- 1 Nom d’emprunt.
- 2 Pour une description plus détaillée des profils des jeunes, veuillez vous référer à la section « En (...)
1José1 : Ici, en Suisse, malheureusement, c’est un pays libre [en ce qui concerne la sexualité], on rencontre une fille et soudain, on va chez elle et il faut qu’il se passe quelque chose, sans la connaître, sans même connaître son nom, et on ne sait pas si elle a une maladie. Je pense que c’est la pire des erreurs, tu rencontres quelqu’un et tu as déjà ce que t’as envie d’avoir – du sexe – et après cette personne ne t’intéresse plus. En Amérique du Sud, avoir une relation avec une fille, ce n’est pas si facile, tu dois connaître son père, sortir, l’inviter, aller au cinéma, construire la confiance, et à un moment donné peut-être cela se produit. Mais ici je pense que c’est trop rapide (focus group, 19-25 ans, apprentis/travailleurs dans des domaines variés : construction, cuisine, logistique2).
- 3 Plus précisément, il s’agit des jeunes provenant d’un des quatre pays suivants : Pérou, Équateur, B (...)
2Ces propos ont été recueillis dans le cadre d’une recherche financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) et le Fonds stratégique de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) qui avait pour objectif de comprendre les représentations sociales et pratiques sexuelles des jeunes d’origine latino-américaine en Suisse3 (Carbajal et al., 2016). Les flux migratoires latino-américains en Suisse connaissent une croissance progressive : de 31 031 personnes en 2004, le nombre est passé à 47 186 en 2019 (OFS, 2020). Si les vagues migratoires des années 1970, 1980 et 1990 sont davantage connues (Bolzman, 1996 ; Bolzman, Carbajal, Mainardi, 2007), les informations relatives aux jeunes de la deuxième génération (Carbajal, Ljuslin, 2010 ; Leuenberger, 2007) ou à ceux et celles arrivé-e-s dans les années 2010 sont plus restreintes. Les études portant sur la sexualité de ces jeunes sont rares (Carbajal, Ward, Schonenberger, 2020). Notre enquête vient ainsi combler cette lacune.
3Dans le cadre de cet article, nous analyserons le processus de construction des masculinités dans un contexte où les références culturelles entrent en contradiction et où les jeunes racisés sont souvent désavantagés sur les plans légal et professionnel. Si, comme en témoigne José, « là-bas », il incombait au jeune homme d’entreprendre une série de démarches afin de gagner la confiance de la jeune femme et d’avoir, par la suite, des rapports sexuels, « ici » la rencontre sexuelle semble se faire rapidement et sans suivre d’étapes préalables. Le rôle de l’homme se modifie : d’un rôle primordial tout au long des phases constituant la rencontre sexuelle, il passe à un rôle défavorisé où il est moins actif, voire passif face à la femme qui semble déterminer le déroulement de l’action. S’il s’agit dans les deux configurations d’être performant sexuellement, la transformation du scénario oblige les jeunes gens à interroger l’adéquation entre ce qu’ils sont censés incarner, en tant qu’hommes, et la situation vécue. Dans ces circonstances, comment interprètent-ils « ce qu’on attend d’eux » pour être des « vrais hommes » ?
4Cet article s’intéresse à la sexualité en tant que révélatrice de rapports de pouvoir où le genre interagit avec la classe et la race. Aussi, comme le souligne Raewyn Connell (2014), l’étude des rapports de genre entre femmes et hommes ne peut pas se passer d’une analyse des rapports de genre parmi les hommes. Ainsi, dans le cadre de cet article, nous allons nous concentrer sur la construction des masculinités de ces jeunes hommes en observant celle-ci autant du point de vue des rapports qu’ils entretiennent avec les femmes qu’avec d’autres hommes, en l’occurrence des Suisses.
5Dans la première section, nous décrirons la méthodologie de notre étude et présenterons les perspectives théoriques. Puis, nous analyserons la façon dont les conditions d’intégration dans la société du pays d’immigration interagissent avec les modèles de masculinités valorisées. Par la suite, en nous concentrant sur les discours relatifs à l’expression des masculinités dans le domaine de la sexualité, nous examinerons trois contextes relationnels : le fait de « coucher » avec une Latina, celui de « coucher » avec une femme suisse, et de « coucher » avec une femme suisse recherchant des Latinos « bons amants ». Dans ces trois cas, il est question du cadre de référence normatif concernant la masculinité (ce qu’ils considèrent être du ressort du masculin dans le domaine de la sexualité), de son interprétation, des pratiques découlant de ce processus ainsi que des masculinités sexuellement performantes. En conclusion, nous mettrons en évidence le caractère marginalisé de leurs masculinités au regard des masculinités suisses. Une marginalité qui se manifeste, d’une part, par le faible niveau de confiance qui leur est accordé en matière de conjugalité auprès des femmes suisses et, d’autre part, par la contrainte à être performant sexuellement et à assurer une sexualité débordante et passionnée qui contribue à essentialiser la catégorie du « Latino ».
- 4 Cette étude a été menée dans le cadre de la HES-SO, Haute école de travail social Fribourg, en part (...)
6Cette étude qualitative, à caractère exploratoire, concernait trois groupes de jeunes, se distinguant par leur parcours migratoire : les jeunes Latino-Américain-e-s récemment arrivé-e-s en Suisse ; les jeunes issu-e-s de la deuxième génération ; les jeunes descendant de couples mixtes latino-suisses4. La récolte des données s’est déroulée entre 2012 et 2013 dans des cantons de Suisse romande (Genève, Vaud et Fribourg) ainsi que dans le canton de Berne. Cet article se concentre sur les discours des jeunes hommes arrivés en Suisse entre 2007 et 2013, dont l’âge varie entre 16 et 25 ans, et qui ont été principalement socialisés dans leur pays d’origine.
7Nous avons nommé ce groupe « jeunes récemment arrivés » car ils résident en Suisse depuis moins de cinq ans et ils ont suivi leur scolarité obligatoire dans leur pays d’origine. Nous avions émis l’hypothèse que ces jeunes hommes, après la rencontre avec d’autres cadres normatifs, se trouvaient davantage dans un rapport de comparaison entre les références du pays d’origine et celles du pays de résidence, notamment en ce qui concerne les relations sexuelles et amoureuses. Ce processus les confrontait au besoin d’interpréter leurs expériences et de négocier leurs positionnements face à la masculinité.
