- 1 Cette recherche a été conduite dans le cadre du projet ERC Advanced Grant « The Colour of Labour. T (...)
- 2 L’île Maurice a d’abord été sous domination coloniale hollandaise (1638-1710), puis française (1715 (...)
1L’île Maurice a connu des transformations économiques importantes dans la seconde moitié du XXe siècle1. L’activité de production était dominée par la monoculture de la canne à sucre depuis le début du XIXe siècle sous colonisation anglaise et fut reconduite, au moyen de plusieurs régimes de travail forcé (esclavage, engagisme et autre salariat bridé), jusqu’à son indépendance en 19682. La politique de développement du nouvel État indépendant a ensuite instauré une zone franche pour l’industrie textile au début des années 1970, afin de diversifier l’économie et d’attirer les Investissements directs de l’étranger (Ramtohul, 2008 ; Neveling, 2015). Ce secteur d’emploi récent dans l’histoire industrielle de l’île Maurice subit cependant le même déclin d’activité que le secteur sucrier à la fin des années 1990, avec la fin des accords commerciaux qui protégeaient les produits mauriciens de la concurrence sur le marché global (Lincoln, 2006). La restructuration économique s’est reportée sur les secteurs du tourisme, des hautes technologies de l’information et de la communication ainsi que de l’immobilier, dans le cadre du projet national de développement d’un centre financier d’excellence régionale et internationale (Kothari, Wilkinson, 2013).
- 3 En 1998, deux tiers des travailleurs des zones franches sont des femmes (Ramtohul, 2008).
- 4 Au recensement de 2011, 85 % des salariés des foyers employeurs (activities of households as employ (...)
2Ces transformations économiques ont entraîné des mutations sociales profondes. Les femmes issues des foyers des travailleurs de l’industrie sucrière ont fourni une force de travail déterminante dans la mise en œuvre des politiques néolibérales de diversification, de développement et de restructuration économiques de l’État mauricien. Elles ont en effet fourni le contingent de main-d’œuvre principal dans l’industrie textile des années 1970 à 19903 (Burn, 1996 ; Ramtohul, 2008). Avec la crise de l’industrie textile, elles ont par la suite occupé les emplois clés de la politique de développement redéfinie à la fin des années 1990, dans les services peu qualifiés de l’économie du tourisme et de l’immobilier (dans l’hôtellerie et dans les services domestiques des complexes résidentiels de luxe4) (Le Petitcorps, 2020). La distribution sexuée des sources de revenus des foyers de travailleurs s’en est trouvée fortement modifiée. Le revenu du travail des femmes a occupé une part croissante dans les moyens de subsistance de ces foyers (Ramtohul, 2008), quitte à devenir la seule ressource disponible dans le cas des familles monoparentales. La nouvelle configuration de la répartition sexuée des ressources pour subvenir à la subsistance des foyers, dans les conditions économiques créées par l’économie de plantation et ses restructurations récentes, menace la survie des femmes et de leur foyer.
3Cet article s’inscrit dans le sillage de Butler qui interroge les formes de résistance qui émergent de l’expérience de la vulnérabilité (Butler, 2016). Je cherche ici en particulier à comprendre la façon dont des femmes politisent le fait d’être exposées aux risques de subsistance (Scott, 1976), à savoir à la pénurie de nourriture pour l’ensemble des membres de leur foyer. J’analyse comment ce processus de politisation (Siméant, 2013) passe par la remise en cause de la légitimité du pouvoir de leurs employeurs, des hommes de leur milieu social et in fine de l’État. La question posée s’appuie d’abord sur les travaux marxistes et féministes marxistes qui ont souligné l’enjeu économique et politique de l’institution du foyer pour la reproduction de la force de travail nécessaire au développement capitaliste (Meillassoux, 1975 ; Wallerstein, 2018 ; Federici, 2014 ; Dunaway, 2014). Selon Wallerstein, la mise à nu des conditions de vie réelles des foyers prolétariens, poussés à un niveau minimal d’existence dans l’avancée du capitalisme, rend politiquement impossible la justification de la distribution inégale des rémunérations (Wallerstein, 2018). Le foyer peut alors devenir un centre de résistance aux modèles capitalistes d’allocation de la force de travail. Cette résistance peut s’exercer par des réajustements des formes de la reproduction sociale telle qu’elle est organisée dans l’institution du foyer. La reproduction sociale inclut à la fois la reproduction biologique de la force de travail, par la production et l’élevage des enfants ainsi que par le maintien en vie quotidien des travailleurs (hommes et femmes), la socialisation des individus à leur position dans le système socio-économique et la transmission du contrôle des ressources d’une génération à l’autre (Beneria, 1979). Pour traiter des résistances face aux risques de subsistance, je mobilise également l’approche de l’économie morale (Scott, 1976 ; Siméant, 2010). Celle-ci prend pour objet la notion de justice des transactions économiques développée par les groupes sociaux dont le travail est exploité par un groupe dominant. Le rapport d’exploitation peut être contesté ou donner lieu à des définitions populaires de ce que sont le droit des exploités et les principes de réciprocité de ce rapport avec les propriétaires des moyens de production. De nombreux travaux féministes marxistes ont montré que le foyer constituait le site principal du travail des femmes et de leur subordination au rôle de reproduction de la force de travail pour la croissance économique (Beneria, 1979 ; Mies, 1996 ; Dunaway, 2014 ; Federici, 2014). Il convient donc de s’interroger sur l’économie morale et les résistances face aux risques de subsistance aujourd’hui à partir de l’étude du travail des femmes et de leur constitution en sujet collectif « producteur de sens et acteur de sa propre histoire » (Kergoat, 2009, 114). Je mobilise ainsi les travaux féministes matérialistes qui analysent la production de sujets politiques (ou sociaux) « femmes », à partir de leurs pratiques sociales au travail, à la fois dans le champ de la production et dans celui de la reproduction (Kergoat, 2001, 2009 ; Pietrantonio, Bouthillier, 2015).
