Nous revenons dans cet entretien sur le riche parcours de recherche d’Azadeh Kian qui s’est attelée, pendant plus de trente ans, à développer une sociologie des rapports sociaux de sexe, de classe et ethniques dans l’Iran contemporain. Azadeh Kian est professeure de sociologie à l’université Paris-Cité et directrice du Centre d’enseignement, de documentation et de recherche pour les études féministes (CEDREF). Spécialiste des transformations économiques, politiques et sociales de l’Iran et des approches féministes postcoloniales, elle a publié plus d’une centaine d’articles et une dizaine d’ouvrages et de numéros thématiques parmi lesquels Les femmes iraniennes entre islam, État et famille, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002 ; « Genre et perspectives postcoloniales », Les Cahiers du CEDREF, 2010 ; L’Iran : un mouvement sans révolution ? La vague verte face au pouvoir mercanto-militariste, Paris, Michalon, 2011 ; État-nation et fabrique du genre, des corps et des sexualités : Iran, Turquie, Afghanistan, codirection avec Lucia Direnberger, Presses universitaires de Provence, 2019 ; Femmes et pouvoir en islam, Paris, Michalon, 2019 ; Rethinking Gender, Ethnicity and Religion in Iran: An Intersectional Approach to National Identity, Londres / New York, I.B. Tauris, Bloomsbury (à paraître), 2023.
Quelles sont les représentations dominantes de l’Iran contemporain auxquelles vous avez été confrontée durant votre carrière ?
L’Iran a souvent été représenté, tant dans les médias que dans de nombreux discours féministes (occidentaux ou iraniens), à travers des images stéréotypées et inexactes. Les Iraniennes, en particulier celles qui appartiennent aux groupes sociaux défavorisés, seraient soumises à un patriarcat écrasant, passives et impuissantes, incapables de résister à leur oppression et encore moins de participer à des processus de transformation sociale. Elles auraient donc besoin d’être sauvées par des interventions internes ou extérieures.
Pourtant, mes recherches de terrain sur les femmes en Iran dès le début des années 1990 ont abouti à des résultats contraires à ces discours. Mes enquêtes qualitatives sous forme d’entretiens semi-directifs auprès d’environ 300 femmes (1994-2008) et quantitatives auprès d’un échantillon de 7 600 femmes mariées âgées de 15 ans et plus et 2 500 jeunes filles célibataires âgées de 15 à 29 ans (2002-2004) en Iran ont mis en évidence les changements sociaux, démographiques et culturels cruciaux survenus au sein de la société iranienne, dont l’augmentation importante du niveau d’instruction des femmes et son impact sur la chute du taux de fécondité, le recul de l’âge au premier mariage et l’augmentation du libre choix du conjoint. Elles sont plus que jamais revendicatives, chacune à sa manière et selon la réalité de sa vie.
Comment l’approche par la sociologie et le genre vous a-t-elle permis de remettre en cause ces représentations et de développer une analyse originale des rapports de pouvoir dans la société iranienne postrévolutionnaire ?
J’ai été conduite à décloisonner les divisions et les subdivisions catégoriques entre « l’Occident » et « l’Orient musulman ». Je me suis aussi inscrite dans une démarche sociologique qui rejette la distinction entre les niveaux d’analyses micro et macro, et j’ai privilégié la combinaison de méthodes qualitatives et quantitatives. De cette façon, j’ai mieux décelé les articulations entre les déterminants sociaux et les subjectivités individuelles des femmes.
Par ailleurs, l’inégalité de genre étant la forme paradigmatique sur laquelle se fonde l’État islamique et étant donné l’enjeu majeur que représentent les femmes et leur statut pour l’islamisme politique, mes interrogations et mes enquêtes ont porté sur les nouvelles stratégies identitaires des femmes, mères, épouses, citoyennes, travailleuses, et leur constitution en actrices sociales et en sujets politiques. Mes travaux ont souligné le rôle spécifique des femmes dans le processus du changement familial et social, et l’affaiblissement de la famille patriarcale, le rejet, notamment chez les jeunes, de la pensée totalisante et de l’ordre politique patriarcal (Kian, 2002).
