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Notes critiques

POUCET (Bruno). – Enseigner la philosophie. Histoire d’une discipline scolaire 1860-1990 ;De l’enseignement de la philosophie. Charles Bénard philosophe et pédagogue

Paris : CNRS Éditions, 1999. – 438 p. ; Paris : Hatier, 1999. – 155 p. (Le temps des savoirs)
Anne-Marie Chartier
Référence(s) :

POUCET (Bruno). – Enseigner la philosophie. Histoire d’une discipline scolaire 1860-1990. - Paris : CNRS Éditions, 1999. – 438 p. ; POUCET (Bruno). – De l’enseignement de la philosophie. Charles Bénard philosophe et pédagogue. - Paris : Hatier, 1999. – 155 p. (Le temps des savoirs)

Texte intégral

1L’ouvrage de Bruno Poucet que publient les Éditions du CNRS, issu d’une thèse soutenue en 1996, va devenir un instrument de travail indispensable pour tous ceux qui travaillent sur cette discipline. La bibliographie donne les sources primaires, un corpus important de manuels réunis par blocs chronologiques (signalant ceux de l’enseignement catholique) et un répertoire de publications regroupées thématiquement (livres ou articles sur l’histoire de l’enseignement de la philosophie, sur sa pédagogie, sur les finalités et l’organisation de la discipline, etc.). L’index permet de retrouver les noms propres, des entrées thématiques et on trouve en annexe les programmes les plus importants, ceux de 1865, 1874, 1880, 1902, 1923, 1960 ainsi que les Instructions de 1890, 1904 et 1925 (ces dernières sont toujours en vigueur). Enfin, le texte a reconstitué de façon précise les contextes politiques et institutionnels qui orientent l’enseignement de la philosophie.

2B. Poucet a fixé son point de départ en 1863. À cette date, Duruy rétablit l’agrégation de philosophie supprimée en 1852, restitue à la classe terminale son nom initial de classe de philosophie (et non plus de « logique »), mais surtout, impose une dissertation qui compte pour un tiers de l’écrit au baccalauréat. Une telle décision rompt avec l’examen d’Ancien Régime (le candidat exposait devant un jury une question tirée au sort dans la liste du programme). Les modalités modernes du baccalauréat sont en place, ainsi que l’exercice princeps, toujours en place malgré les critiques et les doutes. Bruno Poucet situe ainsi clairement son enquête dans le cadre d’une histoire des disciplines scolaires. L’enseignement de la philosophie n’est pas scandé par le renouveau des systèmes philosophiques ou par des changements relevant de l’histoire des idées, même si ceux-ci finissent toujours par avoir un écho dans les copies d’élèves. Il évolue de façon instituée à deux niveaux, politique et pédagogique. Le niveau politique est celui du temps court, dans lequel se conçoivent les projets de réforme ou de nouveaux programmes, se mènent les négociations entre le ministère, l’inspection générale et leurs partenaires et se prennent (ou pas) les décisions : lois, décrets, circulaires, publications de programmes sont autant de textes qui instaurent les nouvelles références communes. Le niveau du temps long est celui des contenus et formes pédagogiques, approchés à travers les outils de travail des élèves (manuels, annales d’examen). Pour pénétrer plus avant dans la classe, l’auteur a dépouillé un échantillon significatif de rapports d’inspection. Longtemps confidentiels (ils ne sont communiqués aux professeurs qu’à partir de 1933), ils décrivent souvent le déroulement des cours et derrière les louanges et réserves, montrent comment évoluent à la fois les exigences de la hiérarchie et les pratiques professorales.

3Le livre est divisé en quatre grandes parties (1863-1879, 1880-1901, 1902-1939, 1940 à nos jours). Ce sont les blocs chronologiques fixés par Antoine Prost pour l’histoire de l’enseignement secondaire : plus que toute autre discipline, la philosophie dépend des politiques scolaires. En effet, toute décision concernant l’organisation de la scolarité a aussitôt des effets en retour sur un enseignement qui n’existe qu’en classe terminale (le baccalauréat est séparé en deux parties en 1874) et qui revendique cette position d’exception, prestigieuse mais périlleuse. La création d’une filière scientifique, des sections modernes ne la remet pas en cause tant qu’est maintenu le régime de l’égalité scientifique (même programme de sciences en classique et moderne jusqu’en première, si bien que n’importe quel « premier bac » permet d’accéder à n’importe quel « second bac » jusqu’en 1965). Pourtant, l’ouverture du secondaire à de nouveaux publics modifie la position relative de la discipline dans le cursus. À chaque modernisation du système, sont ainsi remis en cause le rôle symbolique de la philosophie (« couronnement » du cursus devenant matière parmi d’autres), la réputation de la « classe de philo » (autrefois classe d’excellence, aujourd’hui orientation subie plutôt que choisie) et par conséquent, l’idée que les professeurs se font de leur identité professionnelle et de leur mission.