- 5 Prénom d’emprunt.
- 6 Shakti est l’une des quinze femmes de même génération et de même origine sociale que j’ai rencontré (...)
- 7 La division ethnique du corps social mauricien a été élaborée par l’administration coloniale britan (...)
4Je traiterai ici de l’évolution des conditions de subsistance des foyers et de l’activité économique des femmes dans l’histoire industrielle mauricienne, en examinant leurs traductions concrètes sur la disposition morale au travail de ces dernières. J’explorerai pour cela la constitution d’un sujet collectif femmes aux pratiques sociales inédites, comme le discours d’une femme prénommée Shakti5 en fait preuve. L’interprétation de sa narration permettra d’associer les pratiques constitutives du sujet, traduites dans la matérialité langagière (Kergoat, 2001 ; Nossik, 2011), à des expériences concrètes du travail dans les conditions de subsistance transformées et à des dispositions morales changeantes6. Née en 1975, Shakti fait partie d’une génération de femmes qui ont travaillé dans le système des plantations sucrières, puis à l’usine et enfin dans les services domestiques d’un bassin d’emplois particulièrement dynamique sur la côte Sud-Ouest, avec la construction prolifique de complexes immobiliers dans cette zone depuis les années 2000. De confession hindoue, Shakti rejoint aujourd’hui le contingent des femmes cheffes de foyer en situation de pauvreté, que les représentations communes associent plutôt aux trajectoires de femmes de la communauté « créole » associée aux descendants d’esclaves de confession catholique7. Le développement du texte suit d’abord l’ordre chronologique de la narration de Shakti. Celle-ci aborde dans un premier temps le travail qu’elle a effectué dans son enfance et sa jeunesse, avant d’évoquer dans un second temps la prise en charge de son foyer en tant qu’épouse. Je traite dans une troisième partie des éléments de son discours révélateurs d’un sujet « femme », individuel et collectif, qui d’une part conteste les conditions de la reproduction sociale de son foyer telles qu’elles sont imposées par le système économique actuel et qui tente d’autre part de réorganiser cette reproduction d’une façon autocontrôlée par les femmes.
5J’ai rencontré Shakti lors d’un rassemblement d’une dizaine de femmes sur la plage d’un village côtier. Cette réunion avait été organisée à l’initiative d’une villageoise pour me rencontrer et pour parler collectivement de leurs conditions de travail actuelles dans les emplois domestiques. Toutes ces femmes du village, appartenant à parts égales aux groupes ethniques dits créoles et hindous, étaient employées des services domestiques dans plusieurs villas de la côte, à la fois pour l’usage personnel de leurs employeurs (Mauriciens ou étrangers expatriés) et pour le service à des touristes dans des résidences louées en Airbnb. Shakti a accepté à la suite de cette réunion de me recevoir chez elle, c’est-à-dire dans la maison construite par ses beaux-parents. Elle m’avait identifiée comme une personne qui, en tant que Française, pouvait l’aider dans ses diverses démarches administratives et juridiques pour développer un petit commerce à son compte. Les extraits du discours de Shakti qui sont présentés ici sont principalement issus de cette première entrevue que nous avons eue seules sur sa terrasse pendant trois heures, un samedi matin. Ces extraits ont été choisis parce qu’ils rendent compte de la contribution concrète de Shakti à la réunion des ressources nécessaires à la survie de son foyer, par son travail durant son enfance et sa jeunesse. Son récit apporte aussi des éléments qui permettent d’étudier les rapports du travail domestique dans les foyers de travailleurs/ses avec le système d’exploitation (Meillassoux, 1975) des plantations sucrières qui dominaient encore l’économie mauricienne à l’époque de son enfance. La façon dont elle parle de son travail pour maintenir son foyer en vie rend enfin explicite l’intériorisation subjective de l’éthique de subsistance (Scott, 1976) qui organise les rapports économiques internes aux foyers des travailleurs/ses des plantations.
- 8 Les laboureurs désignent les travailleurs agricoles de la plantation de canne à sucre.
- 9 Les extraits d’entretien sont traduits du créole. Certaines tournures créoles ont été conservées da (...)
Shakti : Je suis née dans le Nord… À l’époque, nous étions dans la misère, vous comprenez là ma maman avait dix enfants. Dix enfants. Mon papa travaillait pour le gouvernement, il nettoyait dans la forêt. Quand j’étais petite nous louions une maison en paille. Il y avait deux chambres, en bas c’était un mélange de bouse de vache et de terre. Le terrain était grand, il y avait 50 perces ! Il y avait de la canne là-dedans. La canne allait à l’usine de Goodlands. […] Moi j’ai cinq frères et quatre sœurs, nous travaillions, nous avions une vache, nous prenions soin de la vache et des cabris. Ma maman tirait le lait, moi j’allais distribuer le lait comme ci…Il fallait le distribuer porte à porte. Allez allez nous avons fait ça, pendant quinze ans. Pendant quinze ans j’ai tiré du lait, nous aussi nous avons appris comment tirer du lait.
La vache était à vous…
Oui pour nous. Pour ma maman. Après nous allions couper l’herbe pour que la vache mange. Très tôt le matin, les laboureurs8 coupaient la canne. Après nous, quand nous sortions de l’école nous allions ramasser la paille. J’allais avec ma mère. Nous nous amenions un petit peu, par petit bout, pour soulager ma maman. C’est comme ça que nous avons grandi, quand nous sortions de l’école, nous trouvions, comme ci que nous n’avions pas à manger vous comprenez ? Nous étions comme ça. Mais dix enfants madame !
