- 1 Les Kurdes forment l’un des plus grands peuples sans État du monde. Ils sont répartis entre l’Iran, (...)
- 2 Selon les fondateurs du Komala, le noyau principal de cette organisation a été clandestinement créé (...)
- 3 La participation politique des femmes kurdes en Iran est rarement analysée. À ce sujet, je ne peux (...)
1Tout au long du xxe siècle, les femmes kurdes1 participent activement aux mouvements sociaux en Iran. Elles s’engagent notamment dans la révolution de 1979, qui conduit au renversement du régime monarchique des Pahlavi (1925-1979) et à l’instauration de la République islamique d’Iran (RII). Cette mobilisation révolutionnaire se poursuit jusqu’à la fin des années 1980, dans un contexte où la RII se renforce en réprimant sévèrement toutes les forces politiques opposées. Pendant cette décennie, de nombreuses Kurdes perdent la vie – bien que le chiffre exact soit impossible à établir, du fait de la destruction des rares archives documentant la lutte armée, les organisations politiques kurdes et la répression dont elles ont fait l’objet. Ainsi, si au sein du Komala2 au moins 90 femmes sont tuées (Karimi, 2022), l’histoire de leur participation politique peine à s’écrire3.
2Deux raisons peuvent expliquer cette lacune dans la littérature. Premièrement, la production de connaissances historiques a longtemps été un domaine masculin où l’histoire des hommes est présentée comme l’histoire générale et universelle (Guionnet et Neveu, 2004, 186). De la même manière, l’histoire des mouvements sociaux kurdes – même lorsqu’elle est produite par des chercheurs kurdes – est essentiellement une histoire masculine dans laquelle les femmes ont très peu de place (Rostampour, 2022). Ainsi, dans son dernier ouvrage, consacré aux mouvements politiques kurdes en Iran pendant les années 1980, The Forgotten Years of Kurdish Nationalism in Iran, le politiste Abbas Vali n’évoque qu’une seule fois l’engagement des femmes au sein du Komala : « La plupart des jeunes générations d’hommes et de femmes kurdes […] formeraient bientôt la colonne vertébrale du Komala » (Vali, 2019, 148). De plus, l’invisibilisation de l’histoire sociopolitique des femmes kurdes relève également de rapports de domination fondés sur l’ethnicité. Les travaux sur la participation politique des Iraniennes à la révolution de 1979 et ses événements ultérieurs mettent l’accent sur les expériences spécifiques des femmes des grandes villes des régions centrales du pays (voir Paidar, 1997 ; Moghissi, 1994 ; Sanasarian, 1982). Ces travaux expliquent la participation des femmes « se réclamant de diverses idéologies (islamistes, nationalistes ou marxistes) » (Kian-Thiébaut, 2009) au prisme de leur opposition aux politiques autocratiques du régime Pahlavi (et à travers elles, à l’impérialisme et aux injustices socio-économiques) et de leur lutte pour l’indépendance du pays et l’établissement d’une société islamique. Dans ces lectures du moment révolutionnaire, la participation politique des femmes des minorités ethniques, installées principalement dans les régions périphériques, est invisibilisée. Celles-ci sont largement marginalisées, voire exclues du récit qui constitue la mémoire des mouvements sociopolitiques en Iran. Ainsi, dans l’historiographie existante, leurs prises de parole, leurs revendications et leurs actions individuelles ou collectives sont, la plupart du temps, ignorées et très peu discutées. De même, les raisons de leur engagement (liées à leurs conditions de vie), leur parcours politique, ou leurs revendications ont peu de place dans ces analyses. Ce sont plutôt les expériences des femmes des régions centrales qui sont généralisées à toutes les trajectoires militantes des Iraniennes.
3Cet article propose ainsi de combler cette lacune en s’intéressant à la participation politique des femmes kurdes pendant les années 1980 en considérant les rapports de genre et d’ethnicité qui la structurent. À la suite de Danielle Juteau, nous appréhendons ici la notion de l’ethnicité comme « fluide et construite à l’intérieur de relations inégalitaires, comme un rapport social possédant une face externe, rapport à autrui et une face interne, rapport à une histoire et à une origine commune » (Juteau, 2000, 67). Dans cette perspective, les groupes minoritaires se voient l’objet d’un « traitement différent et inégal » (Wirth, 1945, 347-372). Ils se trouvent souvent « limité[s] en droit, à travers un discours et parfois un codage directement juridique qui [leur] impute une moindre capacité et [les] confine dans un particularisme, [les] éloignant de l’universalité et de la généralité à laquelle prétend le majoritaire » (Jounin, Rabaud et Palomares, 2008, 9). Ce rapport inégalitaire n’est pas récent. Il s’inscrit dans la longue histoire des colonisations, de la création d’États nationaux et des migrations (à l’échelle internationale) (Juteau, 1996, 99). En Iran, l’émergence de la question des minorités ethniques, adossée à un rapport majoritaire (persan) et minoritaire (non persan), date du début du xxe siècle – notamment à partir de l’arrivée au pouvoir de la dynastie Pahlavi –, avec la mise en place par le gouvernement central de politiques ayant pour objectif d’imposer une idéologie nationale (Vali, 2019 ; Zia-Ebrahimi, 2016 ; Saleh, 2013). Pendant la dynastie Pahlavi, ce processus d’ethnicisation se traduit notamment par des politiques étatiques violentes et oppressives dans les espaces culturels, politiques et sociaux que les chercheurs kurdes Ahmad Mohammadpour et Kamal Soleimani (2020) qualifient de « colonialisme interne ». En ce qui concerne les femmes appartenant aux minorités ethniques, elles ne peuvent pas avoir la même expérience que les femmes du groupe majoritaire. À titre d’exemple, la plupart d’entre elles occupent toujours une position inférieure dans l’ensemble des sphères socio-économiques comme l’éducation, la santé et l’emploi. Au sujet de l’accès à l’éducation des femmes en Turquie, par exemple, Metin Yüksel (2006) montre que l’appartenance ethnique est déterminante : « Les femmes kurdes sont beaucoup plus défavorisées que leurs homologues turques en ce qui concerne leur niveau d’éducation. »
4Les femmes ne vivent pas non plus la même expérience que les hommes de leur ethnie. Plusieurs questions se posent, comme « comment les rapports de sexe interviennent-ils dans la construction des frontières entre Nous et Eux ? » et inversement, « comment le Nous se définit-il en fonction notamment des femmes et de leur place dans une collectivité ethnique ou nationale ? ». Par exemple, non seulement la distribution des ressources matérielles et symboliques au sein des groupes minoritaires ethniques fonctionne toujours au détriment des femmes (Yüksel, 2006), mais le rapport des femmes à l’ethnicité passe d’abord et avant tout par leur contribution à la reproduction biologique et culturelle du groupe ethnique. À cet égard, leur comportement doit être conforme à la doxa identitaire sous peine de dissolution de l’identité ethnique des générations futures. Dans un contexte où l’identité collective des minorités ethniques peut être menacée par le groupe majoritaire, les femmes peuvent vivre des situations contradictoires. Comme la recherche de Nazli Kibria (1993) sur les femmes américaines d’origine vietnamienne le montre, la communauté ethnique peut, d’une part, être une source de solidarité entre des membres des groupes minorisés pour faire face à la discrimination extérieure au groupe ; mais, d’autre part, la communauté ethnique peut aussi être une source d’oppression pour ses membres, surtout les femmes, qui veulent s’adapter à une nouvelle société.
