WAGNON (Sylvain) (dir.), Normes, disciplines et manuels scolaires
WAGNON (Sylvain) (dir.), Normes, disciplines et manuels scolaires, Bruxelles, Peter Lang, 2022, 230 p.
Texte intégral
- 1 Sylvain Wagnon (dir.), Le manuel scolaire, objet d’étude et de recherche : enjeux et perspectives, (...)
- 2 Anouk Darme, Aurélie De Mestral, Nathalie Denizot, Giorgia Masoni, Laetitia Perret, Xavier Riondet, (...)
- 3 Anouk Darme, Aurélie De Mestral, Vivianne Rouiller, « Construction et transformation des savoirs sc (...)
1Trois ans après la publication d’un ouvrage collectif appréhendant déjà le manuel scolaire comme un objet d’étude et de recherche1, Sylvain Wagnon réitère l’expérience en dirigeant un nouveau livre sur cet outil pédagogique. Cette fois-ci, accompagné d’une équipe en partie renouvelée (plus de la moitié des auteurs étaient déjà présents dans le premier projet2), Sylvain Wagnon nous mène vers d’autres horizons, même si certains questionnements et enjeux émergeaient déjà dans le premier opus. L’ouvrage se place dans la continuité des 14e journées d’études Pierre Guibbert organisées à Montpellier en mai 2019 autour de la thématique suivante : « Le manuel scolaire, normes disciplinaires et forme scolaire : enjeux et défis à l’heure du numérique ». Alors que le manuel reste « un outil majeur et incontournable de l’enseignement actuel » (ce sont les premiers mots du résumé proposé en quatrième de couverture), son étude semble plus que jamais nécessaire. Certes, l’étude de cet objet pédagogique est loin d’être inédite dans le champ de la recherche : nombreux sont les travaux menés sur les manuels scolaires, principalement depuis les années 1960-1970. Cela n’empêche toutefois pas Sylvain Wagnon et ses collègues d’en proposer une approche originale, cet outil éducatif restant « toujours éclairé par le filtre du regard particulier du chercheur »3. Abordés dans une perspective pluridisciplinaire, les manuels, « piliers de l’élaboration d’une culture scolaire » (p. 8), sont ici analysés à travers les liens qui les unissent aux savoirs, aux normes disciplinaires mais aussi à la forme scolaire.
- 4 Bernard Schneuwly, Rita Hofstetter, « Forme scolaire, un concept trop séduisant ? » in Ana Dias-Chi (...)
- 5 Ibid., p. 163.
2Dès l’introduction, courte mais conceptuellement dense et richement référencée, Sylviane Tinembart et Sylvain Wagnon présentent la complémentarité du triptyque composé des normes, des disciplines et des manuels scolaires. Il convient de souligner que les auteurs réaffirment le rôle central des manuels (imprimés ou numériques) encore inévitables dans les salles de classe, et la place primordiale de ces témoins, symboles et acteurs d’une histoire scolaire. Ils cherchent alors à décrypter les relations que nouent ces objets avec les savoirs et la forme scolaire, concept théorisé par Guy Vincent au début des années 1980, dont les analyses ont depuis été élargies par des auteurs de référence comme Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly. Ces derniers, convoqués dans l’introduction et ensuite cités de nombreuses fois dans l’ouvrage, plaident en effet « pour une plus ample historicisation de la forme scolaire »4 en postulant l’existence d’un tournant, au XIXe siècle, lié à « l’édification de l’État enseignant »5, accordant un rôle majeur aux disciplines scolaires. En tout état de cause, Sylviane Tinembart et Sylvain Wagnon en concluent à juste titre que si le manuel est un élément « constitutif des normes et des disciplines scolaires, son histoire et ses enjeux sont des marqueurs de l’enseignement et de l’éducation d’hier et d’aujourd’hui » (p. 13).
- 6 Guy Rocher, « Le manuel scolaire et les mutations sociales », in Monique Lebrun (dir.), Le manuel s (...)
