Garçonnité : une catégorie utile d’analyse historique
Résumés
Outil essentiel en sciences sociales, le genre peut être croisé avec la génération au sens démographique. Car l’âge est toujours sexué : les périodes de la vie sont différentes selon qu’elles se déroulent à l’ombre du féminin ou du masculin. Ce numéro spécial est consacré à la « garçonnité », c’est-à-dire à l’apprentissage du masculin au cours de l’enfance. Qu’ils aient grandi dans la Rome antique, les cités grecques, les villes du Moyen Âge, l’espace germanique à l’époque moderne ou la France de la Troisième République, des millions de garçons ont été éduqués et socialisés dans les codes de la masculinité, qu’ils ont acquis – ou pas.
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- 1 Joan Scott, « Gender: A Useful Category of Historical Analysis », The American Historical Review, v (...)
1Dans un célèbre article publié en 1986, Joan Scott définit un programme intellectuel promis à un grand avenir : l’histoire du genre1. À la suite de sa collègue Natalie Zemon Davis, elle propose de s’intéresser à la signification des rôles sexués, à leur fonctionnement, à leur symbolique, à leurs relations, sans détacher le gender de deux autres notions cruciales, la classe et la race. À l’encontre des définitions normatives de la féminité, le genre refuse le déterminisme biologique au profit des constructions socio-culturelles. Historiquement, il est un opérateur de dissemblance – une manière de souligner les différences entre les sexes, mais aussi de signifier les différences de pouvoir.
Au croisement du genre et de l’âge
2Quarante ans plus tard, le genre est devenu un outil incontournable en histoire et dans toutes les sciences sociales. Par sa puissance heuristique et sa plasticité, il a inspiré des milliers de livres et articles. En s’inscrivant dans cette dynamique, on pourrait étendre son domaine dans deux directions.
- 2 Voir R. W. Connell, Masculinities, Berkeley, University of California Press, 1995 ; Michael Kimmel, (...)
3D’une part, les masculinités. Théoriquement, le genre englobe le féminin comme le masculin, lesquels se trouvent tantôt en opposition, tantôt dans un rapport de complémentarité. Or, comme le remarque Joan Scott, le concept de genre a surtout bénéficié à l’histoire des femmes, qui a été son creuset. En comparaison, l’étude des masculinités a accumulé un retard dommageable, malgré les travaux pionniers de Raewyn Connell et Michael Kimmel2, prolongés par des études de plus en plus nombreuses depuis les années 2000. Force est de constater que le masculin reste un objet encore peu étudié dans les sciences humaines et même dans les études de genre, alors qu’il est partout, et d’abord dans les allées les plus fréquentées de l’histoire traditionnelle (État, politique, diplomatie, guerres, révolutions, etc.). En outre, depuis le dernier tiers du XXe siècle, il a subi des mutations sous l’effet de divers phénomènes – luttes féministes, émancipation des femmes, désindustrialisation, déclin de la virilité populaire, déflagration de #MeToo –, sans parler de la montée en puissance des masculinités dissidentes qui viennent perturber l’ordre du genre.
4D’autre part, le genre pourrait bénéfiquement être croisé avec la génération, qu’on l’entende au sens anthropologique (place dans la parenté) ou au sens démographique (groupe de pairs socialisés à la même époque). Car l’âge est toujours sexué ; les générations ont un genre ; les périodes de la vie sont colorées selon qu’elles se déroulent à l’ombre du féminin, du masculin ou d’un mixte des deux.
5Le problème est que les mots manquent pour désigner les réalités. « Enfance », « adolescence », « âge adulte », « vieillesse », ces notions décisives en histoire, en sociologie et en démographie sont malheureusement déconnectées du genre. L’anglais envisage bien la boyhood (enfance de garçon) et la girlhood (enfance de fille), mais les autres âges demeurent aussi épicènes qu’en français, et le mot boyness (qualité de garçon) est inusité. Il est frappant que la langue soit si peu diserte lorsqu’il s’agit de caractériser un moment de la vie en tant que fille ou garçon, femme ou homme, ou en rapport avec la transidentité.
- 3 Simon Thibault-Denis, Masculinité et vieillissement. Le point de vue des hommes de 75 ans et plus, (...)
- 4 Olivier Wicker, « Hélène Fillières, la loi du désir », Libération, 29 août 2009.