- 4 Le mot « peshmerga », qui signifie « celui ou celle qui affronte la mort », est entré pour la premi (...)
5En prenant en compte les imbrications entre ethnicité et genre, cet article analyse l’engagement politique des femmes kurdes pendant et après la révolution. Il soulève ainsi les questions suivantes : comment la participation politique des femmes kurdes en Iran de 1979 à la fin des années 1980 est-elle structurée par des hiérarchies ethniques et de genre ? Comment les femmes tentent-elles de remettre en question ce processus de hiérarchisation politique et sociale ? Pour y répondre, cet article mobilise les données issues d’une recherche sociologique menée au sein d’une organisation politique kurde d’extrême gauche, le Komala (1979-1991). Elle mobilise les archives publiées par cette organisation politique dans les années 1980, les mémoires écrites et orales et les témoignages des 47 ex-peshmergas4 en exil (37 femmes et 10 hommes âgé·es de 55 à 70 ans) recueillis entre 2014 et 2018. Lors de ces entretiens, menés en kurde et en persan, j’ai principalement abordé la question du statut des femmes dans la vie privée et publique avant la révolution de 1979, ainsi que les motifs, les revendications et les modalités de leur participation à la vie politique pendant et après la révolution jusqu’à la fin des années 1980. L’analyse déployée ici s’organise en deux temps : elle revient tout d’abord sur les raisons pour lesquelles les femmes kurdes participent à la révolution de 1979, en mettant en évidence leur position subalterne dans les espaces culturels, politiques et socio-économiques sous la dynastie des Pahlavi. Elle explique ensuite l’évolution des dynamiques de l’engagement politique des femmes kurdes et leur mobilisation contre les hiérarchies de genre et d’ethnicité pendant et après la victoire de la révolution.
- 5 Capitale de la province du Kurdistan, en Iran.
6Pendant la dynastie Pahlavi, la question du statut des femmes prend une importance particulière (Kian-Thiébaut, 2002 ; Sanasarian, 1982). Cependant, l’accès à une éducation longue et l’ouverture de droits politiques s’effectuent dans une logique d’inclusion et d’exclusion propre à l’imposition d’une identité nationale unifiée. Le projet de modernisation de la dynastie Pahlavi au niveau culturel, visant à former un pays qui ne fasse qu’une seule nation, repose sur l’imposition d’une identité nationale iranienne homogène à tous·tes les Iranien·nes (en dépit des différences de langues, d’ethnies, de religions et de classes sociales). Cette modernisation s’appuie principalement sur deux dispositifs. Premièrement, comme dans de nombreux contextes (Turquie, Égypte, Afghanistan, Caucase, Balkans), c’est « l’abandon des habits traditionnels en faveur du port de l’habit européen pour les femmes et les hommes » (Kian-Thiébaut, 2019, 28-29) qui est promu par les autorités politiques. Cette politique est présentée aux Iranien·nes comme le moyen essentiel pour rompre avec leur passé précapitaliste, éradiquer les diverses identités ethniques et rejoindre les rangs des nations modernes (Vali, 2011, 18). Ainsi, alors que les femmes urbaines sont jusque-là entièrement voilées, le port du voile est interdit le 7 janvier 1936. Cette loi touche davantage les femmes urbaines que les femmes rurales (Najmabadi, 2007, 159-178), et en particulier les femmes urbaines des minorités ethniques (Mojab, 2001, 6-7). Avec l’arrivée au pouvoir de Mohammad Reza Shah en 1941, la loi est abrogée. Cependant, le vêtement occidental et l’abandon du hijab se propagent progressivement – notamment par les médias et le système éducatif. À partir des années 1960-1970, afficher une apparence prétendument « moderne » devient pour les femmes la condition primordiale d’accès à l’éducation et à l’emploi (Kian-Thiébaut, 2002, 75). Les vêtements traditionnels sont alors méprisés et considérés comme un symbole d’arriération culturelle et de mentalité rurale. Par exemple, les habits traditionnels kurdes sont considérés comme « laids » et « sales » (Mojab, 2001, 7) ou symboles d’« analphabétisme ». Mardjan, une militante du Komala, se souvient d’une manifestation menée en 1979 pour soutenir la grève de la faim des prisonniers politiques devant le Palais de Justice de Sanandaj5 :
- 6 Ancienne peshmerga du Komala, 62 ans, issue d’une famille de propriétaires fonciers.
