- 1 Une fatwa est un avis juridique donné par un spécialiste de la loi islamique sur une question parti (...)
- 2 Je m’y référerai avec l’abréviation « OML ».
- 3 « Plus de 270 Iraniens changent de sexe chaque année : 56 % des demandeuses-eur-s veulent devenir d (...)
1Bien que, comme le montre l’historienne irano-américaine Afsaneh Najmabadi (2014), la présence des personnes trans dans la société iranienne ainsi que leur reconnaissance publique par les gouvernements, le système médical et les médias remontent à des décennies avant la révolution de 1979, le contexte change après la diffusion d’une fatwa1 sur la légitimité religieuse des chirurgies d’affirmation du genre en 1982 par l’ayatollah Khomeini, alors guide de la République islamique d’Iran. Les personnes trans deviennent alors plus visibles dans l’espace public, en particulier à Téhéran. Le nombre de demandes d’autorisation de transition (javâz-e taghir-e jensiat) soumises à l’Organisation de la médecine légale (Sâzmân-e Pezeskhi-e Qânouni)2 augmente de façon spectaculaire à partir des années 20003. Cependant, malgré la légalisation de ces opérations, la situation des personnes trans reste critique (Azadi, 2018 ; Azadi et Saeidzadeh, 2022 ; Zaharin et Pallotta-Chiarolli, 2020, 239). Parmi les difficultés rencontrées, relevons le fait que l’identité de genre des personnes trans doit se conformer aux normes de genre traditionnelles et binaires édictées par le pouvoir. De même, en raison de discriminations structurelles, les personnes trans peinent à trouver un logement stable et un emploi dans le secteur formel.
- 4 Je fais le choix dans ce texte de parler de travail du sexe, mais dans mes traductions d’extraits d (...)
- 5 Je m’y référerai avec l’abréviation « TdS ».
2Ainsi, malgré la mise en place de mécanismes facilitant la procédure de transition pour les personnes trans, ce groupe minoritaire, placé à l’« intersection entre les discours jurisprudentiels et le discours médical sur une base culturelle » (Kiani, 2019, 213), dans « un état de moindre puissance » (Guillaumin, 2016 [1992]) et altérisé, est soumis à une précarité extrême. C’est pourquoi certaines personnes trans ont recours au travail du sexe4 pour subvenir à leurs besoins. Cet article cherche à répondre aux questions suivantes : comment les personnes trans que j’ai interrogées, toutes diplômées de l’enseignement supérieur, certaines travaillant dans les secteurs professionnels de l’éducation, de l’art, d’autres étant en difficulté pour accéder au marché du travail, en viennent-elles à perdre leur emploi, leur logement, puis à exercer comme travailleuses du sexe5 ? Quelles sont leurs expériences en matière de violence et d’exclusion ? Comment gèrent-elles les risques éventuels de ce travail ? Et enfin, comment leur rapport au travail du sexe a-t-il évolué au fil du temps et de son exercice ?
- 6 En farsi, « faqr » signifie « pauvreté », et « fah’sha », dépravation sexuelle. Le titre du documen (...)
- 7 Cf. son interview : « Avec Dehnamaki, de la politique au cinéma », Aftab News Agency, le 18 septemb (...)
3Jusque-là, la littérature scientifique ne s’est pas saisie de ces questions sur le terrain iranien. Des recherches prêtent attention à la question du travail du sexe des personnes trans dans d’autres contextes (Drückler, van Rooijen et De Vries, 2020 ; Yasin et Jauhar, 2018 ; Infante, Sosa-Rubi et Cuadra, 2009 ; Vartabedian, 2019 ; Bianchi et al., 2014 ; Ssekamatte et al., 2020 ; Lyons et al., 2017 ; Ganju et Saggurti, 2017 ; Reyes, Hedjerassi, 2017, 2020 ; Hedjerassi, Reyes et Gil, 2015…). Malgré l’absence de recherches académiques en Iran sur le travail du sexe, on peut penser à quelques réalisations que l’on doit à des documentaristes et journalistes. Citons le documentaire Faqr-o fah’sha6 (Pauvreté et prostitution), réalisé en 2002 par Masoud Dehnamaki, un journaliste conservateur très proche du pouvoir. Dans ce documentaire, le réalisateur situe les racines du travail du sexe dans « la pauvreté, l’injustice, la promotion de la culture de la consommation, le modèle de développement erroné et l’inégalité des classes dans la société7 ». Ce documentaire n’a jamais reçu l’autorisation de diffusion publique, ses projections privées ont été annulées mais il a circulé de manière illégale. Indiquons que le traitement journalistique conservateur du travail du sexe s’explique par les restrictions imposées aux journaux depuis la naissance de la République islamique, particulièrement lorsqu’il s’agit de sujets sensibles. Selon Bahar Majdzadeh (2019), l’une des premières actions des révolutionnaires pro-Khomeini a été d’incendier le 31 janvier 1979 le quartier Shahr-e no, connu comme le centre du travail du sexe de la capitale. Cet incendie a été suivi par un véritable massacre des femmes TdS qui y avaient survécu et qui a également représenté « les premières exécutions officielles de femmes par la nouvelle République islamique » (Kalia, 2018). L’effacement de ce quartier de la mémoire – transformé en parc et en hôpital après la révolution – illustre la vision de l’État islamique sur le travail du sexe dès 1979.
- 8 Cette expression apparaît dans de nombreux articles de journaux. On ne sait ni où ni quand ce terme (...)
- 9 J’utilise l’écriture inclusive afin de ne pas reproduire la construction patriarcale de la langue f (...)
- 10 Je m’y référerai avec l’abréviation « SDF ».
4En ce qui concerne la présence de la question trans dans l’Iran postrévolutionnaire, des reportages se multiplient à partir des années 2000 (Najmabadi, 2008, 2014). Dans ces productions, l’Iran est souvent qualifié de « paradis des personnes trans8 ». En effet, la propagande du régime islamique présente la médicalisation des personnes trans comme un moyen leur permettant d’obtenir le droit de transitionner. À la suite de ce boom médiatique, des chercheuse-eur-s9 en sciences sociales dans des institutions européennes et nord-américaines s’emparent progressivement de la question des trans en Iran, notamment la thèse de Bahar Azadi (2018, 2020), et sa recherche avec Zara Saeidzadeh (2022), qui étudie le rapport de la subjectivation des personnes trans aux discours disponibles à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Iran. Rappelons également les travaux d’Afsaneh Najmabadi (2008, 2014), qui explore d’un point de vue historique la question trans en Iran. Malgré la richesse de ces recherches, aucune ne traite des femmes trans sans domicile fixe10, et encore moins du travail du sexe de ces populations.