3Après cette introduction, l’ouvrage se divise en trois parties, comprenant chacune trois ou quatre contributions. La première section, intitulée « Manuels, disciplines scolaires et culture scolaire », vise notamment à « poser les bases conceptuelles de ce qu’est un manuel, partie prenante d’une culture scolaire et des disciplines scolaires » (p. 12). Cette partie s’ouvre par une contribution de Nathalie Denizot et Laetitia Perret qui étudie, dans une perspective historico-didactique, les exercices et extraits d’un corpus de différents types de manuels de littérature de lycée utilisés depuis les années 1880. Ainsi, les auteures proposent une étude de cas, en analysant la construction, par différents procédés, d’un « Montaigne scolaire » (p. 24), entre les réformes républicaines de la fin du XIXe siècle et les années 2000. En focalisant leur travail sur les processus de scolarisation successifs d’un auteur rendu incontournable et d’une œuvre devenue classique à l’école, elles s’attachent à analyser la fabrication de la culture scolaire, concept ici préféré à celui de forme scolaire. C’est ensuite à Renaud d’Enfert d’interroger un autre aspect du triptyque manuels-disciplines-culture scolaire, en scrutant quant à lui les manuels à travers le prisme des disciplines, en développant l’exemple de l’histoire de l’enseignement des mathématiques au XIXe siècle. Dans une remarquable proposition, Renaud d’Enfert s’intéresse à la fabrication, au renouvellement, à l’imposition, à la légitimation et à la transgression des normes disciplinaires par les manuels. Dans ce but, il analyse la manière dont ces derniers ont participé à l’enracinement de la méthode de réduction à l’unité « pour la résolution des problèmes relevant de la règle de trois » (p. 41), avant son officialisation dans les programmes. Cependant, dans le cadre d’une histoire sociale ne se concentrant pas exclusivement sur les contenus textuels des manuels, Renaud d’Enfert prend également en considération les acteurs essentiels que sont les auteurs de ces ouvrages. Finalement, il invite à interroger différemment ces usuels scolaires en envisageant d’autres sources qui pourraient s’avérer pertinentes pour la recherche, particulièrement pour ce qui concerne la question de la fabrication des normes disciplinaires. Reprise plusieurs fois dans l’ouvrage, cette façon d’aborder les manuels comme des « productions humaines » (p. 42) originales est salutaire, tant il est vrai que les manuels font partie d’un « système social »6 complexe impliquant notamment divers acteurs, trop fréquemment oubliés dans les recherches, à différents moments de la vie des ouvrages, de leur élaboration à leur réception.
- 7 Notons que Laetitia Perret y consacrait notamment un chapitre dans le volume précédent : « Place et (...)
4Cette dernière – qui pourrait d’ailleurs faire l’objet de travaux plus approfondis – amène à prendre en compte différents publics, divers niveaux de scolarisation et plusieurs types d’établissements. Ainsi, dans le dernier chapitre de cette partie, Marie-France Rossignol se penche sur la « manuélisation » de l’histoire littéraire au lycée professionnel, en nous plongeant au cœur des manuels de français de seconde utilisés à partir de la publication des programmes de 2009 jusqu’à la rentrée 2019. À partir de l’exemple de deux mouvements littéraires du XIXe siècle, le romantisme et le réalisme, elle fait resurgir les conceptions de la littérature et de son enseignement, les dynamiques éditoriales en jeu, les singularités des configurations disciplinaires construites et les problématiques soulevées par la didactisation et la scolarisation de l’histoire littéraire, en tenant compte des spécificités du public visé par ces ouvrages, à savoir les lycéens de la filière professionnelle. Marie-France Rossignol questionne même la dimension iconographique des ouvrages, en différenciant par exemple des catégories d’images (p. 59). On pourrait toutefois regretter, en envisageant l’ensemble du livre7, la place limitée des images dans les analyses, aspect qui permettrait pourtant d’interroger autrement les thématiques et concepts centraux de cet ouvrage.
- 8 Brigitte Louichon, « Essai d’analyse de l’analyse de manuels », in Laetitia Perret-Truchot (dir.), (...)