8Le concept de masculinité se réfère à des pratiques sociales correspondant à « ce que les hommes sont supposés être » à un moment donné dans un lieu donné (Connell, 2014). Norma Fuller (2001) soutient que la masculinité est un processus en tension entre virilité (l’homme doit prouver qu’il est fort, sexuellement actif et hétérosexuel), position dans l’espace domestique (il doit être responsable : le fait d’être père est sa plus grande réussite et donne sens au projet de vie) et situation dans la sphère publique (représentée par le travail et la politique se basant sur l’honnêteté et la contribution au bien commun). L’agencement de ces différentes dimensions donne lieu à des cas variés, d’où la nécessité de parler des masculinités plurielles.
- 5 Selon Judith Butler, l’hétéronormativité « […] désigne le système, asymétrique et binaire, de genre (...)
9Mais, comme Raewyn Connell (2014) le soutient, parler des masculinités revient à thématiser les rapports de genre, plus précisément la place que les hommes occupent dans l’ordre du genre. Selon cette chercheuse, « la masculinité hégémonique peut être définie comme la configuration de la pratique de genre qui incarne la réponse acceptée à un moment donné au problème de la légitimité du patriarcat. En d’autres termes, la masculinité hégémonique est ce qui garantit (ou ce qui est censé garantir) la position dominante des hommes et la subordination des femmes. » (Connell, 2014, 74). En tant que stratégie qui sert à légitimer le patriarcat, elle est, en même temps, en constant processus de légitimation vis-à-vis d’autres masculinités où des enjeux de subordination et marginalisation prennent place (Connell, 2014). Cette stratégie repose sur un système hétéronormatif (Butler, 2005 [1990]) où l’hétérosexualité est obligatoire5. Dans ce sens, la masculinité hégémonique désigne, d’une part, une subordination des hommes gays par rapport aux hommes hétérosexuels qui se manifeste à travers des discriminations d’ordre politique, culturel, économique et juridique vis-à-vis de la communauté homosexuelle. D’autre part, lorsque les rapports de genre interagissent avec les rapports de classe et de race, ils donnent lieu à des masculinités marginalisées, notamment ouvrières et noires en fonction des contextes (Demetriou, 2015).
- 6 Sur un total de 10 témoignages, 2 n’ont pas été inclus dans l’analyse : celui d’un père d’une fille (...)
10Cet article se base sur l’analyse de deux focus groups (composés d’un total de sept jeunes hommes) et de huit6 entretiens individuels. L’ensemble des entretiens individuels réalisés auprès de jeunes a été mené par les collaboratrices scientifiques de l’équipe d’investigation ayant à la fois des compétences linguistiques variées (espagnol, français, allemand) et une proximité culturelle avec l’Amérique latine (que ce soit par l’origine, le mariage ou les expériences de recherche avec cette population). Ce choix a été fait car selon notre expérience, mais aussi celle d’autres recherches dans le domaine de la sexualité (Schlagdenhauffen, 2014), une majorité des personnes – hommes et femmes confondu-e-s – préfèrent tendanciellement se confier à des femmes. D’ailleurs, cette option comportait l’avantage de donner aux jeunes la possibilité de choisir la langue de préférence pour la réalisation de l’entretien. En revanche, pour ce qui est de l’animation des focus groups avec les jeunes hommes, nous avons engagé un enquêteur bilingue (français, espagnol) possédant des liens proches avec l’Amérique latine, et ce, en nous appuyant sur l’hypothèse que l’appartenance à une même catégorie de genre pourrait favoriser, dans une dynamique collective, l’instauration d’un climat de confiance. Cette décision s’est avérée adéquate et elle a permis une certaine complicité propice à la volubilité. Ainsi, cinq entretiens ont été réalisés en espagnol, trois en français et les deux focus groups ont été menés en espagnol. Une attention particulière a été portée au choix du vocabulaire et à la traduction des termes en tenant compte des différences linguistiques régionales. Signalons finalement que notre enquête s’est limitée à l’étude de la sexualité hétérosexuelle.
- 7 D’une durée d’une année scolaire, l’objectif de ce type de classe est l’apprentissage du français, (...)
- 8 La formation professionnelle duale ou apprentissage articule formation pratique en entreprise et co (...)
11Les focus groups ont réuni, d’une part, des élèves allophones fréquentant des classes d’accueil7 (16-19 ans) et, d’autre part, des jeunes exerçant une activité lucrative en tant que travailleurs ou apprentis8 (19-25 ans). Parmi les huit personnes interviewées, cinq possèdent une autorisation de séjour (permis B, qui se renouvelle à l’année), soit par mariage, soit par réunification familiale. Trois autres n’ont pas de statut légal. Ces jeunes font des apprentissages dans la construction, la cuisine et la logistique, ou travaillent légalement en faisant des métiers de la forêt ou des jobs d’étudiants, ou au noir dans la restauration, le jardinage ou sur les chantiers. Ils proviennent de régions urbaines, principalement des classes sociales défavorisées et quelques-uns des classes moyennes.
12Nous tenons à souligner que lorsque les jeunes interviewés font référence à des femmes latino-américaines, des femmes suisses, des hommes suisses et des Latinos, ils catégorisent ces personnes en se basant sur d’autres critères que le fait de posséder un passeport suisse. Par exemple, si parfois les jeunes interviewés parlent des femmes suisses, à d’autres moments, ils privilégient le terme de femmes « d’ici ». Cette expression est utilisée par ces jeunes pour désigner des femmes rencontrées en Suisse, sans pour autant que ces dernières possèdent la nationalité suisse. La catégorisation sociale (Tajfel, 1972) permet une distinction de groupes : les femmes latino-américaines versus les femmes suisses et les hommes suisses versus eux-mêmes, les Latinos. Ce processus implique une tendance à accentuer les ressemblances entre les individus d’une même catégorie et à exacerber les différences entre les groupes. Ce travail de catégorisation sociale, mené par les jeunes enquêtés, ainsi que nous allons le voir tout au long de l’article, se base notamment sur des références ethniques – comprises au sens de modes de vie, pratiques, normes, valeurs (Dalibert, 2018) – dans le domaine de la sexualité : style de vie réservé (sexualité liée à l’amour) versus libéral en matière de sexualité (relations sexuelles libres, « plan cul »). Au-delà de constater de telles catégorisations, notre intention n’est pas d’approfondir les tenants et aboutissements de ces processus, mais de mettre en évidence les expériences des jeunes telles qu’elles sont vécues et racontées par ces derniers.
13Dans la société du pays d’immigration, les rencontres avec des femmes suisses sont colorées par des expériences d’intégration ou de discrimination. Dès lors, nous pouvons nous demander comment la position sociale des jeunes interrogés dans le pays d’accueil influence les postures de ces jeunes face à l’agencement entre les sphères virile (force, hétérosexualité), domestique (famille) et publique (travail, politique) propres aux masculinités, telles que définies par Norma Fuller (2001).