Oui. Et votre maman elle travaillait aussi en dehors de la maison ?
Oui elle travaillait pour des planteurs de légumes, de tomates. Elle travaillait quelques mois dans l’année. Quand il y avait la coupe de la canne aussi elle allait nettoyer dans les champs9.
6Dans le récit rétrospectif de son enfance, Shakti souligne les conditions matérielles d’existence de sa famille qui expliquent la raison pour laquelle elle devait, enfant, travailler avec sa mère et ses frères et sœurs dans la production domestique du foyer. Elle raconte que pour que tous les membres du foyer puissent manger, l’emploi public de son père sur un terrain forestier et l’emploi saisonnier de sa mère durant la coupe de la canne à sucre ne suffisaient pas. Tous les membres du foyer, y compris les enfants, devaient participer à la réunion des ressources pour la survie, ce qui se faisait par l’organisation d’une production domestique à valeur d’usage, comme Shakti l’explique par le récit de son travail de soin de la vache et de distribution de son lait. La femme du foyer prenait en charge l’essentiel du processus de la production domestique avec l’aide des enfants. Shakti témoigne ainsi de la permanence au début des années 1980, dans le nord de l’île, d’une économie de subsistance dans les foyers de travailleurs qui s’avérait nécessaire pour compléter les revenus obtenus de l’emploi. Pour comprendre les conditions de la vie quotidienne qu’elle décrit, il faut considérer le rapport entre cette économie de subsistance domestique et le système d’exploitation des plantations encore en vigueur durant son enfance.
- 10 Ceux-ci sont propriétaires de leur terre.
7À la naissance de Shakti, l’activité de production principale du pays était toujours l’industrie sucrière. À l’indépendance en 1968, le sucre représentait encore 98 % des recettes d’exportation (Teelock, 2001). La culture de la canne et le raffinage du sucre concentraient l’usage de la force de travail disponible sur place, masculine et féminine. L’histoire des migrations vers l’île Maurice, de la traite négrière (au XVIIIe siècle) et de l’engagisme (au XIXe siècle) en particulier, est elle aussi étroitement liée aux besoins de main-d’œuvre de l’économie de plantation (Teelock, 1998). Le foyer d’enfance de Shakti était lui aussi dépendant de l’activité de production des plantations sucrières. Son père, employé du gouvernement, était également métayer : il cultivait la canne sur une terre qui n’était pas la sienne pour la vendre à une grande usine sucrière de la région. Sa mère faisait le dépaillage dans les champs de canne durant la coupe. Que ce soit pour le/la laboureur, travailleur/se à plein temps dans les champs de canne, pour le métayer ou pour le/la travailleur/se saisonnier/e, le travail pour les plantations sucrières et leurs propriétaires ne fournissait pas un revenu suffisant pour la survie de tous les membres du foyer. Une organisation économique et sociale, elle-même datant de l’esclavage (Mintz, Price, 1992 ; Trouillot, 2002 ; Tomich, 2008), s’est donc mise en place dans les foyers de travailleurs/ses pour compléter les ressources essentielles à la subsistance. Les femmes tenaient un rôle central dans l’économie de subsistance organisée autour de la production domestique, tout en étant aussi employées dans les plantations selon les besoins saisonniers de la culture de la canne à sucre. Les grands propriétaires des plantations et des usines sucrières bénéficiaient ainsi d’une rente en travail (Meillassoux, 1975), obtenue du travail gratuit des membres des foyers de travailleurs qui œuvraient à leur propre subsistance au jour le jour. Cette forme de la reproduction de la force de travail constitutive du système des plantations contenait aussi une marge d’autonomie dans le mode d’organisation de la production domestique, vis-à-vis de l’organisation du travail dans la plantation et l’usine sucrière (Trouillot, 2002). Elle impliquait également des arrangements sociaux entre foyers de travailleurs : Shakti allait par exemple chercher de l’herbe pour la vache sur les terrains d’autres métayers ou de petits planteurs10 avec leur consentement.
8La narration de Shakti rend compte de l’intériorisation précoce de l’obligation morale de travailler afin que tous les membres du foyer aient de quoi manger. Cette disposition sociale obéit à un sens éthique particulier, transmis d’une génération à l’autre, qui consiste à participer avec les autres membres du groupe à la réunion des ressources permettant d’assurer un minimum de subsistance, socialement défini. L’organisation domestique de la reproduction sociale dans le contexte de l’économie de plantation constitue la réalité matérielle qui structure le sujet par lequel Shakti exprime à la fois son enfance et son travail d’alors. Le « je » n’apparaît presque pas lorsqu’elle évoque la période de sa vie qui va jusqu’à ses 15 ans. Le « nous » est en revanche omniprésent pour désigner les membres de l’unité de son foyer qui étaient engagés ensemble dans la lutte pour la survie commune. Jusque-là, le sujet par lequel elle s’exprime pour relater sa participation à l’économie de subsistance ne souffre pas de distinction de genre particulière : filles et garçons de la fratrie allaient ensemble traire la vache, chercher de l’herbe et vendre le lait.
- 11 400 roupies équivaut à 10 euros.
Après ma maman a fini par vendre la vache et elle est tombée malade. Mon papa a eu une attaque. Il est resté neuf ans handicapé, dans une chaise roulante. Après ça madame nous avons tous quitté l’école et nous avons commencé à bien travailler. Il y avait une petite usine, je travaillais dedans. C’était en 1990 ça. À l’époque je gagnais 400 roupies11 par mois. Je faisais le repassage. Quand ils faisaient des shorts, il n’y a pas une petite poche à l’arrière ? Je repassais le patron-là.