- 5 Noëlle Châtelet, « La grand-maternité : un voyage initiatique », in Michel Wieviorka (dir.), La Fam (...)
6Certes, on peut toujours utiliser des expressions à rallonge, comme le « vieillissement au masculin », qui cherche à comprendre comment le fait d’être un homme affecte l’expérience du vieillissement et comment, à l’inverse, cette dernière affecte la perception des hommes3. Viennent les néologismes, la « jeune-fillitude »4, qui se caractériserait par l’anorexie, la dépression, un rapport violent au corps, ou la « grand-maternité »5, qui supposerait une véritable initiation. Pourquoi pas aussi la « maturi-mec », le « féminage » et la « vieil-hommitude » ? Sans surprise, c’est la littérature du réel qui approfondit la réflexion, grâce à Coetzee dans Boyhood : Scenes from Provincial Life (1998) et Annie Ernaux dans Mémoire de fille (2016).
- 6 Sylvie Lapalus, La Mort du vieux. Une histoire du parricide au XIXe siècle, Paris, Tallandier, 2004
- 7 Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, G (...)
7Les rares travaux de sciences sociales à s’être penchés sur la question sont l’œuvre de femmes, Sylvie Lapalus dans son livre sur le meurtre du patriarche qualifié de « vieux »6, et Yvonne Verdier dans Façons de dire, façons de faire, consacré à la place des femmes aux différents âges de la vie7. Fondé sur une enquête menée à Minot (Côte-d’Or) de 1920 à 1958, l’ouvrage met au jour trois moments corrélés à trois fonctions féminines : la jeune fille est couturière jusqu’à son mariage ; la mère, cuisinière, s’occupe de la famille et des noces ; la grand-mère, cette « femme-qui-aide », accouche les femmes enceintes et lave les morts.
8Ces trois âges structurent les existences rurales. Vers 12 ans, à la première communion et à l’arrivée des règles, les jeunes filles font leur « marquette » (un alphabet brodé sur le linge) ; l’année de leurs 15 ans, elles vont passer un hiver auprès de la couturière du village. Après avoir « fait leur jeunesse », elles accèdent au statut de femmes « bonnes à marier ». Devenues mères de famille, elles élèvent leurs enfants et accompagnent leurs filles dans les rites d’initiation. Grands-mères, parfois veuves, elles vont partout et chez tout le monde pour prodiguer des soins aux parturientes et aux défunts : en s’occupant des corps, ces matrones accueillent la vie et la mort. Sachant qu’il est impossible de cumuler les qualités, chaque fonction doit chasser l’autre : à l’âge de la couture-règles-désir fait suite le moment de la cuisine-fécondité-mariage, après quoi vient la dernière étape, celle de la lessive-ménopause-guide.
L’apprentissage du masculin
9Et le masculin dans tout cela ? Quels enchaînements sociobiologiques et quels savoir-faire pour les garçons, les jeunes hommes, les hommes, les pères, les veufs, les grands-pères, les vieillards ? Pour nourrir le débat, je voudrais défendre la notion de « garçonnité », au croisement du genre et de l’âge. Elle se définit comme l’incorporation du masculin au cours de l’enfance, moment où sont intégrés – ou pas – les éléments de la culture qu’une société réserve aux hommes.
10Car la masculinité n’est pas seulement un ensemble de données biologiques (testicules, pénis, testostérone, masse musculaire, pomme d’Adam, voix grave, pilosité faciale) ; elle est aussi un apprentissage. Rites, activités, codes, objets, institutions composent une éducation-garçon, programme destiné à la formation intellectuelle et sociale des êtres-à-pénis. Après sa naissance, le tout-petit, le bambin, l’enfant, l’adolescent, le jeune sont invités à se conformer aux règles de leur genre. Nés garçons, ils deviendront hommes.
11Introduire la garçonnité en histoire, c’est se demander comment se construit le masculin dans une société donnée. Comment fabrique-t-on les garçons ? Comment leur inculque-t-on les normes de leur genre ?
- 8 Ivan Jablonka, Un garçon comme vous et moi, Paris, Seuil, 2021.
