions dans les médias, l’apport du travail de Jean-François Chanet réside dans l’étude de la postérité littéraire de l’événement clermontois : Henri Bordeaux dans La lumière au bout du chemin, Gide dans Les Faux-Monnayeurs, Marcel Jouhandeau dans Ximénès Malinjoude et Alexandre Vialatte dans La complainte des enfants frivoles et La dame du Job ont évoqué le suicide d’un adolescent dans des termes qui rappellent fortement celui du jeune Armand Nény. Est-ce l’événement ou la polémique qui les a marqués ? En tout cas, relève Jean-François Chanet, « ces auteurs ne manquent pas de se lire les uns les autres, et le thème devient entre eux comme un motif d’émulation » (p. 39-40). Ainsi le jeune Armand Nény aura-t-il eu en quelque sorte une vie littéraire posthume.
4Avec un art consommé du récit, Jean-François Chanet revient à la fin de son livre sur l’événement, pour livrer au lecteur un détail intriguant. Selon l’enquête, il est très possible que le lycéen ayant fourni le révolver soit Déat, un camarade de classe d’Armand Nény. Or ce Déat n’est autre que Marcel Déat, le futur homme politique qui finit, comme on sait, dans l’action collaborationniste pendant les « années noires ». Mais est-ce bien lui qui a fourni l’arme ayant servi à Nény à se donner la mort ? On ne le saura jamais, car « les documents concernant la scolarité de Déat ont disparu des archives du lycée Blaise-Pascal durant l’Occupation » (p. 37-38). En tout cas, pour Jean-François Chanet, il ne fait point de doute que Marcel Déat se souvenait du suicide de son ancien camarade de classe lorsque, dans le premier chapitre de ses Mémoires politiques, il décrivait des professeurs de lycée et des répétiteurs se désintéressant, au début du XXe siècle, de l’éducation morale de leurs élèves, laissés de ce fait à leurs incertitudes.
5Ancien recteur, Jean-François Chanet ne pouvait manquer de mettre en rapport l’épisode qu’il analyse avec le temps présent. Indiquant que Maurice Barrès avait déploré que le ministre de l’Instruction publique Gaston Doumergue s’en soit tenu à la controverse politique, il écrit avec un beau sens de la formule : « sur ce point, en définitive, l’écrivain anticipe notre sensibilité contemporaine : on peut lui donner acte du déficit de ce que nous désignerions comme l’accompagnement psychologique des élèves choqués par le drame, et reconnaître que, dans la lutte politique, la conquête de l’opinion n’exige pas la quête de la vérité » (p. 37).
Notes
1 Michel Winock, « Barrès, Durkheim et la mort des lycéens », L’Histoire, no 195, juin 1995.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Yves Verneuil, « CHANET (Jean-François), 1909 : un « pacte de suicide » au lycée Blaise-Pascal », Histoire de l’éducation, 162 | 2024, 319-321.
Référence électronique
Yves Verneuil, « CHANET (Jean-François), 1909 : un « pacte de suicide » au lycée Blaise-Pascal », Histoire de l’éducation [En ligne], 162 | 2024, mis en ligne le 07 décembre 2024, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/10592 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/13884
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