1Le « meilleur ami gai » de l’hétérosexuel, ou plutôt de l’hétérosexuelle (qui lui raconte ses déboires amoureux, et partage avec lui goûts musicaux et virées-shopping), s’est imposé comme un personnage récurrent de certains films ou séries. Au-delà de figures fictionnelles bien connues, que peut-on dire sociologiquement de ces amitiés ? L’objectivation de relations intimes pensées habituellement sur le mode du don, de la gratuité, ou encore du hasard pose des difficultés. Les amitiés avec des gays et des lesbiennes ne signalent-elles pas le fait que, pour ces hétérosexuel·les, l’orientation sexuelle ne « compte pas », laissant la place au charme des affinités électives ? Nous savons pourtant que les relations domestiques (Delphy, Leonard, 2019), le choix du conjoint (Girard, 2012), ou encore la sexualité (Tabet, 2004 ; Bozon, 2013) sont structurés par des logiques sociales. Et c’est aussi le cas des amitiés. Certes, celles-ci apparaissent, par rapport à d’autres liens, faiblement institutionnalisées : aucun contrat ne lie en effet deux ami·es, peu de rites organisent leurs relations. Mais socialement reconnues, elles ne se déploient pas au hasard et leur nombre et leur intensité varient selon la classe, le type de capitaux, l’âge (Bidart, 1997), le sexe (Gouldner, Strong, 1987), ou encore l’orientation sexuelle dans la mesure où « ces relations se substituent en partie aux liens familiaux pour fournir aux homosexuel-le-s des sources de soutien alternatives » (Chauvin, Lerch, 2013, 67).
- 1 Par exemple, les jeunes adultes ont tendance à désigner par « ami » une gamme large de relations al (...)
- 2 Ces catégories historiquement construites (Katz, 2001) contribuent aussi à figer des identités et d (...)
- 3 Plusieurs indicateurs signalent, dans de nombreux pays et pas seulement en Europe et en Amérique du (...)
2Sans se limiter au terme d’« amitié », qui est une catégorie ordinaire à laquelle un sens variable peut être donné1, des travaux abordent cette dimension de la vie sociale, établissant la loi de la ressemblance qui organise ces liens (Allan, 1989 ; Bidart, 1997). L’ami·e comme « autre moi-même » : cette image littéraire ou philosophique fait écho, dans le monde des sciences sociales, à la similitude des profils, qu’il s’agisse du sexe, de l’âge ou encore du statut socio-économique. Les relations amicales que les hétérosexuel·les nouent avec des homosexuel·les2 ouvrent ce faisant une série de questions. Celles-ci témoignent-elles d’une acceptation de l’homosexualité, qui a fait disparaître, chez les premier·ères, toute perception d’une différence ? Comme le sous-entend le terme anglais de gay-friendliness parfois repris en français, l’affection, la sympathie pour, la proximité avec des gays et des lesbiennes semblent consacrer l’avènement d’une ère « post-closet » (Seidman, 2002 ; Dean, 2014), dans laquelle l’homophobie, plus que l’homosexualité, serait devenue un stigmate. Je propose ici d’étudier des relations amicales qui présentent une spécificité notable par rapport aux amitiés entre hétérosexuel·les ou entre homosexuel·les dans la mesure où s’y jouent, et s’y révèlent, la place de l’homosexualité dans les sociétés contemporaines et les changements remarquables constatés ces dernières années en la matière3. Plus spécifiquement, il s’agit de comprendre l’ambiguïté de liens sociaux qui fait écho à l’instrumentalisation, déjà étudiée ou dénoncée, de la sympathie nouvelle à l’égard de la cause des gays et des lesbiennes. La condamnation officielle de l’homophobie et la politique de reconnaissance à travers la légalisation du mariage des couples de même sexe font parfois partie de stratégies qualifiées de pinkwashing, c’est-à-dire recouvrant d’un vernis progressiste des entreprises réactionnaires ou néolibérales. Y participent non seulement des États (Puar, 2012 ; Jaunait, Le Renard, Marteu, 2013) mais aussi des organisations internationales ou encore de larges pans du secteur commercial, avides de capter une clientèle gaie. Je propose d’étudier à une autre échelle, dans des quartiers gentrifiés, et en partant des liens interpersonnels, les ressorts et les traductions d’une acceptation de l’homosexualité vigoureusement publicisée par des hétérosexuel·les. L’objectif est le suivant : apporter un éclairage nouveau sur les paradoxes de la gay-friendliness en montrant qu’elle ne relève pas seulement d’une instrumentalisation bien pensée, mais qu’elle est étroitement liée aux rapports de classe, aux formes d’appropriation de l’espace et aux logiques de genre.
- 4 Cette enquête a reposé sur 39 entretiens réalisés entre 2016 et 2020 dans le Marais, et 56 à Park S (...)
- 5 Consacré à l’engagement pour la « mixité sociale », le livre De bons voisins met en évidence les di (...)
3Je me fonde pour cela sur le matériau collecté lors d’une enquête menée à Park Slope à New York, et dans le Marais à Paris, deux anciens quartiers populaires aujourd’hui gentrifiés où, accompagnant la gentrification, des gays et des lesbiennes se sont installés dans les dernières décennies (Giraud, 2014 ; Osman, 2011)4. Dans ces espaces bien particuliers, le ton que donnent les habitant·es des classes moyennes supérieures et supérieures repose sur une acceptation de l’homosexualité qui s’inscrit dans le goût pour la « diversité » ou pour la « mixité sociale », caractéristique, comme plusieurs travaux l’ont établi, du mode de vie des gentrifieur·ses des classes moyennes et moyennes supérieures (Berrey, 2015 ; Collet, 2015). Les gays et lesbiennes qui nourrissent par ailleurs les rangs des gentrifieur·ses figurent en bonne place parmi les groupes (populations à bas revenus, minorités racisées) qui composent cette diversité5. Pourquoi s’attarder sur ces espaces où les valeurs affichées par les habitant·es hétérosexuel·les semblent annoncer, sans surprise, l’existence de liens amicaux nombreux, banalisés, et même valorisés, avec des gays et des lesbiennes de même niveau socio-économique ? L’enquête a rapidement montré que, en réalité, ils n’allaient pas de soi et méritaient une attention spécifique. D’abord parce que les amitiés évoquées par les enquêté·es présentent une grande diversité et prennent, selon le genre notamment, une intensité variable. Ensuite, les entretiens menés avec les hétérosexuel·les de classes aisées montrent que les réserves sont persistantes, et que des conditions, rarement explicitées et qui ne se limitent pas à la classe sociale, pèsent sur les amitiés avec des gays et des lesbiennes. Enfin, comme le met en évidence la restitution des trajectoires de vie, les rencontres avec les ami·es gai·es, la découverte de leur homosexualité parfois jouent un rôle important dans l’apprentissage d’une gay-friendliness aujourd’hui revendiquée. C’est pour ces raisons que les amitiés sont rapidement devenues un objet en soi de l’enquête. Plusieurs questions ont été posées en entretien afin d’objectiver le nombre, l’orientation sexuelle, le sexe et certaines des propriétés sociales des ami·es, mais aussi de récolter le récit des amitiés et la description des pratiques par lesquelles elles se traduisent (activités, lieux de rencontre, etc.). Par ailleurs, ces liens mêmes ont été utilisés dans l’accès au terrain puisque je demandais systématiquement en entretien s’il était possible de me présenter ou de me recommander auprès d’ami·es ou voisin·es, notamment gai·es. Enfin, tout particulièrement aux États-Unis où mon statut de visiteuse favorisait les invitations, certain·es habitant·es de Park Slope, homosexuel·les et hétérosexuel·les, m’ont conviée à des événements locaux, des fêtes, des sorties entre ami·es, ce que j’acceptais systématiquement. Tout ceci visait, autant que faire se peut, à dégager les pratiques se déployant à la faveur des sociabilités, sans en rester aux représentations.