- 11 Le mot « shabakeh » a été utilisé par les participantes ; il signifie « réseau ».
- 12 Dans mes recherches, par principe, pour ne pas ignorer l’agentivité des personnes que j’interroge, (...)
5C’est ce double vide que cet article vise à combler. Il propose de saisir les expériences des femmes trans SDF et TdS à partir de récits biographiques recueillis entre septembre et octobre 2016. En tant que journaliste d’investigation et chercheuse indépendante à Téhéran à cette époque, je travaillais sur la consommation de drogues par les femmes SDF dans le grand parc de Shush au sud de Téhéran. Lors de cette enquête, j’ai rencontré Soheila, une femme trans qui m’a présentée à son réseau11, réunissant des femmes trans TdS, sans domicile fixe et habitant deux grands parcs à Téhéran. Cette rencontre a été le point de départ de ma recherche sur cette question. Parmi les douze entretiens recueillis, cinq récits sont directement mobilisés dans le texte. Sur demande des participantes enquêtées12, je n’ai pas pu citer les sept autres car elles craignaient la répression policière et l’identification par leurs proches à partir de leurs récits de vie. Cependant, l’ensemble de ces récits ont contribué à affiner les analyses de cet article. À ce corpus constitué en 2016, s’ajoute un entretien mené en 2020 avec Sina, homme trans iranien et militant pour les droits des personnes trans, résidant à Téhéran et ayant eu des opérations médicales de transition en 2018. Cet entretien m’a notamment permis d’envisager les effets d’éventuels changements dans la situation juridique et sociétale des personnes trans dans la période qui a séparé la réalisation de cette recherche et la rédaction de ce texte.
6Dans ce qui suit, je présenterai mon approche méthodologique, les profils des participantes avec lesquelles j’ai mené les entretiens, comment je les ai rencontrées, et comment elles se décrivent en tant que femmes trans TdS et SDF. Dans un deuxième temps, j’aborderai les politiques étatiques concernant la transidentité. Ensuite, je suivrai les trajectoires de ces femmes trans TdS en me centrant sur la manière dont elles se retrouvent dans une situation de non-protection, deviennent SDF et recourent au travail du sexe. Je m’intéresserai aux causes structurelles qui les maintiennent de façon permanente dans cette situation, en m’appuyant sur leurs récits de vie. Je me centrerai sur leur trajectoire au sein des groupes des personnes trans et leur exclusion par d’autres personnes trans non TdS. Cette partie se poursuivra par une discussion sur la formation d’un réseau d’entraide de femmes trans TdS, et la transformation éventuelle de leur rapport à ce travail. Je montrerai comment ces femmes trans TdS, exclues des autres femmes trans non TdS, se soutiennent les unes les autres, partageant les stratégies de (sur)vie et de résistance développées comme TdS trans.
7Cet article mobilise les récits de vie de cinq femmes trans SDF et TdS, nées entre 1980 et 1991 dans différentes provinces iraniennes, recueillis lors d’entretiens enregistrés d’une durée moyenne de trois heures. Ces entretiens approfondis ont généralement eu lieu dans les parcs où elles vivaient, ainsi que dans des cafés au centre de Téhéran. Ils ont tous été menés en farsi, leur première langue (ainsi que la mienne).
- 13 Pour la sécurité des participantes à la recherche et à leur demande, j’ai procédé à leur anonymisat (...)
Soheila13, née en 1986 à Karaj, diplômée d’une licence en traduction anglaise, travaillait précédemment comme enseignante d’anglais dans un collège, elle est TdS depuis deux ans et demi.
Elaheh, née en 1990 à Rasht, diplômée d’un master en économie, était employée précédemment dans la fonction publique, elle est TdS depuis huit mois.
Parisa, née en 1989 à Téhéran, diplômée d’une licence en arts plastiques, travaillait précédemment dans une galerie d’art, elle est TdS depuis quatre mois.
Goli, née en 1980 à Téhéran, diplômée d’une licence en psychologie, était sans emploi, elle est TdS depuis presque trois ans.
Maryam, née en 1991, diplômée d’un master en ingénierie chimique, était à la recherche d’un emploi avant de commencer à travailler comme TdS il y a un an.
- 14 Le mot « moshtari », équivalent de « client », a été utilisé par toutes les participantes à la rech (...)
- 15 Ce pont est connu pour la présence des personnes TdS.
- 16 Le terme « zan-e terans » est composé de deux mots : zan (femme) et terans (trans).
- 17 « Kârton-khâb » est le terme le plus courant pour « SDF » en farsi. Ce terme est composé de deux mo (...)
- 18 « Tanforoush » est un terme composé de deux mots : tan qui signifie corps, et forush qui est un suf (...)
8Elles habitent soit le parc de Shush, dans le 12e arrondissement de la municipalité de Téhéran, soit le parc forestier de Lavizân, dans le comté de Shemirânât de la province de Téhéran (au nord-est). Ces femmes trans TdS et SDF trouvent leurs clients14 dans deux endroits de la ville : d’une part, au carrefour College (Châhâr râh-e College), principalement sous le pont du College15 (Pol-e College) situé au centre de la capitale pour celles qui habitent à Shush, d’autre part, à Ozgol, un quartier au nord-est de Téhéran pour celles qui habitent à Lavizân. Les participantes enquêtées se définissent comme « zan-e terans16 » (femmes trans), « kârton-khâb17 » (SDF) et « tanforoush18 » (TdS).
- 19 Le terme est composé de deux mots : do, le chiffre « deux », et jenseh, la caractéristique d’avoir (...)
- 20 Mitra est l’une des femmes SDF et vendeuses de drogues rencontrées à Shush au cours de mon enquête (...)
9Soheila m’a été présentée comme une personne intersexe (dojenseh19) par d’autres femmes SDF du parc, et plus précisément, comme une personne « qui ressemble à une femme mais dont nous ne savons pas si elle est vraiment une femme20 ». Soheila me raconte son histoire au cours d’un très long échange de sept heures : elle évoque ainsi son parcours d’auto-identification comme personne trans, la réaction de ses proches après son coming out, ou encore comment elle a perdu son emploi et son logement. Cependant, la question du travail du sexe a été bien plus complexe à aborder lors de ce premier entretien, même si elle est évoquée d’emblée lorsqu’elle se présente :
- 21 Les participantes à cette recherche ont utilisé deux termes différents : « tanforoush », expliqué p (...)
Je ne sais pas par où commencer pour te raconter ma vie, mais je préfère te dire tout d’abord que je suis prostituée21, et je le fais pour avoir un revenu minimum.