12Si l’acquisition du masculin semble relever d’une opération individuelle, elle constitue en fait un processus moins psychologique que social, moins singulier que collectif, déterminé par tous les groupes auxquels nous appartenons, milieu, religion, nation, époque, etc. Ainsi, la sociohistoire de ma propre garçonnité, qui se déroule dans les années 1980-1990, renvoie à des instances de socialisation (famille, école, lycée, groupes de pairs, clubs, caserne), à des activités qui codent le genre (jeux vidéo, football, pornographie, beuverie) et à des mouvements pluriséculaires (élitisme républicain, intégration des Juifs, loisirs de masse, culture de la drague hétérosexuelle)8.
13Il était logique de consacrer un dossier d’Histoire de l’éducation à l’histoire de l’éducation de millions de garçons, qu’ils aient grandi dans la Rome antique, les cités grecques, les villes du Moyen Âge, l’espace germanique à l’époque moderne ou la France de la Troisième République. Ce numéro spécial, consacré au phénomène de longue durée qu’est l’apprentissage du masculin, est illustré par toutes les périodes et clôturé par un entretien avec Riad Sattouf, dont les bandes dessinées bousculent avec humour les codes de la masculinité.
De la toge virile à l’uniforme bleu horizon
14Dans son article « Tout le portrait de son père ? L’éducation à la masculinité à Rome », Sabine Armani étudie les modèles auxquels se soumet le jeune homme, au fil d’un parcours initiatique qui le conduit à l’état de citoyen. Le père donnant l’exemple, on attend du fils qu’il l’imite dès le premier âge, par sa bonne conduite, sa prise de parole ou son silence. La transmission des qualités viriles suppose une part de mimétisme de la part du garçon, qui doit se montrer digne de la conduite paternelle comme de la lignée de ses ancêtres – aboutissement d’une descendance masculine. L’intégration de ces valeurs s’achève par une cérémonie, la remise de la toge virile, qui marque l’entrée dans l’âge adulte.
15Dans l’entretien qu’il a accordé à Sophie Lalanne, membre du comité de rédaction de la revue, Andrzej Chankowski, professeur d’histoire grecque à l’université de Poitiers, rappelle l’importance de l’éphébie dans l’Antiquité grecque. Le but de cette institution, qui se traduit par un service militaire accompagné d’éléments civiques, est de préparer les adolescents à la guerre et à la vie de citoyen. D’autres rites de passage existent dans le monde grec, comme la cryptie à Sparte ; mais de nombreuses valeurs liées au masculin tendent à unifier le monde grec et au-delà. L’agôn (rivalité) semble partout une qualité d’homme ; l’idéal du soldat-citoyen se diffuse depuis l’Athènes du IVe siècle vers les cités hellénistiques ; et l’éphébie en tant que modèle culturel se retrouve même à Jérusalem.
16L’article de Didier Lett, « “Tu seras un homme mon fils”. Apprendre la masculinité à la fin du Moyen Âge », définit l’éthique masculine médiévale. Le critère de distinction le plus opérant est celui qui sépare les clercs des laïcs, mais s’y ajoutent des formes d’apprentissage selon la position sociale (chevaliers, artisans, paysans, etc.). L’homme en devenir doit aussi s’inscrire dans le continuum des générations. Façonné par la patria potestas, il y échappe à son mariage ou par émancipation, moment où il accède aux responsabilités. Être un homme, c’est enfin se montrer bon mari et bon père ; car, sans héritiers, « l’homme n’est pas vraiment un homme ». Ayant transmis ses qualités à ses fils, il a remplacé son père.
17Jean-Luc Le Cam montre que l’université allemande des XVIIe et XVIIIe siècles est un espace où se construit une masculinité estudiantine fondée sur des pratiques souvent violentes. Bizutages, beuveries, farces, querelles d’honneur, affrontements contribuent à définir la figure du « garçon », à la fois étudiant, militaire et célibataire plus ou moins gaillard. La Generalstallung, qui consiste à uriner sous les fenêtres d’une maison bourgeoise, ou la divagation nocturne, sans autre but que de faire un mauvais coup, sont l’occasion de « manifestations grossièrement provoquantes de masculinité ». En fin de compte, la collectivité des étudiants (Burschenschaft) entretient un habitus viril, sinon viriliste, qui déborde et conteste les exigences de la vie académique.