Pour nous faire taire, l’un des responsables du Palais de Justice est venu nous voir et […] s’est mis en colère en disant : « Je vous ai demandé des personnes lettrées et vous osez me présenter deux villageoises ? » En réalité, ces deux personnes étaient professeures au lycée mais portaient des vêtements kurdes6.
- 7 Ancienne peshmerga du Komala, 68 ans, issue d’une famille urbaine de la classe moyenne qui enseigne (...)
- 8 Ancienne peshmerga du Komala, 60 ans, issue d’une famille de propriétaires fonciers urbains.
7Deuxièmement, la politique de modernisation s’appuie sur la promotion en deux temps de la langue persane comme langue officielle de tous·tes les Iranien·nes, quelle que soit leur langue maternelle (Sanasarian, 2000, 5). La première constitution de l’Iran en 1906 fait de la langue persane la seule langue officielle du pays. À partir de 1935, elle devient la seule langue de l’éducation, de l’administration et des médias, même si, contrairement à la « politique de modernisation » menée en Turquie (Perry, 1985), chaque groupe ethnique en Iran peut parler sa langue maternelle dans l’espace public (Sanasarian, 2000, 9). Concrètement, les langues non persanes, qualifiées de « dialectes locaux », ne sont ni reconnues ni interdites (McDowall, 2003, 222-223), mais écrire ou parler d’autres langues que le persan dans les institutions publiques devient illégal (Hassanpour, 1994, 78-105). Selon Sayran7, le problème de l’imposition de la langue persane est particulièrement visible dans les zones rurales où peu de femmes accèdent à la radio, seul moyen d’écouter la langue persane à l’époque. Pour les femmes non persanes, scolarisées dans une autre langue que leur langue maternelle, l’expérience du système éducatif iranien qui apprend « comment être et penser nationalement » (Thiesse, 1999, 237) est socialement douloureuse. Dans ce contexte où le persan devient la seule langue des médias et de l’éducation, donc la langue d’accès au savoir et à l’information, les femmes kurdes ont même un accès plus difficile que les hommes kurdes à la langue persane. Ces derniers, via leurs études, leur emploi ou leur service militaire (qui est obligatoire et les amène à se déplacer dans d’autres régions iraniennes), parviennent en effet à apprendre le persan, contrairement à la plupart des femmes kurdes, souvent confinées à la vie privée en tant qu’épouses et mères. Les sœurs de Nasrin8, bien qu’issues d’une classe supérieure, se marient à l’âge de 12 et 13 ans au début des années 1970. Selon leur père, « ce type de mariage pouvait être un moyen de protéger l’honneur de la famille qui pouvait être menacé à tout moment par des jeunes filles non mariées ».
- 9 Le rapprochement progressif de Reza Shah avec l’Allemagne l’ayant contraint, sous la pression des A (...)
- 10 Les militantes des droits des femmes étaient majoritairement des femmes de l’élite et de la classe (...)
8La modernisation du pays est allée de pair avec l’étouffement de la vie politique (Pesaran, 1982, 505). Si la première période du règne de Mohamed Reza Shah (1941-1953), après l’abdication de son père9, est marquée par une certaine ouverture politique, la répression devient omniprésente dans la vie des Iranien·nes, tant dans les régions centrales que périphériques (Katouzian, 1981, 192-193 & 197). À partir des années 1960, avec l’aide de l’armée et de la SAVAK (l’Organisation nationale du renseignement et de la sécurité, créée en 1957), le gouvernement réprime tous les mouvements sociaux jusqu’à leur extinction et ne tolère aucune voix d’opposition (Abrahamian, 1982, 435-436). La condition préalable à toute activité d’ordre sociopolitique est qu’elle soit placée sous le contrôle du gouvernement central. Ainsi, bien que l’évolution de la situation des femmes soit l’un des piliers de la modernisation du pays, notamment dans les années 1960 et 1970, la « question féminine » est monopolisée par le gouvernement. Toutes les actions qui visent à améliorer la situation des femmes, soutenues notamment par les associations féminines indépendantes de l’État, sont interdites10. Le gouvernement, ayant centralisé les organisations de femmes, unifie leurs dirigeantes et dépolitise leurs revendications en les cantonnant à des activités caritatives (Kian-Thiébaut, 2009, 117-128).
- 11 L’objectif de la République du Kurdistan est l’autonomie des Kurdes dans les limites territoriales (...)
9Dans les zones urbaines des régions périphériques, les activités sociopolitiques menées hors du contrôle du gouvernement sont également interdites, mais font l’objet d’une répression renforcée. Les activités des femmes ne font pas exception (Sanasarian, 1982). Dans ce contexte hautement répressif, le nationalisme kurde s’affirme publiquement après l’abdication de Reza Shah, permettant ainsi au premier parti politique kurde, le PDKI, de voir le jour en 1945 sur la scène politique iranienne. En 1946, la République du Kurdistan est instaurée à Mahābād (une ville kurde de l’Azerbaïdjan de l’Ouest) par les membres du PDKI11. L’une des particularités de la République du Kurdistan est que les nationalistes kurdes définissent les femmes comme partie intégrante du « peuple ». Ils les encouragent à participer aux activités publiques afin de défendre leur cause, ce que font plusieurs femmes issues des familles connues de Mahābād. Selon l’idéologie de ce parti, les femmes kurdes, qui sont opprimées autant que les hommes par « l’ennemi », doivent participer à la libération de la « patrie » en tant qu’« icônes d’une nation en voie de modernisation ». C’est pourquoi un grand intérêt est porté à l’éducation des femmes pendant les onze mois que dure cette République (Mojab, 2001, 71-91).
- 12 Ancienne peshmerga du Komala, 73 ans, issue d’une famille défavorisée villageoise.