4J’ai choisi d’étudier sociologiquement ces amitiés en dégageant les logiques sociales qui les structurent et leur donnent une forme singulière tout en prêtant attention, parallèlement, à ce que les amitiés produisent. Loin d’être « gratuites », elles sont d’abord scrutées du point de vue de la distinction sociale (Bourdieu, 1979) qu’elles procurent pour le groupe étudié ici, des hétérosexuel·les gentrifieurs·ses. Envisager les amitiés comme des instances de socialisation nous permettra dans un deuxième temps d’affiner l’analyse en montrant qu’elles transforment les hétérosexuel·les autant qu’elles leur profitent. À la faveur de ces liens, intenses à certains moments de la vie plus qu’à d’autres, les hétérosexuel·les font l’apprentissage de certaines normes, et plus exactement d’une valorisation de l’homosexualité qui conserve de nombreuses ambiguïtés. Cette reconstruction plutôt qu’abolition de l’asymétrie des sexualités sur laquelle repose l’hétéronormativité (Tin, 2003) ne fonctionne enfin – et c’est le troisième résultat de l’enquête – que parce que les rapports de genre interviennent, assignant aux femmes certaines tâches. Plus disposées que les hommes à exprimer une attitude compassionnelle, elles sortent parfois changées de ces aventures privées. Les amitiés sont ainsi, tout à la fois mais à des degrés divers selon le profil des enquêté·es, des éléments de distinction, des instances de socialisation, et des outils de subversion.
5D’abord mise à l’agenda des politiques publiques sous la forme de dispositifs antidiscriminatoires (Eskridge, 1999), la question des droits des gays et des lesbiennes a dans les dernières décennies pris la forme d’une véritable cause, que la focalisation sur l’accès au mariage dans les années 1990 a rendue plus visible et attractive (Chauncey, 2009). La défense des gays et des lesbiennes est ainsi devenue un élément non négligeable d’une certaine morale de classe (Caveng et al., 2018), celle d’une fraction des classes supérieures particulièrement dotée en capital culturel.
6Dans les quartiers gentrifiés où habite une bourgeoisie à fort capital économique et culturel, l’acceptation de l’homosexualité est revendiquée par un nombre croissant d’habitant·es et d’institutions locales – les drapeaux arc-en-ciel bien en vue devant les commerces, mais aussi dans la rue, parfois à l’initiative des municipalités, en sont un signe (Ghaziani, 2014). Les lieux (et les formes) de ce progressisme ont pourtant considérablement varié dans le temps et dans l’espace et le libéralisme sexuel, plus précisément le libéralisme concernant l’homosexualité, semble aujourd’hui être devenu le marqueur social d’une bourgeoisie qui a fait sienne le « devoir de plaisir », naguère cultivé par la nouvelle petite bourgeoisie culturelle décrite dans La distinction (Bourdieu, 1979, 422-431). Il ne s’agit pas ici de faire la genèse de ce libéralisme culturel, mais de pointer un phénomène qui, parallèlement à l’émergence des dispositifs de promotion de la diversité dans l’entreprise et de « business masculinities » policées, contribue à mettre à distance le tabou de l’homosexualité (Berrey, Nelson, Nielsen, 2017 ; Connell, Wood, 2005). Dans certains centres-villes réhabilités, s’est forgée, à la faveur de la gentrification et de l’arrivée de gays et de lesbiennes, une certaine attitude. De nouveaux·lles habitant·es s’imposent tant par leurs ressources, qui entraînent l’ouverture de commerces et la rénovation du bâti, que par le mot d’ordre de la diversité qui légitime leur présence (Tissot, 2011). Que les gays et les lesbiennes aient contribué à imposer le label « quartier gai » (comme dans le Marais, à Park Slope, ou encore à Castro à San Francisco et dans le Village à New York) ou non, l’acceptation de l’homosexualité par les hétérosexuel·les traduit une distance par rapport à une bourgeoisie résidant dans des espaces privilégiés et exclusifs, mais aussi les intérêts matériels de gentrifieur·ses qui, quelle que soit leur orientation sexuelle, agissent de concert pour retaper leur maison et, parfois, s’approprier l’espace public.
- 6 Des enquêtes quantitatives donnent un indice de cette opération. Comme le souligne Wilfried Rault, (...)
- 7 Le lien entre défense des gays et stigmatisation des banlieues ou des musulmans se retrouve dans d’ (...)
7Dans le Marais mais plus encore à Park Slope, des gentrifieur·ses aux valeurs alternatives ou tout simplement progressistes se sont retrouvés autour des vertus de la diversité, mot d’ordre, aux États-Unis plus qu’en France, de nombreuses institutions locales comme les écoles, les églises, les synagogues, ou encore une coopérative alimentaire. Dans ce quartier de Brooklyn où se sont installées de nombreuses lesbiennes (Gates, Ost, 2004 ; Gieseking, 2020), l’acceptation de l’homosexualité s’institutionnalise au fur et à mesure qu’elle devient une cause plus légitime, désormais indexée sur l’ouverture du mariage aux couples de même sexe. Elle s’intègre d’un double point de vue à une morale de classe. D’abord, elle est partie prenante, je l’ai dit, de la conquête spatiale de portions toujours plus étendues des grandes villes – conquête à laquelle participent des gentrifieurs·ses hétérosexuel·les et homosexuel·les (Giraud, 2014). Ensuite, elle fonctionne comme une véritable opération de distinction dans le sens où l’autorité morale nécessaire pour asseoir sa légitimité (et pas seulement son pouvoir économique) se nourrit de la disqualification des « autres6 ». À Park Slope comme dans le Marais, les groupes et les populations homophobes font l’objet d’une même description. Convaincu·es que dans leur quartier et dans leur environnement proche, l’homophobie « n’existe pas », les enquêté·es hétérosexuel·les pointent du doigt : la « province » et les « petits bleds », la « banlieue »7 et moins souvent les quartiers bourgeois côté français ; le Midwest, et surtout le Sud, et encore les quartiers « italiens », « hispaniques » et parfois la « communauté noire » côté étasunien. Ratiba, hétérosexuelle, 38 ans, journaliste, habitante du Marais et fille d’immigrés maghrébins, tient certes un autre discours. Si elle évoque le conservatisme de son père sur la question de l’homosexualité, elle insiste sur l’ouverture d’esprit de sa mère qui, lingère dans un hôtel parisien, a vu passer beaucoup de client·es, y compris homosexuel·les. Elle s’offusque ainsi devant moi des stéréotypes portés sur les familles musulmanes. En dehors du cas, minoritaire, de cette habitante racisée, le consensus est quasi total, et contribue à consolider une identité de classe.
8Ce n’est pas seulement par la désignation des « autres homophobes » que ces habitant·es fortuné·es affichent leur autorité morale. Les amitiés jouent un rôle particulier en attestant concrètement de celle-ci. Plusieurs enquêté·es s’en prévalent spontanément lors des entretiens. Ainsi Sophie, habitante du Marais, cadre dans le marketing, 38 ans, me répond quand je lui demande si elle se considère comme gay-friendly : « J’ai des amis gais. C’est quelque chose qui ne me gêne pas. Ça fait 10 ans que j’ai de très bons amis gais avec qui on vit, on parle, on fait la fête. » À la même question, Elizabeth, 28 ans, qui travaille dans une fondation new-yorkaise dédiée aux questions d’environnement et d’alimentation, me répond avec enthousiaste : « Ah ouais ! Un de mes meilleurs amis est gai, en fait deux de mes meilleurs amis sont gais. » Avec le soutien au mariage des couples de même sexe, le fait d’avoir dans son cercle de relations des homosexuel·les est une manière habituelle de faire la preuve de son ouverture d’esprit. Ces proclamations sont d’autant plus efficaces que les amitiés semblent appartenir, par excellence, au règne du choix, détaché des intérêts et des conventions sociales.