4Par position institutionnelle, les professeurs de philosophie sont les défenseurs d’une éducation libérale, c’est-à-dire non utilitaire. L’argumentaire, rodé dès Victor Cousin, est pris en compte sous l’Empire libéral. La philosophie ne « sert » à rien, ne prépare à aucun métier, n’est requise par aucune fonction, mais cette gratuité fait sa valeur et sa nécessité dans un pays où l’État doit garantir une éducation éclairée en refusant de cantonner le libre exercice de la pensée à des spécialistes. La philosophie doit donc « couronner » l’enseignement secondaire, pour apporter un éclairage d’ensemble sur les savoirs qui ont construit une culture nourrie de sciences et de lettres et pour formuler les principes d’action, compatibles avec la religion, qui guideront de futurs responsables. Il n’est donc pas tolérable que les futurs polytechniciens en soient dispensés grâce à une filière spéciale. Son enseignement doit concerner toute l’élite sociale, scientifiques compris (cette pétition d’universalité ne conduit donc pas à revendiquer, à cette époque, la formation des filles ou des instituteurs du peuple). Pour B. Poucet, on ne peut comprendre les choix scolaires de l’Empire libéral et de la IIIe République en faveur de la culture humaniste (et donc de la philosophie pour « tous »), hors du contexte de concurrence idéologique entre l’Église et l’État pour la formation des élites. C’est pourquoi il a enquêté sur les établissements catholiques (qui scolarisent un élève de terminale sur deux au XIXe siècle), dans la mesure des sources accessibles, dispersées, lacunaires et difficiles d’accès. La tradition d’une « philosophie dogmatique » chrétienne qui s’y perpétue fait sa place aux autres courants de pensée, puisque pour passer le baccalauréat d’État, les élèves doivent satisfaire aux exigences d’examinateurs laïques.

5Après les combats qui marquent la période 1880-1914, les positions se fixent (« se figent », dit Bruno Poucet) dans les années 1925, date des dernières Instructions officielles en vigueur. Une fois rodés les exercices canoniques, les débats se centrent sur les programmes (en faisant varier le poids respectif de la logique, de la morale, de la psychologie ou de la métaphysique). Le renouvellement du corpus passe d’abord par les programmes d’agrégation. Les inspecteurs généraux qui président les jurys pèsent, parfois durablement (Ravaisson de 1863 à 1891, Lachelier de 1900 à 1910, Lalande de 1920 à 1935, Davy de 1940 à 1956) sur les orientations du concours. Les grands défis de la Libération sont d’abord démographiques (avec la création du CAPES) et la massification du secondaire conduit à la création des nouveaux baccalauréats en 1965. Ces modifications de structure changent la donne. Tous les nouveaux baccalauréats généraux et techniques se voient dotés d’une épreuve de philosophie. C’est une victoire de la discipline, dont la valeur formatrice universelle a été avalisée par l’institution, ce qui se traduit mécaniquement par une croissance du corps enseignant et le recrutement massif de personnel auxiliaire. Pourtant, cette extension de territoire masque mal la désaffection à l’égard d’une discipline dont le prestige symbolique est devenu ambivalent. Dans la majorité des classes, elle « pèse » si peu qu’on ne sait juger des effets de formation qu’elle produit. Dans la seule classe où elle reste décisive, les élèves sont débordés par des exigences conçues jadis pour un public sélectionné. On se trouve donc dans une situation duelle où s’accroît l’écart entre les discours et leurs mises en œuvre. La continuité des structures (baccalauréats, classes préparatoires, enseignement universitaire), des discours (programmes et instructions pour les élèves et pour les concours de recrutement) et des outils pédagogiques (manuels, dissertations, explications de textes choisis) prouve la permanence d’un enseignement qui a acquis dans les faits l’universalité qu’il s’est toujours attribué en droit. Mais le moindre poids de la discipline dans le cursus et dans les examens, les apories d’un enseignement conçu pour une élite quand il est imposé à tous, l’hétérogénéité des situations d’enseignement coexistant dans le système montrent la position de plus en plus éclatée, problématique et souvent inconfortable qui est la sienne.

6L’enseignement de la philosophie offre ainsi une sorte de cas exemplaire pour mettre en lumière la hiérarchie des facteurs qui pèsent sur le destin d’un enseignement, ici saisi dans son déploiement à l’échelle d’un siècle (1863-1965). La démonstration de B. Poucet incite à penser que, depuis 1965, les mutations institutionnelles ont été telles que l’enseignement de la philosophie actuel se trouverait en rupture de continuité avec celui qu’avait inauguré Victor Duruy, rupture non perceptible dans les discours officiels et les représentations, mais sensible dans la réalité des classes (et pas seulement dans les déplorations subjectives). En l’occurrence, seule une étude comparative sur l’histoire passée et récente des pratiques enseignantes pourrait trancher ; travail aujourd’hui possible en s’appuyant sur celui de Bruno Poucet. On pourrait ainsi savoir quelles transformations concrètes contenus, formes de travail, etc., affectent l’enseignement actuel de la philosophie, contraint de se redéfinir au contact de ses nouveaux publics.