- 9 La Loi fédérale sur les étrangers et l’intégration (LEI : anciennement LEtr) réglemente les conditi (...)
14Les jeunes interviewés proviennent de pays très différents sur les plans économique, social et culturel. Sans intention d’omettre cette hétérogénéité qui joue un rôle important dans la construction des masculinités (Viveros Vigoya, 2001), nous constatons que ces jeunes tendent à faire abstraction de ces différences pour s’identifier comme des Latinos. Le fait de provenir d’un même continent leur fait partager une expérience de discrimination légale en raison de la non-provenance d’un pays membre de l’Union européenne ou de l’Association européenne de libre-échange (AELE)9.
- 10 Pour établir un contrat d’apprentissage, les jeunes sans-papiers ont besoin d’un permis de travail (...)
15Dans le pays d’immigration, du fait de leur nationalité, les personnes interviewées sont désavantagées sur le plan juridique et, en raison de leur parcours migratoire, le sont également sur le plan professionnel. À 15 ans, une fois terminé l’école obligatoire, les jeunes, en Suisse, en fonction de leurs notes, peuvent entrer dans des gymnases ou lycées en vue de poursuivre d’éventuelles études tertiaires (universités, hautes écoles, un tiers des jeunes suivent cette voie) ou postuler auprès d’une entreprise formatrice afin d’obtenir une place d’apprentissage (cela concerne les deux tiers des jeunes). Certains de nos répondants entrent en concurrence avec les jeunes gens nés et scolarisés en Suisse. C’est le cas de ceux qui se retrouvent dans les classes d’accueil ou en quête d’une place de stage. Outre les stéréotypes et préjugés ethniques de la part des employeur-euse-s dont ils peuvent faire l’objet, il leur est demandé, selon les domaines visés, une maîtrise de la langue (orale et écrite) et de bonnes notes. Ils ont donc moins de chances d’obtenir une place d’apprentissage par rapport aux jeunes hommes ayant grandi en Suisse. Mentionnons à titre d’exemple qu’en avril 2002, seuls 42 % des jeunes d’origine étrangère avaient trouvé une place d’apprentissage, contre pas moins de 70 % pour les jeunes Suisses (Hupka, Stalder, 2004). Par ailleurs, acquérir le statut d’apprenti est conditionné par le type de permis de séjour : seules les personnes migrantes qui bénéficient d’une autorisation d’établissement (permis C) ont accès à pratiquement toutes les possibilités d’apprentissage. Celles qui disposent d’une autorisation de séjour (permis B) peuvent postuler à un apprentissage, à condition qu’il n’y ait pas de ressortissant-e suisse ou détenteur-trice d’un permis C qui se présente pour la même place (Bolzman, Perregaux, 2008). Pour les jeunes sans autorisation de séjour, l’entrée dans un processus de formation professionnelle est difficile, voire impossible10.
16Le fait d’entamer un processus de formation professionnelle pour ceux qui proviennent des classes sociales défavorisées représente un motif de réussite par rapport notamment à leur groupe de référence du pays d’origine. Ceci leur permet d’établir des relations avec des gens en Suisse, de confronter leurs vécus et de faire émerger de nouvelles aspirations, tant sur le plan personnel (voyager, épargner de l’argent, etc., ce qui n’était pas possible avant) que familial (retarder la paternité alors qu’une bonne partie de leurs amis au pays d’origine sont déjà devenus pères).
17D’autres jeunes, un peu plus âgés, ayant suivi une formation post-école obligatoire dans leur pays d’origine, ont connu une déqualification professionnelle. Certains, notamment Vicente, provenant d’une couche sociale moyenne dans son pays d’origine, vit la déqualification comme une discrimination, motif pour lui de frustration : « Mais j’ai toujours eu du travail, pas dans mon domaine ; je ne le cherche même pas car ici je n’ai aucune chance. » Quant aux personnes sans autorisation de séjour, elles s’insèrent dans le marché du travail informel, souvent au noir. Le travail informel, non soumis à la législation du travail, est caractérisé par une grande vulnérabilité juridique ou sociale et instabilité au niveau des revenus. Quant au travail au noir, il constitue une infraction à la législation en matière d’immigration et à la loi du travail (en ce qui concerne les cotisations sociales) (Piguet, Losa, 2002).
18Situés dans la tranche d’âge 16-25 ans, ils transitent vers l’âge adulte où, d’une part, des questions en lien avec la formation professionnelle et l’insertion dans le marché du travail sont à l’ordre du jour, alors que ce sont justement celles qui posent le plus d’obstacles au regard de leur nationalité, statut juridique et parcours migratoire. D’autre part, les aspects liés aux relations amoureuses sont omniprésents. La plupart des enquêtés (cinq sur huit) ne sont pas encore en relation de couple et ils ne veulent pas encore devenir pères. Plusieurs d’entre eux vivent cette étape comme étant propice à l’exploration et à de nouvelles rencontres.
19Différentes études ont montré que les conditions d’intégration et la position sociale dans la société influencent la manière dont les jeunes se situent face aux masculinités : plus ils y sont dévalorisés, plus ils auront tendance renverser la stigmatisation qu’ils subissent en performant davantage la virilité. Christelle Hamel, par exemple, met en évidence que quelques jeunes hommes français maghrébins en situation de précarité durable doivent, face à l’impossibilité de trouver un travail et de fonder une famille, prouver leur virilité au sein du groupe à travers la multiplication des partenaires sexuel-le-s (Hamel, 2002). D’après elle, ces jeunes peu qualifiés, au chômage et victimes de discrimination, vivent leur période de jeunesse comme une phase d’exclusion. Ils ne peuvent pas s’inscrire dans la patrilinéarité et ainsi affirmer leur honneur et leur masculinité comme le désirent leurs parents. En conséquence, ils affirment leur masculinité, aux yeux de leurs pairs, à travers l’exercice de la virilité. Joëlle Moret, Janine Dahinden et Kerstin Duemmlen (2012) s’intéressent aux jeunes hommes en Suisse (non nécessairement migrants) qui réalisent des apprentissages de métiers dans le domaine de l’industrie du bâtiment (constructeurs, charpentiers, peintres). Elles montrent que les modèles de masculinité performante valorisés sont en étroite relation avec la position sociale de ces jeunes hommes au sein du système d’éducation suisse ainsi que sur le marché du travail. Engagés dans des formations professionnelles, ils connaissent une dévalorisation symbolique et sociale par rapport aux études universitaires ; et, dans la catégorie des métiers professionnels, les apprentissages dans la construction du bâtiment figurent parmi les moins prestigieux. Pour surmonter cette stigmatisation sociale, ces jeunes utilisent des stratégies en soulignant d’une part leurs propres valeurs : les vrais hommes sont de durs travailleurs manuels, en traçant, de ce fait, une frontière entre le manuel (correspondant aux hommes durs, hétérosexuels, économiquement responsables) et le mental (associé aux hommes efféminés, intellectuels, paresseux). Il s’agit, d’autre part, d’affirmer leur domination sur les femmes, envisagées comme des épouses à charge réalisant un travail qui mérite peu de reconnaissance.