Toutes les femmes qui travaillaient dans cette usine étaient payées pareil ?
Non non, nous nous étions helper. Les machinistes je ne sais pas mais elles étaient payées plus, 4 000, 5 000 roupies. Ça aussi quand nous faisions overtime, nous commencions à 7 h 30 du matin et nous terminions à 9 heures du soir après !
Il y avait une pause pour déjeuner.
Oui.
Une heure ?
Non pas une heure ! Une demi-heure ! Après nous avions l’heure du thé, 10 minutes… J’avais 14 ans à l’époque, nous avions toujours la paye par quinzaine. Il fallait avoir 18 ans pour avoir une paye de machiniste. Après quand j’ai eu 18 ans j’ai travaillé dans une autre usine, là aussi je faisais overtime, la paye de 2 000 roupies venait aussi par quinzaine… Ben après nous faisions overtime full seulement, pour que nous ayons cet argent-là aussi madame. À l’époque c’était pas une grande paye !
9Dans la poursuite de son récit, Shakti mentionne deux événements qui ont conduit les membres de son foyer à revoir leur stratégie commune de survie : la maladie de sa mère, concomitante de l’abandon d’un de leurs moyens de subsistance (la vache) et le handicap de son père. Elle a alors 15 ans. Les autres femmes rencontrées lors de mon enquête ont aussi fréquemment souligné dans leur récit l’événement que représentait la maladie ou la mort de l’un de leurs parents. Outre la dimension affective dont il est chargé, la perte ou l’affaiblissement de son parent constitue une menace à la sécurité de subsistance du foyer. La maladie atteignant les membres détenteurs de la force de travail principale a exposé l’ensemble du foyer de Shakti à un risque mortel. Les enfants ont dû faire face à ce risque en allant vendre leur force de travail à l’extérieur du foyer.
- 12 Elle le précise dans un autre entretien.
- 13 On peut considérer qu’il s’agit du passage d’un foyer semi-prolétaire, s’appuyant en partie sur la (...)
10Shakti entre alors à l’usine en 1990, alors que l’industrie textile est florissante (Burn, 1996). Elle devient helper dans une usine avec ses sœurs et d’autres filles du même âge, tandis que ses frères sont embauchés comme laboureurs dans une plantation avoisinante12. Son récit rend compte des conditions historiques d’un changement majeur dans l’organisation de la reproduction du foyer, en même temps qu’une continuité s’établit avec le système des plantations dans l’usage flexible de la main-d’œuvre féminine selon les besoins de la production capitaliste. Alors que ses frères vont travailler dans le secteur agricole traditionnel, où les travailleurs ont par force de mobilisations réussi à redéfinir leurs conditions salariales au cours du XXe siècle (Peerthum, Peerthum, 2014), ses sœurs et elle sont orientées vers le secteur textile de la zone franche, dont le développement depuis les années 1970 repose sur un dispositif dérogatoire au droit du travail afin d’attirer les Investissements directs de l’étranger (Neveling, 2015 ; Ramtohul, 2008). Le discours de Shakti indique que la production domestique de subsistance est en train de disparaître, au profit de la vente de la force de travail féminine dans les usines. La marchandisation de la force de travail des femmes implique alors de faire des heures supplémentaires pour obtenir un revenu suffisant, le revenu du travail devenant désormais la ressource primordiale à la survie du foyer, aux dépens de l’économie de subsistance en vigueur jusque-là13. Les nouveaux moyens de la reproduction du foyer de Shakti dépendent de la surexploitation des jeunes femmes du foyer à l’usine.
11Selon l’expression de Shakti toutefois, le travail à l’usine s’inscrit dans la continuité de la lutte commune pour la survie de son foyer engagée dès son enfance. Le sujet qu’elle mobilise pour relater son entrée dans l’emploi est toujours porteur d’un acte collectif de la fratrie pour la reproduction du foyer commun. Le « nous » significatif de son identité et de son activité subit cependant une légère inflexion de sens, en prenant une nuance de genre. Les postes successivement occupés de helper puis de machiniste deviennent les supports d’un sentiment d’appartenance collective aux femmes de l’usine. Celui-ci ne se détache pour autant pas du sujet de l’action premier qui vise à acquérir les ressources nécessaires au minimum de subsistance pour la survie du foyer. Le sujet par lequel Shakti exprime son expérience à l’usine traduit l’intériorisation d’une visée commune aux ouvrières : travailler, y compris faire des heures supplémentaires, pour la survie de leur foyer. Cette disposition au travail, qui n’est pas naturelle mais bien sociale et morale, demeure chez les femmes de la génération de Shakti qui ont été socialisées durant leur enfance et leur jeunesse à contrôler le risque de la destruction des moyens de reproduction de leur foyer. En revanche, le récit de Shakti rend compte d’une rupture dans sa disposition morale au travail à partir de l’événement de son mariage, en plein contexte de désindustrialisation de l’économie du pays.
12Shakti relate nettement la rupture que représente son mariage en 2005. Elle a alors 30 ans. Le « je » est employé de manière affirmée à ce moment du récit. Alors qu’il aurait pu signifier l’appropriation émancipatrice de son individualité, le pronom personnel singulier traduit plutôt un processus d’individualisation forcé par la précarisation économique et l’isolement social qu’elle subit à l’issue de son mariage (Appay, Thébaud-Mony, 1997 ; Veith, 2004). L’expérience de l’isolement contraste avec le soutien social sur lequel s’appuyait la survie de son foyer jusque-là, à la fois dans les rapports internes au foyer et dans les réseaux de relations entre travailleuses et travailleurs de même condition sociale, dans le système des plantations et dans sa continuité subjective à l’usine. Ce contraste est manifeste dans la forme que prend dorénavant sa narration, qui, sous l’expression de la colère et de l’indignation, relate un ensemble d’événements qui mettent tous en évidence le sentiment d’injustice, de perte de droits et d’oppression dont elle fait l’expérience.
