GUICHET (Jean-Luc) et MAILLARD (Alain) (dir.), Utopies éducatives
GUICHET (Jean-Luc) et MAILLARD (Alain) (dir.), Utopies éducatives, Arras, Artois Presses Université, 2021, 228 p.
Texte intégral
1Jean-Luc Guichet est professeur des universités en lettres modernes, et Alain Maillard, professeur en sciences de l’éducation. Tous les deux sont en poste à l’université de Picardie Jules Verne et abordent l’éducation aux croisements de l’histoire, de la philosophie et de la littérature. L’ouvrage qu’ils viennent de codiriger fait suite au colloque « Utopies éducatives » qui s’est déroulé à Amiens en mars 2017. C’est un ouvrage qui comprend quelques contributions en histoire de l’éducation mais qui ne se retreint pas à ce champ.
2L’introduction revient sur le titre de la manifestation et du livre. Par « utopies éducatives », il faut entendre à la fois les « utopies pédagogiques » à l’œuvre dans des cadres concrets et des institutions et les « projets de transformation plus globaux bouleversant l’éducation au sein des sociétés en même temps que les sociétés elles-mêmes » (p. 7). Ces deux « modalités » peuvent se relier à la catégorie des « écrits utopiques » dans lesquels on peut trouver des systèmes inédits d’éducation ou des réflexions sur des cités idéales se caractérisant par des formes spécifiques d’éducation et de transmission (ibid.). Ces projets et ces intentions ont des « résultats contrastés » ; certaines aspirations se sont concrétisées, parfois sous des formes différentes, et d’autres ont connu des échecs retentissants. Néanmoins il existe tout un fil dynastique de ces utopies, d’hier à aujourd’hui, et l’évocation de ces multiples généalogies permet de se rendre compte qu’elles ne renvoient pas nécessairement à une époque lointaine. Selon les auteurs, il est important de « réfléchir sur le statut philosophique, historique, sociologique, éthique et politique de l’utopie dans les mondes de l’éducation aujourd’hui » (p. 9).
3L’ouvrage se présente comme une « série d’études » regroupées dans quatre parties distinctes. La première partie, « L’utopie en éducation », revient sur la notion d’utopie et sur son rôle dans le champ éducatif. Les lecteurs trouveront une contribution de la philosophe Anne-Marie Drouin-Hans qui prolonge ses précédents travaux sur la question en insistant notamment sur le paradoxe des « utopies éducatives » qui ne sont pas juste imaginées, mais parfois vécues et mises en œuvre. Ludovic Gaussot s’interroge sur la manière dont un engagement utopique peut nourrir, guider, infléchir une recherche en prenant l’exemple d’un travail en sociologie de l’éducation. Jean-Luc Guichet s’intéresse quant à lui à Rousseau : le philosophe peut-il être considéré comme un éducateur utopiste ou faut-il estimer qu’il recourt à la fiction pour déployer sa pensée et son projet qui ne sont pas, en soi, utopiques ?
4La deuxième partie, « Modèles théoriques », fait voyager le lecteur en parcourant le XVIIIe et le XIXe siècles à la découverte de projets éducatifs se caractérisant par une dimension utopique. Marguerite Figeac-Monthus explique comment la pensée de Rousseau, par sa force de pénétration dans les mentalités éducatives, a parfois servi de caution dans le cadre de l’élaboration de nouvelles utopies éducatives. Prolongeant une réflexion du pédagogue arménien Boghoss Kevorkian, l’historienne conclut son texte en écrivant que beaucoup ont vu dans l’œuvre de Rousseau ce qu’ils voulaient y voir (p. 61). À la suite de ce chapitre évoquant les plans et traités d’éducation, Charles Coutel propose une analyse précieuse de la question de l’instruction publique chez Condorcet, considéré ici comme « un acteur et un penseur du républicanisme français » (p. 63). Annie Petit, pour sa part, consacre un chapitre aux projets positivistes d’éducation et à la manière dont la notion d’utopie, après avoir été critiquée, se trouve revalorisée par certaines grandes figures du positivisme (Auguste Comte). Pour conclure cette partie, Nathalie Brémand, grande spécialiste des socialismes en éducation, revient sur la question de l’« enfance industrieuse », au croisement de l’éducation intégrale et de la formation industrielle, que l’on retrouve en jeu dans plusieurs réflexions éducatives et socialistes au XIXe siècle faisant du travail une valeur centrale de la cité et un enjeu éducatif primordial (p. 87).
5La troisième partie traite des expérimentations utopiques en éducation. Antoine Savoye s’attarde tout d’abord sur le cas de la Fondation universitaire de Belleville, une expérience d’éducation des adultes analysée ici comme une « utopie éducative », en la resituant dans une filiation historique transnationale où le « savoir savant des intellectuels » et le « savoir social du peuple » se rencontrent (p. 104). La contribution de Laurent Gutierrez permet ensuite de comprendre en quoi le mouvement de l’Éducation nouvelle « historique » a pu être perçu comme utopique même si ce mouvement est plus hétérogène qu’il n’y paraît, y compris dans le rapport qui peut être entretenu avec la notion d’utopie. Dans le prolongement de cette contribution, Henri Peyronie interroge la dimension utopique en jeu dans l’histoire spécifique du Mouvement Freinet en s’appuyant sur différents apports théoriques, et notamment le travail de Mannheim sur les utopies. Le chapitre de Marie-Laure Viaud aborde également l’Éducation nouvelle mais pour en questionner les développements récents. Jocelyne Kiss clôt cette partie en s’intéressant à l’« utopie sous-jacente » en jeu (« l’utopie de l’élitisme ») dans certaines alternatives pédagogiques proposées par le secteur privé avec une contribution faisant plutôt office de problématisation que de synthèse des travaux historiques et sociologiques sur ces questions.