20Normal Fuller (2001), dans son étude sur les masculinités péruviennes, constate que la manière d’agencer les différentes sphères – virile, domestique et publique – donne lieu à des configurations plurielles des masculinités qui peuvent varier selon le cycle de vie, la classe sociale et la culture régionale. Ainsi, l’auteure observe une tendance chez les jeunes hommes de classes défavorisées, pas encore insérés dans le marché de l’emploi et célibataires sans enfants, à mettre l’accent sur l’aspect viril, alors que chez les jeunes provenant des classes moyennes et élevées, la tendance est à l’éloignement de ces prescriptions. Pourtant, selon cette chercheuse, ce constat n’est pas une règle générale, car il existe des hommes qui privilégient des traits virils même en étant issus des classes sociales élevées.
21Les résultats de notre étude s’approchent des conclusions susmentionnées. Nous avons observé que certains jeunes valorisent une identité d’apprenti et de travailleur responsable (deux jeunes sont concernés) ainsi que de partenaire fidèle et fiable (un en couple avec une jeune Suisse et l’autre avec une femme latino-américaine de la deuxième génération). Ils se considèrent comme bien intégrés au niveau social et ont un réseau d’ami-e-s mixte. En revanche, d’autres jeunes se sentent discriminés (même si certains ont réussi à entrer dans un cursus de formation professionnelle en apprentissage) et investissent le côté viril, notamment dans le domaine de la sexualité : prouver sa force au moyen d’une sexualité active et hétérosexuelle. S’il n’est pas possible de s’accomplir dans les sphères publique (le travail représentant un motif de frustration) et domestique (absence d’enfants et de partenaire stable), le côté viril peut être privilégié au motif qu’il est susceptible d’engendrer plus de reconnaissance et de valorisation de la part du groupe de pairs de référence. Les aménagements que les jeunes font entre les trois sphères (virile, domestique et publique) sont toujours mouvants, négociables et peuvent évoluer en fonction de la manière de vivre les expériences d’intégration ou, au contraire, d’exclusion sociale, légale ou économique.
22Étant donné que la sexualité représente un aspect important de leur vie qui participe également à la construction des masculinités, nous analyserons au fil de l’article l’expression des masculinités dans le domaine de la sexualité. Dans le pays d’immigration, ces jeunes hommes font des rencontres amoureuses et sexuelles avec des femmes « d’ici ». Celles-ci mettent en évidence les positions sociales existantes entre elles et eux et entre les hommes suisses et eux-mêmes. En parallèle, ces jeunes comparent leurs expériences avec celles qu’ils ont vécues avec des femmes de leur pays d’origine.
23Dans cette section, nous traiterons d’un cas de figure qualifié de familier par ces jeunes hommes et vécu avec des femmes latino-américaines. Nous dégagerons les interprétations que ces jeunes font autant de leurs comportements que de ceux de leurs partenaires et analyserons les masculinités valorisées par ceux-ci.
Précisons tout d’abord que les jeunes hommes interviewés font une distinction entre « faire l’amour » avec leurs partenaires et « avoir du sexe » lors de rapports sexuels occasionnels. Si, avec les premières, il s’agit de faire preuve de retenue, avec les deuxièmes le sexe sert à « se défouler ». Ces deux scénarios sont opposés dans la discussion ci-dessous.
- 11 Lorsque nous rapportons des témoignages recueillis dans le cadre des focus groups, nous indiquons d (...)
- 12 Les propos de la personne qui mène les entretiens sont rapportés entre parenthèses.
Ramón11 : Baiser, c’est avoir du sexe. C’est ça. Alors que faire l’amour c’est avec votre partenaire, votre petite amie. Les deux personnes ont du plaisir.
Pedro : Bien sûr.
Juan : Et ils le veulent tous les deux.
(Et lorsque le jeune ne veut avoir que du sexe ?)12
Juan : Oui, il veut juste... se défouler. C’est ça.
Pedro : Satisfaire son envie.
Ramón : Juste un plaisir et c’est tout !
Juan : […] Un homme ne peut pas le contrôler. Il va donc baiser ! (Rire)
(Et en général de ce que vous voyez, les garçons ont-ils une petite amie et plusieurs « cholas » [« plan cul », expression très familière] ou les garçons ont-ils une petite amie et c’est quelque chose de précieux ?)
Pedro : Cela dépend de la personne.
Juan : Cela dépend de la personne. Parce qu’il y a beaucoup de gens qui ont des petites amies et à côté, ils en cherchent d’autres.
Ramón : Pour le plaisir et le plaisir ! (focus group, 16-19 ans, classe d’accueil).
24Les propos des jeunes hommes suggèrent également l’existence de pratiques d’infidélité. Ils semblent faire un lien entre désir sexuel et besoin physiologique. Dans la mesure où la sexualité de l’homme serait liée à des besoins physiologiques, les pulsions sexuelles semblent difficilement contrôlables. Cela permet de justifier des rapports sexuels avec de multiples partenaires, tout en jouant en même temps sur la retenue et le respect de la copine « officielle » le cas échéant (Carbajal, 2003).
25Ces jeunes hommes distinguent deux catégories de femmes. Celles qui sont en couple, qui se font respecter et n’acceptent pas de rapports sexuels rapidement, et celles qui vivent librement leur sexualité, assimilées au chaos et au danger (Fuller, 1993 ; Carbajal, 2007). Le « marianisme » est une figure traditionnellement utilisée en Amérique latine pour décrire les rôles sexuels des femmes. Il est associé à la Vierge Marie et suppose l’existence de certaines caractéristiques de la femme, comme la notion de supériorité morale, l’affirmation de la maternité, le refus de la sexualité et l’esprit de sacrifice (Fuller, 1993). Moralement supérieures aux hommes, les femmes se voient affublées de chasteté, d’où l’importance, dans certains contextes, de la virginité.
26D’après Vicente, les femmes sensées et réfléchies devraient être capables de « mettre des limites » aux hommes : « Naturellement, comme homme je ne peux pas dire que je n’ai pas envie d’une fille, mais je comprends si la fille dit “laisse-moi du temps” » (Vicente, 25 ans, travailleur). Aux yeux de Vicente, il incombe aux jeunes femmes de dire que « ce n’est pas encore le moment », alors que le fait de chercher à avoir des rapports sexuels, insister, est propre aux hommes.