- 14 Travailler dans les cours signifie travailler comme bonne dans les maisons.
Le temps est venu où je me suis mariée. J’ai quitté mon travail à l’usine… Quand je me suis mariée en décembre 2005, à ce moment-là je suis allée chercher mon argent, mon bonus, après je suis arrivée ici à Tamarin. En 2007 j’ai eu ma fille, en 2008 j’ai eu mon garçon, après j’ai commencé à travailler dans deux cours14. Je travaillais trois fois par semaine dans chaque, un je veillais les enfants, l’autre je faisais le ménage. Après quand je cherchais du travail les gens me disaient : « Quel âge ont tes enfants ? » Attention que mes enfants tombent malades, ils ne vous prennent pas parce que s’ils ont besoin de vous, vous n’allez pas pouvoir être disponible. Ben là aussi vous savez combien de problèmes j’ai eus pour avoir un travail madame ? Ils vous disent : « Non ben vous avez des enfants ! Ben si vos enfants sont malades ? » Ben mes enfants n’ont pas le droit d’être malades madame ? Quand je cherchais du travail, je disais à d’autres « vois pour moi s’il y a du travail », ben il y en a qui entendent parler d’une place ben elles ne vont pas vous le dire c’est comme ça ! Et après quand j’ai commencé à travailler, mon mari lui, il travaillait dans la sécurité et puis il faisait la soudure, mais il ne veut plus travailler ! Oui ben quand il est ailleurs il boit il vient, la façon dont il me parle, enfin il y a plusieurs sortes d’hommes mais vous comprenez combien de temps je vais supporter comme ça ? Je vous dis franchement je n’ai pas envie de rester là maintenant…
- 15 D’après le dernier recensement complet de la population effectué par le Statistic Board en 2011, le (...)
- 16 Selon l’expression vernaculaire.
- 17 Logement des domestiques dans la cour de la maison servie.
13Shakti raconte son mariage qui la conduit à quitter l’usine dans la région du Nord après 15 ans de service, pour aller vivre dans la maison de la famille de son mari d’un village de la côte Sud-Ouest. Après deux grossesses et l’accouchement de deux enfants, elle commence à travailler dans les emplois domestiques. Le secteur des services domestiques se développe particulièrement dans cette région côtière à partir de la fin des années 1990, avec l’urbanisation de la zone et la construction de complexes résidentiels de haut standing visant à attirer l’élite mauricienne, ainsi que les investisseurs immobiliers étrangers et les expatriés (de France et d’Afrique du Sud en particulier) (Le Petitcorps, 2020)15. Contrairement à l’époque des plantations où les bonnes16 travaillaient principalement pour la même famille à plein temps en étant logées dans la « dépendance17 », les bonnes d’aujourd’hui travaillent le plus souvent pour plusieurs foyers usagers de services domestiques. L’addition de ces divers emplois, souvent non déclarés, parvient plutôt rarement à former un temps plein, comme dans le cas de Shakti. Le renouveau de l’activité des services domestiques avec le développement de l’immobilier de luxe et du tourisme pour les étrangers s’inscrit dans le contexte du déclin industriel, à la fois du sucre et du textile. Le travail des femmes dans les services domestiques, depuis longtemps féminisés à l’île Maurice, devient alors essentiel à la survie des foyers de travailleurs en contexte de crise de la production, comme cela a été observé ailleurs et à d’autres époques (voir Todd, 2009).
14Shakti fait part de son isolement à son arrivée au village. L’absence de solidarité que les femmes du village semblent lui réserver pénalise sa recherche d’emploi qui, dans le service domestique, repose essentiellement sur le bouche-à-oreille. Ne comptant donc que sur elle, Shakti pose des annonces dans les commerces voisins afin de trouver du travail. Le ressenti de l’isolement est surtout provoqué par le fait que son mari cesse de travailler à partir du moment où elle entre sur le marché local des emplois domestiques, la laissant ainsi affronter seule la menace à la survie de son foyer. Bien que n’étant pas dans la configuration d’une famille monoparentale, Shakti devient la pourvoyeuse principale des revenus et des ressources nécessaires au maintien en vie quotidien des membres de son foyer. Son expérience révèle ce que l’emploi massif des femmes dans les usines a fait aux rapports de genre internes aux foyers de travailleurs/ses. Celui-ci a peut-être favorisé l’accès des femmes à une certaine indépendance financière vis-à-vis de leur époux, mais celles-ci se sont aussi vu attribuer une part encore plus grande dans le travail de subsistance du foyer, en devenant les principales responsables de la réunion des revenus et des ressources pour la reproduction de l’ensemble de ses membres (Ramtohul, 2008). Le discours de Shakti souligne en particulier la contradiction d’avoir à cumuler seule désormais le travail domestique gratuit et la vente de sa force de travail pour assurer la subsistance de son foyer. Shakti doit à la fois être pleinement disponible pour ses enfants et pour ses employeurs. Son temps et son individualité sont l’objet d’une appropriation pour le travail (Guillaumin, 1978), tiraillés entre le service domestique aux employeurs et la reproduction dans le foyer de son mari. À partir de son propre constat de ces deux formes contradictoires de l’appropriation de son travail, elle m’interpelle, comme si elle interpelait ses employeurs, sur ses droits et ceux de ses enfants, en soulignant l’injustice et l’illégitimité des pratiques et des dispositions des personnes qui entravent la reproduction sociale de son foyer telle qu’elle l’envisage.