10Cette première conversation a permis d’instaurer une relation de confiance qui s’est progressivement développée en amitié. J’ai accompagné Soheila les jeudis soir et les vendredis (jours de week-end en Iran, et selon elle, jours « chargés » du point de vue du travail) pendant trois semaines. Nous avons chaque fois passé du temps ensemble sur les différents sites de son travail jusqu’à son départ avec un client. Malgré cette confiance, Soheila est restée longtemps réservée lorsque je lui ai fait part de mon intention de rencontrer d’autres femmes trans TdS. Elle s’est montrée réticente à me les présenter. Elle l’explique par la peur qu’elle a pour la sécurité de ses amies trans TdS, et son sentiment de responsabilité envers elles :
En Iran, être trans n’est pas criminalisé, ni être SDF… Parfois, j’aimerais qu’être SDF soit un crime. Comme ça, quelqu’un se soucierait de nous, mais la prostitution constitue bien un crime dont la peine peut te coûter la vie.
11Pour pouvoir débloquer cette situation et gagner sa confiance, j’ai décidé de me révéler comme lesbienne. En effet, dans le contexte iranien où les rapports sexuels entre personnes de même sexe sont criminalisés et socialement stigmatisés, le coming out devant les personnes enquêtées peut les rassurer, car nous partageons dès lors une sorte d’insécurité commune comme personnes LGBTQIA+. Cela m’a aidée à entrer dans le réseau de Soheila : celui des femmes trans TdS à Téhéran.
12L’enquête s’est déroulée en deux temps. Dans la première phase, j’ai laissé les personnes rencontrées raconter librement leur histoire. Dans un second temps, après l’analyse de leurs récits autobiographiques (Polkinghorne, 1995 ; Verhesschen, 2006, 199), j’ai élaboré la trame de mes entretiens semi-directifs. Ces discussions se sont déroulées de manière relativement libre, afin de susciter la parole des participantes enquêtées (Pascal, 2010), tout en étant guidées par les thématiques principales de l’étude, dans la visée de comprendre leurs trajectoires. Avant cela, il est nécessaire de préciser le contexte général des politiques gouvernementales régulant la transition et les expériences sociales des personnes trans en Iran.
- 22 Cette militante trans a fondé en 2007 la première association officielle pour les droits des person (...)
13L’existence des personnes trans est rendue publique et visible quelques années avant la révolution de 1979 : « La pratique médicale du changement de sexe par la chirurgie et les hormones, remonte au moins au début des années 1970 en Iran » (Najmabadi, 2008, 1). La question trans dans ce pays connaît un tournant dans les années 1980, à la suite des mobilisations de Maryam Khatoon Molkara22 (1950-2012), pour la reconnaissance de la transition auprès des autorités politiques et religieuses. Avec la fatwa de 1982 citée en introduction, les agent-e-s des secteurs biomédicaux et psychiatriques collaborent avec des juristes religieux pour encadrer le diagnostic, la prise en charge ou encore le financement des soins pour les personnes trans (Najmabadi, 2014, 6).
- 23 Je m’y référerai avec l’abréviation « OPS ».
14Le protocole de transition relève ainsi d’un « programme institutionnel » (Azadi, 2020), commençant par un rendez-vous pour un diagnostic clinique avec un psychiatre sexologue et se concluant au sein de l’Organisation pour l’enregistrement des actes d’état civil (Sabt-e ahvâl). Cette institutionnalisation des procédures de transition entraîne des difficultés particulières pour les personnes trans dans la société, renforcées par l’absence de dispositifs de protection sociale et la persistance de mécanismes de discrimination et d’exclusion. Les ambiguïtés juridiques et administratives sont liées à des questions concernant les différents droits et devoirs des hommes et des femmes dans l’islam. Elles sont également les résultats de la pathologisation de la question trans en Iran, l’accès aux documents d’identité correspondant à l’identité de genre étant limité par des opérations médicales à effectuer et compléter. Cela rend les conditions des personnes trans plus difficiles, malgré la présence des organisations et des institutions qui jouent un rôle clé dans le processus de transition, comme l’Organisation de la protection sociale23 (Sâzmân-e behzisti-e keshvar), qui propose aux personnes trans des services psychologiques et des aides financières pour les opérations médicales. Ces mécanismes et services visant à « normaliser » les personnes trans sur la base des normes genrées de la société peuvent provoquer de nouveaux phénomènes d’exclusion et de violences (Spade, 2015 [2011]), en particulier pour celles qui se retrouvent exclues des processus officiels et légaux de transition.
15Malgré l’existence de cette législation qui encadre les procédures de transition, notons l’explosion de controverses dans l’espace académique, militant et politique (Terman, 2014) autour de la pathologisation des transidentités, socle de la situation toujours critique et complexe des personnes trans en Iran. Après cette brève présentation des conditions légales de transition, j’en viens à la question du manque de mécanismes de protection qui a des conséquences directes sur l’entrée dans le travail du sexe pour les participantes à ma recherche.
- 24 Après plusieurs années d’obligation progressive du port du voile pour les femmes, après la révoluti (...)
16Pour évaluer les dossiers de demande de changement de sexe administratif et médical des personnes trans, les pouvoirs exécutif et judiciaire mobilisent les services de conseil social et de psychothérapie. L’État attribue des subventions financières pour les opérations médicales pour les dossiers validés par ces instances. Il n’accompagne les personnes trans que si elles s’engagent dans un processus de changement de sexe pour obtenir une identité de genre féminine ou masculine. Les personnes trans qui se situent hors de ce processus sont privées de ses services – c’est le cas de la plupart des participantes à cette recherche. Elles sont alors exposées aux inégalités et discriminations de genre organisant la vie quotidienne. Par exemple se pose la question du voile obligatoire24 pour les personnes trans non opérées qui ne disposent que de documents avec le sexe assigné à leur naissance. Ainsi, un homme trans non porteur de papiers d’homme, donc non reconnu administrativement comme homme, est toujours considéré comme une femme et, de ce fait, soumis au port du voile. Le non-respect de cette loi l’expose, comme toutes les femmes du pays, à de nombreuses sanctions. Au contraire, une femme trans ne possédant pas de papiers administratifs comme femme peut être poursuivie en raison de la disparité entre son apparence (vêtements, maquillage…) considérée comme « féminine » et ses documents d’identité d’homme. Elle peut être accusée de masquer son identité d’« homme » en portant le voile « féminin ». Plus largement, cette différence entre l’identité administrative et l’identité et l’expression de genre peut causer de nombreux problèmes (expulsion, licenciement, etc.).