27Il en ressort une image de la sexualité masculine caractérisée par la présence de comportements sexuels non maîtrisables. La sexualité féminine idéale est raisonnable, inactive et doit se circonscrire à la relation de couple. Il s’instaure une hiérarchie entre les sexualités. La sexualité féminine apparaît comme étant subordonnée à celle des hommes : les femmes sont présumées sans désir sexuel et capables de « freiner » les désirs irrépressibles des hommes (Spencer, 1999). Et, lorsqu’elles n’y arrivent pas et cèdent aux rapports sexuels avec eux, elles semblent passives dans les interactions sexuelles contrôlées par les hommes, tel que le témoignage de Vicente le souligne :
Mes copines [Latinas], toujours, même la nuit, à 3 ou 5 heures du matin, peu importe l’heure, peu importe l’endroit. Elles sont toujours disponibles. Et c’est ça ce que je veux dire par l’importance d’avoir des sentiments (Vicente, 25 ans, travailleur).
28Aux yeux des interviewés, les femmes latino-américaines, par opposition aux femmes suisses (nous y reviendrons), sont prêtes à faire plaisir à leurs copains, reconnaissent leurs sentiments et besoins et sont à disposition sexuellement. Agustín relève ces différences entre sexualité féminine et masculine :
Agustín : […] Pour les femmes, c’est différent, ce n’est pas la même chose que pour les hommes, nous le savons tous. Il y a peu d’hommes qui ne font rien jusqu’au mariage, comme je t’ai dit les jeunes veulent jouir de la vie, ils pensent différemment, s’ils deviennent sérieux, c’est parce qu’ils ont trouvé quelqu’un de spécial, mais ce n’est pas parce qu’ils ont trouvé une personne spéciale qu’ils vont rester avec elle toute leur vie (focus group, 19-25 ans, apprentis/travailleurs dans des domaines variés : construction, cuisine, logistique).
29Le fait d’« être un vrai homme » passe par la capacité à avoir des expériences (hétéro)sexuelles et se mesure par le nombre de conquêtes sexuelles. Cependant, ces jeunes hommes semblent aussi s’accorder sur le fait que l’arrivée de l’« amour » (formation de couple et mariage) ou des enfants leur permettrait d’adopter des comportements sexuels responsables. À partir de ce moment-là, ils auraient des rapports sexuels exclusifs avec leur partenaire et feraient preuve de responsabilité au sujet du couple, de la famille et du travail. Ils expliquent leurs comportements sexuels actuels (vivre une sexualité active sans engagement) par le fait d’être jeunes. Passé l’étape de la jeunesse, ils connaîtraient une autre phase plus mature où les sphères domestique et publique prendraient plus d’importance, tel que les propos des jeunes ci-dessous le soulignent :
José : […] cela dépend parce que vous parlez de sexualité, quand tu sors, il suffit seulement que la personne te plaise pour que quelque chose arrive. Mais une fois que vous avez déjà eu d’autres expériences, que vous aimez la fille, ou que celle-ci est enceinte, tout change !
[…]
Julio : Comme j’ai beaucoup d’amis ici, aussi des Latinos, je pense qu’ils ne sont sérieux que lorsqu’ils tombent amoureux. Quand ils ne sont pas amoureux de quelqu’un, ils vont chez n’importe quelle fille et font un « vacilón » [ont une relation sexuelle]. Mais quand ils tombent amoureux, ils ont peur de faire certaines choses car ils pensent que la fille va partir (focus group, 19-25 ans, apprentis/travailleurs dans des domaines variés : construction, cuisine, logistique).
30Ces jeunes hommes se projettent comme des hommes sérieux en devenir. En se basant sur le modèle hégémonique de la masculinité, ils pensent pouvoir conjuguer dans le futur proche la responsabilité autant dans l’espace domestique (être un bon époux et père, subvenir aux besoins familiaux) que dans l’espace public (exercer un travail décent, contribuer au bien-être public), ce qui leur permettrait de rééquilibrer et adapter leurs comportements sexuels (fidélité, contrôle de ses pulsions). Toutefois, ces jeunes gens, du fait de leur position dans les rapports sociaux d’âge, de classe et de race, se trouvent actuellement dans des conditions structurelles les empêchant de suivre ce modèle de masculinité. Ils affirment cependant certains traits d’une masculinité hégémonique qui font l’objet d’une exagération, tels que l’hétérosexualité active dominée par des pulsions, besoins physiologiques et désirs sexuels, justifiant ainsi une pluralité de partenaires sexuelles et toute pratique d’infidélité. La masculinité se construit par opposition aux attitudes et comportements attribués aux femmes dans le domaine de la sexualité, à savoir : la réflexion, la fidélité, le manque de désir ou la réserve en matière sexuelle tout comme la disponibilité sexuelle pour offrir du plaisir aux hommes.
31Dans le scénario « coucher avec une Latina », les jeunes hommes sont maîtres et contrôlent le déploiement des interactions sexuelles : étant à l’origine du rapport sexuel, ils séduisent les femmes et obtiennent de tels rapports. Ces dernières sont, quant à elles, subordonnées et au service du plaisir masculin. Ces comportements permettent, dans un même temps, de reproduire la hiérarchisation entre sexualités féminine et masculine. Mais, comme nous le verrons par la suite, la rencontre avec des femmes d’« ici », dont les comportements sexuels ne correspondent pas à ceux qui sont déjà connus, déstabilisent certains des jeunes interrogés, donnent lieu à des tensions subjectives et les obligent à se repositionner dans leur masculinité.
32Il s’agit, dans cette section, d’analyser un nouveau cas de figure, se déroulant avec des femmes suisses. Les rencontres avec ces dernières viennent bousculer les références de certains jeunes hommes interviewés. Analysons plus en détail les tenants et aboutissants de la perte de maîtrise des interactions sexuelles de ces jeunes gens.
Les témoignages des jeunes hommes font état de manière récurrente de l’image des femmes helvètes, comme étant frivoles, légères et superficielles. Elles ont des relations sexuelles rapidement, sans pour autant les considérer comme « sérieuses ». Citons par exemple les propos d’Elvis et Roberto :
Ici […] même le soir [où il vient de faire connaissance avec une fille], tu parles et puis voilà tu couches avec […] des fois c’est bien juste pour se faire plaisir […] des fois ça me fait assez peur […] (Elvis, 20 ans, apprenti).