15À partir de l’événement de son mariage, le récit de Shakti ne suit plus l’ordre chronologique de ses diverses expériences dans le service domestique. Les anecdotes qui s’enchaînent, s’entremêlent et reviennent plusieurs fois dans le discours obéissent toutefois à une certaine logique narrative. Chaque condition d’emploi, de même que chaque relation vécue avec un/e employeur/se, est interprétée et relatée d’après la menace qu’elle représente pour la sécurisation des revenus nécessaires à la couverture des dépenses indispensables au maintien en vie de son foyer. Les deux extraits suivants soulignent la relation discursive permanente que Shakti établit entre son expérience au travail et les besoins de son foyer. L’éthique de la subsistance qui précède son expérience du travail dans l’emploi domestique génère du ressentiment à l’égard des employeurs et des conditions qu’ils imposent.
J’ai travaillé à Rivière Noire un an. Pour quatre fois par semaine, elle me donnait 4 500 roupies par mois. En 2015. De 8 heures à midi. C’était une Sud-Africaine. J’ai travaillé, sa maman est venue, sa maman a dit « Ah, il n’y a pas beaucoup de travail dans cette maison, il n’y a pas besoin de quelqu’un pour travailler ici ». Un jour, peut-être ça ne faisait pas 10 minutes que j’étais sortie. J’étais allée ramasser du tamarin. La madame ne m’a pas trouvée, la maman a raconté des histoires à la madame, et sa fille a dit aussi que j’avais fini de bonne heure et que j’étais partie. Je n’étais pas partie de bonne heure moi je ramassais des tamarins ! Elle m’a dit oui, je devais lui faire savoir. Je n’ai rien dit je suis restée tranquille. Ben tandis que je partais elle a commencé à me maltraiter. Elle a repris la clé de sa maison. Elle aussi elle se méfiait de moi. Je travaillais un jour madame elle est venue me dire qu’il y avait des choses qui manquaient dans son buffet. « Ben tout est là pourquoi j’aurais besoin de prendre quelque chose chez toi, moi ? » [Elle me regarde en colère comme si j’étais la madame.] Je travaille chez toi pourquoi j’aurais besoin de te voler ? Une fois elle m’a dit que j’ai volé son argent madame. « Mais viens fouiller si j’ai volé ton argent ?! Ben si je ne travaille pas chez quelqu’un je suis foutue, pourquoi j’aurais besoin de te voler ? » Vous comprenez ? Mon fils est dans mes jambes, il ne peut rien demander à son papa il ne travaille pas, qui est-ce qui va prendre le travail ? […]
Après avec un autre je travaille six jours, pour 4 000 roupies par mois. Un Mauricien ça. Ben il peut pas vous payer plus que ça. Ils vous disent qu’ils vous payent d’après la paye du gouvernement. Mais la paye du gouvernement, vous avez les cours particuliers des enfants à payer, on n’a pas le droit de donner la paye du gouvernement non ? Le temps que je calcule, 4 000 roupies six jours par semaine full pour travailler, je compte ça fait 25 roupies de l’heure. « Ah ben dites-moi monsieur » j’ai dit, « dans 25 roupies qu’est-ce que je gagne ? » [Elle me regarde en colère comme si j’étais le monsieur en question.] Toutes les semaines vous faites vos courses ben votre employée elle n’a pas le droit de faire ses courses ?
16Dans la première anecdote, Shakti insiste sur les propos d’une de ses employeuses ainsi que de la mère et de la fille de celle-ci, qui insinuaient qu’elle avait des comportements immoraux dans son travail : soit qu’elle était paresseuse, soit qu’elle mentait, soit qu’elle volait. La mise en récit des événements selon Shakti cherche à montrer que ces insinuations, visant à terme à la congédier pour faute morale, couvraient le motif réel des femmes du foyer servi : celles-ci ne voulaient pas payer de service domestique, ou elles ne voulaient pas le payer au prix auquel Shakti était rémunérée au moment de la scène. Elles ont donc tout fait pour dévaloriser son travail. Or cette attitude de la part des consommatrices de ses services est opposée à l’idée que Shakti se fait de la relation de travail, où son besoin de revenu pour la reproduction de son foyer devrait être reconnu par ses employeurs/ses. La divergence de valeur donnée à son travail entre ses employeurs/ses et elle, d’après les scènes qu’elle rapporte, met en exergue l’une des dimensions centrales qui configurait autrefois l’équilibre du rapport entre les foyers de travailleurs organisant leur subsistance et le système d’exploitation des plantations, prolongé dans l’usine. Shakti accordait autrefois une notion de justice sociale à l’exploitation (Scott, 1976), bien que celle-ci entretînt son foyer dans des conditions de subsistance, tant qu’il était encore possible de contenir la menace à la survie du foyer. Le conflit de valeur donnée à son travail dans les scènes du service domestique rapportées rend compte de l’incertitude économique dans laquelle ses employeurs la plongent. Menaçant ses conditions matérielles d’existence, le comportement de ses employeurs enfreint de plus l’accord moral qu’elle attend du rapport dans lequel elle vend sa force de travail : ceux qui occupent la terre, que ce soit en tant qu’exploitants agricoles ou en tant que résidents, doivent octroyer un revenu qui soit à la hauteur des besoins de consommation du foyer de la travailleuse pour sa reproduction.
17Or, dans la deuxième anecdote, Shakti précise que la rémunération salariale des employées domestiques qui est fixée par la loi du travail ne permet pas de couvrir la consommation mensuelle nécessaire à la reproduction biologique et sociale de son foyer qui comprend l’alimentation, les dépenses en énergie, en transports en commun et pour la scolarité de ses enfants. Cela conduit Shakti à considérer comme illégitimes les employeurs/ses et l’État qui ne respectent pas son droit à la reproduction sociale d’après son économie morale (Scott, 1976). L’ordre économique et politique qui entretenait les foyers de travailleurs à un niveau minimal de subsistance depuis l’époque des plantations se trouve donc fortement remis en question dans l’approche subjective du travail de Shakti.