6La quatrième partie, « L’utopie à notre porte ? », regroupe des contributions liées à des questions d’actualité. C’est l’occasion de se pencher sur les thématiques du numérique et des technologies : le chapitre de Christophe Verselle porte sur l’intelligence artificielle et celui de Mickaël Le Mentec sur l’éventuel remplacement de l’école par le numérique. Alain Maillard aborde quant à lui la Slow Education en introduisant une dimension importante, le rapport au temps, puis Nicolas Brusadelli s’intéresse à l’éducation populaire et sa dimension politique, question qui n’est pas récente mais qui a néanmoins une actualité. C’est le thème de l’inclusion qui marque la fin de cette partie avec une contribution de Yûji Sakakura : que penser du principe de l’inclusion dans notre société contemporaine ? Est-ce que l’éducation inclusive pourra être réalisée dans un avenir proche ou est-ce qu’« elle relève[ra] de l’utopie » (p. 215) ?
7Les co-directeurs de l’ouvrage concluent le projet par quelques remarques, précisant notamment que « l’esprit utopique qui continue de souffler malgré le triomphe des contre-utopies ou dystopies au XXe siècle et au début du XXIe, ne va pas sans dissonances, sans ambiguïtés récurrentes » (p. 217). Cette conclusion se propose d’identifier plusieurs aspects actuellement en jeu dans l’évolution des utopies : le rapprochement avec le réel, une nouvelle structure plus horizontale et démocratique à l’œuvre dans les élaborations utopiques, un caractère imprévisible où l’inattendu a pris le pas sur la programmation et une tendance à la banalisation de cette notion dans les mentalités contemporaines (p. 218). Guichet et Maillard se demandent même si le désenchantement des idéologies n’a pas laissé place aux utopies.
- 1 Il serait particulièrement intéressant de s’interroger sur le seul livre que Rousseau souhaite lais (...)
8À l’issue de ce compte rendu, on peut faire quelques remarques pour souligner la singularité de ce projet qui n’est pas strictement un ouvrage d’histoire de l’éducation. Il faut reconnaître que si l’ouvrage repose sur une diversité d’approches et d’objets, il reste cohérent. Il est même particulièrement stimulant tant cette question des utopies, des imaginaires et du symbolique, irrigue les questions éducatives. Ensuite, il faut reconnaître que l’ombre de Rousseau est très présente dans cette production collective (en tant qu’auteur dont on peut cerner les positions, en tant qu’œuvre à décrypter1, mais également en tant que référence reçue de différentes manières au fil des siècles) et il ne serait pas illégitime de prolonger ces réflexions dans une aventure éditoriale spécifique.
9Précisons, enfin, qu’une notion semble apparaître en toile de fond, sans être identifiée dans les contributions ; il s’agit de la notion d’hétérotopie. Michel Foucault élabora cette notion pour distinguer les utopies concrètes, localisées, des utopies classiques que l’on ne peut repérer sur une carte, faute d’existence matérielle. La notion d’hétérotopie permet de rendre compte de la pluralité d’espaces coexistant au quotidien, avec des fonctions et des formes symboliques très différentes, pouvant donner lieu à des pratiques de compensation, de régénération, de résistance, voire de bifurcation par rapport aux normes et aux institutions dominantes. Or, le passé et l’actualité sont riches de ces autres lieux et de ces contre espaces, et le chercheur manque parfois d’outils et de références théoriques pour distinguer ces rapports particuliers à l’espace (et au temps) en jeu dans le champ éducatif et les étudier. Le gain, ici, serait double. Le champ de l’histoire de l’éducation, parfois très marqué par l’histoire sociale et politique, pourrait sans doute tirer profit de ces réflexions pour aborder, avec de nouvelles références, certains objets (les mentalités, les représentations, les idéologies et les aspects symboliques en lien avec les questions éducatives). Le champ de la philosophie de l’éducation, de son côté, aurait probablement une opportunité à saisir pour s’intéresser à la philosophie des gens ordinaires et à leurs pratiques de résistance depuis le champ éducatif.
10Ce lien entre philosophie et histoire que l’on peut repérer au fil des pages donne sans doute un aperçu des stimulants dialogues intra et interdisciplinaires que l’on pourrait retrouver dans les sciences de l’éducation et ailleurs. Même s’il convient d’être toujours en mesure de distinguer dans la recherche ce qui peut être qualifié d’historique ou de philosophique, il n’est pas illégitime de penser que ce type de rencontre dans le champ de la recherche en éducation pourrait contribuer à rendre davantage visibles les différentes marges de manœuvre coexistant au quotidien et en permettre l’analyse.
Notes
1 Il serait particulièrement intéressant de s’interroger sur le seul livre que Rousseau souhaite laisser entre les mains de l’Émile : l’ouvrage Robinson Crusoé de Defoe.
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Référence papier
Xavier Riondet, « GUICHET (Jean-Luc) et MAILLARD (Alain) (dir.), Utopies éducatives », Histoire de l’éducation, 162 | 2024, 306-309.
Référence électronique
Xavier Riondet, « GUICHET (Jean-Luc) et MAILLARD (Alain) (dir.), Utopies éducatives », Histoire de l’éducation [En ligne], 162 | 2024, mis en ligne le 07 décembre 2024, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/10547 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/13881
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