Les entretiens semi-directifs que j’ai menés auprès de femmes appartenant à diverses catégories sociales (femmes de l’élite politique, religieuse ou culturelle, femmes des classes moyennes urbaines, migrantes rurales ou villageoises) m’ont amenée à rejeter une conception des femmes comme appartenant à une catégorie homogène et unifiée, et à souligner l’agentivité des femmes tout comme les rapports de pouvoir existant entre elles. Je m’étais intéressée, dans un premier temps, à l’imbrication des rapports de genre et de classe (Kian, 1997). Parallèlement à mes enquêtes auprès des femmes de classes moyennes, mes recherches ont aussi porté sur les femmes migrantes rurales (en particulier azéries, de confession chiite) résidant dans la périphérie de Téhéran (notamment Khak-e Sefid au nord-est et Bagher Shahr au sud). Ces recherches montrent que pour cette population, l’ethnicité est de plus en plus déterritorialisée et que l’idée d’une identité construite et la notion d’appartenance multiple sont devenues dominantes (Cunin, 2006).
Cette rencontre avec des femmes migrantes de condition modeste et appartenant aux ethnies non perses a été déterminante à plusieurs égards : premièrement, j’ai pu constater les stratégies qu’elles mettaient en œuvre pour survivre dans un nouvel environnement souvent hostile, pour négocier avec des décideurs locaux, pour faciliter l’intégration et la réussite de leurs enfants malgré leur pauvreté, leur statut minoritaire et leur condition modeste. Ainsi, sans rejeter la définition weberienne du pouvoir, j’ai pu me rendre compte des marges de manœuvre que possédaient les femmes subalternes : le pouvoir de créer et de nourrir, de résister, de négocier au quotidien ou de témoigner.
J’avais préparé mon guide d’enquête en France et je revenais au pays en 1994 après quatorze années passées aux États-Unis et en France. Mes enquêtées m’ont aidée à contextualiser mes interrogations et adapter mes questions, à travailler sur moi-même pour apprendre à appréhender la société postrévolutionnaire iranienne dans sa complexité et depuis l’intérieur. J’ai été ainsi conduite à relever des défis tant méthodologiques qu’épistémologiques, me permettant d’écouter les voix des femmes subalternes et de me rendre compte de leur capacité d’agir sur leur propre vie et sur la société, de façon subtile (Kian, 1998).
Comment qualifieriez-vous le mouvement des femmes en Iran ?
Pendant ces années d’étude de terrain, je fréquentais de nombreuses militantes des droits des femmes et féministes tant séculières qu’islamiques notamment à Téhéran, dont plusieurs avaient fondé des revues et des ONG. Face au pouvoir islamiste qui tente d’invisibiliser et d’inférioriser les femmes, ces deux féminismes soulignaient les particularités des femmes en Iran afin de les rendre visibles, et dénoncer l’infériorisation des femmes par les institutions politico-religieuses et les lois (Kian, 2010). Ces féministes ne se préoccupaient donc pas sur le plan théorique ou politique des différences internes à la catégorie femme, ni des rapports de pouvoir qui la traversent.
Pour comprendre cette situation, j’ai été amenée à historiciser ces mouvements féministes. Depuis le début du vingtième siècle, le mouvement des femmes en Iran se limitait aux classes moyennes urbaines et instruites (Kian, 2004). En effet, ce sont des liens interpersonnels qui créent souvent des liens politiques (Eliasoph, 1996). L’impact de ce processus de recrutement explique le caractère socialement presque homogène des mouvements de défense des droits des femmes en Iran. Le recrutement interclasses et interethnique ou les alliances entre les classes moyennes et les femmes défavorisées sont soit absents, soit éphémères. Pour beaucoup de féministes ou de militantes des droits des femmes, les questions relatives au caractère situé de leur connaissance, ou les interrogations réflexives permettant de recontextualiser leur propre position dans la production d’un savoir féministe qui serait autocritique et responsable ne se posaient donc pas. Les magazines féminins se préoccupaient des questions qui intéressaient leurs lectrices, ces femmes appartenant à la classe moyenne urbaine et éduquée des grandes villes, d’origine chiite et perse, et qui étaient souvent actives. Les ONG s’appuyaient sur un clivage entre « femmes libérées » et « femmes à libérer », reconduisant des rapports de pouvoir implicites.