18Dans son article « Une éducation “virile” en trompe-l’œil. Les casernes de la Troisième République étaient-elles des écoles de vertus masculines ? », Mathieu Marly montre que la caserne est un lieu de rencontre entre plusieurs formes de garçonnité. Parce que la chambrée résonne d’une virilité extravertie issue des classes populaires et parce que la brutalité des sous-offs échappe aux intentions du projet républicain fondé sur la maîtrise des affects, la caserne n’est pas cette « école normale de la masculinité » au sein de laquelle le citoyen-soldat intériorise les normes de son genre en même temps que les valeurs patriotiques. Le pioupiou espiègle n’est pas toujours la baïonnette intelligente que les chefs avaient l’intention de forger.
19La contribution de Caroline Muller, « “Jamais la pleine émancipation de la virilité ne sera mon lot !” Jeunes hommes et modèles masculins sous la plume des moralistes catholiques au XIXe siècle », porte sur la moralisation des garçons au contact de l’Église. Pour ce faire, le clergé développe une « pastorale des hommes » faite d’observances au quotidien (prière, messe, confession, communion) et de littérature édifiante (romans épistolaires, discours de remise de prix, causeries spirituelles, traités de bonne conduite, biographies d’hommes admirables). Face à la déchristianisation des milieux ouvriers, le Manuel de l’apprenti et du jeune ouvrier propose quelques règles : « Faire chaque jour exactement et de tout mon cœur mes prières du matin et du soir, sans jamais y manquer […], en allant à mon travail, en m’en revenant, pendant le travail ou dans mon lit ». En s’emparant du masculin, l’Église se donne les moyens de la reconquête dont elle rêve.
- 9 Voir Gabrielle Houbre, « Prémices d’une éducation sentimentale. L’intimité masculine dans les collè (...)
20Enfin, dans son article « Cherchez l’homme, découvrir la masculinité. Une enquête dans le paysage des revues », Rebecca Rogers analyse l’essor des revues consacrées à la masculinité – les boyhood et manhood studies – ainsi que la place qu’elles accordent à l’histoire du genre. Dans les années 1990, alors que les articles sur la masculinité demeurent rares en France9, le Journal of Men’s Studies naît aux États-Unis en 1992, suivi de la revue Men and Masculinities en 1999. Cependant, dans les revues généralistes, les articles qui affichent gender dans leur titre ou leurs mots-clés portent plus souvent sur les femmes, le masculin étant annoncé par les termes masculinity, manhood et manliness.
- 10 Voir respectivement James Anthony Mangan, Manufactured Masculinity: Making Imperial Manliness, Mora (...)
21Depuis lors, l’intérêt des chercheurs s’est porté sur la culture sexuée dans le sport et les colonies, sur la masculinité des élites universitaires ou encore sur la construction de la paternité10. En France, les revues spécialisées dans le genre (comme Clio, créée en 1995) se sont ouvertes à l’histoire des masculinités, mise à l’honneur dans des numéros spéciaux sur la nation, l’armée, la guerre ou le monde ouvrier. Au tournant du XXIe siècle, les hommes et la masculinité ont donc fait leur entrée dans les revues d’histoire du genre, mais aussi dans les revues généralistes. Ce numéro en est une preuve supplémentaire.
Attentes de genre
22Chacun des articles rassemblés ici a sa perspective propre, mais leur unité permet de tirer quelques conclusions sur l’apprentissage du masculin à travers le temps.
23En premier lieu, la garçonnité se définit par un large spectre de valeurs. Ce qui compte, c’est, à Rome, un code de conduite marqué au sceau de la mesure et du contrôle de soi ; dans le monde grec, la discipline du combat hoplitique ; à la fin du Moyen Âge, le courage, la piété, la clémence et la largesse, qualités indispensables au futur chevalier, ou la chasteté et la capacité à résister aux pulsions, fondement de la masculinité cléricale ; pour l’étudiant allemand du XVIIe siècle, l’audace bravache de repousser les limites en matière d’ébriété, de liberté sexuelle ou de trouble à l’ordre public ; pour l’officier français du XIXe siècle, un art de se gouverner soi-même, double produit de la sujétion disciplinaire et de l’initiative sur le champ de bataille.
24On le voit, à toutes les époques, la force physique n’est pas centrale dans la formation du jeune homme. Par ailleurs, les modèles circulent d’époque en époque, quitte à être réinventés. Ainsi, les Prussiens du XIXe siècle ont beaucoup d’admiration pour le modèle d’éducation dit « spartiate ».