5La deuxième partie du livre met alors en relation les manuels scolaires et l’évolution de la forme scolaire. Elle est composée de trois propositions, partant toutes de l’exemple suisse. La première reprend une partie des travaux de thèse d’Anouk Darme-Xu (p. 79-97). Ce texte s’intéresse à la transformation, en Suisse romande, des ouvrages pour l’enseignement et l’apprentissage de la langue en manuels scolaires de grammaire entre 1830 et 1910. L’auteure montre ainsi que les changements observés impliquent des éléments relatifs à la sélection, la structuration, l’agencement, la hiérarchisation des contenus ou encore à l’« élémentation » des savoirs et notions. Ce faisant, elle analyse le rôle des ouvrages du corpus étudié dans la disciplinarisation du français au XIXe siècle ainsi que dans la reconfiguration des savoirs grammaticaux et de leur mode de transmission. Dans les propositions suivantes, Aurélie De Mestral et Viviane Rouiller d’une part, Giorgia Masoni et Sylviane Tinembart d’autre part, continuent de s’interroger sur le concept de forme scolaire, en donnant une place centrale à la « multiplicité des acteurs »8 qui influencent notamment la fabrication des manuels scolaires. Les deux premières s’appuient sur leurs récents travaux de thèse (soutenus tous les deux en 2018) et s’intéressent à deux enseignants suisses romands (Raphaël Horner et Ernest Briod), véritables « artisans de la forme scolaire » entre la deuxième moitié du XIXe et la première partie du XXe siècle. Acteurs pédagogiques, concepteurs de manuels d’histoire et d’allemand, ils renouvellent, à leur échelle, l’enseignement de ces disciplines, allant de la critique de la méthodologie en vigueur à la « conception de nouveaux moyens d’enseignement » (p. 109). Quant à Giorgia Masoni et Sylviane Tinembart (p. 119-140), elles étudient le rôle de deux acteurs issus du monde pédagogique et acteurs du marché de l’édition scolaire (Giuseppe Francesco Bianchi et Samuel Blanc), dans les cantons de Vaud et du Tessin. Dès lors, en reliant leur démonstration à la codification et didactisation des savoirs ainsi qu’à la disciplinarisation des matières d’enseignement, les chercheuses montrent la participation de ces instituteurs-éditeurs dans la mise en place de la forme scolaire moderne au XIXe siècle.
6Enfin, la dernière partie du livre recentre l’analyse sur les manuels comme vecteurs de normes scolaires. Les études de cas qui la composent lui donnent un aspect plus éclaté, faisant sa force au niveau de la diversité des exemples disséqués (disciplines, périodes, niveaux d’enseignement, etc.) mais peut-être parfois sa faiblesse au niveau de la continuité et des connexions entre les chapitres. C’est Rebecca Laffin qui ouvre la partie en décryptant les nouvelles normes disciplinaires mises en pratique à travers les tâches finales ou projets finaux de trois manuels récents d’allemand de terminale. Diffusés après la publication par le ministère de l’Éducation nationale français du programme de 2010, ceux-ci sont alors envisagés alors comme des « intermédiaires entre les prescriptions officielles, les théories et les pratiques » (p. 143). En adoptant une approche historique, Xavier Riondet lui emboîte le pas, interrogeant de manière extrêmement fine les relations « complexes et ambiguës » (p. 159) entre les manuels, les normes disciplinaires, scolaires et sociales, mais aussi la forme scolaire, le tout dans un contexte international singulier, celui de l’entre-deux-guerres. Pour cela, il étudie, à partir de 1925, le processus de révision des manuels (en particulier d’histoire et de géographie) « au prisme du pacifisme » (p. 159), dans le cadre des stratégies (et leurs limites) et des réflexions nées au sein d’une organisation spécifique, la Coopération intellectuelle. Xavier Riondet expose des questionnements passionnants, notamment sur la question des normes (leurs relations, leurs transformations, leur diffusion et institutionnalisation, etc.), à l’occasion d’une démonstration qui ne manque pas de nous inviter à réfléchir sur l’actualité de l’école et certains enjeux éducatifs, scolaires et pédagogiques contemporains.
- 9 Emmanuel Fraisse, « L’école, lieu de lectures », in Claude-Anne Parmegiani (dir.), Lectures, livres (...)
- 10 Laetitia Perret-Truchot, « Conclusion », in Perret-Truchot Laetitia (dir.), Analyser les manuels sc (...)
7Cette perspective historique cède le pas à un travail réalisé dans le champ la didactique des mathématiques. Le chapitre de Claire Guille-Biel Winder et Édith Petitfour s’intéresse effectivement à l’enseignement, en France, de notions géométriques (perpendicularité et parallélisme) au cours de la première année du cours moyen. En décryptant et critiquant une méthode, la Méthode heuristique de mathématiques, elles examinent les choix didactiques et pédagogiques des auteurs du manuel à travers une grille détaillant différents types de connaissances (géométriques, spatiales, graphiques, techniques et pratiques) et leur caractère implicite ou explicite. Il est intéressant d’observer que les auteures s’attachent à envisager les outils scolaires dans une approche systémique, en tenant compte des documents « périphériques » qui gravitent autour des manuels (publications pédagogiques comme le guide de l’enseignant, cahiers d’exercices, ressources numériques). Ces derniers sont autant d’éléments qui accompagnent l’emploi des manuels et aident à en comprendre les fondements théoriques et les mises en pratique attendues dans les classes, même si chacun de ces supports pourrait être davantage défini (quels usages de la méthode ? quelles différences entre une méthode et un manuel ? etc.). L’élargissement des problématiques se termine avec la contribution de Céline Camusson qui scrute l’utilisation des manuels par les enseignants. Cette approche est assurément nécessaire si l’on considère que les « outils que sont les manuels ne donnent qu’une idée très imparfaite de la réalité de l’enseignement »9 et qu’ils ne disent rien ou très peu « des pratiques de classes effectives »10. La chercheuse sonde les usages des manuels (outil essentiel mais pas unique) en orthographe et en histoire par des professeurs des écoles de cours moyen. Pour cela, elle recourt à un questionnaire diffusé auprès des enseignants, pour identifier les facteurs et critères influençant leurs choix, pour comprendre les combinaisons et modifications qu’ils opèrent, en tenant compte de leur profil, de leur parcours et de leur contexte d’exercice. Elle envisage donc la place des manuels parmi l’ensemble des supports (photocopies, projections, etc.) et ressources qui s’offrent aux enseignants, au format papier ou numérique, mais également leurs usages impactant directement les manières d’enseigner et les apprentissages des élèves.