- 8 D’autant que ces hétérosexuel·les savent non seulement établir des liens lâches et étendus, mais au (...)
9Plus que les simples déclarations d’opinion sur l’homosexualité, ces amitiés offrent une traduction de cette autorité morale, dans un milieu qui cultive une sociabilité intense (Fischer, 1982 ; Héran, 1988). Le fait que les réseaux des individus fortement scolarisés soient plus vastes, variés et dispersés facilite l’inclusion de gays et de lesbiennes8. Les valeurs morales attachées à l’acceptation de l’homosexualité gagnent en visibilité, et les quartiers gentrifiés, où les nouveaux propriétaires sont enclins à s’engager localement et désireux d’afficher publiquement leurs normes, se prêtent tout particulièrement à cette opération : on voit ici comment la classe et l’espace favorisent conjointement l’éclosion de ces liens sociaux. Cela est moins le cas dans le Marais qu’à Park Slope, dont les larges rues, typiques de l’architecture en damier des grandes villes étasuniennes, s’opposent à la densité du centre historique de la capitale française. À Brooklyn, les lieux de rencontres, programmées ou inopinées, sont multiples (des trottoirs spacieux au grand jardin public Prospect Park jouxtant Park Slope à l’est). Ils permettent aux amitiés de s’épanouir dans un environnement proche, à l’intersection des relations, fortes, de voisinage, et de faire vivre le mythe du « quartier village » affectionné par les gentrifieur·ses (Authier, 2001). Les rassemblements quotidiens des propriétaires de chiens, tout particulièrement aux horaires où ces derniers peuvent être lâchés sans laisse tôt le matin, constituent des moments de sociabilité entre hétérosexuel·les et gays de même niveau socio-économique. C’est ce que je constate lors d’un de mes séjours à Park Slope. À l’été 2011, j’habite dans une maison du quartier dont les propriétaires partis en vacances me chargent, en échange, de garder leurs animaux domestiques, dont un chien. Plusieurs dizaines d’habitant·es, parfois voisin·es et ami·es, se retrouvent aux premières heures de la journée sur l’une des pelouses de Prospect Park, et échangent informellement pendant que leurs animaux domestiques s’élancent et jouent entre eux. Comme je l’avais déjà constaté pour le parc à chien du South End à Boston (Tissot, 2011, 266-300), des amitiés se nouent aisément dans cet espace quasi exclusif socialement et racialement, mais mixte du point de vue du sexe et de l’orientation sexuelle.
10Les liens avec des gays et des lesbiennes se donnent à voir sur d’autres scènes. Comme la promenade avec son animal domestique, la fréquentation des cafés et les sorties au restaurant sont pour les gentrifieur·ses des manières de manifester leur appropriation du quartier. C’est dans un café dit français que je fais la connaissance d’un petit groupe de jeunes femmes, dont trois hétérosexuelles et une lesbienne, dont l’anniversaire, auquel je suis conviée, est fêté dans l’établissement. Mais les lieux de l’amitié débordent la scène commerciale, le milieu associatif, les jardins et les sorties d’écoles (où l’on converse avec des couples de même sexe) pour gagner des espaces semi-publics. Plusieurs enquêté·es ont par exemple loué à des gays ou des lesbiennes un ou plusieurs étages de leur maison de ville acquise à Park Slope pour rentabiliser l’opération immobilière. Ils croisent leurs locataires devant la maison et sur les marches de l’escalier extérieur. Certains ont sympathisé avec eux, comme Sonia, 70 ans, enseignante à la retraite, ou Liz, universitaire, et Alexander, ancien trader, tous deux quadragénaires, jusqu’à les intégrer dans certains moments de leur vie privée : « Ils font complètement partie de notre foyer », m’explique Liz. Les liens amicaux permettent de circonscrire un espace visible de mixité, d’où néanmoins toute prévention n’a pas disparu.
11Chez les enquêté·es, la conversion du stigmate attaché à l’homosexualité en atout conféré à l’hétérosexuel·le affichant son ouverture d’esprit reste en effet fragile tant est prégnante chez eux la distinction entre une homosexualité acceptable et une homosexualité condamnable. La première échappe au stigmate par la quête de conjugalité, voire de famille qu’elle manifeste (Warner, 2000). La seconde se caractérise par un affichage plus explicite de la sexualité, voire d’une sexualité récréative et le maintien de revendications plutôt que l’acceptation d’un ordre bienveillant établi par les hétérosexuel·les progressistes. Les enquêté·es marquent par des adjectifs récurrents les caractéristiques qu’ils ne souhaitent pas rencontrer chez les gays et les lesbiennes en général, et chez leurs ami·es en particulier : « extrême », « stéréotypé », « caricatural ». Gayle, journaliste, 30 ans, qui a soutenu financièrement la campagne pour l’ouverture du mariage aux couples de même sexe aux États-Unis et envisage sans aucun souci que son fils soit gai, me confie ainsi à propos de ses amies lesbiennes : « Elles ne portent pas souvent de robes, mais elles n’ont pas les cheveux courts ou aucune autre de ces choses stéréotypées. » Quant à Marie-Pierre, ancienne directrice d’études à la Caisse des dépôts et consignations, 70 ans, elle assure, en parlant des membres de l’association culturelle (dont des hommes gais font partie) qu’elle préside, que personne ne fait de différence : « sauf si le type est caricatural », énonçant ainsi une norme qui dit tout autant la classe, un bon goût culturel, des normes de genre excluant un « féminin » considéré comme trop excessif et, en somme, une obligation de discrétion.
12En permettant l’identification, l’union est un gage puissant de respectabilité. Stuart, marié, 30 ans, concepteur graphiste, habitant de Park Slope, déclare, à propos de l’accès au mariage pour les couples de même sexe, qu’il approuve : « J’ai une épouse. Je connais une femme qui a une épouse. C’est normal. Ça ne revient pas tellement dans la conversation, c’est juste accepté. » Néanmoins, à la promesse de ne pas « faire de différence » parce qu’« on est pareil » peut rapidement s’ajouter une exigence de non-différence. De fait, l’acceptation de Stuart s’accompagne de limites assez strictement posées. Évoquant les gays « très féminins », il exprime un certain malaise : « C’est comme tout, quand les gens font semblant en quelque sorte. Quand c’est une caricature, c’est agaçant. Ça devient… Un homme efféminé, un homme gai, j’ai le même sentiment que par rapport à une fille qui porte une minijupe, et essaie de frimer. » Les amis gais qu’il fréquente sont mariés, me dit-il, et « veulent juste qu’on les laisse tranquilles, ils ne veulent pas en parler ». Et d’ajouter : « S’ils faisaient des choses gaies, je ne pense pas que je me sentirais aussi à l’aise. » On voit dans cette citation comment l’exigence de respectabilité sociale construit, notamment quand elle est le fait d’hommes hétérosexuels, une morale de genre et de sexualité, en disqualifiant à la fois les femmes qui s’habillent de façon provocante à ses yeux, et les hommes qui affichent les éléments d’une culture gaie. C’est bien ici par l’intermédiaire d’un positionnement gay-friendly que des éléments saillants de l’hétéronormativité sont réaffirmés, et en premier lieu, comme pour Stuart et Marie-Pierre, un inégal droit à la visibilité et de strictes normes de genre.