Mais l’Iran est un pays multiethnique, plurireligieux et composé de divers groupes sociaux. Je me suis donc demandé si le vécu et les expériences des femmes aux ancrages variés étaient identiques. Ce questionnement m’a conduite à m’intéresser aux femmes issues des minorités ethniques et religieuses. J’ai choisi de me focaliser sur les Baloutches et les Turkmènes sunnites pour lesquelles les recherches manquaient. Mes enquêtes auprès des femmes sunnites baloutches au Baloutchistan et au Golestân, et turkmènes au Golestân entre 2002 et 2008 m’ont révélé des expériences vécues, des problèmes quotidiens et des revendications parfois très éloignés de ceux des militantes de la capitale. Plus important encore, elles m’ont fait comprendre qu’en plus des rapports sociaux de sexe et de classe que j’avais explorés, il convenait de considérer la dimension ethnique et religieuse de l’expérience de ces femmes et donc l’imbrication de divers systèmes de hiérarchisation sociale.
Dans ce va-et-vient entre théorie et pratique de terrain, les perspectives postcoloniales et intersectionnelles sur des rapports sociaux de pouvoir opérant tant au niveau des structures sociales qu’institutionnelles et individuelles, leur capacité à éclairer la façon dont ces rapports de pouvoir interagissent et s’alimentent se sont ainsi présentées à moi comme des ressources précieuses pour saisir les réalités du terrain. Les résultats de mes enquêtes, composées d’observations directes et d’entretiens semi-directifs avec une centaine de ces femmes subalternes, y compris persanes, qui habitent dans ces provinces, soulignent les stratégies propres qu’elles mettent en place pour contester l’ordre patriarcal, par exemple en insistant sur l’instruction de leurs filles, en plaidant pour leur mariage à un âge plus tardif ou encore en défendant leur accès à un emploi rémunéré.
Autrement dit, ces femmes luttent contre la volonté des hommes de leur famille et de leur entourage souvent proches des normes liées à la structure tribale et aux logiques coutumières, sans pour autant renier leur appartenance à cette même structure qui constitue une ressource du fait de leur statut minoritaire dans un pays à prédominance perse et chiite. Elles peuvent donc parler et n’ont pas besoin d’être représentées par des féministes de la capitale et encore moins par celles de la diaspora. J’ai notamment repris les raisonnements de Nicole-Claude Mathieu soulignant le fait que « céder n’est pas consentir » pour analyser les stratégies de ces femmes issues des minorités ethniques et religieuses.
Quel est l’apport d’une approche intersectionnelle pour saisir la complexité des rapports de pouvoir organisant les rapports sociaux en Iran ?
La comparaison entre deux situations l’illustre bien : celle qui est expérimentée par les femmes baloutches au Baloutchistan, et celle que vivent les femmes baloutches dans la province du Golestân.
La province du Sistan-Baloutchistan, qui s’étend sur 187 000 km2, est la deuxième province d’Iran en superficie. Zâhedân est sa capitale. La majorité écrasante de sa population est sunnite et baloutche, une minorité est perse et chiite, dite sistani. Selon le recensement national de la population et du logement de 2016 (le dernier recensement), sa population était de 2 775 014 habitants (3,5 % du total de la population) et son taux d’alphabétisation était de 76 %. Ce taux était de 87 % à l’échelle nationale. Le Sistan-Baloutchistan est la seule province à majorité rurale, 51 % de sa population résidant encore dans les zones rurales. Précisons qu’en 2016, 75 % des 80 millions d’Iraniens résidaient déjà en milieu urbain. Le Baloutchistan détient le record de la pauvreté dans le pays. En 2016, environ 45 % de la population du Baloutchistan vivait sous le seuil de pauvreté absolue.