10Pendant les années 1960 et 1970, les régions kurdes, petites villes ou zones rurales, font plus que jamais l’objet d’un contrôle très strict par le gouvernement. Partout règne alors un climat de peur et de méfiance – même au sein des familles. Le récit de Shirine12 illustre bien cette atmosphère : lorsqu’elle se marie au début des années 1970, elle cache à sa belle-famille le passé politique des siens, notamment la mort de son frère, assassiné en raison de son engagement politique. Son mari ne veut pas non plus partager avec Shirine son intérêt pour la politique. C’est pourquoi il écoute les émissions politiques à la radio lorsqu’elle dort. De même, Shirine écoute la radio lorsque son mari n’est pas à la maison. Dans une telle situation, où les moyens d’accès au savoir sont très limités, les connaissances politiques peinent à circuler, même entre les membres d’une famille. Or cette circulation au sein de l’espace familial est encore plus importante pour les femmes que pour les hommes, celles-ci étant souvent confinées à l’espace privé en tant qu’épouses et mères (du moins jusqu’à l’arrivée de la vague révolutionnaire dans les régions kurdes).
- 13 Ancienne peshmerga du Komala, 69 ans, issue d’une famille urbaine de la classe moyenne.
11Un autre dispositif de la politique de modernisation du pays repose sur la transformation de la structure précapitaliste de l’Iran, économiquement basée sur l’agriculture avec une population majoritairement rurale et illettrée, en une société capitaliste et industrialisée (Abrahamian, 1982). Les années 1960 et 1970 marquent l’apogée des investissements dans les projets de modernisation de l’Iran, en partie grâce aux revenus pétroliers. Cependant, malgré cette croissance nationale, la répartition des ressources et des revenus de la richesse est extrêmement inégale, notamment selon le sexe, l’ethnie et l’ancrage géographique des populations (Paidar, 1997 ; Abrahamian, 1982). Ainsi, les femmes ne profitent pas autant que les hommes de ces changements socio-économiques, et ce quelle que soit leur appartenance sociale. Le taux d’alphabétisation de la population dès six ans selon le sexe est particulièrement symptomatique de cet écart : en 1976, alors que 58,9 % des hommes sont alphabétisés, ce chiffre est de 35,5 % pour les femmes (Paivandi, 1995, p. 1160). Il faut cependant préciser que le degré d’accès des femmes aux avantages socio-économiques tels que l’éducation varie selon leur classe, leur situation géographique ou leur appartenance ethnique. En 1976, alors que 56,6 % des femmes habitant dans les provinces centrales du pays sont alphabétisées, ce chiffre est seulement de 15 % dans la province du Kurdistan (Aghajanian, 1983, 216). Le manque d’écoles secondaires dans les petites villes et les zones rurales est en effet un obstacle à la poursuite des études pour la plupart des femmes kurdes. Sara raconte : « Alors que j’ai commencé mes études dans ma ville natale dès le début des années 1960, en raison du manque d’école secondaire, j’ai été obligée d’aller dans une ville voisine. Contrairement à moi, beaucoup de mes amies ont arrêté leurs études13. »
- 14 Ancienne peshmerga du Komala, 60 ans, issue d’une famille de propriétaires fonciers urbains.
12L’impact de ces politiques est plus tragique pour la population rurale et les femmes. En effet, avec la baisse des revenus tirés des activités agricoles, l’économie familiale devient plus dépendante des revenus des hommes travaillant dans les villes, et le rôle productif des femmes se réduit d’autant. Par ailleurs, cette situation intensifie l’exploitation des femmes rurales, engagées dans les tâches ménagères, l’agriculture (Tabari, 1980, 21) ou encore le tissage de tapis afin de compenser la réduction du budget familial (ibid.). Selon un rapport publié par Azam Kamgouyan (1986, 32-33), une militante du Komala, « toutes ces tâches prennent dans l’ensemble plus de 14 heures par jour ». Dans un contexte où les politiques éducatives délaissent les régions kurdes, on remarque aussi que l’accès même aux services publics diffère entre les femmes et les hommes. En 1976, alors que 39,1 % des hommes de la province du Kurdistan sont alphabétisés, ces chiffres ne sont que de 15 % pour les femmes de cette province (Aghajanian, 1983, 216). Nasrine14 dit :
Bien que je sois issue d’une famille riche et réputée dans notre région, mon père n’était pas du tout favorable à l’éducation de ses filles. Alors que mes frères n’en ont jamais été empêchés et qu’ils ont pu poursuivre leurs études jusqu’à la fin de l’université où ils ont connu le monde politique, il a seulement permis à mes sœurs cadettes et moi de terminer l’école élémentaire.
- 15 En raison de la pénurie d’enseignants, les diplômés des collèges des régions défavorisées pouvaient (...)
Cette situation est exacerbée pour les villageoises, qui, pour la plupart, ne peuvent même pas aller à l’école au-delà du primaire. Dans le meilleur des cas, certaines femmes urbaines de classe moyenne qui rejoignent le Komala après la révolution, comme Mastoureh, Sayran et Mardjan, peuvent devenir enseignantes, principalement dans les villages, avant de commencer leurs études au lycée dans un centre à Sanandaj, le Centre de formation des enseignants15. Les femmes kurdes sont donc doublement discriminées en tant que femmes et Kurdes. Elles accèdent en effet moins que les femmes du groupe majoritaire (les femmes de la classe moyenne des régions centrales) et moins que les hommes de leur groupe ethnique aux services publics tels que l’éducation.
- 16 Ancienne peshmerga du Komala, 60 ans, issue d’une famille urbaine de la classe moyenne.
- 17 Ancienne peshmerga du Komala, 69 ans, issue d’une famille urbaine de la classe moyenne.