- 11 Ivan Jablonka, « L’enfance ou le “voyage vers la virilité” », in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtin (...)
25En deuxième lieu, la garçonnité est une culture. Comme telle, elle est enveloppante, inséparable des individus qui y baignent depuis la naissance. On voit à quel point elle diffère de la virilité, qui se définit comme une qualité à la fois physique et morale. Si l’enfance relève parfois du « voyage vers la virilité »11, elle est surtout un cheminement, un glanage à travers une culture : c’est le parcours de genre. Pour le dire autrement, l’acquisition du masculin implique d’adopter les comportements adéquats (suivant une éthique de genre), d’être élevé à une « dignité » (grâce à des rites) et de savoir tenir son rang (au sommet de la hiérarchie des êtres). La conformité des uns répond donc aux attentes des autres : un jeune homme apprend sa masculinité avant même d’obéir à sa caste, à son dème, à sa religion ou à sa famille.
26En troisième lieu, la garçonnité répond à un schéma éducatif qui comprend des modèles, institutions, célébrations et récits. Parmi les figures tutélaires qui font office de modèles, on trouve Adam, le Christ, le pater familias, le gymnasiarque, le chevalier, le clerc, le professeur, l’officier ou le prince. Selon les époques, les institutions qui encadrent le jeune homme sont le Sénat, la procession sur le Capitole, l’éphébie, la cryptie, l’entraînement au gymnase, le tournoi médiéval, l’université germanique, le lycée napoléonien, la caserne républicaine (appuyée sur la loi de 1872 qui met fin au tirage au sort).
27Quant aux célébrations, elles comprennent l’allaitement maternel sous les yeux du père, la remise de la toge virile, la course aux flambeaux, la procession qu’ouvrent les éphèbes, l’adoubement du chevalier, la tonsure du clerc, le bizutage, le mariage du futur père de famille, le conseil de révision, le charivari. Enfin, il y a une narration qui vient raconter les devoirs et les progrès du jeune homme : Vies parallèles de Plutarque, émulation au courage (andreia), marche vers l’excellence (aretè), exempla chrétiens, manuels d’édification, prédications à portée morale, apologues guerriers ou coloniaux, exploits sportifs.
28Dernier enseignement de ce dossier : la garçonnité est un espace de négociation pour la définition même des normes de genre. Car si elle excède évidemment la virilité et la force, elle n’en demeure pas moins difficile à caractériser. Le latin ne dispose pas de mot idoine, la uirilitas désignant simplement un homme en pleine possession de ses moyens. En Grèce, les rites de passage établissent des limites claires : les éphèbes ne sont pas habilités à voter, contrairement à la classe des neoi, qui regroupe les jeunes hommes déjà adultes. L’allemand évoque les Burschen, étudiants vivant dans un même collège, mais l’expression se cantonne à un milieu social bien précis. Dans les institutions françaises du XIXe siècle, il y a plusieurs types de masculinité : tandis que l’Église fait l’éloge de l’énergie morale pétrie de courage, l’armée promeut la maîtrise de l’officier-pédagogue qui convainc au lieu d’aboyer et de punir.
29Et que dire de tous ces contre-modèles censés souligner, aux yeux des jeunes âmes à former, l’excellence des modèles ? Spectacle des inversions scandaleuses de Néron, si éloignées de la majesté d’Auguste ; débauche des Bacchanales contrevenant à la conduite réglée du citoyen romain ; inversion des rites de passage grecs, où le garçon doit se comporter à l’opposé de ce qu’on attend de lui à la sortie du rite ; fureurs du monde contre paix du monastère ; paradoxe des étudiants allemands, bretteurs et buveurs, promis à des carrières de gardiens de la norme dans les administrations au service de l’ordre princier ou impérial ; éclats du modèle militaro-viril, fondé sur la moustache, le biceps, le tabac et la boisson, contrastant avec la masculinité apaisée de l’officier maître de lui-même ; passions mauvaises du jeune homme égaré, qui a renoncé à être un soldat de sa foi au service de l’Église ; dérèglements de l’ouvrier et dureté du contremaître, face à la sagesse du directeur d’usine.