La province du Golestân, située dans le nord-est de l’Iran, qui s’étend sur 20 367 km2 avec Gorgân pour capitale, a été séparée de la province de Mâzandarân en 1997. Les habitants persans/mâzandarâni de la province s’appellent eux-mêmes les indigènes (mahali) et considèrent les autres comme des migrant.es ethniques. À la majorité perse/chiite de cette province s’ajoute une forte minorité de Turkmènes qui habite la région depuis plusieurs siècles et une minorité de migrant.es baloutches qui s’y sont installé.es graduellement depuis plusieurs décennies, notamment du fait des sécheresses successives dans leur province natale. Selon le recensement national de la population de 2016, sa population était de 1 868 819 habitants et le taux d’alphabétisation moyen était de 82 %. Le Golestân compte le deuxième plus faible pourcentage de citadins d’Iran (53 %), après la province du Sistan-Baloutchistan, et 40 % de ses résidents vivent sous le seuil de la pauvreté absolue.
Précisons que ces taux de pauvreté ont été évalués avant l’imposition des sanctions états-uniennes en 2018 avec des effets extraterritoriaux (les pays qui achèteraient les hydrocarbures iraniens seraient sanctionnés à leur tour par les États-Unis), qui, associées à la corruption de la classe dirigeante et sa mauvaise gestion de l’économie, ont aggravé la crise économique et donc la pauvreté dans le pays. Aujourd’hui, selon les officiels iraniens, 50 % du total de la population iranienne est sous le seuil de pauvreté. On peut imaginer le taux dans la province la plus pauvre et délaissée qu’est le Baloutchistan.
Dans ces provinces, aux femmes ordinaires s’ajoutent celles qui constituent souvent la première génération, dans leur famille et entourage, à avoir fait des études supérieures et qui militent pour les droits des femmes. À la suite de Stuart Hall, on peut affirmer que « ces nouveaux sujets, […] qui étaient exclues parce que subalternes ou parce qu’elles n’appartenaient pas au centre – ont émergé ou ont obtenu, à travers leurs propres luttes, les moyens de parler pour elles-mêmes pour la première fois. Les discours [militants] dominants et ceux du régime […] ont été menacés » (Hall, 1997, 183). Parmi elles, beaucoup travaillent à l’amélioration des conditions de vie des femmes dans leurs villages ou villes. Cependant leur rôle et même leur existence étaient souvent ignorés des militantes appartenant au centre qui ne songeaient pas à renforcer leurs liens avec les femmes des zones rurales, des classes populaires et des minorités ethniques. À l’image des féministes hégémoniques occidentales, les militantes appartenant au centre refusaient de se voir et de voir leurs expériences et leurs savoirs comme situés, socialement construits, marqués par leur ethnicité (persanité), leur classe (moyenne et supérieure), leur genre, leur sexualité (hétérosexuelle) ou religion (chiite ou d’origine chiite).