13Alors que la participation politique des femmes kurdes reste très limitée avant 1979, elles participent activement à la révolution. De nombreuses femmes provenant de différentes régions et villes, analphabètes ou scolarisées aux niveaux primaire et secondaire, issues de différentes classes sociales et aux situations familiales et professionnelles variées (enseignantes, élèves, femmes au foyer de tous âges) participent au moment révolutionnaire. C’est notamment au sein des lycées et des collèges que les femmes – élèves et enseignantes – s’organisent pour manifester. Ainsi, Jaleh16 raconte que l’une des premières manifestations importantes entièrement féminines de sa ville démarre dans son lycée. Comme pour les autres forces révolutionnaires en Iran, l’objectif principal des révolutionnaires kurdes est le changement de régime. Sara17 dit : « Pendant la révolution, la démarcation entre les différents groupes révolutionnaires était beaucoup moins importante. L’objectif principal des révolutionnaires était le renversement du régime Pahlavi. »
- 18 Ancienne peshmerga du Komala, 62 ans, issue d’une famille de propriétaires fonciers.
14Le 11 février 1979, la monarchie Pahlavi est renversée et le pouvoir de l’État central connaît une période de vacance. Dans ce contexte, plusieurs organisations politiques kurdes et non kurdes émergent dans les régions kurdes. Les forces politiques kurdes (PDKI et Komala), quoique divergentes sur le plan idéologique, revendiquent ensemble des droits politiques et culturels résumés par le slogan de « Démocratie pour l’Iran, autonomie pour le Kurdistan » (Koohi-Kamali, 2003, 172). Les femmes kurdes jouent un rôle important au cours de cette période. Elles rejettent tout d’abord le modèle national vestimentaire imposé dans les services publics à partir de la victoire de la révolution de 1979, comme le rappelle Mardjan18 : « On a décidé de porter des habits kurdes. Jusqu’ici, c’était interdit dans l’espace public comme les écoles, les bureaux. D’une certaine façon, c’était le signe de la non-alphabétisation des villageois et de leur pauvreté, même pour aller en cours, nous mettions des habits kurdes. » Ensuite, les femmes kurdes vont activement participer aux organisations politiques : certaines rejoignent les forces non kurdes, tandis que d’autres, pour qui la question kurde est primordiale, se rapprochent des organisations politiques kurdes. Elles organisent des manifestations et des grèves en faveur des revendications politiques des Kurdes et contre la présence des forces gouvernementales dans les régions kurdes. Elles travaillent également à sensibiliser les femmes non politisées sur des sujets tels que la cause kurde ou la justice socio-économique, tant à l’échelle nationale que régionale (Guillemet, 2017). Une militante du Komala, Golrokh Ghobadi, écrit dans ses mémoires :
Partout où les femmes n’étaient pas présentes, nous allions à leur rencontre, habituellement à côté de leur domicile ou chez elles directement. Nous entamions la conversation avec elles et leur donnions les nouvelles politiques de la ville. Parfois, elles nous accueillaient chaleureusement chez elles et nous écoutaient pendant des heures, et parfois elles étaient réticentes à nous accepter, parce qu’elles ne voyaient aucun lien entre nos idées et la réalité de leur vie. (Ghobadi, 2015, 204)
- 19 Ancienne peshmerga du Komala, 72 ans, issue d’une famille défavorisée urbaine et mère de cinq enfan (...)
15Cependant, à rebours de cette effervescence politique des premiers mois révolutionnaires, la mise en place de la République islamique s’accompagne d’une plus grande institutionnalisation des discriminations envers les minorités ethniques (Keddie et Richard, 2006, 313 ; Saleh, 2013). Face à cette situation, des forces politiques kurdes décident de prendre les armes en mai 1980. Avec le début de la lutte armée contre l’armée régulière, le rôle des militantes du Komala entre dans une nouvelle phase. Certaines tentent encore de soutenir l’organisation depuis l’espace urbain en se concentrant sur les activités clandestines consistant à collecter des fonds, des médicaments ou des vêtements pour les militants kurdes, et à transmettre des messages, des journaux, ainsi que des articles nécessaires aux zones de combat. Golnar19 déclare à propos de ses activités pendant cette période :
J’ai fait ce que je pouvais faire pour le Komala, comme collecter des fonds, envoyer des lettres. Ma tâche la plus importante a été de transmettre certains documents comme des lettres, des journaux, de l’argent dans différentes villes des régions kurdes et même parfois de l’Iran.
- 20 Ancienne peshmerga du Komala, 61 ans, issue d’une famille villageoise défavorisée.
- 21 Un exemple est l’usage commun du mot « piyaw » utilisé au sens d’« être humain », qui représente ég (...)
Certaines d’entre elles rejoignent les rangs du Komala dans les zones rurales et montagneuses à partir de l’année 1980, prenant alors le risque d’être arrêtées, voire tuées par les forces gouvernementales : au moins 48 femmes du Komala sont tombées au combat (Karimi, 2022). À partir de cette période, certaines villageoises commencent également à rejoindre le Komala afin d’échapper aux restrictions familiales telles que la violence domestique et le mariage forcé. Ces femmes kurdes, urbaines ou villageoises, certaines mères de famille, deviennent non seulement membres officiels du Komala, mais prennent également de nouvelles responsabilités liées à la lutte armée, comme l’édition de journaux et de brochures de propagande, la radio, l’enseignement, la logistique, l’approvisionnement, l’alimentation et le soin aux blessé·es, avant de finalement devenir combattantes à partir du 1er novembre 1982. C’est le cas de Zara20, mère de cinq enfants, qui s’engage dans la lutte armée dès que cela lui est possible (et ce jusqu’au dernier jour du conflit). Émerge alors pour la première fois au Kurdistan d’Iran un nouveau modèle de femme engagée sur la scène politique : la femme combattante, qui prend les armes et se bat aux côtés des hommes. Aussi, malgré la défaite du Komala sur les plans politique et armé à la fin des années 1980, la présence des femmes en tant que peshmergas constitue une rupture profonde dans le processus de leur socialisation : elles ne sont plus confinées pour la grande majorité au statut d’épouse et de mère, et sont au cœur d’une reconfiguration de la division sexuelle du travail au sein de la société kurde. Par ailleurs, ce bouleversement de la structure socioculturelle influence l’ensemble de la scène politique kurde, non seulement iranienne mais aussi turque, syrienne et irakienne. La figure de la femme active sur la scène politique, en particulier de la femme qui prend les armes, bouscule les normes de genre jusque-là dominantes, qui présentent la femme comme faible et fragile, ayant besoin de protection, à l’opposé de l’homme fort, brave et combattant21.