17C’est l’absence d’une telle autorisation, le non-accès aux services gouvernementaux prévus pour les personnes en transition, les difficultés financières qui auraient conduit les participantes enquêtées à s’engager dans le travail du sexe :
Après mon coming out, mon père m’a demandé de quitter la maison. Je suis venue à Téhéran et j’ai essayé de trouver un emploi. C’est à Téhéran que j’ai rencontré d’autres femmes trans, et réalisé que certaines d’entre elles se prostituaient. Je me demandais, est-il possible qu’en tant que personne trans, avec un corps masculin, quelqu’un veuille coucher avec moi ? Je n’ai pas tardé à réaliser qu’il y a des hommes qui paient bien pour avoir du sexe avec les femmes trans. En fait, je ne voulais pas me prostituer, mais je n’avais pas d’autres choix. Enfin, je me suis retrouvée un soir près du carrefour [College] vers 2 heures, habillée et maquillée de façon très féminine. Après quelques minutes, une voiture de luxe s’est arrêtée devant moi et un mec d’une quarantaine d’années m’a demandé « tu es dojenseh ? Combien ? ». Au début, je n’ai pas bien compris ce qu’il voulait dire, comme je ne suis pas dojenseh, mais rapidement, j’ai réalisé qu’il ne devait rien connaître à la transidentité et par « combien ? », il voulait connaître mon prix ! Bref, on a couché ensemble et comme ça je suis devenue une TdS. (Soheila)
18Plus tard, Soheila évoque cette première expérience du travail du sexe comme le souvenir d’une « grande haine » envers son corps. Après cette nuit, pendant une dizaine jours, elle a évité de sortir de chez elle, demeurant recluse dans la petite chambre d’une auberge située dans le centre-ville, que l’argent issu de cette première expérience lui a permis de se payer.
Elaheh place également à l’origine de son recours au travail du sexe les nécessités financières au début de sa trajectoire :
Ce n’est pas la vie, mais de la survie. On est obligées de vendre notre corps pour le nourrir, de le nourrir pour le vendre.
Elaheh et toutes les autres décrivent le même parcours d’engagement dans le travail du sexe : entrer dans des groupes d’amitié de femmes trans et se rendre compte que certaines femmes trans travaillent comme TdS.
19Les participantes considèrent que leurs situations financières critiques sont liées à leur identité de genre. Elles ont soit perdu leur emploi à cause de cette identité, soit elles l’associent à leurs tentatives infructueuses pour trouver un emploi. Elles soulignent toutes que même après des mois ou des années, le travail du sexe reste leur seule option pour subvenir à leurs besoins. Certaines, comme Goli, déclarent néanmoins choisir de poursuivre ce travail :
- 25 Le nord de Téhéran, dans la géographie économique de cette ville, est une zone habitée par des clas (...)
- 26 Le terme « straight », dans sa forme anglaise, est courant parmi les persanophones pour signifier c (...)
La première fois que j’ai fait du sexe un travail, j’étais invitée à la soirée d’une amie trans très riche qui possède une grande maison au nord de Téhéran25. Il y avait aussi des hommes straight26 invités. Bref, ma nuit s’est terminée par du sexe très bien payé en groupe avec trois d’entre eux ; une somme d’argent importante qui pouvait couvrir tous les coûts de ma vie pendant trois mois, mais ce n’est pas toujours le cas. Je suis maintenant SDF comme tu vois. J’aime mon travail, si tu veux, pas seulement pour l’argent, mais parce que je rencontre beaucoup d’hommes qui aiment passer du temps avec moi. Aujourd’hui, j’économise de l’argent pour louer un appartement, mais je vais continuer ce travail. Au moins, j’ai le courage de dire que même si je suis entrée dans ce travail pour des raisons financières, je travaille comme TdS aujourd’hui par choix.
À ce sujet, Soheila précise :
Je ne sais pas, si je trouvais un autre travail [si] je ne continuerais pas à me prostituer. Parfois je me déteste pour ça, et parfois je me sens bien dans ce que je fais. Je l’ai appris au fil du temps.
20Les récits mettent en évidence la précarité des conditions de vie et la nécessité financière, soit pour se faire opérer, soit pour vivre :
Je le fais pour gagner plus d’argent et me faire opérer et devenir une vraie femme. Je ne sais pas si je vais continuer ce travail ou non. [Qu’est-ce que tu entends par « une vraie femme » ?] Une femme qui ne serait pas obligée de vendre son corps. [Est-ce que des « vraies femmes », comme tu le dis, ne travaillent pas comme TdS ?] Si, bien sûr, mais elles sont acceptées comme TdS. Nous, avant d’être TdS, [nous] sommes des personnes trans. C’est comme ça que la société nous connaît. Nous ne sommes ni femmes ni hommes à ses yeux. (Maryam)
21Sur le sujet de la précarité financière, les entretiens mettent en évidence que gagner de l’argent et l’économiser pour entamer les processus d’opération est l’une des premières raisons pour la plupart d’entre elles de travailler comme TdS :
Je pensais que ce travail m’aiderait à gagner de l’argent pour avancer dans mes opérations médicales que j’ai commencées il y a trois ans. Mon autorisation de transition vient d’expirer, je dépense une grande partie de mes revenus pour les besoins de base et il ne reste plus grand-chose à épargner. (Parisa)
22En Iran, les personnes trans non opérées ne peuvent pas accéder à certaines ressources publiques allouées selon une division binaire des sexes, ainsi qu’aux espaces organisés en fonction de cette ségrégation, telles que les écoles de filles ou de garçons, certaines universités. De même, les foyers attribués aux personnes SDF ne font pas exception et les participantes enquêtées n’y ont pas accès non plus.
23Les récits soulignent que le désir très présent d’opérations médicales n’est pas entièrement étranger à la question de l’exclusion des personnes trans des protections publiques lorsqu’elles n’ont pas accompli celles qui ont été rendues obligatoires par l’État :
Nous sommes obligées de nous faire opérer, d’une part pour avoir des documents compatibles avec notre identité de genre (hoviat-e jensi), d’autre part pour pouvoir utiliser les installations publiques. Si nous étions acceptées telles que nous sommes, sans être obligées de nous faire opérer pour devenir femme, et s’il existait des installations spécialisées pour les personnes trans, nous ne serions peut-être pas soumises à une telle pression, c’est-à-dire à nous prostituer pour accélérer nos opérations. (Soheila)
Goli aborde la même problématique lorsqu’elle parle d’une sorte d’obligation de se faire opérer en raison d’un manque d’installations publiques, comme des foyers pour des personnes trans non opérées :
Tout est fait pour nous obliger à nous faire opérer. Je ne veux plus être opérée. Ce que je veux, c’est avoir une identité administrative de femme pour profiter de certaines dispositions pour les femmes, mais ayant ce corps masculin, je n’aurai jamais de place dans les foyers pour femmes SDF. Je ne me prostitue pas seulement pour gagner de l’argent, mais parce que cela me permet de passer quelques nuits sous un toit en attendant de pouvoir me payer un logement. C’est pourquoi je travaille beaucoup quand il fait froid à Téhéran.