7Pour éclairer les origines de ce qui est aujourd’hui l’exercice canonique de l’enseignement philosophique, la dissertation, B. Poucet a consacré un ouvrage à celui qui en fut un des promoteurs, Charles Bénard. Normalien, agrégé, docteur, traducteur de L’Esthétique de Hegel, Charles Bénard (1807-1898) enseigne de 1830 à 1866 à Rodez, Besançon, Rouen, avant d’occuper une des cinq chaires de philosophie de Paris. Deux chapitres décrivent la conjoncture institutionnelle et politique dans laquelle se déroule sa carrière. Trois autres éclairent sa conception de la philosophie pour l’enseignement secondaire dans le contexte pédagogique du temps, avant de décrire ce qui a déterminé Bruno Poucet à l’exhumer de l’oubli : il est le « propagandiste de la dissertation », celui qui contribue à en faire l’exercice-type de l’enseignement philosophique en classe terminale.

8En effet, cet élève de Cousin, spiritualiste, catholique convaincu et respectueux de tous les pouvoirs en place, refuse de se plier aux coutumes pédagogiques du temps, malgré les remarques irritées de tous les inspecteurs qui le visitent : il ne fait pas faire à ses élèves la rédaction de ses cours, comme c’était alors l’usage général. « Un cours de collège n’est pas un cours de faculté ; il doit en différer non en degré, mais en espèce. Le point essentiel où doit se marquer cette différence, ce sont les exercices. […] La rédaction qui n’apprend qu’à sténographier ou à remettre au net l’improvisation du professeur n’est pas un véritable exercice » (pp. 98-99). En corrigeant les rédactions de son propre cours, un professeur veillait à ce qu’il soit appris sans erreur ni déformation. Pour Ch. Bénard, l’exercice dans lequel la philosophie peut manifester sa différence par rapport aux autres matières (en particulier la rhétorique) et devenir un enseignement formateur, c’est la dissertation, qui exige de répondre à une question. À une époque où le spiritualisme est la philosophie officielle, l’élève n’a évidemment guère le choix de la réponse. Il doit conclure en se conformant aux vérités enseignées, trouver dans son cours les matériaux utiles et même la trame argumentative qui conduira son écriture. Mais cet exercice d’argumentation raisonnée ne peut être la simple redite d’un cours appris par cœur. L’élève doit montrer qu’il a compris et fait siennes les vérités communes (ce qui se marque dans son énonciation : « nous » pensons, « nous » objecterons), qu’il est également capable de les articuler en un discours cohérent. À ce titre, la dissertation fait assimiler un enseignement dogmatique, le constitue en cadre de pensée personnel, alors que la rédaction le fait seulement mémoriser comme un discours extérieur. En créant une épreuve écrite de philosophie au baccalauréat (une dissertation), Victor Duruy lui donne raison : l’examen doit ainsi devenir « moins une épreuve de mémoire qu’une épreuve d’intelligence » (Rapport à l’Empereur).

9Une fois instituée (jusqu’à aujourd’hui) dans la contrainte de l’examen, la dissertation est devenue l’exercice central de la classe de philosophie, quels qu’aient pu être par ailleurs les changements dans cet enseignement (disparition de la philosophie d’État, glissement des œuvres de référence, modification de la forme rhétorique de l’exercice, avec l’apparition du plan en « thèse-antithèse-synthèse » dans l’entre-deux-guerres, etc.). Du fait de ses caractéristiques d’origine (refus de la rédaction-récitation, nécessité de l’argumentation construite), l’exercice a vite été paré de vertus proprement philosophiques. En faisant une dissertation, les élèves étaient conduits à penser « rationnellement » et « par eux-mêmes », puisqu’on leur demandait de se mettre dans la posture d’un énonciateur singulier mais rationnel, donc universel. Le paradoxe que met à nu le travail de Bruno Poucet, c’est que pour Ch. Bénard (et sans doute pour Duruy, pour qui religion et philosophie diffusent les mêmes valeurs morales), la dissertation ne vaut que parce qu’elle apprend aux élèves à présenter la pensée d’autrui comme leur pensée propre, à assimiler « intelligemment » la vulgate commune, approuvée par l’État et transmise par le professeur. Les professeurs de la IIIe République et leurs héritiers, en accordant aux élèves la liberté de pensée que l’État leur reconnaissait désormais, ont-ils fait faire autre chose ? Dès que la dissertation devient épreuve d’examen, la machine éditoriale se met en marche. Se multiplient les ouvrages présentant des dissertations types ou des corrigés des Annales, qui donnent un bel observatoire des « vulgates philosophiques » jugées légitimes au fil du temps et qui sont le véritable corpus de philosophie scolaire que l’élève doit assimiler. En remontant aux sources de l’exercice.

10B. Poucet dissipe sans doute une illusion : la dissertation a été adoptée non pour permettre aux jeunes gens de « penser par eux mêmes » mais comme un dispositif d’inculcation efficace de la philosophie d’État.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne-Marie Chartier, « POUCET (Bruno). – Enseigner la philosophie. Histoire d’une discipline scolaire 1860-1990 ;De l’enseignement de la philosophie. Charles Bénard philosophe et pédagogue »Histoire de l’éducation [En ligne], 85 | 2000, mis en ligne le 12 mars 2009, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/1007 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.1007

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Anne-Marie Chartier

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