18Il s’agit de voir à présent si le chamboulement noté dans l’intériorisation de la légitimité donnée à la domination d’après la narration de Shakti conduit à adopter des pratiques sociales qui transforment concrètement les rapports d’exploitation. Pour cela, j’analyse les indices dans le discours de Shakti qui révèlent l’existence de pratiques partagées avec d’autres femmes qui sont dans la même situation de vulnérabilité qu’elle et qui luttent contre les conditions de la reproduction de leur foyer telles qu’elles sont définies par l’économie de marché, tout en tentant d’imposer leur façon d’envisager leur reproduction sociale. J’examine la manière dont ces pratiques sociales organisant la subsistance du foyer sont productrices d’un sujet collectif « femme », producteur de sens et acteur de sa propre histoire (Kergoat, 2009).
19Depuis le temps qu’elle est entrée sur le marché des emplois domestiques, Shakti est parfois parvenue à définir à l’embauche le taux de rémunération de son travail, qu’elle a fixé d’après ses besoins de subsistance. Elle l’a pour cela établi au-dessus des taux de rémunération minimum légaux, comme elle a réussi à le faire avec sa dernière employeuse en janvier 2019 :
Avec cette Mauricienne-là, elle m’a demandé combien je voulais. Je fais quatre heures du lundi au samedi avec elle. Ben j’ai demandé 8 000 roupies, parce qu’il y a des Sud-Africains qui payent ça. Ben elle m’a dit oui parce que je lui dis que je joue le rôle de mari et femme chez moi. Alors je demande 80 roupies de l’heure parce que je demande ce dont j’ai besoin. Moi je sais que si je travaille quatre heures par jour j’ai besoin de tant. Après si je trouve un autre travail je peux alors arriver à 15 000 roupies par mois. Parce que 8 000 roupies madame ça suffit pas ! Vous savez avec 8 000 roupies, si je fais ma ration tous les mois, ben tous les mois la ration c’est 6 000 ou 7 000 roupies c’est ma paye ça ! Plus mes enfants vont à l’école plus je dois leur donner leur nécessaire, leur nécessaire pour leurs leçons, c’est fini, c’est fini la paye-là vous comprenez ?
Ça veut dire que vous calculez, vous demandez 100 roupies de l’heure…
Non je ne demande pas 100 roupies. Je calcule ce dont j’ai besoin, parce que je sais que si je travaille 4 ou 5 heures par jour, la paye doit être de tant.
20Shakti a dans ce cas rétabli les fondements de l’accord moral de la transaction économique qui veut que son employeuse accepte de la payer selon l’appréciation des besoins de subsistance du foyer de son employée, qui repose quasi entièrement sur les revenus que celle-ci apporte. Comme sa réponse à ma question sur la façon dont elle évalue le prix de son travail le montre, la rémunération que Shakti estime adéquate ne correspond pas à la valeur de son travail pour la famille usagère de ses services. Elle équivaut plutôt à la valeur de son temps de travail mis à disposition d’autrui, afin d’obtenir en échange une part importante des revenus nécessaires à la reproduction de son foyer. La capacité à définir ainsi la valeur financière de son travail dans le face-à-face avec les employeurs de service domestique demeure aléatoire et vulnérable tant qu’elle procède d’une démarche uniquement individuelle. Shakti souligne en effet d’abord son individualité dans sa différence avec les femmes qui se soumettent aux faibles taux de rémunération que les employeurs leur imposent. Ces femmes sont selon elle plus âgées et viennent d’autres endroits que la côte.
- 18 Cette ville fait partie de la zone urbaine à l’intérieur de l’île.
Il y en a qui viennent de Curepipe18 disons, quand on leur dit de travailler pour tel prix elles finissent par accepter de travailler pour un petit prix. […] Après il y en a qui ont travaillé avec la même personne pendant 20 ans. Elles ne veulent pas changer. Qu’est-ce qu’elles vont dire ?
21Cependant, la réapparition du « nous » comme sujet de la pratique qui consiste à « faire ses conditions », selon l’expression créole, c’est-à-dire à définir sa rémunération mais aussi son temps de travail et la nature de ses tâches à l’embauche, montre que cette action apparemment individuelle est bien soutenue par une pratique collective.
Mais maintenant, il y en a qui maintenant vont travailler, ben ce que madame dit elles vont écouter madame. Mais ce n’est pas tout le monde qui écoute madame, vous comprenez ? Tout le monde n’est pas pareil ! Quand il y en a qui payent d’après la paye du gouvernement ce n’est pas suffisant. Nous pouvons demander plus, nous pouvons faire nos conditions ! Qu’en dites-vous ? […] Nous on n’est pas des femmes paresseuses. Nous avons besoin de nous débrouiller pour avoir l’argent qui rentre dans la maison.
22La compréhension du « nous » dans son propos se fait à la lumière de l’enquête ethnographique que j’ai menée au sein des espaces dans lesquels Shakti cohabite au quotidien avec d’autres femmes, que ce soit à la plage où je l’ai rencontrée avec ses camarades, dans les petites rues du village, dans les snacks, dans les espaces de prière, dans les réunions d’ONG ou sous le porche de leurs maisons. L’ensemble de ces données d’enquête amène à déduire que le « nous », sujet collectif des femmes qui « font leurs conditions » sur le marché des emplois domestiques, inclut des femmes plutôt de même génération, qui habitent sur la côte et qui partagent des relations de sociabilité dans leurs espaces d’habitat. Ces relations s’apparentent davantage au monde rural des plantations organisé autour de l’économie communautaire de subsistance jusqu’à une période récente (Le Petitcorps, 2019), qu’au monde urbain constitué depuis plus longtemps par les foyers prolétaires.