À ce sujet, Parisa s’est vu proposer une place dans un foyer pour hommes à condition d’avoir une apparence d’homme. Elle l’a refusée.
24Contrairement à Goli, Soheila préfère se faire opérer et obtenir les documents administratifs post-opération pour profiter des installations allouées aux femmes SDF :
- 27 Ce mot est courant entre les persanophones qui connaissent le concept, il a été utilisé exactement (...)
Je veux avoir une opération complète, et pour cela j’ai besoin d’argent. Il n’y a pas de foyers pour les femmes trans, mais il y en a pour les femmes normales. Je n’ai pas de place dans les foyers pour hommes parce que je suis un travesti27, et pas de place dans les foyers pour femmes parce que j’ai encore un pénis ! Si je me faisais opérer, je pourrais au moins profiter des foyers pour les femmes normales. [Qu’est-ce que tu veux dire par « femmes normales » ?] Une femme qui n’a pas besoin d’avoir des rapports sexuels pour satisfaire ses besoins normaux, une femme non trans, ou même une TdS non trans, ou une femme SDF qui peut passer quelques nuits par semaine dans des foyers quand il fait très froid. [Mais si tu n’étais pas SDF, penses-tu toujours que tu voudrais te faire opérer ?] C’est une question que je me suis posée très récemment. Je me dis que je ne serai pas toujours SDF. Puis, immédiatement, j’ai des doutes et je panique en me disant mais si je reste SDF pour toujours… ? Au moins, j’aurai une place dans les foyers pour femmes si je suis opérée.
25La lenteur des procédures administratives est également considérée comme une raison de perte de leur logement et emploi par les personnes trans. À cet égard, Sina souligne un point important :
Ça dépend dans quelle ville on se présente à l’OPS. Il y a des villes où par exemple les hommes trans peuvent commencer à changer leurs documents après avoir enlevé leurs ovaires et utérus alors que dans d’autres villes comme Téhéran, on nous demande de terminer toutes les opérations y compris la chirurgie des organes sexuels avant de pouvoir demander à changer les documents. On ne peut jamais décrire une procédure spécifique de A à Z pour les affaires des trans en Iran.
26Les conditions de vie des femmes trans TdS n’ont jamais été considérées comme des conditions critiques qui nécessitent une attention particulière et cette « méconnaissance des réalités vécues par les travailleuses du sexe » ont des effets sur tous les aspects de leur vie (Mensah et Lee, 2010, 47). À l’intersection de l’identité trans et du travail du sexe, ces femmes vivent de nombreuses expériences de violences.
27Comme le soulignent Raheel Yasin et Junaimah Jauhar (2018, 489), les travailleuse-eur-s du sexe trans sont confronté-e-s à plus de violence que les autres travailleuse-eur-s du sexe. De fait, les participantes à cette recherche pointent des incidents élevés, tels que des violences transphobes envers leur identité, des actes sexuels sans consentement, ou encore la non-reconnaissance par la police de ces violences (Lyons et al., 2017, 182). Comme l’explique Goli :
La prostitution est considérée comme un acte criminel, mais on est les victimes de ce crime, pas les criminelles, car il y a souvent de la violence dans ce travail comme le non-respect de notre consentement ou de l’utilisation de préservatifs. Ce sont nos clients violents qui commettent ce crime. [Pourquoi ils n’acceptent pas d’utiliser les préservatifs ?] Tout simplement parce qu’ils pensent qu’on ne tombe pas enceinte, alors que l’utilisation de préservatif sert à ne pas tomber malade, et pas seulement à ne pas tomber enceinte.
La non-utilisation de préservatifs est une violence sexuelle à laquelle d’autres participantes font également référence :
J’ai été infectée à plusieurs reprises par des infections sexuelles. Je n’ai jamais pu les [clients] convaincre que l’utilisation de préservatifs ne sert pas uniquement à prévenir la grossesse, mais à éviter la transmission des maladies infectieuses. C’est la partie la plus violente de ce travail pour les femmes trans TdS. (Elaheh)
La violence sexuelle ne relève pas toujours de sévices ; quand ils n’utilisent pas de préservatifs, c’est une violence sexuelle. (Soheila)
28Leurs inquiétudes relèvent d’une question de santé publique qui se pose avec acuité en Iran, mais aussi plus largement dans les contextes où les TdS et les populations trans sont fortement stigmatisées. Plusieurs études ont ainsi montré le taux élevé d’incidence du VIH des trans TdS dans différents pays (Mexique, Colombie, Pays-Bas, Ouganda, etc.). En écho à ces travaux, plusieurs participantes à la recherche mentionnent également leurs difficultés à faire appel aux centres médicaux en raison des nombreuses violences qu’elles y subissent en tant que personnes trans TdS.
29Outre les violences physiques ou sexuelles vécues, les récits des participantes montrent que le mégenrage, le rejet de leur identité de genre, forme une expérience commune routinière qui caractérise les interactions avec leurs clients, tous définis, selon elles, comme des hommes non trans :
Ils [les clients] ne me voient pas comme une vraie femme. Ils ne se soucient pas de mon identité de genre pour laquelle je me suis battue. Ils ne veulent que mon corps et le fétichisent, ce qui me met dans une situation ambiguë, entre ce que je veux, c’est-à-dire être reconnue comme une femme, et ce dont j’ai besoin, c’est-à-dire l’argent. (Parisa)
Je me souviens d’un client gay qui m’a demandé : « N’es-tu pas un gay travesti ? » Je lui ai dit que j’étais une femme. Il m’a demandé si j’avais fait des opérations ou non, j’ai dit non. « Ton corps me suffit », il m’a répondu. (Soheila)
30Une autre forme de violence relève de la relation inégale organisant le marché du travail du sexe, « s’appuyant sur la demande » (Barry, 1986, 301), dans un contexte de criminalisation du travail du sexe, a fortiori lorsqu’il est réalisé par des personnes trans :
Nous tolérons une double violence : d’une part, nous devons obéir à tous les ordres des clients dans la relation sexuelle, parce qu’ils nous paient et que sans cet argent nous ne pouvons pas survivre, et d’autre part, parce que nous sommes des personnes trans. Je me rappelle un client qui m’a dit : « Je t’ai achetée et tu devrais être heureuse, sinon qui paierait pour coucher avec une personne trans ? » (Elaheh)
Mes clients me violentaient physiquement en disant qu’en échange de l’argent, ils pouvaient faire n’importe quoi avec mon corps. (Maryam)
Nos clients ignorent notre dignité humaine, donc, ils s’autorisent à nous violenter. (Soheila)
31De surcroît, pour les TdS trans qui ne possèdent pas d’autorisation de transition, il est impossible de signaler les violences dont elles souffrent. En effet, rappelons que travailler comme TdS pour une femme trans sans les documents d’identité de femme signifie être considérée comme un homme par le système judiciaire. Or, avoir des relations sexuelles avec des hommes (leurs clients) est passible de la peine de mort, en vertu de l’article Lavât (rapports sexuels entre deux hommes en langage jurisprudentiel islamique) du Code pénal islamique d’Iran.