- 22 Ancienne peshmerga du Komala, 59 ans, issue d’une famille urbaine de classe populaire.
16Si certaines femmes s’engagent sans avoir eu de conviction politique au préalable ou simplement par curiosité, la plupart sont déjà politisées quand elles rejoignent les mobilisations révolutionnaires de 1979. Même si très peu de femmes kurdes accèdent à l’enseignement universitaire – où les discours révolutionnaires circulent davantage –, elles ont fait l’expérience de la répression politique et de l’engagement au quotidien. C’est le cas par exemple de Shirin et Nasrin, dont les frères ont été tués par la police d’État, tandis que ceux de Mardjan et Fatima ont été emprisonnés pour leurs convictions politiques. Ainsi, dès son enfance, Fatima22 s’est rendue dans différentes prisons pour rendre visite à son frère aîné, condamné à plusieurs années d’incarcération pour s’être mobilisé contre le régime monarchique. Elle a également rencontré des militant·es de tendance marxiste dans sa ville et s’est rendu compte que si la répression envers les militant·es de l’opposition était systématique en Iran, elle était particulièrement sévère au Kurdistan.
- 23 Ancienne peshmerga du Komala, 60 ans, issue d’une famille urbaine de la classe moyenne.
17Après la victoire de la révolution et l’émergence des partis politiques kurdes et non kurdes, le Komala a connu une participation importante des femmes en tant que sympathisantes. Trois raisons principales peuvent l’expliquer. Premièrement, ces femmes partagent les objectifs révolutionnaires et progressistes de la cause kurde qui revendique la justice socio-économique et l’égalité entre les sexes. Le Komala a en effet pour spécificité de développer une perspective favorable à la présence des femmes au sein de l’organisation politique et de promouvoir l’égalité entre les sexes, sans toutefois détailler ces revendications. Entre 1979 et 1983, en raison de l’intensité des événements politiques, le Komala a eu peu de temps à consacrer à l’écriture. C’est pourquoi son soutien aux femmes s’est principalement exprimé oralement : quelques jeunes dirigeants du Komala ont par exemple appelé oralement les femmes kurdes à manifester le 8 mars 1979 contre l’obligation du port du hijab. Jaleh23 témoigne :
Même si cette organisation était, pour la plupart d’entre nous, inconnue à sa fondation, elle s’est montrée dès le début très radicale et révolutionnaire en s’opposant tout de suite aux politiques de la République islamique d’Iran, en défendant l’égalité entre les femmes et les hommes. Pour le Komala, la victoire de la révolution n’était qu’un début et pas sa fin.
C’est lorsque le Komala s’est retiré dans les zones rurales et montagneuses que la question des femmes est apparue plus souvent dans ses écrits. En 1984, l’organisation politique défendait dans le quatrième article de son programme pour l’autonomie du Kurdistan « la pleine égalité des hommes et des femmes dans tous les droits et l’abolition de la discrimination selon le sexe ».
- 24 Ancienne peshmerga du Komala, 57 ans, issue d’une famille urbaine de la classe moyenne.
18La deuxième raison est liée à la vie quotidienne. Les hommes s’engageaient dans le Komala notamment pour échapper au service militaire obligatoire et pour quitter une situation d’inactivité professionnelle. Pour les femmes, il s’agissait d’échapper à des structures sociales, familiales et patriarcales. Le mariage, la maternité précoce et les travaux ménagers étaient le seul destin de la plupart des femmes tandis que s’engager au sein du Komala leur donnait accès à des activités qu’elles n’auraient jamais pu pratiquer autrement. Maryam24 dit ainsi :
À cette époque, la vie sociale des jeunes filles comme moi, dans le meilleur des cas, était limitée à la maison et l’école. Nous n’étions pas aussi libres que nos frères de circuler dans l’espace public. Le destin des femmes se limitait au mariage et à la maternité. C’est pour vivre une autre vie et échapper à cette vie routinière et monotone que j’ai décidé de participer à la révolution puis de me rapprocher du Komala qui était considéré comme très révolutionnaire à l’époque.
- 25 Ancienne peshmerga du Komala, 58 ans, issue d’une famille urbaine de la classe moyenne.
19Enfin, au-delà de ces raisons qui peuvent expliquer la sympathie des femmes citadines pour le Komala entre 1979 et 1981, c’est surtout la vague de répression, à partir de 1981, qui a conduit les femmes (dont certaines non kurdes) à rejoindre le Komala en tant que peshmergas. À partir de 1981, pour la première fois au Kurdistan d’Iran, les femmes ont subi le même niveau de violence que les hommes. Elles ont été capturées, torturées et même condamnées à mort. Sauver sa vie en adhérant au Komala s’imposait comme la seule option dans un contexte où des centaines de militantes kurdes et non kurdes étaient arrêtées et exécutées (au moins 41 femmes du Komala ont été tuées en prison dans les années 1980) (Karimi, 2022). Ainsi, paradoxalement, certaines femmes se sont réfugiées dans les rangs du Komala afin de sauver leur vie. Certaines l’ont fait avec leur famille complète, d’autres avec un ou deux de ses membres seulement, d’autres encore en rompant avec tout leur entourage familial. Pershing25, membre kurde d’une organisation iranienne, l’Organisation de guérilla des fedayin du peuple iranien, dit :
J’étais la seule fille de la famille et j’avais seize ans. Le début de la vague d’arrestations, puis de tortures et d’exécutions des militants a commencé. Ma famille, en particulier mon père, ne supportait pas de m’imaginer arrêtée puis exécutée. C’est pourquoi, malgré ses désirs personnels, il m’a encouragée à quitter la ville. Alors que mon organisation politique était divisée, j’ai rejoint le Komala, la seule organisation politique de tendance marxiste à avoir déclenché la lutte armée.