Bien que j’aie mené des travaux de terrain dans les banlieues pauvres de Téhéran où vivent de nombreux.ses migrant.es appartenant aux minorités ethniques défavorisées, je n’avais jamais été aussi touchée par le désarroi de certaines femmes qu’au Baloutchistan. Dans des quartiers pauvres de Zâhedân, nous avons rencontré plusieurs femmes en deuil qui avaient perdu leurs mari, père ou frères, d’autres laissées sans revenus du fait de leur emprisonnement. Face au chômage massif et à une pauvreté absolue, de nombreux Baloutches pauvres n’ont d’autre choix que de survivre grâce à la contrebande de drogue, de nourriture ou de pétrole. Cette province du sud-est partage plus de mille kilomètres de frontière commune avec le Pakistan et l’Afghanistan. Certains hommes sont tués dans les échauffourées avec l’armée, beaucoup sont emprisonnés à cause d’accusations liées au trafic de drogue et leurs familles sont plongées dans une pauvreté encore plus grande à la suite de la perte d’un revenu. À Zâhedân, dans les stations-service, j’ai remarqué de nombreux adolescents âgés de 12 ans et plus qui obtenaient leur ratio de 20 litres d’essence subventionnée par jour et par famille qu’ils passaient ensuite en contrebande au Pakistan. Lorsque je leur ai demandé pourquoi ils n’étaient pas à l’école, ils ont répondu qu’ils étaient soutien de famille et que, faute de possibilités d’emploi, ils n’avaient pas d’autre choix. Sur les routes, j’ai remarqué plusieurs camionnettes calcinées qui servaient à la contrebande d’essence vers le Pakistan et qui avaient été détruites par les forces militaires iraniennes.
L’extrême pauvreté associée aux traditions tribales encore largement présentes était aussi responsable des mariages précoces. Dans l’ensemble du pays, 16 % des filles se mariaient avant l’âge de 15 ans. Notre enquête montrait que ce taux s’élevait à 32 % pour les filles baloutches. En réponse à ma question « quel est le problème le plus grave des femmes au Baloutchistan ? », les femmes rencontrées répondaient, de façon unanime, la tradition de zan talâq, qu’elles qualifiaient d’extrêmement humiliante. De quoi s’agit-il ? Si un homme fait le pari d’accomplir quelque chose et jure devant quatre témoins de divorcer de sa femme s’il ne réussit pas, alors la femme sera considérée comme divorcée si le mari échoue, mais elle ne sera pas légalement divorcée. Elle doit donc quitter le foyer conjugal en laissant ses enfants derrière elle. Mais, n’étant pas légalement divorcée, elle ne peut pas se remarier alors que le mari n’hésitera pas à se remarier (il a la possibilité d’épouser jusqu’à quatre femmes selon la loi). Selon certaines des personnes que j’ai interrogées, cette tradition a récemment été remise en question par les hommes baloutches éduqués, et certains Molavis (clergé sunnite) tentent d’en donner une lecture plus nuancée afin d’éviter les divorces injustifiés. Une autre tradition largement désapprouvée par des jeunes femmes mais toujours pratiquée est le nâf bori. Au moment de sa naissance, la fille est promise à un garçon, un cousin ou un voisin. Et elle sera contrainte de se marier avec lui plus tard. Si elle refuse, elle risque d’être rejetée par sa famille.
Dans cette province, la polygamie, autorisée par la loi, est très courante contrairement à d’autres parties du pays où la monogamie est la règle (le taux de polygamie en Iran est de 2 %). Précisons que tant selon les lois et institutions islamiques que selon certaines traditions, le mariage a pour but la procréation et le couple sans enfants est stigmatisé, en particulier si la femme est stérile. Dans un tel cas, le mari contractera un second mariage. Des Baloutches ont préservé certaines pratiques propres à la société iranienne à prédominance agraire traditionnelle d’avant les années 1960 où l’homme cherchait, à travers ses enfants, en particulier ses fils, à renforcer la taille et le prestige de la famille. Les enfants étaient réputés être les clous qui retenaient la femme à la maison et les femmes se devaient de multiplier ainsi les liens qui les protégeaient contre la répudiation (Vieille et Kotobi, 1966).
Face aux divers problèmes des femmes (et des hommes), la réponse de l’État a été une politique sécuritaire, la discrimination contre les sunnites et la répression. Les femmes baloutches, y compris les militantes des droits des femmes, étaient bien seules, prises en étau entre l’État chiite répressif et les traditions et pratiques patriarcales. Le tout dans le contexte du silence assourdissant des militantes des droits des femmes de la capitale.