Nous sommes toutes déviantes en tant que femmes trans. Certaines plus que d’autres. (Soheila)
32Si les participantes à cette recherche se retrouvent SDF et entrent dans le travail du sexe pour survivre, cette trajectoire est également façonnée par leur expérience de l’exclusion par des groupes qui pourraient sembler proches. En tant que femme trans SDF et TdS, les participantes enquêtées sont en effet triplement exclues : d’une part par d’autres femmes TdS non trans, d’autre part par les personnes SDF non trans, et enfin par les femmes trans non TdS. Cette troisième exclusion est particulièrement centrale pour les personnes enquêtées. Les hiérarchisations et discriminations au sein des groupes minoritaires, comme ceux des personnes trans, mobilisent les mêmes ressorts qu’au sein des groupes majoritaires. Nous assistons ainsi à la formation d’un noyau majoritaire au cœur d’un groupe minoritaire qui réduit les minoritaires au sein du groupe à leur « particularité » (Garbagnoli et Noûs, 2020, 61), et les stigmatise comme déviantes, ou en farsi, « mon’haref », mot utilisé par plusieurs participantes à la recherche.
33L’un des fondements des hiérarchies internes d’un groupe minoritaire comme celui des femmes trans repose sur la normalisation des membres de leur groupe, qui les conduit à privilégier et à respecter les normes morales de la société. Il s’agit des normes qui définissent ce qu’est être une « vraie femme ». Ainsi, les femmes trans TdS qui ont transgressé ces normes d’une manière fortement stigmatisée (travaillant comme TdS) ne peuvent pas être définies comme de « vraies femmes ». En d’autres termes, elles s’écartent des normes de leur groupe social et sont donc désignées comme outsiders. En ce qui concerne le processus de normalisation d’une « vraie femme » qui doit intérioriser une série de caractéristiques et éviter d’en intérioriser d’autres, n’oublions pas que les différentes stratégies de normalisation cishétéronormative ne sont pas dissociables des normes sexistes et virilistes intériorisées, mais aussi des normes homophobes et transphobes (Merabet, 2014 ; Naze, 2017 ; Mellini, 2009 ; Broqua et Busscher, 2003). Ces normes en fonction desquelles les femmes trans TdS sont stigmatisées comme outsiders sont définies autour de la modestie « féminine » qui est toujours posée comme l’une des caractéristiques d’une « vraie femme », et qui est elle-même « régie par des normes […] dont le contrôle s’exerce de diverses manières » (Rasse, 2010, 125). Ainsi, une femme trans, déjà définie comme outsider en raison de son identité de genre, perd également sa pudeur féminine dans le travail du sexe aux yeux des autres femmes, trans ou non. La pudeur en Iran signifie se conformer à des normes de genre « féminines ». Elle renvoie aussi fortement à l’injonction à l’abstinence sexuelle, constamment adressée aux femmes. C’est ce que montrent également les témoignages des participantes à cette recherche :
On me dit toujours qu’une « vraie femme » ne vend pas son corps ou son sexe. Mais on ne me dit pas ce qu’une « vraie femme » fait pour vivre si elle est exclue parce qu’elle est trans. (Goli)
Soheila le mentionne également lorsqu’elle raconte sa rencontre avec les experts de l’OPS :
- 28 Le mot « kharâb » signifie littéralement pourri, cassé, détruit et mauvais. C’est ce dernier sens q (...)
Ce fut le moment le plus humiliant de ma vie. Pour m’interroger et s’assurer que je suis une vraie personne trans, elle [la conseillère de l’OPS] m’a dit : « Mais tu n’as pas besoin de t’habiller comme une femme de mauvaise vie (“zan-e kharâb28”) pour montrer que tu es une femme. » Par « zan-e kharâb », elle voulait dire prostituée.
34Ces évaluations en termes de « femme de mauvaise vie » et de « vraie femme » se retrouvent mobilisées par des femmes trans non TdS pour exclure d’autres femmes trans TdS. Ces « entrepreneuses de morale », comme Howard Becker (2020 [1985], 171) les appelle, ne créent pas nécessairement de telles normes elles-mêmes, mais les ont intériorisées et les appliquent :
Une fois, en s’adressant à moi devant les autres personnes trans, une amie trans m’a dit que j’étais une « honte » pour les femmes trans, et une raison pour la société de nous considérer comme déviantes (mon’haref). (Goli)
Soheila et Parisa expriment également cette pression interne au groupe :
- 29 Dans les années 2000, les rues d’Iran ont été les témoins du déploiement d’un nouveau projet par la (...)
La police des mœurs29 n’existe pas seulement dans la rue et mise en œuvre par l’État. Pour les femmes trans TdS, d’autres femmes trans jouent le rôle de cette police. Elles nous blâment et nous excluent pour notre travail du sexe. (Soheila)
Nous, les femmes trans TdS, ressentons la présence de la police des mœurs dans nos vies de deux manières : soit dans la rue et par la vraie police, si en tant que femmes nous ne portons pas de vêtements dits appropriés, ou n’avons pas du tout d’autorisation de transition, et que la police découvre notre identité trans ; soit par d’autres femmes trans qui ne se prostituent pas, si nous le faisons. (Parisa)
35Ces récits exposent comment les différentes identités d’un-e individu-e ou d’un groupe peuvent la-le placer au carrefour de l’oppression (Lynn, 2014, 2), de l’exclusion ou de la violence. À cet égard, ce que partage Elaheh est particulièrement révélateur :
J’ai été surprise quand mes amies trans m’ont tourné le dos. Je savais bien qu’après mon coming out, je risquais d’être exclue, car notre société ne tolère pas encore les personnes trans. Lorsque j’ai commencé ce travail [du sexe], je m’y attendais aussi, mais je n’imaginais pas qu’être une femme prostituée trans était plus dégoûtant qu’être une femme prostituée non trans. C’est en grande partie ça.