8Certes, plusieurs propositions auraient mérité d’être davantage approfondies, notamment d’un point de vue théorique, et le cloisonnement des trois parties peut quelquefois sembler bien formel, tant les concepts manipulés dans l’ouvrage se répondent et entretiennent des relations étroites. Toutefois, l’ouvrage dirigé par Sylvain Wagnon possède de très nombreux atouts. Par les approches scientifiques mobilisées (histoire, didactique, etc.), les multiples disciplines étudiées (français, allemand, mathématiques, histoire, etc., même si nous pourrions toujours reprocher l’absence de certaines disciplines), les différents niveaux pris en compte (école primaire, lycée professionnel, etc.), ce volume présente un éventail assez foisonnant d’exemples et de travaux. Les quelques approximations formelles qui subsistent n’ôtent rien au plaisir d’une lecture en bien des points captivante, rapprochant les manuels de problématiques scolaires, pédagogiques, didactiques, culturelles, politiques, éditoriales, matérielles, philosophiques, etc., que nous avons à peine esquissées dans ce compte rendu.
Notes
1 Sylvain Wagnon (dir.), Le manuel scolaire, objet d’étude et de recherche : enjeux et perspectives, Berne, Peter Lang, 2019.
2 Anouk Darme, Aurélie De Mestral, Nathalie Denizot, Giorgia Masoni, Laetitia Perret, Xavier Riondet, Viviane Rouiller, Sylviane Tinembart.
3 Anouk Darme, Aurélie De Mestral, Vivianne Rouiller, « Construction et transformation des savoirs scolaires en Suisse romande (19e-20e) : perspectives de recherche sur les manuels de français langue première, d’allemand langue seconde et d’histoire », in Sylvain Wagnon (dir.), Le manuel scolaire, objet d’étude et de recherche…, op. cit., p. 91.
4 Bernard Schneuwly, Rita Hofstetter, « Forme scolaire, un concept trop séduisant ? » in Ana Dias-Chiaruttini, Cora Cohen-Azria (dir.), Théories-didactiques de la lecture et de l’écriture. Fondements d’un champ de recherche en cheminant avec Yves Reuter, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017, p. 157.
5 Ibid., p. 163.
6 Guy Rocher, « Le manuel scolaire et les mutations sociales », in Monique Lebrun (dir.), Le manuel scolaire : d’ici et d’ailleurs, d’hier à demain, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2007, p. 14-17.
7 Notons que Laetitia Perret y consacrait notamment un chapitre dans le volume précédent : « Place et rôle de l’image dans les manuels (1870-1960) : point de vue méthodologique », in Sylvain Wagnon (dir.), Le manuel scolaire, objet d’étude et de recherche…, op. cit., p. 97-110.
8 Brigitte Louichon, « Essai d’analyse de l’analyse de manuels », in Laetitia Perret-Truchot (dir.), Analyser les manuels scolaires. Questions de méthodes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 20.
9 Emmanuel Fraisse, « L’école, lieu de lectures », in Claude-Anne Parmegiani (dir.), Lectures, livres et bibliothèques pour enfants, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 1993, p. 179.
10 Laetitia Perret-Truchot, « Conclusion », in Perret-Truchot Laetitia (dir.), Analyser les manuels scolaires…, op. cit., p. 143.
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Référence papier
Lucas Profillet, « WAGNON (Sylvain) (dir.), Normes, disciplines et manuels scolaires », Histoire de l’éducation, 162 | 2024, 310-316.
Référence électronique
Lucas Profillet, « WAGNON (Sylvain) (dir.), Normes, disciplines et manuels scolaires », Histoire de l’éducation [En ligne], 162 | 2024, mis en ligne le 07 décembre 2024, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/10562 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/13882
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