Aussi, si certaines femmes kurdes participent à la vie politique de cette période de la révolution jusqu’à la fin des années 1980 au sein de la lutte armée du Komala, leur cheminement pour entrer dans la vie politique est loin d’être exempt d’obstacles.
- 26 Ancienne peshmerga du Komala, 62 ans, issue d’une famille de propriétaires fonciers et l’une des en (...)
20Plusieurs éléments ont contraint la participation politique des femmes kurdes. Premièrement, les forces policières au début de la révolution sont particulièrement puissantes et omniprésentes dans les petites villes kurdes. Aussi, pour éviter les arrestations, les premières manifestations organisées par les Kurdes, femmes et hommes, commencent avec les enseignants autour d’enjeux syndicaux. Mardjan26 témoigne :
Dès les premiers mois des manifestations, où les forces de sécurité opprimaient les manifestants en les arrêtant ou même en les tuant, c’étaient plutôt les jeunes gens qui participaient à la révolution. Nos premières manifestations anti-régime ont commencé sous prétexte de problèmes syndicaux chez les enseignants. Mais un peu plus tard, lorsque le contrôle des forces de sécurité a été affaibli, toutes les générations, même les mères très âgées, ont rejoint la révolution avec le slogan « À bas le Shah ».
- 27 Ancienne peshmerga du Komala, 60 ans, issue d’une famille urbaine de la classe moyenne.
21Deuxièmement, au-delà du fait que la politique était décrite comme une affaire d’hommes et qu’une participation féminine à l’espace public était considérée comme contraire aux normes de genre dominantes de la société, les femmes ont eu à faire face à des obstacles familiaux et sociaux. Par exemple, certaines familles craignaient que la participation politique de leurs filles mette en péril leur réputation, une peur en grande partie liée à la sexualité féminine et à la crainte de la perte de la virginité pour les femmes non mariées – voire le viol par des inconnus, surtout en cas d’arrestation. Jaleh27 confirme cette inquiétude familiale :
Depuis le début, mon père m’empêchait de participer à la vie politique. Il n’avait aucun problème avec mes frères, mais ce n’était pas le cas pour moi. Pour mon père, la participation politique des femmes signifiait sans aucun doute le risque d’être violée.
- 28 Ancienne peshmerga du Komala, 60 ans, issue d’une famille de propriétaires fonciers urbains.
Selon Jaleh, cette participation « était également parfois interprétée comme une excuse pour trouver un mari ». Nasrin28 explique par exemple :
C’est vrai que, grâce à la révolution, beaucoup de choses comme le système politique du pays, l’augmentation de la présence des femmes dans l’espace public ont changé, cependant le regard de la majorité de la population, surtout dans les petites villes, où tout le monde se connaît, n’avait pas changé. Les femmes sont particulièrement moquées et leurs convictions politiques minimisées. On les accuse de s’être engagées pour se trouver un mari. Dans de telles conditions, nous les jeunes, en particulier les femmes, devions être plus prudentes dans la poursuite de nos activités.
- 29 Ancien peshmerga du Komala, 75 ans, issu d’une famille urbaine de la classe moyenne.
22Troisièmement, aux obstacles familiaux et sociaux se sont aussi ajoutés des obstacles au sein même des forces politiques kurdes. Après la victoire de la révolution et jusqu’à la fin des années 1980, certains jeunes dirigeants, membres et sympathisants du Komala, ont reproduit et renforcé à leur tour les hiérarchies entre hommes et femmes. En conséquence, la mixité a progressivement diminué dans les réunions semi-privées (non publiques) et dans les sièges des organisations politiques. La mise à l’écart des femmes était présentée comme une réponse aux rumeurs d’immoralité des membres de l’organisation, dans un contexte où l’extrême gauche (dont faisait partie le Komala) était perçue comme un mouvement dont les membres ne croyaient pas en Dieu et n’avaient aucune obligation morale. Face à leur marginalisation, certaines femmes, en majorité des enseignantes, ont alors tenté de créer leurs propres institutions afin d’empêcher le retour des femmes au foyer. Ces hiérarchies de genre au sein du Komala se sont intensifiées avec la prise des armes dans les régions rurales et montagneuses à partir de mai 1980. Par exemple, alors même que la nécessité de renforcer la branche armée devenait plus urgente, le Komala a suspendu l’adhésion des femmes en tant que combattantes dans les zones rurales, en invoquant notamment la vision essentialiste selon laquelle les femmes seraient par nature faibles et fragiles, tout en étant dangereuses du fait de leur sexualité. Par ailleurs, lorsqu’après plusieurs mois d’incertitude marqués par un refus d’intégrer ces femmes, le Komala a officiellement accepté leur retour en mars 1981, celui-ci s’est fait selon une division sexuelle du travail. Les femmes étaient cantonnées aux domaines non armés et sans accès aux armes. L’organisation légitimait leur mise à l’écart de sa branche armée pour deux raisons : la crainte de la réaction négative des villageois·es opposé·es à la mixité, et le désaveu de la force et de l’intégrité des femmes, réduites à la vision essentialiste mentionnée plus haut. Amir29 témoigne :
Beaucoup craignaient que les hommes et femmes peshmergas, obligé·es de se côtoyer de façon rapprochée, notamment la nuit dans les montagnes, se détournent de leurs objectifs politiques pour choisir les plaisirs terrestres. Permettre que les hommes et les femmes se côtoient revenait à mettre côte à côte une allumette et de la poudre à canon.