30Mais qui a le droit de fixer la norme des apprentissages masculins ? Qui détient le pouvoir de définir le pouvoir ? Les identités garçonnières forment davantage qu’un nuancier : un espace social.
Résister à la norme garçonnière
31Le masculin et le féminin sont souvent définis l’un contre l’autre, au moyen de couples où s’opposent le dur et le mou, l’actif et le passif, le sec et l’humide, l’étanche et le membraneux. Dans l’Antiquité, plusieurs auteurs grecs et latins critiquent les femmes qui voudraient se mêler des affaires de la cité et dont la curiosité, les prétentions ou les larmes viennent semer le chaos.
32Mais il arrive que le masculin soit dans un rapport plus ambigu vis-à-vis du féminin, dont il peut s’approcher, voire s’inspirer. À la fin du Moyen Âge, les universités se placent sous la protection de la Vierge, créant un monde composé exclusivement d’hommes qui se pensent comme une communauté féminine. Dans le monde germanique, l’étudiant est censé se montrer « galant » en faisant danser les élégantes aux bals. Les autorités catholiques du XIXe siècle songent à utiliser l’influence des femmes pour convertir leurs maris, ce qui revient en quelque sorte à féminiser le masculin.
- 12 R. W. Connell, Masculinities, Cambridge, Polity, 2005 (1995), notamment p. 71.
33Raewyn Connell a montré que la masculinité ne pouvait admettre une définition unique et essentialiste. Au contraire, les différentes masculinités – hégémonique, complice, subordonnée, marginalisée – correspondent à une position relationnelle dans l’ordre du genre12. En butte à un père et à des frères obtus, tenants d’une masculinité populaire traditionnelle, la figure du jeune gay de province se retrouve dans de nombreuses œuvres, comme Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce (1990), Retour à Reims de Didier Éribon (2009) ou En finir avec Eddy Bellegueule d’Édouard Louis (2014). C’est ainsi que les garçonnités illégitimes – celle du jeune homo, du fils d’ouvriers ou d’immigrés, du transfuge de classe, du « bouffon » intello et binoclard – peuvent s’additionner, cumulant les handicaps via une combinatoire intersectionnelle du mépris.
- 13 Cité dans « Antoine Doinel, moi et mon double », Truffaut par Truffaut, https://www.cinematheque.fr (...)
34Le malaise dans la garçonnité peut aussi se traduire par un refus de l’obligation virile, un rejet des modèles dominants ou un processus de masculinisation inachevé, vite associés à l’effémination ou à la culture gay. De Jean-Pierre Léaud, son acteur fétiche interprète d’Antoine Doinel, Truffaut dit qu’il l’intéresse « justement par son anachronisme et son romantisme ; il est un jeune homme du XIXe siècle »13. Cette poésie de l’inadaptation, faite d’ingénuité, de maladresse, de drôlerie et de bagou, révèle un décalage dans la culture de genre, dominée par des acteurs adultes à la virilité éclatante, comme Jean Gabin ou Lino Ventura.
35L’interview de Riad Sattouf, par laquelle ce dossier s’achève, peut se lire comme une réflexion sur les différents types garçonniers que notre société produit : le piteux et attachant Jérémie lancé dans ses « pauvres aventures » (2003) ; l’antihéros Pascal Brutal, « mâle dominant » et apôtre de la « nouvelle virilité » (2006) ; le « téteur » blond de L’Arabe du futur (2014), qui se balade avec une mitraillette en jouet et deviendra un ado mal dans sa peau, à l’instar des « beaux gosses » dans le film éponyme (2009) et du grand frère des Cahiers d’Esther (2016). Par ces satires, le dessinateur pratique la dérision comme l’autodérision, façon de remettre en cause les attendus de la culture de genre dans laquelle nous avons tous et toutes grandi, garçons et filles.
36Car les filles sont aussi concernées par la garçonnité, qu’elles soient élevées comme-des-filles (soit pas-comme-des-garçons) ou qu’elles deviennent des « garçons manqués », à l’image de Candy, héroïne d’un dessin animé des années 1980 destiné aux filles, mais regardé aussi par les garçons, qui grimpe aux arbres et répond avec insolence. Comme le dit en 1985 le groupe Indochine dans sa chanson 3e sexe : « Une fille au masculin/Un garçon au féminin. » Des garçons un peu filles, des filles un peu garçons… C’est à n’y rien comprendre.