Les femmes d’ici sont un peu folles. Ici il y a très peu des femmes qui ont 18 ans et qui n’ont pas encore eu des rapports sexuels […] Ici, dès qu’elles sont un peu amoureuses, elles veulent déjà avoir des rapports sexuels. (Est-ce que le sexe pour une femme est plus important ici que là-bas ?) Oui […] (Roberto, 18 ans, apprenti).
33Dans cette même veine, en parlant des femmes suisses, Vicente compare la manière de changer de partenaires au changement d’habits :
Ici les filles ont une autre forme de penser. Par exemple, tu connais une fille, elle t’a plu, tu lui as plu, on se connaît, rapports sexuels, elle a aimé et 2 ou 3 semaines plus tard, elle n’aime plus, c’est un autre homme qui lui plaît ou il y a des problèmes et « au revoir ». Elles ne prennent pas au sérieux le sexe. Ici c’est normal cette manière de faire, c’est comme avec les vêtements : aujourd’hui, cela me plaît, je suis bien ; demain, non (Vicente, 25 ans, travailleur).
34La comparaison avec les vêtements illustre, aux yeux de Vicente, la légèreté et le désengagement des femmes « d’ici » dans des relations sérieuses, ce qui comporte le risque de ressentir des sentiments amoureux pour une personne désirant juste partager de bons moments sexuels. Ainsi, même si, d’après les jeunes hommes interrogés, la sexualité féminine active comporte l’avantage de multiplier leurs conquêtes et bénéficier de rapports sexuels occasionnels multiples, elle suscite également des questions.
35Mélanie Gourarier (2017), par le biais d’une enquête ethnographique sur la « Communauté de la séduction » française, met en exergue l’émergence d’un modèle désiré de masculinité qui s’élabore au sein de ces confréries et se base sur l’autocontrôle : devenir un séducteur implique de ne pas se laisser emporter par ses désirs sexuels. Dans ce contexte, les femmes sont représentées comme étant libérées sexuellement, disposant de leur corps selon leur volonté et ayant des besoins sexuels impérieux (au même titre que les hommes). Elles apparaissent comme souveraines dans leurs choix. Ainsi, il est question pour les séducteurs de résister à la supposée ruse des femmes cherchant à contrôler les désirs et les plaisirs des hommes et à inverser le pouvoir qu’elles exerceraient sur eux, par l’acquisition d’un savoir sexuel masculin (sur les manières de les faire jouir) : « C’est aux hommes d’accorder leurs faveurs aux femmes en devenant eux-mêmes l’enjeu du rapport de séduction ; c’est à eux d’exercer le pouvoir de choisir en consentant ou en se refusant » (p. 171).
36Relevons encore que des parallèles existent entre la description des femmes présentées dans l’ouvrage de Mélanie Gourarier et celle des femmes suisses dressée par les jeunes interrogés. Aux yeux de ces derniers, ces femmes sont « dangereuses » (Fidolini, 2017). Tout d’abord, sans retenue sexuelle, elles cherchent à avoir des rapports sexuels détachés des sentiments et sans perspective d’engagement. Ensuite, selon leurs représentations, elles sont une majorité à prendre la pilule ou à porter des préservatifs sur elles, elles exercent une sexualité active, sans avoir peur des risques qui en découlent (Carbajal, Ward, Schönenberger, 2020). Finalement, le rôle de l’homme, comme contrôleur des interactions sexuelles, est déstabilisé. Si lors des rencontres sexuelles avec des femmes latino-américaines, ils se décrivent maîtres du déroulement des interactions sexuelles, dans ces nouvelles situations, les jeunes hommes semblent perdre leurs repères notamment à deux niveaux. En premier lieu, il serait trop facile d’avoir des relations sexuelles avec des femmes d’« ici », qui elles-mêmes recherchent des expériences sexuelles. Dans un second temps, il semble difficile de déterminer la réputation de la jeune femme ; la distinction entre « femme sérieuse » et « pute » ne semble pas aller de soi étant donné le manque de réseau d’ami-e-s ou de connaissances leur permettant de cerner l’existence ou non d’une telle réputation. Dans ces conditions, ces femmes, comme celles qui sont dépeintes par Mélanie Gourarier, chercheraient à exercer du pouvoir sur les hommes qui, dominés par leurs désirs sexuels, tomberaient à leur merci. Leurs comportements sont perçus comme menaçants car ils remettent en question la place des hommes et des femmes dans le système hétéronormatif. Et n’oublions pas que de par leur position sociale, les femmes suisses sont objectivement dans une position dominante : ce sont elles qui jouissent d’une position légale stable (nationalité suisse ou permis d’établissement).
37Ces jeunes hommes se prêtent au supposé jeu des femmes et entretiennent des rapports occasionnels avec elles. Ils profitent de la possibilité d’exercer une sexualité active mais, parallèlement, ils se méfient de ces femmes. En verbalisant ces expériences, ils adoptent une attitude défensive (Fidolini, 2017) qui leur permettrait de démasquer, au niveau discursif, les artifices des femmes. Toutefois, ils peuvent se retrouver malgré eux réduits à leur habileté sexuelle sans pour autant être reconnus dans leurs sentiments et besoins. Vicente, dans son témoignage ci-dessous, dénonce la manière dont les femmes d’« ici » profiteraient des habiletés des hommes pour atteindre l’orgasme, et une fois ce plaisir ultime obtenu, celles-ci se désintéresseraient du plaisir masculin.
Je ne veux rien dire contre les filles européennes mais il y a quelque chose de différent, je ne sais pas comment l’expliquer. Avec mes copains on en parle. […] Ils disent : « on doit faire tout le travail » et à ce niveau-là, ils ont raison. […] Mais ici « écoute, j’ai envie alors “tac-tac”. “Viniste” ? » [T’as jouis ? T’as eu un orgasme ?] C’est ça. Et, voilà ici c’est comme ça […]. Par exemple, parfois ma femme n’en a pas envie et elle n’en a pas envie. C’est comme ça et ça peut durer deux semaines environ. […] Et c’est ça ce que je veux dire par l’importance d’avoir des sentiments. […] Mais l’homme veut aussi être traité comme ça, ce n’est pas possible qu’il doive faire tout le travail : « Je te touche, je t’emmène au ciel et au revoir, je me douche. » C’est peut-être ceci qui fait de nous des Latinos (Vicente, 25 ans, travailleur).