13La gestion des amitiés doit par ailleurs prévenir le risque, pour les hétérosexuelles, de la dévalorisation sur le marché sexuel et conjugal qu’impliquent la proximité avec les gays et le qualificatif de « fille à pédé », associé à l’échec amoureux et aux problèmes psychologiques (Dean, 2014, 164). Béatrice, Parisienne de 42 ans qui travaille dans l’événementiel, et a, dans le cadre de son activité professionnelle, assidument fréquenté les boîtes gaies, avance ainsi un ferme démenti quand je lui demande si on l’a déjà considérée comme une « fille à pédé ». Elle oppose à ce qui est pour elle un stigmate la figure plus consensuelle de la « bonne copine », et surtout copine de « tout le monde », c’est-à-dire pas seulement des gays :
Non. Pas du tout. Parce que je suis ouverte, hyper ouverte à tout le monde. Béa, c’est la copine de tout le monde, très ouverte, avenante, je rigole tout le temps. Je suis la bonne copine. Je peux pas arriver dans un bar un matin, pas maquillée, où j’ai envie d’être tranquille, c’est pas possible. Je suis très sollicitée.
14Les suspicions sont diverses et genrées. Les hommes sont moins guettés par la dévalorisation sur le marché sexuel et conjugal que vulnérables au soupçon d’homosexualité refoulée, comme le montre Jack, psychologue, aujourd’hui trentenaire, qui raconte que son meilleur ami et lui étaient accusés d’être gais car ils faisaient partie du club de théâtre du lycée.
15Les liens entretenus et affichés avec des gays et des lesbiennes ne sont donc pas toujours, de façon automatique ou encore univoque, valorisables. Alors que l’homophobie n’a évidemment pas disparu, un travail discursif, une légitimation qui passe par différentes stratégies, et notamment le tropisme, pour beaucoup, vers une homosexualité considérée comme respectable, sont nécessaires.
16Il est important de le préciser, même si ce point déborde du sujet traité ici : les gays et les lesbiennes ne font pas que subir passivement les attentions parfois précautionneuses de leurs ami·es hétérosexuel·les, d’abord parce que si ces sentiments bienveillants se déploient sur la base d’un tri, ceux et celles qui sont intégré·es à l’homosexualité respectable en retirent aussi des bénéfices, rendus possibles par une même appartenance de classe. Les manifestations (ouvertes en tout cas) d’homophobie ne sont plus à craindre tandis que la sociabilité de quartier leur ouvre les portes des institutions, politiques, associatives (et scolaires pour les États-Unis), contrôlées par la bourgeoisie locale (Tissot, 2018). Dans la suite de l’article, je montrerai d’une autre manière que ces amitiés ne se réduisent pas à une pure instrumentalisation : la focale mise là encore sur les hétérosexuel·les permet de voir que ces dernier·ères sortent aussi transformé·es des relations affectives qu’ils recherchent activement.
- 9 Sur l’amitié comme instance de socialisation, voir l’influence du groupe des pairs à l’adolescence (...)
17Comme l’établissent les enquêtes quantitatives, l’acceptation de l’homosexualité, qui croît chez les plus jeunes et qui est plus importante chez les femmes que chez les hommes, est corrélée à un autre facteur : le fait d’avoir des gays et des lesbiennes dans ses réseaux professionnels, familiaux et plus encore amicaux (Herek, Capitanio, 1996 ; Tissot et al., 2014, 59). Si les personnes ayant déjà une attitude ouverte par rapport à l’homosexualité nouent plus aisément des liens avec des gays et des lesbiennes, inversement, ces liens eux-mêmes produisent l’acceptation, en contribuant à transformer le regard porté par les hétérosexuel·les sur l’homosexualité. C’est ce deuxième aspect, pas exclusif du premier, que je vais explorer ici, en considérant les relations amicales comme des instances de socialisation qui infléchissent les manières de voir et de faire9. À ce titre, comme le soutient cet article, elles ont joué un rôle à part entière dans la tendance contemporaine, évoquée ci-dessus, à une acceptation plus grande de l’homosexualité. Quelles sont les conditions de possibilité de ces apprentissages ? Comme l’indiquent les enquêtes existantes sur l’amitié, celle-ci produit des effets marqués pendant la jeunesse. Avant de me focaliser sur ce moment des trajectoires de vie et ce qui se joue en matière de socialisation, je voudrais revenir sur la manière dont l’amitié et sa définition contemporaine favorisent le rapprochement entre hétérosexuel·les et homosexuel·les, et créent ainsi un espace d’apprentissage : à la fois de l’altérité sexuelle, mais aussi d’un discours valorisant cette ouverture.
18Passer du temps dans un chez-soi protégé, développer une sociabilité restreinte, partager avec des personnes chères des activités particulières, correspondre longuement avec elles et échanger des idées : ce sont des phénomènes nouveaux dans une époque moderne caractérisée par l’importance de la vie privée (Ariès, 1986, 7-19 ; Vincent-Buffault, 1995). Aujourd’hui, l’accord sur un certain nombre de principes vient cimenter les amitiés entre hétérosexuel·les et homosexuel·les, notamment le rejet de l’homophobie, de plus en plus explicite au sein des générations nées après 1955. Les enquêté·es âgé·es de 70 ans ou plus, qui ont grandi dans l’après-Seconde Guerre mondiale, entretiennent des liens avec des gays et des lesbiennes, mais dont certain·es ne disent pas leur homosexualité – une orientation sexuelle que les hétérosexuel·les en question ne réprouvent pas sans pour autant toujours vouloir en entendre parler. Ceci est de moins en moins vrai pour les générations suivantes, témoins de l’exigence de visibilité affirmée par les mouvements gais et lesbiens, qui font état de leur soutien à la cause LGBT. Ce soutien est exprimé dans la sphère amicale et renforce les liens affectifs avec des proches dont l’orientation sexuelle est désormais explicitement reconnue.
19« Qu’est-ce qu’un ami, pour vous ? » Interrogé·es sur ce qu’ils attendent de leurs ami·es, nombre de Parisien·nes et de New-Yorkais·es évoquent leurs goûts, leurs pratiques culturelles, leur mode de vie distingué mais aussi bohème, et ce quelle que soit l’orientation sexuelle : assurément le partage d’une même position du point de vue du statut socio-économique, des rapports sociaux de race (quasiment toutes et tous sont blancs), mais aussi le partage d’un mode de vie lié, par exemple, aux enfants rapproche les enquêté·es hétérosexuel·les et leurs ami·es homosexuel·les. Évoqués dans la première partie, les lieux où se retrouve la notabilité locale issue de la gentrification favorisent les amitiés. Les entretiens réalisés avec des hétérosexuel·les pratiquant·es, protestant·es et juif·ves, en témoignent. Joan, 51 ans, kinésithérapeute et aujourd’hui consultante en allaitement, a été élevée à la campagne dans une famille très conservatrice et a découvert l’existence de l’homosexualité en s’installant à New York. C’est dans l’église méthodiste de Park Slope que, pour la première fois, cette paroissienne assidue « partage des moments avec des gens qui sont gais ». Les classes aisées mentionnent plus que les autres la ressemblance sur le plan social et culturel (Bidart, 1997, 22), qui peut favoriser des liens relativement superficiels. Joan admet ainsi ne pas avoir beaucoup d’« amis proches » qui sont gais, mais avant tout des « connaissances ». Néanmoins la confiance, la certitude de ne pas être jugé·e par l’autre, de pouvoir compter sur sa tolérance et son acceptation sans condition : tout cela définit aussi l’amitié, et favorise le rapprochement des homosexuel·les et des hétérosexuel·les de même niveau économique. Dans cette définition intimiste, la confidence occupe une place importante, et les coming out des ami·es gai·es (quand ils n’ont pas encore révélé leur homosexualité), le rapprochement affectif, au-delà des différences, en découlent naturellement. Ainsi Elizabeth me dit :
J’écoute mes amis quand ils font leur coming out. C’est juste qui ils sont [That’s just who they are]. Et s’ils veulent se marier, ils doivent avoir le droit de se marier. Pour moi tout est une question d’amour. Tu dois avoir le droit de te marier avec la personne que tu aimes.