- 1 Précisons que même récemment, au cours du mouvement révolutionnaire qui traverse le pays, et à la s (...)
Pourtant, ces femmes ordinaires courageuses ont tenté d’introduire des changements au sein de leur famille, en s’attaquant aux traditions qui empêchaient leurs filles de poursuivre leurs études après l’école primaire et en luttant contre le mariage précoce. Cependant, la lutte subtile des femmes ordinaires n’a pas été reconnue et prise au sérieux, y compris par de nombreuses chercheuses et militantes des droits des femmes, principalement parce que les stratégies qu’elles déploient et leurs répertoires d’action sont très différents de ceux qui sont mobilisés par les militantes des droits des femmes dans les grandes villes. Par exemple, elles ne manifestent pas leur mécontentement publiquement, encore moins en manifestant dans les rues, ou en adhérant à un discours qui fait du voile islamique un enjeu majeur1.
À mon retour à Téhéran, j’ai discuté de ce que j’avais vu avec plusieurs féministes, militantes des droits des femmes, et même avec la lauréate iranienne du prix Nobel Shirin Ebadi. Je plaidais alors pour créer des ponts entre militantes téhéranaises et militantes baloutches afin de chercher avec elles et des femmes ordinaires des propositions de changements. Aucune d’entre elles n’a réagi à ces propositions ; elles m’ont toutes regardée d’une manière étrange, me faisant comprendre qu’elles avaient déjà suffisamment de problèmes à régler dans la capitale. L’une d’elles, proche des réformistes alors au pouvoir, m’a suggéré de rédiger un rapport à l’attention du président Khâtami ! J’ai refusé en lui disant que je ne travaillais pas pour le gouvernement et qu’il revenait au président de s’informer de ce qui se passait dans le pays.
Dans la province du Golestân, les Baloutches subissent des discriminations que leur infligent les autorités mais aussi les locaux perses/chiites. Ces derniers nous ont déclaré être très satisfaits des Turkmènes, dont les traditions seraient proches des leurs. Au contraire, les Baloutches étaient perçus comme ayant leurs propres traditions, comportements et attitudes, très différents des leurs et mal acceptés. Ces affirmations sont ancrées dans des perceptions erronées plutôt que dans la réalité.
Bien que stigmatisée, la communauté baloutche, en particulier les femmes baloutches du Golestân, tente d’intégrer l’environnement dominé par les Perses. Elles ont adopté une culture hybride et ont abandonné certaines de leurs traditions. Le rôle d’un nombre de pratiques culturelles symboliques que certains défendent afin de préserver la culture de leur communauté s’est estompé. Par exemple, la polygamie est pratiquement inexistante chez les hommes baloutches mariés au Golestân ; les Baloutches autorisent et même encouragent leurs filles à poursuivre leurs études ; l’âge minimum du mariage pour les femmes baloutches est d’environ 18 à 19 ans ; les parents baloutches demandent l’avis de leurs filles avant de répondre positivement à leurs prétendants.
Bien que les Baloutches, comme les Turkmènes et les Perses locaux, se marient au sein de leur propre communauté, les femmes sont beaucoup plus émancipées, elles font leurs courses seules, les femmes mariées travaillent comme commerçantes ou paysannes, et peuvent se faire élire au conseil du village. Les codes vestimentaires sont également très différents de ceux du Baloutchistan. Au Golestân, les Baloutches, hommes et femmes, ont adopté les vêtements persans locaux pour eux-mêmes et leurs enfants. Les femmes baloutches du Golestân portent un pantalon et une robe colorée ou fleurie comme les Perses locales. Cette adoption est à la fois susceptible de faciliter leur intégration dans la vie locale et constitue un signe des normes sociales persanes dominantes. Comme l’a affirmé Andrew Vayda, « les gens n’agissent pas mécaniquement selon un modèle culturel de base, mais varient plutôt de manière pragmatique […] leur comportement et répondent aux différentes conditions dans lesquelles ils se trouvent » (Vayda, 1994, 321).