36L’exclusion intragroupe entre en jeu lorsqu’un groupe externe rejette ou dévalorise le groupe interne dans son ensemble, ou lorsque le groupe interne rejette un-e de ses membres ou un groupe de ses membres (Jetten et al, 2016, 92). Les expériences des participantes à cette recherche mettent en évidence que cette exclusion par d’autres femmes trans, les « donneuses des leçons morales » (Todorov, 1999, 151), peut être considérée comme définitive, « punitive et dissuasive » (Mano, 2019, 344), comme l’expliquent respectivement Maryam et Elaheh :
J’avais un groupe d’ami-e-s trans et quand j’ai commencé à me prostituer, je me suis retrouvée toute seule, sans aucune amie proche. Pour elles, je n’étais plus une amie, mais une personne « sale ».
Une de mes ami-e-s trans, qui est bien connue comme militante des droits des personnes trans en Iran, m’a dit un jour que j’étais devenue comme un mivey-e gandideh (fruit pourri) à cause du travail du sexe. Elle a rajouté : « Un fruit pourri ne sera plus jamais comme il était avant. »
37Parmi les participantes, Goli, qui a le plus long passé dans le travail du sexe, confirme le caractère définitif de l’exclusion dont les trans TdS font l’objet :
Faire du travail du sexe pour mes ami-e-s trans qui m’excluaient, c’était comme de l’encre noire qui coulait sur une feuille de papier blanc, et plus je le faisais, plus il ne restait aucune tache blanche sur cette feuille. C’est ce que j’ai toujours entendu, et cela continuera, même si je quitte ce travail un jour.
38En outre, les participantes enquêtées trouvent plus difficile à supporter l’expérience de l’exclusion intragroupe par d’autres personnes trans, l’absence de compréhension et de solidarité de leurs amies trans :
Impossible de comparer à autre chose ce que j’ai ressenti lorsque j’ai été exclue par mes ami-e-s trans. C’était très difficile. (Elaheh)
Ce qui est difficile à supporter, c’est qu’elles [d’autres femmes trans] sont comme nous, exclues parce qu’elles sont des personnes trans, mais à cause des normes morales de la société, elles veulent être la « vraie femme » que la société patriarcale souhaite. (Goli)
J’ai toujours été exclue parce que je suis une femme trans, mais cette nouvelle expérience d’être exclue partout parce que je me prostitue est quelque chose de différent. C’est plus difficile à supporter, je ne sais pas comment l’expliquer, mais c’est doublement difficile parce que je suis à la fois trans et prostituée. (Maryam)
Exclue par mes ami-e-s trans, j’ai vécu la fin du monde. Cela étant, je me suis dit qu’elles profitaient de leurs privilèges familiaux, ou qu’elles ont un emploi fixe ou un revenu et ne me comprennent pas. Elles me regardaient comme une déviante (« mon’haref »). (Parisa)
39Les femmes trans TdS de l’enquête considèrent leur travail du sexe comme le facteur qui fait d’elles une minorité au sein du groupe minoritaire plus large des personnes trans. Mais c’est également ce qui aurait été moteur dans la formation de leurs propres groupes. Leurs récits le soulignent :
Nous [les femmes trans TdS] sommes nombreuses. C’est vrai que chacune d’entre nous a commencé à s’engager dans le travail du sexe pour des raisons financières, mais nous avons formé notre réseau de femmes trans TdS. (Parisa)
Aujourd’hui je le [travail du sexe] vois comme un vrai travail, pas comme une obligation. Je sais que le travail du sexe des personnes trans signifie quelque chose dans le monde. Si les femmes non trans ont ce droit de travailler comme TdS, pourquoi pas nous ? On l’a construit autour de notre transidentité. Notre travail du sexe est beaucoup plus vu comme le résultat de la discrimination. Oui, mais ce n’est pas tout ! (Goli)
La prise de conscience de Goli que « le travail du sexe des personnes trans signifie quelque chose dans le monde » est tout à fait conforme à cette réalité que globalement les luttes des personnes trans ont leur propre place dans les luttes pour protéger les travailleuse-eur-s du sexe.
40La reconnaissance de leurs expériences partagées s’accompagne de plusieurs pratiques. En identifiant la dimension collective de leurs besoins individuels, précisément ce qui peut faire d’elles et de tout autre groupe de personnes un mouvement social (Espineira, 2015, 85), elles s’engagent dans la construction de leur propre groupe afin de discuter et de trouver ensemble des solutions. Ainsi, toutes les participantes enquêtées ont exprimé leur désir de faire groupe : « le besoin d’être comprise » (Parisa), « le besoin d’être soi-même et de ne pas cacher son travail du sexe » (Elaheh), d’« avoir des amitiés sereines avec d’autres femmes trans TdS qui ont les mêmes expériences » (Soheila) et « le besoin de parler de ce qui se passe dans la vie de TdS trans » (Goli) sont certaines des raisons avancées pour expliquer la nécessité de se mettre en groupe. Parmi celles-ci, le partage d’expériences et de solutions pour gérer les risques et les dangers du travail du sexe est la raison la plus mobilisée par les participantes.
41L’organisation collective les aide à faire face à l’exclusion non seulement de la société, mais aussi des groupes des autres personnes trans non TdS. Elle permet d’une part le soutien face aux risques et aux violences de genre et sexuelles subies dans leur quotidien professionnel, d’autre part, l’apprentissage mutuel de techniques de leur travail.
Les participantes soulignent combien leur rapport au travail s’est transformé grâce aux informations et expériences partagées, depuis qu’elles se connaissent et se fréquentent régulièrement :
Je me souviens que lorsque je leur [ses amies trans TdS] ai dit pour la première fois qu’il était plus sécurisé de limiter nos clients aux personnes qui comprennent ce qu’est la transidentité et qui veulent avoir des relations sexuelles avec nous, elles ont été un peu surprises. Je leur ai expliqué que le fait d’avoir un réseau de clients plus restreint nous permet de maintenir et d’accroître notre sécurité en général, même si nous risquons de perdre un grand nombre de clients potentiels. Aujourd’hui, je refuse d’avoir du sexe sans préservatif, et le nombre de mes clients a diminué. (Soheila)
Aujourd’hui, je demande mon argent avant le sexe. C’est ce que j’ai appris de ces amies [trans TdS]. Mes clients sont des hommes âgés et riches qui ne négocient jamais. Avant, je ne savais pas comment me protéger. (Maryam)
42À ce sujet, Goli, la plus expérimentée du groupe, insiste sur l’importance d’être solidaire avec les autres femmes trans TdS, de partager leurs expériences :
Quand j’ai commencé à travailler comme TdS, je ne connaissais personne. Je venais de faire mon coming out en tant que personne trans et je n’avais même pas d’ami-e-s trans. Cela fait presque un an que j’ai des femmes trans TdS comme amies. J’aime bien partager les techniques que j’ai apprises au fil des ans avec d’autres femmes trans qui sont nouvelles dans ce travail et ne savent presque rien et c’est une sorte de solidarité pour moi. [Pourquoi trouves-tu cela important ?] Parce que nous n’avons personne d’autre dans notre vie que nous-mêmes.