20Plusieurs enquêté·es me disent valoriser chez leurs ami·es gai·es le souci de vérité, la capacité à se raconter, à exposer son moi profond, le « courage d’être soi-même » – autant d’attitudes faisant écho à la valorisation de l’« honnêteté » contre « ceux qui prétendent être ce qu’ils ne sont pas » des classes supérieures étasuniennes (Lamont, 1995, 42). Côté français, Ratiba vante ces « conversations franches » qu’elle n’aurait pas avec ses amis hétéros, dont la sexualité, j’y reviendrai, fait partie :
Quand on partage des moments, c’est vraiment intense, parce qu’ils sont à fond. Alors que parfois avec des amis [hétéros], il y a des choses que t’as pas envie de dire, pour ne pas froisser. Avec eux, ça se lâche […] Y a moins de tabous. À force de… je ne sais pas, la parole est plus libérée ou plus libératrice.
21La dimension affective et l’exigence d’informalité sont davantage mises en avant au fur et à mesure que l’on monte dans l’échelle sociale, alors que les classes populaires ont plus tendance à voir dans les liens amicaux un soutien. Ces registres sont renforcés par le rapprochement des normes conjugales et la quête du « bonheur domestique » que partagent un nombre croissant d’homosexuel·les et d’hétérosexuel·les (Adam, 1999). Des expériences et un ressenti communs consolident les liens, notamment avec des hétérosexuelles. Les rapports de classe apparaissent en effet ici inextricablement mêlés au genre. Socialisées à la compassion, les femmes sont, plus que les hommes, disposées à l’acceptation de l’homosexualité (Bajos, Beltzer, 2008 ; Herek, 2002), mais aussi à s’engager dans des discussions intimes (Berlant, 2008), lors desquelles elles savent être à l’écoute (Monnet, 1998). Le registre intimiste de ces relations est renforcé par le fait que, du côté des hétérosexuelles, la proximité est souvent vécue sur la base d’une nature supposément partagée, renvoyée à des identités de genre organisées de façon binaire, « féminines » ou « masculines ». Elizabeth raconte par exemple à propos de son meilleur ami gai qu’elle peut « se connecter à un niveau féminin » avec lui, pour mettre ensuite l’accent sur leurs goûts musicaux communs : « Mes copains hétéros s’en foutent de la pop culture, Beyoncé… »
22Les amitiés fonctionnent différemment selon les générations. Les enquêté·es né·es avant 1955 se familiarisent, grâce à elles, avec une réalité que la société de l’après-guerre tenait comme anormale et étrangère, voire comme un enjeu de sécurité nationale aux États-Unis (Eskridge, 1999). Les liens amicaux contribuent à l’effacement des stéréotypes, et de façon plus prononcée pour la génération suivante, à la mise à distance des grilles de lecture pathologisantes parfois héritées ou transmises par les parents élevés après la Seconde Guerre mondiale. Le contexte dans lequel s’opère cette nouvelle socialisation est décisif. La génération née entre 1955 et 1975 est confrontée à l’impact des mouvements gais et lesbiens à partir des années 1970 et à la demande de visibilité manifestée notamment par le coming out (Chauncey, 2002, 45). Dans les deux pays, ce bouleversement historique se répercute sur la vie intime des hétérosexuel·les, confrontés aux révélations de frères, de sœurs, d’enfants mais aussi d’ami·es. Plusieurs enquêté·es découvrent alors une réalité jusque-là niée, la discrimination et l’homophobie. Ainsi Marie, 50 ans, directrice d’école dans le Marais, évoque une collègue très proche avec qui elle travaillait dans le cadre d’activités bénévoles, qui avait fini par lui avouer, sur le mode de la confession, qu’elle était en couple avec une femme. Après s’être étonnée du long silence que cette collègue avait maintenu, éludant par exemple les traditionnelles questions sur Noël, elle ajoute : « Purée, mais quelle souffrance. J’ai pris la mesure de la chose », c’est-à-dire des protections mises en place contre les possibles rejets.
- 10 L’invention de l’adolescence, et plus largement, alors que les institutions éducatives se développe (...)
23La génération née entre 1955 et 1975 fait donc, plus que les autres, un apprentissage de l’acceptation de l’homosexualité qui va marquer les trajectoires. Cet effet de génération se double d’un effet d’âge. C’est durant l’adolescence et les années qui suivent que les amitiés sont les plus nombreuses, pour décroître ensuite avec l’installation dans le couple (Bidart, 1997, 191-194). Le temps, historiquement nouveau, de la jeunesse est celui de l’agrégation entre pairs, dans le milieu scolaire et les activités de loisirs10. Les amitiés avec des gays et des lesbiennes naissent à cet âge-là, et, plus spécialement pour les enquêté·es, tous·tes diplômé·es du supérieur, durant les années universitaires, vécues et racontées par beaucoup comme un moment charnière. C’est particulièrement le cas aux États-Unis où la vie de campus est un véritable rite de passage et où les organisations LGBT participent à l’apprentissage de valeurs qui construisent un positionnement progressiste durable. Liz, déjà évoquée, a par exemple étudié dans un établissement prestigieux de la côte Est, « considéré comme politiquement très progressiste, où tout le monde était riche et liberal, [et où] c’était considéré comme presque impensable de ne pas être gay-friendly ».
24Dans ce contexte issu des luttes des années 1970, le temps de la jeunesse en lui-même est propice aux amitiés avec des gays et des lesbiennes. Si les parcours scolaires organisent la reproduction des positions sociales, le changement y a aussi sa place. L’encadrement exercé par la famille se distend, et à distance de celle-ci, des espaces de sociabilités se constituent (Rissoan, 2004). Les liens amicaux reflètent les affinités sociales, mais en même temps peuvent retravailler les habitus, infléchir certaines valeurs transmises par les parents. Particulièrement valorisés, notamment parce qu’ils incarnent le règne de la liberté, les liens électifs agissent sur des individus soumis à des influences multiples (Lahire, 2004, 497-556 ; Darmon, 2016). Le protocole de l’enquête, circonscrite à des quartiers et dans une certaine mesure aux écoles primaires, n’autorisait pas l’observation de tels phénomènes mais la récurrence des anecdotes issues des années adolescentes et plus encore étudiantes atteste de ce qu’un moment charnière est alors vécu du point de vue du rapport à l’homosexualité.
25Les expériences sont d’autant plus marquantes que les liens électifs constitués dans la jeunesse se répercutent aussi dans des expérimentations parfois indissociablement amicales, amoureuses et sexuelles, qui suscitent des troubles. Bob, 74 ans, enseignant à la retraite, m’explique par exemple qu’il n’a pas entendu parler d’homosexualité la première fois par l’intermédiaire de ses parents, mais au sein de sa bande de copains :
Le premier contact que j’ai eu, nous étions jeunes, autour de la puberté, et on trainait avec une bande de garçons. Un de ces mecs était gai. Ouvertement. Et il nous a introduits à ça. Et on était amis. C’était comme ça, c’était comme ça qu’était Jerry. On allait dans des bars gais à l’époque, dans le Village. C’était l’époque, le milieu des années 1950, on était un peu coincés sexuellement. C’était un peu perturbant.