37Et si l’humour, la bande dessinée et toute la pop culture étaient l’amorce d’un changement dans l’ordre du genre ? La recherche en sciences sociales se conjugue avec le rire de l’artiste et l’action du citoyen, dès lors qu’on constate que la stabilité des structures patriarcales va de pair avec la liberté des parcours de genre.
Notes
1 Joan Scott, « Gender: A Useful Category of Historical Analysis », The American Historical Review, vol. 91, no 5, 1986, p. 1053-1075.
2 Voir R. W. Connell, Masculinities, Berkeley, University of California Press, 1995 ; Michael Kimmel, Manhood in America: A Cultural History, New York, Free Press, 1996 ; et Michael Kimmel, Jeff Hearn, R. W. Connell (dir.), Handbook of Studies on Men & Masculinities, Thousand Oaks, Sage Publications, 2005.
3 Simon Thibault-Denis, Masculinité et vieillissement. Le point de vue des hommes de 75 ans et plus, maîtrise en travail social, université du Québec à Montréal, 2015. Voir aussi Anne-Sophie van Doren, Que reste-t-il de leurs amours ? Étude exploratoire, clinique et projective de patients traités pour un cancer de la prostate, thèse de psychologie, université Paris-Descartes, 2017.
4 Olivier Wicker, « Hélène Fillières, la loi du désir », Libération, 29 août 2009.
5 Noëlle Châtelet, « La grand-maternité : un voyage initiatique », in Michel Wieviorka (dir.), La Famille dans tous ses états, Auxerre, Sciences humaines, 2018, p. 13-18. Voir aussi Florence Lianos, « La “grand-parentalité” aujourd’hui en France », Droit et société, vol. 85, no 3, 2013, p. 655-666 ; ainsi que Marie-Françoise Fuchs, « Grand âge et nouvelle grand-parentalité », Pour, vol. 242, no 1, 2022, p. 259-260.
6 Sylvie Lapalus, La Mort du vieux. Une histoire du parricide au XIXe siècle, Paris, Tallandier, 2004.
7 Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard, 1979.
8 Ivan Jablonka, Un garçon comme vous et moi, Paris, Seuil, 2021.
9 Voir Gabrielle Houbre, « Prémices d’une éducation sentimentale. L’intimité masculine dans les collèges (1815-1848) », Romantisme, no 68, 1990, p. 9-22 ; ainsi qu’André Rauch, Le Premier Sexe. Mutations et crise de l’identité masculine, Paris, Hachette littératures, 2000 ; et Anne-Marie Sohn, Sois un homme ! La construction de la masculinité au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2009.
10 Voir respectivement James Anthony Mangan, Manufactured Masculinity: Making Imperial Manliness, Morality and Militarism, Londres, Routledge, 2012 ; Paul Deslandes, « Competitive Examinations and the Culture of Masculinity in Oxbridge Undergraduate Life, 1850-1920 », History of Education Quarterly, vol. 42, no 4, 2007, p. 544-578 ; Lisa Fetheringill Zwicker, « Contradictory Fin-de-Siècle Reform: German Masculinity, the Academic Honor Code, and the Movement against the Pistol Duel in Universities, 1890-1914 », History of Education Quarterly, vol. 54, no 1, 2014, p. 19-41 ; et Rachel Fuchs, Contested Paternity: Constructing Families in Modern France, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2008.
11 Ivan Jablonka, « L’enfance ou le “voyage vers la virilité” », in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire de la virilité, vol. 2, Le Triomphe de la virilité : le XIXe siècle, Paris, Seuil, 2011, p. 33-61.
12 R. W. Connell, Masculinities, Cambridge, Polity, 2005 (1995), notamment p. 71.
13 Cité dans « Antoine Doinel, moi et mon double », Truffaut par Truffaut, https://www.cinematheque.fr/expositions-virtuelles/truffaut-par-truffaut/index.php (consulté le 1er juin 2024).
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Référence papier
Ivan Jablonka, « Garçonnité : une catégorie utile d’analyse historique », Histoire de l’éducation, 162 | 2024, 11-21.
Référence électronique
Ivan Jablonka, « Garçonnité : une catégorie utile d’analyse historique », Histoire de l’éducation [En ligne], 162 | 2024, mis en ligne le 07 décembre 2024, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/10014 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1387o
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