43Ce que les femmes trans TdS partagent entre elles, ce sont notamment des techniques pour protéger leur santé physique et sexuelle. Il s’agit par exemple de réponses au refus des clients d’utiliser des préservatifs :
Une fois, nous nous sommes toutes retrouvées dans un café du centre de Téhéran. Goli avait apporté quelque chose avec elle qu’elle nous a montré secrètement : un préservatif féminin. Aucune d’entre nous ne le connaissait. Nous pensions que les préservatifs n’étaient que pour les hommes. Ce jour-là, j’ai senti que l’un de mes grands problèmes dans ce travail était résolu. (Elaheh)
Grâce à ce réseau, j’ai appris qu’il existe quelque chose de très bien : le vaccin HPV [infections à papillomavirus humains]. Je ne l’ai pas fait quand j’étais adolescente. Maintenant, je suis vaccinée et plus soulagée. (Maryam)
44Enfin, au-delà de ces questions de santé, l’un des enjeux les plus importants discutés porte sur l’exclusion de la part des personnes trans non TdS. Pour y faire face, les participantes développent « un système d’autojustification » (Becker, 2020 [1985], 61) autour de leur travail :
Je leur ai dit qu’elles ne devaient pas s’inquiéter de cette exclusion, que nous sommes ensemble et que nous pouvions nous soutenir mutuellement. Nous ne sommes pas des criminelles. Nous sommes des femmes trans TdS. C’est notre corps et nous décidons pour ce corps. (Goli)
Nous nous sommes dit que la solution pour faire face à cette exclusion est de former notre propre groupe afin qu’elles [d’autres femmes trans] puissent voir que nous sommes nombreuses et qu’il n’y a aucun problème à travailler comme TdS. (Parisa)
45Autrement dit, les récits sur les réseaux et pratiques d’organisation collective des participantes montrent en creux comment, ensemble, elles construisent une réflexion sur leur travail. Ainsi, le groupe leur permet de réduire la culpabilité qu’elles ressentaient à l’exercer, de sortir de l’isolement mais aussi d’y faire face, comme le soulignent avec force respectivement Soheila et Goli :
Je crois que c’était grâce à ces amitiés entre nous [les femmes trans TdS] que j’ai beaucoup développé mes pensées à propos de ce travail, malgré les nombreuses difficultés que j’ai vécues et que je vis toujours en travaillant comme femme trans TdS. Ce travail est difficile, plein de dangers et de risques, et le fait de vivre dans la rue et, bien sûr, d’être une personne trans, ajoute à tous ces risques, mais aujourd’hui je suis plus calme et j’imagine même un avenir pour moi. Honnêtement, je ne sais pas si je veux continuer ce travail ou non. Ce que je sais, c’est qu’aujourd’hui, je n’ai plus honte d’être une TdS et c’est grâce à elles [mes amies trans TdS] qui ont partagé leurs pensées à ce sujet avec moi. Nous sommes entrées dans ce travail pour des raisons financières, en tant que personnes trans sans logement et sans emploi, mais maintenant nous y sommes et nous le poursuivons en tant que personnes trans TdS. Aujourd’hui, je ne suis plus exclue, car j’ai un réseau dans lequel j’ai ma place et je suis respectée : celui des femmes trans TdS.
- 30 Le mot « hoviat » (d’origine arabe), utilisé par Goli, signifie le caractère ou la personnalité de (...)
Au début, je n’arrivais pas à me pardonner, mais à travers le temps, c’est devenu normal. Maintenant je pense qu’être TdS est une partie de ma personnalité30. J’ai créé ce par quoi je me définis : une femme trans TdS.
46Cette recherche a permis de mettre en évidence la manière dont se construit la trajectoire des femmes trans travailleuses du sexe sans domicile fixe à Téhéran. Ce groupe de personnes extrêmement stigmatisées et marginalisées ne bénéficie d’aucune protection publique. Elles rencontrent également des difficultés constantes à accéder à diverses installations publiques, telles que les foyers pour les personnes SDF ou les services de santé. Ces obstacles sont renforcés pour celles qui ne suivent pas le protocole des opérations médicales leur permettant d’obtenir des documents d’identité en phase avec leur identité de genre. Autrement dit, le travail du sexe de ces personnes trans résulte principalement de la précarité et de la non-protection publique (Schepel, 2011).
47Perdant ou ne trouvant pas de logement et d’emploi en raison des discriminations et violences auxquelles elles font face, elles ont recours au travail du sexe afin de subvenir à leurs besoins. Or, ce travail, même lorsqu’il est temporaire, contribue également à les marginaliser et à les stigmatiser au sein des groupes des personnes trans. Dans ce contexte, ces femmes TdS créent leurs propres groupes d’entraide, leur permettant de disposer d’un safe space entre elles pour rompre l’isolement, partager leurs expériences et continuer à travailler comme trans TdS avec « un minimum d’ennui » (Becker, 2020 [1985], 62).
48Ces réseaux de femmes trans TdS les aident à gérer collectivement les risques et les violences auxquelles les expose ce travail. Ils contribuent également à redéfinir leur identité professionnelle et de genre. Les participantes à cette recherche se considèrent en effet comme outsiders (« nâkhodi »), faisant référence à une exclusion multidimensionnelle, et comme insiders (« khodi ») dans une construction structurée de l’identité (Elliston, 2014) : celle de femme trans TdS.
49Malgré les expériences de stigmatisation, marginalisation, exclusion par les groupes sociaux dans lesquels elles sont impliquées, à commencer par celui des personnes trans, les participantes enquêtées ont formé une sorte de « nous » collectif relié par le partage et la solidarité (selon leurs propres mots) avec les autres, transformant ainsi les risques et les conséquences de l’isolement en avantages. Ce faisant, elles ont donné son sens à une forme d’auto et co-empouvoirement.