Quand je lui demande s’il s’est toujours considéré comme hétérosexuel, il commence par me dire oui, puis enchaîne, évoquant à nouveau cette période : « On n’était pas aussi sûrs de notre sexualité. Il y avait un peu de confusion. J’avais deux amis très proches et on dormait chez l’un chez l’autre. On dormait dans le même lit… Donc oui et non. Et après, à la fac, ça s’est fixé. »
26Plusieurs phénomènes interviennent ici. C’est d’abord, dans ce cas précis, la possible répression de désirs, interdits par la société hétéronormative dans laquelle Ben grandit. Parallèlement, la fréquentation de gays et de lesbiennes favorise, pour lui comme pour d’autres, plus jeunes, l’apprentissage d’une acceptation, à travers l’incorporation d’un discours articulé et une dénonciation explicite de l’homophobie. Celle-ci peut même conduire à endosser la posture d’allié, institutionnalisée aujourd’hui à travers les Gay and Straight Alliances des lycées (Pascoe, 2007, 140-150). Inexistantes dans les établissements parisiens, les GSA sont des lieux où l’acceptation de l’homosexualité est affichée. L’allié soutient, et plus encore s’interpose en cas de violence et de discrimination. C’est ainsi que se définit Gayle, pour qui le coming out d’un ami a été décisif quand elle était rédactrice en chef du journal du lycée :
Mon ami a écrit un article [dans ce journal] quand il a fait son coming out, ce qui était vraiment cool et courageux. Il avait 17 ans. C’était un ami proche. Je l’ai encouragé à écrire cet article. Il voulait plus ou moins faire son coming out, ne savait pas comme le faire. Il voulait éduquer les gens sur qui il était, comment il a réalisé qu’il était gai…
27En plus de manières de voir, ce sont ainsi des postures, des attitudes, des manières de réagir publiquement dans certaines situations que l’on apprend au cours des amitiés, et qui ont pu se traduire chez certains Parisien·nes par le fait d’aller manifester en 2012 pour la loi Taubira qui légalise le mariage pour les couples de même sexe. Mais à l’occasion des coming out de camarades de lycée et plus encore d’université, un deuxième apprentissage a lieu. Ce que Ben évoque à travers le fait que « ça s’est fixé » relève d’une mise en ordre des sexualités par l’intériorisation de catégories qui permettent d’évacuer l’incertitude : on est gai ou hétérosexuel. Ethan, 30 ans, manageur dans l’industrie musicale, raconte que, avant d’arriver à l’université, il ressentait une gêne : « Un homme qui couchait avec un autre homme. Peut-être y avait-il quelque chose que je ne comprenais pas. » C’est à l’université qu’il se fait des amis gais, et que la perception d’une différence problématique s’atténue. Les coming out auxquels il assiste viennent en parallèle introduire une certaine cohérence entre styles, pratiques et orientations sexuelles. Ethan se souvient par exemple de l’annonce spectaculaire d’une étudiante, lors d’une fête, devant 30 personnes, alors même qu’elle sortait avec un homme. Quant à son premier ami gai, il sortait avec beaucoup de femmes, tout en étant « très extravagant, avec beaucoup de traits gais ». Il finit par faire son coming out. Les catégorisations « gais » et « lesbiennes » mobilisées lors de ces déclarations publiques permettent aux hétérosexuel·les d’inscrire l’homosexualité, et eux-mêmes, dans un ordre lisible et binaire. Au sein de celui-ci règne l’acceptation, qui a aussi pour conséquence possible d’évacuer certains désirs et certaines confusions (terme qu’emploient Ben et Ethan), que suscite par exemple le côtoiement de personnes exhibant des normes de genre non conventionnelles mais qui sortent avec des personnes de sexe opposé. Une distinction fondamentale se maintient, certes sur un mode bienveillant, entre les hétérosexuel·les d’une part, les gays et les lesbiennes de l’autre.
28Valorisée socialement, indice de qualités relationnelles tenues aujourd’hui pour décisives, l’amitié peut aussi être suspecte. Le contrôle des amitiés, masculines notamment, est contemporain de l’inquiétude qui naît autour d’une pathologie progressivement nommée à la fin du XIXe siècle : l’« homosexualité » (Vincent-Buffault, 1995, 148-153). Partie prenante du mouvement d’extension de la sphère privée, l’amitié entretient plus généralement une relation de concurrence avec les liens, quasi unanimement célébrés, de la conjugalité et de la famille. Nous l’avons vu, elle peut contrecarrer, ou s’immiscer dans la socialisation primaire qui opère de façon privilégiée dans la famille. Les liens des hétérosexuel·les avec les gays s’inscrivent dans cette histoire des relations ambiguës entre amitié et famille, en contribuant à construire une sphère potentiellement vécue, pour paraphraser Lori Saint-Martin (2011), comme étant « mieux que la famille ». Plus que cela, dans le cas qui nous intéresse – et c’est ce qui fonde l’hypothèse d’une résistance à l’hétéronormativité, souvent dans le prolongement de la socialisation à l’acceptation –, ces liens accompagnent la mise à distance des injonctions et des modèles conventionnels, voire la revendication de vies intimes alternatives.
29L’opprobre qui se porte sur les amitiés féminines est un thème récurrent du discours féministe, qui s’est parfois efforcé de réhabiliter la complicité entre femmes sous la banderole de la « sororité », remettant même en question les distinctions instituées par « l’hétéro-réalité » au profit d’un « continuum amitié-amour » (Rich, 1981). Comme Adrienne Rich le suggère, l’amitié aurait un potentiel de subversion de l’hétéronormativité. Je voudrais reprendre cette idée pour l’appliquer aux amitiés entre hétérosexuelles d’une part, et gays et lesbiennes de l’autre.
30Dans le milieu aisé de Park Slope et du Marais, où l’égalité entre les sexes est valorisée, les injonctions pesant sur les femmes ne disparaissent pas. Alors que beaucoup sont sensibles aux thématiques féministes, il leur faut échapper au stigmate dont font l’objet les femmes considérées comme trop revendicatives, afin de garantir l’entrée dans l’union ou maintenir la vie de couple. Les amitiés avec des gays et des lesbiennes témoignent de la recherche de liens affinitaires permettant d’échapper à, ou tout simplement de gérer ces tensions. Comment cela s’opère-t-il ? Comme les amitiés entre femmes hétérosexuelles, ces liens permettent d’abord une mise à distance de la sphère conjugale, contrant ainsi la loi des amitiés décroissantes au fur et à mesure que la femme s’investit dans le couple et la maternité. Les voisins gais de Ratiba sont par exemple devenus des amis avec qui elle sort dans le Marais, sans son mari qui reste s’occuper des enfants. Depuis que ses deux enfants ont grandi, elle a renoué avec un ancien copain de lycée, gai, et a repris, avec lui, un sport qu’elle pratiquait intensément à l’adolescence.
31Plus que cela, les amitiés ouvrent, pour certaines femmes, des espaces-temps à distance de la domination hétéropatriarcale ou les aidant, tout simplement, à la supporter, confortées en cela par le tropisme déclaré par les hommes gais vers les hétérosexuelles plutôt que vers les hétérosexuels. Jean, 31 ans, collaborateur parlementaire, me raconte ainsi ses virées nocturnes avec deux de ses amies, une hétérosexuelle et une lesbienne, tous les trois habitués de la soirée du dimanche soir du Freedj, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie dans le Marais. Il me dit franchement avoir « du mal à devenir ami avec des mecs hétéros », qui « ont plus de mal avec l’homosexualité que les femmes ». Certaines femmes mettent en relation directe les amitiés nouées avec des hommes gais et les rapports inégalitaires auxquels elles sont confrontées dans leur vie d’hétérosexuelle. C’est le cas de Sophie, habitante du Marais, 38 ans, qui, interrogée sur l’existence de relations privilégiées entre les filles et les gays, approuve avec enthousiasme. Elle qui se dit en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes raconte, en riant, « avoir un peu lâché l’affaire ». En quête d’une relation stable, d’un mariage même qui s’accompagnerait d’enfants, elle a conscience que la recherche du conjoint va nécessiter des compromis, qu’elle ne voulait pas faire dans ses relations précédentes :
Je pense que, au début, j’ai essayé d’être sur un pied d’égalité, parce que c’était important à 30 ans que je n’en fasse pas plus au niveau des tâches ménagères, que je puisse prendre les mêmes décisions par rapport à où on va en vacances. Aujourd’hui, j’ai un peu lâché l’affaire. Je me dis : « s’il y a l’amour et que c’est moi qui fais à manger et les courses tous les jours, ça fait partie de la vie ». Souvent on se retrouve dans des schémas qu’on n’a pas forcément voulus.