Vous parlez dans vos travaux de l’ONGisation des mouvements des femmes, pourriez-vous expliquer ce que vous entendez par là ?
Les femmes subalternes sont tantôt invisibilisées, tantôt mises en scène comme victimes par celles qui se représentent comme leurs sauveuses, et parlent en leur nom au lieu de produire un espace pour permettre aux subalternes de s’exprimer.
En plus des raisons liées au statut social, ethnique et religieux ou laïc des militantes appartenant au centre, la fondation d’ONG de femmes dans les années 1990 et 2000 a beaucoup occupé l’attention des militantes des droits des femmes de la capitale. Dans l’effort de recherche de financements pour les projets de ces ONG, les problèmes des femmes appartenant aux minorités ethniques et religieuses n’étaient pas prioritaires. Précisons qu’en Iran, le financement par les institutions étrangères est interdit et même celles qui dépendent des Nations unies comme le PNUD devaient passer par le gouvernement iranien pour tout financement des programmes. L’ONGisation décrit un processus de lutte plus tourné vers la question de l’égalité formelle entre les hommes et les femmes que vers la prise en compte de l’imbrication des rapports sociaux, et encore moins vers la volonté de changer l’ordre social.
Les débats sur l’importance cruciale de la société civile ont émergé en Iran comme ailleurs, notamment, à partir des années 1990, quand après la fin de la guerre froide, l’Organisation des Nations unies a organisé de multiples conférences mondiales (dont celles sur la population et le développement au Caire en 1994, sur les femmes à Beijing en 1995 ou sur la ville et l’habitat à Istanbul en 1996), forgeant un nouveau type de relations avec des organisations non gouvernementales locales, nationales et non plus seulement internationales. Le soutien aux organisations de la société civile visait la promotion de l’individualisme, de l’économie et de la démocratie libérale. La vision libérale ou néo-tocquevillienne qui opère une distinction nette entre l’État et la société civile estimant que la vie associative constitue la clé d’une bonne société devint alors rapidement dominante en Iran. Dans cette optique, la société civile est un univers autorégulé d’associations engagées pour les mêmes idéaux et qui ont besoin d’être protégées de l’État afin de résister à son despotisme. Selon Robert Putnam, dont le livre a été traduit en Iran en 2000 et plébiscité par les réformateurs alors au pouvoir, la réussite économique et politique est directement liée à la force et la santé de la vie associative (Putnam, 1993 ; Gellner, 1994). Les tenants de cette perspective affirment aussi qu’une société civile forte constitue le fondement de la politique démocratique, de la défense contre la domination et une entrave devant les forces antidémocratiques. La participation aux organisations de la société civile est ainsi supposée promouvoir la tolérance, la résolution pacifique des conflits et la civilité (Seligman, 1992).
Pendant ses deux mandats (1997-2005), le président réformateur Mohammad Khâtami a soutenu l’élargissement de la société civile, et les organisations non gouvernementales ou les associations formelles volontaires ont proliféré. Vers la fin de son mandat, plus de 28 000 organisations non gouvernementales existaient. Le nombre d’ONG de femmes est passé d’une cinquantaine en 1995 à près de 700 pendant la même période. Les militantes des droits des femmes célébraient le 8 mars, la Journée internationale des droits des femmes, et certaines organisaient des manifestations de rue à Téhéran pour revendiquer le changement des lois discriminatoires. Les actrices sociales, souvent issues des classes moyennes urbaines, s’impliquaient dans les activités humanitaires, caritatives, culturelles, environnementales ou relatives à la défense des droits des femmes et des droits humains. Les fondatrices de ces associations souhaitaient « aider les pauvres », mais la redistribution des richesses et la justice sociale ne faisaient pas partie de leurs programmes. Elles organisaient des séminaires portant sur les droits des femmes et des stages pour apprendre aux femmes des activités génératrices de revenus. Mais elles formaient les femmes démunies à des métiers traditionnels : couture, broderie, tissage de tapis ou tricot, qui renforcent les rôles traditionnels des femmes et reproduisent les écarts de classe entre différentes catégories de femmes. D’autant que ces femmes démunies avaient un accès très limité au marché pour commercialiser leurs produits.