38Le fait d’endosser une masculinité basée sur l’hétérosexualité dominée par la pulsion et le désir sexuel ne présente pas les mêmes enjeux, ni ne répond aux mêmes stratégies sociales que l’on vive en Amérique latine ou en Suisse. Dans la première situation, ce type de sexualité est source de valorisation dans la mesure où il permet de vanter les exploits sexuels des jeunes hommes. En Suisse, cependant, la sexualité débordante et passionnée de ces jeunes hommes pourrait correspondre aux attentes d’une certaine catégorie de femmes helvètes en quête d’expériences sexuelles sans pour autant associer des sentiments amoureux à leurs relations. Incapables de maîtriser leurs besoins sexuels, ils pourraient se sentir dès lors utilisés dans ces circonstances. Ainsi, les rencontres sexuelles semblent une conséquence de la supposée libération de ces femmes. Dans ce contexte, ils doivent composer avec ces nouvelles conditions et se redéfinir en tant qu’hommes. Si certains de ces jeunes manifestent, directement ou indirectement, leur préférence pour des femmes latino-américaines, d’autres, se référant à une masculinité suisse ennuyeuse, vont essayer de se valoriser à travers l’image du « bon amant ».
39Dans cette partie, nous analyserons un nouveau cas de figure, ayant pour objet des femmes suisses cherchant des hommes latinos en raison de leur réputation d’être « bons au lit ». Nous mettrons en lumière, d’une part, la manière dont les jeunes gens participant à notre étude se définissent comme Latinos et, d’autre part, face aux images essentialisantes et racistes, la façon dont ils cherchent à établir une hiérarchie entre la sexualité des Latinos et celle des Suisses. Les masculinités sont multiples et liées entre elles puisqu’elles se construisent dans un rapport dialectique, relationnel et asymétrique (Connell, 2014).
Lorsque nos répondants se disent Latinos, ils se définissent par opposition aux Suisses :
Luis : […] On dit que les Latinos sont un peu plus ouverts, joyeux. Les Suisses, bien qu’il y ait des Suisses qui sont ouverts, sont un peu plus fermés, plus sérieux. Mais tout dépend de chacun.
Agustín : Si tu vas dans des lieux latinos, il y a une autre manière de penser que les lieux suisses. Les Latinos ont la réputation d’être plus ouverts, plus spontanés, plus gais, ils ne se soucient pas tant de ce qui se passe demain (focus group, 19-25 ans, apprentis/travailleurs dans des domaines variés : construction, cuisine, logistique).
40Selon ces déclarations, être un jeune Latino célibataire (pas encore en couple) signifie être vif, communicatif, joyeux, spontané mais, en même temps, ne pas avoir le sens de la planification, ce qui peut entraîner des conséquences négatives (infections sexuellement transmissibles, grossesses non désirées). Les Suisses, quant à eux, sont, en premier lieu, introvertis, peu communicatifs, ennuyeux, mais aussi réfléchis, soigneux et prêts à s’engager dans des relations de couple. Rapportées au domaine sexuel, les caractéristiques des Latinos précisées peuvent se traduire par la facilité d’entrer en contact, d’attirer et de plaire aux femmes suisses et par la spontanéité des relations sexuelles.
41L’analyse de Stefanie Claudine Boulila (2018) sur la salsa met en évidence la façon dont les discours sur cette danse et cette musique revêtent des logiques raciales. Vendue comme un emblème de la Latinidad, la salsa apparaît comme définissant les traits des Latinos tout en les réduisant à des images essentialisantes associées à cette danse/musique : « sexy », « chauds » et « passionnés ». Parallèlement, en tant qu’hommes provenant de ce continent, ces jeunes peuvent se voir attribuer l’image du macho. Défini comme « l’obsession masculine pour la prédominance et la virilité, s’exprimant en possessivité envers la femme et en actes de vantardise et d’agression vis-à-vis d’autres hommes » (Viveros Vigoya, 2004, p. 57), le machisme est souvent réduit à des préjugés ethnocentriques et à des généralisations essentialisantes sur les hommes latino-américains. D’après Mara Viveros Vigoya, selon les hiérarchies ethnoraciales héritées du passé colonial de la région latino-américaine, le machisme est attribué aux hommes noirs et indiens qui seraient peu enclins à établir des relations égalitaires. Du point de vue migratoire, le machisme utilisé, par exemple, dans le cas des États-Unis et du Mexique discrédite les Mexicains, en réduisant leur nature à leur supposé caractère national et racial inhérent : « la figure du macho coïncide avec celle de l’émigrant mexicain auquel on attribue une violence et une sexualité incontrôlables » (Viveros Vigoya, 2004, p. 58).
42Nous nous situons ici face au phénomène de l’« ethnoracialisation » qui consiste à associer une ethnicité (cette dernière comprise comme modes de vies, comportements, manières de voir et de penser, normes et valeurs) à un groupe social particulier (Dalibert, 2018). D’après Marion Dalibert (2018), il s’agit d’un processus de caractérisation et naturalisation qui s’opère par les discours négatifs vis-à-vis des minorités dans les médias d’information et qui, par opposition, contribue implicitement à attribuer une image positive au groupe majoritaire : « l’ethnicité républicaine [se réfère à la communauté française] est toujours associée à une performance de genre exemplaire (respectueuse de l’égalité femmes-hommes par exemple), tandis que les identités altérisées sont caractérisées par une masculinité ou une féminité problématique (femmes soumises, hommes sexistes…) » (Dalibert, 2018, p. 22).
43Certains interviewés s’approprient les traits positifs associés aux Latinos, comme la chaleur, la passion et la spontanéité, tout en rejetant le lien avec la violence et le machisme. Ils expliquent l’intérêt que des femmes suisses leur portent par leurs habiletés en tant que « bons amants ». Citons, à cet égard, Vicente :
La plupart des femmes [suisses], je ne critique personne mais je pense que la plupart des femmes qui vont avec des Latinos disent : « Les Latinos, wow. » Ce n’est pas qu’ils sont « wow ». Je pense qu’ici c’est une routine et c’est le point qui tue les gens. Qu’il s’agisse de se lever, de prendre une brosse à dents ou de boire du café, tous les jours, même en vacances, les hommes suisses font toujours la même chose. […] parfois il faut que ce soit spontané, c’est ça ce qui nous fait « Latinos ». Nous ne planifions pas les choses, même les rapports sexuels (Vicente, 25 ans, travailleur).
44Vicente explique la différence entre Latinos et Suisses par le côté ordonné et organisé de ces derniers. Ces qualités, valorisées dans les représentations dominantes (et qui expliquent leur réussite professionnelle et sociale), semblent dévaluées dans le domaine sexuel. Comme le souligne Vicente, dans cette sphère sexuelle, le caractère spontané et attentionné des Latinos aurait plus de valeur. Par exemple, Elvis suggère que les femmes suisses cherchent des aventures avec des hommes latinos, comme lui, afin d’obtenir une satisfaction sexuelle et de pallier le côté ennuyeux des Suisses. Ces derniers, bien que fidèles et fiables, paraissent peu capables de contenter leurs partenaires sur le plan sexuel :
Je vois des filles qui sont avec leur copain et flirtent avec moi, et je me dis : comment je réagirais si c’était moi ? C’est un peu salaud. […] certaines filles trompent leur copain : il est assez cool et tout, ils se connaissent depuis longtemps, il est gentil mais en relation [aspect sexuel] ils ne sont pas bien, c’est pour ça que les filles vont chercher quelqu’un d’autre qui leur fasse plaisir (Elvis, 20 ans, apprenti).