32Sophie vit de façon brutale les rapports de force genrés qui pèsent sur la construction du couple. Parallèlement elle investit avec force les relations amicales, qui organisent son temps hors travail. Elle part ainsi régulièrement en week-ends avec une amie hétérosexuelle, avec qui elle partage une chambre d’hôtel. Ces amitiés féminines semblent donc bel et bien jouer un rôle d’échappatoire, mais Bertrand s’avère être un compagnon de vacances encore plus fidèle, lui procurant, en outre, une sorte de substitut au lien conjugal. En effet, elle va même jusqu’à fêter Noël avec lui, dans sa famille, formant à cette occasion une sorte de « faux couple » :
Noël, c’est quand même un contexte assez familial. Mais je sens qu’ils sont hyper contents que je sois là et il y a cette espèce de… couple faux, je dirais, mais qui, pour sa mère et sa sœur, a un côté un peu rassurant… je ne sais pas comment te dire, tu vois ? Peut-être que dans le fond… sa mère m’adore, me fait des cadeaux, etc.
— Elle aurait bien aimé que tu sois la belle-fille ?
— Ouais. Dans le fond, est-ce qu’il n’y a pas cette idée de « et si jamais » ? Par exemple, à Noël, il y a un truc qui m’a fait sourire, ça va loin… Ses nièces demandent si on est amoureux, quand on va se marier. Elles ont 6 ans et 8 ans, je crois. Elles me prennent à part et elles me disent : « Tonton m’a dit qu’il était amoureux de toi ! » Alors que je sais bien que tonton, il a rien dit.
— Et tu dis quoi, alors ?
— Je dis : « Ah bon, il est amoureux de moi ? Moi, j’aime beaucoup tonton mais je ne pense pas qu’on va se marier. » J’essaie de resituer, mais c’est pas évident, parce que c’est pas à moi de dire à ses nièces son homosexualité.
33Ce faux couple « rassurant » pour la famille pourrait bien être rassurant pour Bertrand aussi puisqu’il semble être une manière de gérer sa tardive sortie du placard. Tout en étant « out » auprès de ses parents, il leur laisse peut-être l’espoir d’un futur hétérosexuel (« et si jamais ? »). Mais cette mise en scène est sans doute rassurante pour Sophie aussi, à qui elle permet de jouer un autre jeu : célibataire, elle peut être une « belle fille idéale » et former temporairement un couple heureux, reposant sur « l’amour », et socialement reconnu lors de ce moment de consécration familiale par excellence qu’est le repas de Noël. Certes, on pourrait voir dans cette expérience une façon, purement compensatoire, de mimer une relation conjugale hétérosexuelle qui est recherchée coûte que coûte. Mais on peut aussi y déceler une logique de substitut, vécue à ce titre positivement et non pas seulement dans le manque, une réassurance affective alors que Sophie anticipe avec lucidité des renoncements aux principes égalitaires.
34Les amitiés des hétérosexuelles avec des gays, mais aussi des lesbiennes contribuent enfin à l’invention d’autres vies amoureuses et sexuelles, dont témoignent deux enquêtées : Marie-Pierre, Française de 70 ans, que j’ai déjà évoquée, et Sandy, Américaine de 75 ans, universitaire, qui ont toutes deux divorcé après vingt-cinq ans de mariage, vers 50 ans. La séparation provoquée par le départ du mari pour une autre femme a marqué une rupture biographique forte. Le choc, affectif, a aussi été social tant ces femmes élevées dans un modèle de différenciation des rôles et dans l’injonction au mariage ont été confrontées, à l’occasion de ces ruptures, à des formes de « déclassement social » (Flahault, 2009, 118). Cela n’est pas que douloureux. Une distance est prise par rapport à un certain modèle de vie hétéroconjugal, qui crée de fait un détachement, condition de l’expérimentation.
35Les deux femmes, qui ont pris en charge l’éducation des enfants, sont elles-mêmes devenues parents d’une famille monoparentale. De ce fait, elles ont perdu, en partie, la position leur permettant de porter un jugement sur les formes alternatives de conjugalité et même de vie familiale. L’ébranlement de la supériorité vécue comme allant de soi de l’hétérosexualité favorise alors l’éclosion de liens plus étroits avec des gays et des lesbiennes. Pour Marie-Pierre et Sandy, la séparation a en effet conduit à une réorganisation de la vie sociale et intime. La première a rencontré plusieurs hommes gais, devenus ses amis, dans une association culturelle du Marais. Pour la seconde, c’est en quelque sorte la deuxième fois dans sa vie que l’amitié avec des gays accompagne une bifurcation biographique. Sa rencontre avec l’homosexualité est intervenue dans une période de découvertes faites au début des années 1960, alors que son mari est envoyé en France par l’armée américaine. L’intensité de chaque expérience renforce celle des autres, dans un moment résumé par elle comme correspondant à son « introduction personnelle à la diversité ». Outre l’exploration d’un autre pays, son séjour l’amène à fréquenter des soldats d’une « armée [qui] était remplie de gays ». De sorte que « tout à coup tous vos amis sont gais », se souvient-elle. L’un en particulier fait son éducation :
Je marchais avec Morris, on était à Paris, et il dit : « OK, je vais tout t’expliquer. » Et j’avais 22 ans. Je savais plus ou moins, mais c’était… Et c’est devenu… juste une autre manière d’être dans le monde.
36L’homosexualité se banalise et rentre dans sa vie alors que celle-ci se réorganise radicalement : elle vient de se marier et, issue des petites classes moyennes catholiques, elle a accédé à l’université et a fréquenté des cercles marxistes avec son mari, très politisé. Son arrivée en Europe a l’effet d’un accélérateur : « Tout était bouleversé, c’était la race, les drogues. Nos amis étaient africains-américains, nos amis étaient gais, tout ce qu’il y avait sous le soleil, plein d’hommes célibataires et tout le monde couchant avec tout le monde. » Dans ce milieu, « on était le couple hétérosexuel mascotte ». Les amitiés de Sandy s’enracinent ainsi dans une expérience plus large, qui bouleverse sa vision des choses, lui fait découvrir un monde nouveau alors qu’elle a largement rompu avec le sien.
37Vingt-cinq ans plus tard, alors que sa vie s’était resserrée sur sa carrière professionnelle et l’éducation de ses deux enfants, le divorce de Sandy constitue une rupture dont elle sort également transformée. Aujourd’hui elle est membre de la coopérative alimentaire, participe aux activités de la librairie indépendante de Park Slope et a rejoint l’église méthodiste, autant d’institutions locales affichant leur soutien à la reconnaissance des couples de même sexe et aux droits des gays et des lesbiennes. Elle retrouve une vie spirituelle qu’elle avait délaissée en réaction à sa mère, très religieuse, en accord avec son mari, non croyant, mais aussi pour des raisons politiques, « parce que les églises ne se soucient pas des pauvres ». L’église de Park Slope lui permet de renouer avec le monde paroissial, cette fois-ci en combinant valeurs spirituelles héritées de son enfance et engagement politique. Son réseau amical s’élargit dans plusieurs directions. Elle va au concert ou à des événements littéraires avec trois couples d’amis proches, hétérosexuels, tout en fréquentant, au sein de l’église méthodiste, des gays et surtout des lesbiennes, par exemple lors des activités organisées par le comité d’action sociale.