23Les revendications de certaines femmes d’entrer dans la branche armée, l’augmentation numérique des femmes dans les zones rurales – donc l’impossibilité de les intégrer davantage dans les branches non armées –, et le soutien de certains hommes importants de l’organisation défendant la présence de femmes dans le domaine armé obligèrent finalement le Komala à les armer en 1982. Cependant, les femmes qui rejoignirent volontairement la branche armée ont eu à faire face – en particulier lors des premières années – à différents types de discriminations, de critiques, d’humiliations et de sous-estimation de leurs capacités. Certains commandants ne faisaient pas assez confiance aux femmes. Celles-ci ont été éliminées d’opérations jugées cruciales pour être affectées à des postes auxiliaires ou moins dangereux et n’ont eu accès qu’à des armes spécifiques et considérées comme « appropriées ». Un problème récurrent mentionné par de nombreuses femmes peshmergas, surtout au cours des premières années dans le domaine armé, est en effet la distribution genrée des armes. La plupart des femmes racontent la même histoire :
Les hommes pensaient que les femmes étaient faibles et que le domaine de la lutte armée ne leur convenait pas, mais ils nous donnaient paradoxalement les armes les plus lourdes comme des J-3, pendant que les hommes n’utilisaient que des armes plus légères comme des kalachnikovs.
- 30 Ancienne peshmerga du Komala, 58 ans, issue d’une famille urbaine de la classe moyenne.
Certaines combattantes résistèrent individuellement contre ces discriminations. Mais la plupart d’entre elles choisirent de rester silencieuses et patientes, dans l’idée qu’avec le temps elles pourraient faire la démonstration de leur force et de leurs compétences dans un domaine dont elles étaient jusque-là exclues. En revanche, elles tentèrent de prouver leurs capacités et de défier le cliché des femmes fragiles et faibles en redoublant d’efforts : par exemple elles bravaient le danger, transportaient davantage de chargeurs que les hommes, cachaient leur fatigue, se montraient vaillantes et intrépides (Karimi, 2020). Asrine30 se souvient de ces moments difficiles où ses compagnes d’armes devaient en toute occasion, pour paraître légitimes, se montrer indestructibles :
Si les hommes prenaient quatre fardeaux sur leur dos, j’en prenais six. Je savais bien que c’était trop lourd pour moi mais il fallait bien ça pour faire taire (un peu) les hommes qui se moquaient de nous en permanence. Je m’imposais coûte que coûte dans les opérations d’embuscade les plus importantes.
- 31 La plupart des peshmergas vivent loin de leurs enfants pendant plusieurs années et ne peuvent les r (...)
- 32 Ancienne peshmerga du Komala, 60 ans, issue d’une famille urbaine de la classe moyenne.
Cela même quand elles sont également mères et, selon la division sexuelle du travail dominant au sein de l’organisation, seules responsables de leur nouveau-né. En effet, les mères continuaient leur combat et s’occupaient seules des enfants. La présence ou l’absence de père n’avait aucun effet sur la division sexuelle du travail en ce qui concernait les soins aux enfants. Or, être peshmerga et mère ne peut pas durer longtemps dans les conditions difficiles de la guerre. En pratique, le manque de sécurité et de moyens matériels les obligeait à confier leurs enfants à leur famille ou leur belle-famille31. Malgré ces difficultés, la plupart des jeunes mères reprenaient leur travail, à leur ancien poste ou à un nouveau, quelques jours à peine après leur accouchement. Elles se concertaient entre elles pour parvenir à trouver un équilibre entre maternité et vie politique. Jaleh32 et son amie font par exemple en sorte que, l’une étant occupée, l’autre se libère pour prendre soin des enfants. Elles essayaient de mener de front les tâches liées à l’organisation et les tâches maternelles.
24La position des femmes kurdes en Iran est indissociable des questions de l’ethnie et du genre. Elles ont été doublement discriminées en tant que femmes et Kurdes dès l’émergence de l’État moderne et centraliste en Iran, instauré tout d’abord par la dynastie Pahlavi et ensuite par la RII. En raison de cette double discrimination, elles sont moins visibles dans l’histoire, mais aussi ne peuvent avoir la même expérience que les femmes du groupe majoritaire ou que les hommes kurdes sur les plans culturels, politiques et socio-économiques. Non seulement les femmes et les hommes kurdes ne sont pas tous affectés de la même manière par les politiques étatiques, mais les rapports inégalitaires entre les groupes de femmes se (re)produisent aussi au niveau de leur appartenance ethnique. Car les modalités du rapport des femmes à l’ethnicité diffèrent selon qu’elles appartiennent à un groupe ethnique majoritaire ou minoritaire. Comme le montre le cas des femmes du Komala, l’ethnicisation des femmes kurdes joue un rôle essentiel jusqu’à la structuration même de leur participation politique. Contrairement à certaines femmes non kurdes, la modalité de la participation des femmes kurdes à la vie politique et à la révolution a été assez tardive. Leurs connaissances politiques étaient moins développées que certains hommes kurdes, leurs frères ayant par exemple accès aux études supérieures. C’est pourquoi les membres masculins de la famille ont souvent joué le rôle d’intermédiaires, afin que sœurs et épouses connaissent mieux les forces politiques. L’engagement politique des femmes kurdes pendant cette période est plus significatif que celui des hommes kurdes. Les femmes exprimaient en effet non seulement leur mécontentement envers les politiques oppressives de la dynastie Pahlavi, mais remettaient également en cause les normes genrées de la société kurde. Dès le lendemain de la révolution et malgré de nombreux obstacles familiaux, sociaux et organisationnels, leurs revendications se sont focalisées sur l’autonomie des Kurdes et certaines d’entre elles se sont engagées dans la lutte armée contre les forces gouvernementales iraniennes. C’est pendant cette période que de nombreux concepts comme ceux de prisonnier politique, de peshmerga, de martyr se féminisent pour la première fois au Kurdistan d’Iran.