Les militantes des droits des femmes tentaient d’introduire des changements dans la perception des élites politiques et religieuses et de remodeler les institutions étatiques. Néanmoins, l’émergence d’un cadre favorable à la liberté d’expression et le développement d’une vision commune quant aux règles du jeu démocratique n’ont pas abouti du fait des limites imposées par le pouvoir, notamment aux activités de la société civile organisée.
Comment ce mouvement a-t-il évolué après l’alternance politique au bénéfice des conservateurs ?
Sous la présidence du populiste Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013), qui devait son élection au guide Ali Khamenei et au vote chiite, les discriminations et l’exclusion se sont considérablement accrues. Les hiérarchies sociales fondées sur les appartenances ethniques, religieuses et de genre furent accentuées par des politiques d’État basées sur des critères religieux, le chiisme étant la condition d’accès aux ressources économiques, culturelles, sociales et politiques, y compris dans les provinces où la majorité de la population est sunnite (comme le Baloutchistan et le Kurdistan).
En réaction à ces politiques discriminatoires, le sunnisme est devenu un marqueur identitaire au détriment des revendications pour la justice sociale et de l’alliance avec d’autres catégories opprimées. Les privilèges religieux ont également contribué à la prise de pouvoir des femmes chiites sur leurs homologues sunnites en matière d’emploi, de postes administratifs ou même d’aide aux démunies, aggravant ainsi les inégalités, les rapports de pouvoir et le fossé socio-économique entre les femmes elles-mêmes.
D’autre part, les discriminations religieuses ont conduit au renforcement du contrôle que les minorités ethniques et religieuses exercent sur leurs femmes en tant qu’agentes symboliques de l’identité du groupe, reproductrices biologiques et culturelles de la communauté ethnique, chargées de transmettre les valeurs ancestrales à leurs enfants, symboles de l’unité ethnique et de son essence propre. Le contrôle des femmes et de leur sexualité est en effet crucial pour le processus de construction nationale et ethnique. Il n’est donc pas surprenant que les Baloutches et les Turkmènes, entre autres, m’aient dit qu’ils refusaient de marier leurs filles à des Perses/chiites. J’ai entendu le même discours de la part des Perses, si bien que les mariages mixtes ont diminué dans les provinces du Sistan-Baloutchistan et du Golestân.
Quelques mots pour conclure ?
Un lien peut être établi entre la position de pouvoir occupée par la majorité des féministes et des militantes des droits des femmes (femmes d’origine chiite de la classe moyenne urbaine éduquée), l’objet de leurs études, théorisations ou initiatives, les types d’outils analytiques et d’actions qu’elles déploient. Le nombre de spécialistes issues de groupes sociaux ethniques subalternes qui ont eu accès à des postes universitaires ou à des associations de défense des droits des femmes reste très faible, et les voix relayant l’expérience des groupes minoritaires et marginaux sont encore largement occultées dans les études et les activités militantes liées au genre et au féminisme. Les enseignements et les activités sociales du courant féministe dominant ont parfois ajouté des questions relatives aux femmes subalternes (femmes pauvres cheffesses de famille, prostitution) comme variables à analyser sans reconceptualiser l’ensemble des connaissances qui sont encore fondées sur les expériences particulières de la classe moyenne urbaine perse/chiite. Cette inclusion symbolique signifie que les activistes et les spécialistes des droits des femmes n’ont pas encore appris à désapprendre. Et que les voix des femmes subalternes ont toujours du mal à émerger ou à être entendues. Le mouvement révolutionnaire en cours en Iran, pourtant lancé par des jeunes femmes appartenant aux minorités ethniques, n’a pas encore réussi à changer cette situation.