38En même temps qu’elles recomposent leurs réseaux de sociabilité, les deux femmes réorganisent leur vie intime. Sandy comme Marie-Pierre ont baigné, enfants, dans une atmosphère établissant des rôles sexués extrêmement différenciés, dans un silence de rigueur sur les questions de sexualité. Des trajectoires professionnelles à succès leur ont permis d’interroger, en partie, ces normes. Surtout, contrairement aux « femmes en manque » que décrit Érika Flahault dans son livre sur les nouvelles formes de solitudes au féminin, peinant à vivre « seules » et pour qui l’appartenance au groupe conjugal et familial continue à primer, les relations sociales de ces deux femmes ne restent pas centrées sur la famille. Le quartier en cours de gentrification leur procure des ressources, notamment du point de vue de l’engagement associatif. C’est là tout particulièrement que les relations amicales avec des gays et des lesbiennes également engagés localement jouent un rôle important. Un rapport plus proche à l’homosexualité se dessine, et celle-ci s’offre comme un modèle ou une source d’inspiration à un moment où de nouveaux liens amoureux et sexuels sont expérimentés. Sandy et Marie-Pierre ne se sont pas remariées, mais elles vivent des histoires atypiques, non cohabitantes, avec des hommes, dont les modalités font l’objet d’une négociation. Rencontres ponctuelles, hors du milieu social, dissociation de la sexualité d’avec la conjugalité : les deux femmes ont concrètement remis en question dans leur vie les normes qui encadrent l’union, et notamment la monogamie et la cohabitation. Sans être forcément vécues au grand jour, ces expériences facilitent l’apprentissage d’une tolérance par rapport à des modes de vie longtemps pensés comme fondamentalement « différents », car hors de la conjugalité et associés à la sexualité récréative.
39De fait, l’acceptation de l’homosexualité, plus prononcée chez les femmes, s’avère être corrélée aux expériences de vie. Il y a « un continuum entre la mise à distance des normes conjugales et sexuelles dominantes et l’acceptation de l’homosexualité », écrit Wilfried Rault (2016, 64), continuum qui n’existe pas pour les hommes dans la mesure où « un grand nombre de partenaires, une dissociation de la sexualité et du sentiment, ou avoir un rapport sans lendemain s’accordent avec un modèle de virilité dominant qui se combine à un rejet de l’homosexualité » (2016, 55). Les amitiés avec des gays et des lesbiennes pourraient bien aussi expliquer comment se construit ce lien étroit entre hétérosexualités féminines non conventionnelles et acceptation de l’homosexualité, notamment par les conversations et échanges qu’elles autorisent.
40J’aborde avec Marie-Pierre la vie sexuelle qu’elle a eue avec son mari, puis je lui demande si c’est un sujet de conversation avec ses amis. Elle me dit, évoquant d’abord ses amies (hétérosexuelles) :
Le sexe, on n’en parle pas du tout, non pas que c’est un sujet tabou… Mais mes copains homos, surtout O., il suffit qu’on soit deux ou trois personnes pour qu’on parle d’histoires de sexe. Moi, je trouve ça assez marrant. C’est pas un sujet tabou. […] Autant Y., il en parle jamais, autant O… (rires). Il m’avait raconté que Y. était parti je ne sais pas où, quinze jours. Il m’avait dit : « Je fais plein de nuits avec des tas de copains ! » (rires) Il fait ce qu’il veut !
41Même si elles sont sans « tabou », les amitiés féminines semblent là trouver une limite, et la liberté de ton qu’elle découvre avec ses amis gais se nourrit d’une certaine fascination pour la liberté présumée de leur mode de vie. Il est vrai, la normalité de ce couple est pour elle étroitement liée au fait qu’il est solidement établi dans la conjugalité : ils sont en couple, donc « comme vous et moi », me dit-elle. Peu avant, elle me vantait leur élégance et le raffinement de leur appartement, éléments importants de la définition d’une homosexualité (masculine) respectable dans ce milieu. On le voit ici à nouveau : certes ébranlée à la faveur de chocs biographiques, l’asymétrie des sexualités est maintenue par l’intermédiaire des exigences posées, même à demi-mot, par l’hétérosexuelle.
42Cela n’empêche pas Marie-Pierre de voir aussi chez les hommes gais qu’elle côtoie une différence qu’elle valorise : la gestion, souvent plus explicite, de relations non exclusives (Lerch, 2004). Ces amitiés accompagnent ainsi la découverte de modes de vie vus comme alternatifs, voire transgressifs. Les femmes hétérosexuelles puisent dans les conversations amicales des modèles susceptibles de les aider à penser et à valoriser des expériences en rupture avec certaines normes dominantes. Ces sociabilités facilitent ainsi la gestion du stigmate de la « femme seule ». Plus important encore, elles leur permettent de devenir des « femmes en marche », pour reprendre une autre expression d’Érika Flahault, et d’autant plus « en marche » qu’elles ont réaménagé pour elles-mêmes les cadres dans lesquels se déploient habituellement les liens amoureux et sexuels avec des hommes.
43Peu étudié, à la fois très valorisé mais faiblement encadré, le lien amical joue un rôle dans de nombreux rituels et moments charnières de la vie sociale, de l’initiation sexuelle au mariage (Maillochon, 2003 ; 2010). J’ai voulu montrer dans cet article comment il participait à la formation des identités de classe au sommet de la hiérarchie sociale, à travers les échanges symboliques qui s’opèrent dans le contexte de quartiers gentrifiés. La valorisation morale retirée par les hétérosexuel·les de leur engagement pour la diversité, notamment sexuelle, fait pendant aux formes d’intégration locale des homosexuel·les « respectables » et de même niveau socio-économique. La focale mise sur les interactions sociales dans un contexte de transformation historique de la place de l’homosexualité montre qu’il ne s’agit pas pour autant de simple reproduction des positions. Ces liens affinitaires ont aussi contribué à ébranler les préjugés et à favoriser les échanges. L’enquête menée à New York et à Paris ne se limite donc pas à mettre au jour le profit symbolique d’amitiés un peu particulières. Celles-ci renforcent les positions sociales des hétérosexuel·les et de leurs voisin·es gai·es partageant le même statut de gentrifieur·ses ; examinées au prisme du genre et de la sexualité, elles apparaissent, dans une certaine mesure, changées.
44Les liens affinitaires étudiés restent en même temps à l’image du type d’acceptation qui s’est imposé, notamment dans la fraction des classes supérieures qui la revendique ouvertement. Ils font l’objet d’un contrôle exercé grâce aux ressources détenues par les hétérosexuel·les fortement dotés en capital culturel et économique, et les gays et les lesbiennes jugé·es non respectables sont mis à distance. La conformité aux normes de genre exigée tout particulièrement des lesbiennes et l’injonction à la discrétion et à la modération : tout cela dit bien que les frontières sont déplacées plus qu’abolies et que les normes perdurent, renforcées par des codes bourgeois toujours rigides même quand ils se teintent de bohème. Surtout, ces exigences disent tout bonnement que, loin de l’égalité promise, les hétérosexuel·les continuent à dicter les conditions de l’acceptation. Les types de relations que ces dernier·ères entretiennent avec des homosexuel·les, et plus particulièrement les relations amicales, ne sont donc pas des manifestations objectives, et quasi quantifiables, d’une plus grande acceptation de l’homosexualité. Leur analyse dans le cadre d’une enquête localisée permet d’en dégager les particularités et ainsi de mettre à mal certains récits enchantés. Comme l’institutionnalisation de la cause des gays et des lesbiennes, ces amitiés profitent à certain·es d’entre eux·elles, et, dans tous les cas, toujours aux hétérosexuel·les.
45Plus généralement, l’étude des amitiés éclaire les formes que prend l’hétérosexualité aujourd’hui. Loin de ne relever que de pratiques, d’identifications ou de désirs proprement sexuels, celle-ci se déploie dans une série de lieux et d’institutions, de valeurs et d’interdits, de rites et de liens. Parmi ces derniers, les amitiés offrent une perspective précieuse sur les recompositions, à la fois frappantes et limitées, de l’hétéronormativité. Les relations avec des gays et des lesbiennes, plus nombreuses, affichées, et même valorisées dans le contexte de la gay-friendliness, font partie d’un monde qui gagnerait à être davantage étudié, et par là même singularisé : celui des hétérosexuel·les, encore rarement examiné·es en tant que tel·les.