45Tout en témoignant une certaine empathie vis-à-vis des hommes suisses qui, tel qu’Elvis le suggère, sont parfois également trompés par des femmes « d’ici » libérées, infidèles et en quête de satisfactions sexuelles, ces jeunes hommes s’approprient les images de Latinos « bons amants » pour se démarquer de la sexualité des Suisses et se sentir valorisés. Ce faisant, ils tracent une hiérarchie entre la sexualité des Latinos, caractérisée par le côté passionné, et celle des Suisses, associée à la froideur et à des lacunes liées à la satisfaction des besoins de la partenaire. En comparaison avec la sexualité des hommes suisses, ils sont reconnus pour leur capacité à octroyer du plaisir aux femmes.
46Cette stratégie illustre la tentative de ces jeunes hommes de résister à la stigmatisation et à la dévalorisation dont ils peuvent faire l’objet en tant qu’hommes racisés et désavantagés sur les plans légal et professionnel. Elle permet de faire face à leur assignation à une masculinité marginalisée. En dévalorisant la sexualité des hommes suisses, ces jeunes gens inversent, indirectement et symboliquement, les hiérarchies existantes. Comme nous l’avons déjà indiqué, en tant que jeunes migrants, ils occupent une place instable dans la société suisse, que ce soit au niveau de la possibilité de faire des études, de trouver une place de stage, de faire valider leurs diplômes, d’accéder au marché du travail, d’avoir un permis de séjour ou de bénéficier de conditions de vie économiques et matérielles satisfaisantes, etc. À ceci s’ajoutent des préjugés liant la sexualité des jeunes migrants latino-américains à l’irresponsabilité, l’infidélité, la subordination des femmes, voire à des comportements machistes. D’ailleurs, l’érotisation (réelle ou supposée) des jeunes hommes par les femmes suisses peut être vue comme une pratique de domination exercée par ces dernières. En tout état de cause, la stratégie adoptée par ces jeunes leur permet de contourner la discrimination, tout en se donnant une place plus importante que les Suisses sur le marché des désirs dans la société du pays d’immigration qui ne leur accorde pas forcément une reconnaissance sociale, économique, politique et même légale.
47À l’instar des études citées auparavant (Fuller, 2001 ; Hamel, 2002 ; Moret, Dahinden, Duemmlen, 2012), Mara Viveros Vigoya (2001) décrit également comment, face aux discriminations structurelles, les hommes en position sociale inférieure résistent à la domination blanche et au modèle hégémonique de la masculinité. Ainsi, beaucoup d’hommes noirs en Amérique latine mettent en valeur leur corps et leurs capacités physiques (sexualité, musique, danse, sport) pour affirmer une virilité supérieure à leurs congénères blancs métis. Il en va de même pour Keivan Djavadzadeh (2015) qui, à travers son étude sur l’émergence du gangsta-rap, démontre comment l’hypermasculinité promue par les personnes qui pratiquent ce type de musique peut être vue comme une masculinité de protestation face au racisme structurel. Toutefois, ces réponses à la domination ne permettent ni de changer le cadre structurel, ni d’effacer les hiérarchies de masculinités.
48Les jeunes hommes interviewés se trouvent dans une position sociale inférieure, dévalorisés au niveau légal (autorisation de séjour précaire ou absence de celle-ci), social (professions subalternes, processus de déqualification, réalisation d’apprentissages peu prestigieux) et racial (instrumentalisation, érotisation). Dans ces conditions, les résultats de l’enquête mettent en évidence deux processus en lien avec la construction des masculinités.
49D’une part, d’une manière plus ou moins exagérée, ces jeunes hommes s’approprient certains traits de la masculinité hégémonique, comme l’exercice d’une hétérosexualité active dominée par les pulsions, les multiples conquêtes sexuelles ou encore les pratiques d’infidélité. Lors d’interactions sexuelles, ils occupent une position dominante face aux femmes, qui apparaissent subordonnées à leur plaisir, leurs besoins et actions. D’autre part, lorsque les rencontres sexuelles avec des femmes suisses ne leur donnent pas la possibilité d’assurer une masculinité basée sur la domination des interactions sexuelles, ils vont contourner la déstabilisation qu’ils peuvent ressentir par la valorisation de leur habileté sexuelle (les femmes les cherchent car « ils sont bons au lit ») et la dévalorisation de la sexualité des hommes suisses, perçue comme ennuyeuse et inapte aux plaisirs féminins. Ils affirment une masculinité basée sur l’image du Latino « bon amant », qui leur permet de se redresser dans une société où ils cherchent à se créer une place.
50Ces masculinités sont dans un rapport de marginalisation au regard des masculinités suisses. Tel que Raewyn Connell (2014) l’explique, lorsque le genre interagit avec les structures de classe et de race, il se crée d’autres relations entre les masculinités. Elle utilise le terme « “marginalisation” pour décrire les rapports entre les masculinités des différentes classes sociales ou des différents groupes ethniques dominants et subordonnés » (p. 79). Mentionnons deux situations où ce processus se visualise davantage. Premièrement, ces jeunes hommes font part de l’intérêt des femmes d’« ici » pour ce qu’ils sont censés être à leurs yeux, des partenaires sexuels exotiques et passionnés, car, selon eux, elles ne cherchent qu’à obtenir du plaisir et ne les considèrent que rarement comme de futurs partenaires. Si les hommes suisses peuvent incarner la fiabilité économique, émotionnelle, etc., ces jeunes gens ne sont pas considérés comme assez sérieux pour devenir des conjoints en raison de leur statut social dans la société et l’ethnoracialisation dont ils font l’objet. Ensuite, l’image du Latino « bon amant » représente une source d’inquiétude pour ces jeunes gens. Lorsqu’ils se voient contraints à pratiquer une sexualité débordante et passionnée, plusieurs de nos répondants expriment leur malaise de se voir enfermés dans des images essentialisantes et réduits à leur performance sexuelle. S’ils font preuve de leur capacité à négocier ces représentations, il n’en demeure pas moins qu’ils renforcent ces préjugés et contribuent, malgré eux, à essentialiser la catégorie du « Latino ».