23L’usage courant en créole de l’expression « nous faisons nos conditions » parmi les autres habitantes de la côte rencontrées durant l’enquête est la preuve langagière de l’existence de cette pratique sociale, ainsi que la preuve et l’agent (Kergoat, 2001) d’une transformation en cours des rapports de travail sur le marché des emplois domestiques de la côte. Par cette pratique sociale, ces femmes tendent à rétablir les principes encore en mémoire de l’économie morale des rapports de travail du système des plantations, tout en les adaptant selon les changements des moyens de reproduction de leur foyer qu’elles ont éprouvés durant leur parcours de vie.
24Des échanges prolongés avec Shakti après notre première entrevue ont permis de percevoir que celle-ci ne visait pas seulement à redéfinir ses conditions de travail sur le marché des emplois domestiques, mais également à décider du mode d’allocation des ressources obtenues de son travail pour la reproduction sociale de son foyer, et ce malgré la situation de vulnérabilité extrême dans laquelle elle se trouve. Rappelons que les revenus qu’elle obtient couvrent à peine le minimum de subsistance et qu’elle habite dans la maison qui appartient à son mari : elle est donc malgré tout fortement dépendante de lui. Et pourtant, Shakti parvient à avoir une prise, certes infime, sur l’allocation de ses revenus, aux dépens de son mari. Elle arrive d’abord à se constituer une petite épargne, à laquelle elle accorde une valeur sacrée :
Les personnes qui vous donnent de l’argent avec le cœur propre, cet argent reste. Cette fois-là j’avais travaillé full sans congé pendant Noël, le 1er et le 2 janvier. Madame m’a donné 1 000 roupies. Je ne me suis pas servie de cet argent, je l’ai gardé.
25La source de revenus qui lui permet de constituer une petite épargne ne se trouve pas que dans le travail régulier dans les emplois domestiques, dont son mari connaît le montant de la rémunération, mais aussi dans des activités plus dissimulées, dont la hauteur du financement n’est pas forcément connue de ce dernier :
Des fois j’ai du travail, un m’appelle chez moi et me demande de le rejoindre je vais travailler comme ça. C’est comme ça. Parce que je sais que j’ai deux enfants dont je dois prendre soin madame. Il [son mari] me dit oui, que je vends mes fesses. Oui ben si toi-même tu étais bien je n’aurais pas besoin de vendre mes fesses moi.
26Lorsque je rends une dernière fois visite à Shakti avant mon départ, celle-ci m’avoue qu’elle est dans un « sit » avec d’autres femmes, c’est-à-dire dans un système de tontine où chacune verse une somme d’argent chaque mois et où chacune à son tour récupère l’argent ainsi épargné collectivement. Shakti avait pourtant dans nos premiers entretiens nié faire partie d’un sit. Quand je lui demande ce qu’elle compte faire de cet argent épargné, elle tourne ostensiblement les yeux vers la porte d’entrée de la maison de sa belle-mère pour me signifier qu’elle ne peut pas parler. Il y a donc un enjeu à ce que l’usage prévu de l’argent épargné soit inconnu de son mari et de sa famille. D’après nos entretiens précédents, menés en l’absence de sa belle-mère, Shakti a au moins deux projets de vie. Elle souhaite d’abord construire une maison sur le terrain que ses parents ont acheté dans le Nord et quitter ainsi la maison maritale. À plus court terme, elle veut aussi lancer un petit commerce de vente de ses plats cuisinés devant sa maison durant les après-midi. Ce business lui permettrait de toucher un autre revenu que celui des seuls emplois domestiques. Shakti désigne cette activité sous l’expression de « travailler pour moi-même ». Plusieurs femmes de l’enquête qui ont formulé ce désir, ou l’ont déjà mis en œuvre, emploient les mêmes termes. Dans le projet du « travail pour moi-même », Shakti envisage de décider de son temps de travail, de l’usage personnel de ses revenus ainsi que des personnes cibles de sa vente :
- 19 Pain à l’origine indienne consommé par l’ensemble des Mauriciens.
J’ai pris des cours de pâtisserie, j’ai déjà tout fait. Il me manque seulement mon permis pour vendre. J’ai demandé à mon mari de faire un tricycle pour moi, il ne veut pas faire ! Je veux mettre mon tricycle devant chez moi. Il y a beaucoup de monde qui passe ici pour aller à son travail. Je vendrais des rotis19, des gâteaux, du jus, moi je peux baisser les prix et vendre à 10 roupies. Si vous travaillez pour vous, demi-journée, c’est assez pour vous ! Je travaillerais l’après-midi ! Maintenant si mon travail marche, je travaille seulement pour moi-même ! Oui !
27La gestion des revenus que Shakti pratique avec d’autres femmes et la discrétion observée dans son discours à ce sujet montrent qu’une partie de sa lutte pour la reproduction de son foyer est menée de manière délibérément indépendante de son mari. C’est particulièrement ce qui se prévoit au-delà de la survie au jour le jour qui est dissimulé à l’époux. Les alliances entre femmes basées sur la confiance dans les sit confèrent le soutien matériel concret de cette pratique apparemment individuelle. Un des souhaits de Shakti est également de gérer son foyer de manière autonome de son époux, ce qui implique de devenir propriétaire d’une maison. Il est possible qu’elle utilise le système d’épargne collectif du sit comme support financier de l’achat du matériel de construction de la maison qu’elle envisage sur le terrain de son foyer d’origine. L’épargne collective féminine serait alors le support matériel du projet d’un foyer qui s’écarte de l’institution du mariage. Enfin, l’objectif du « travail pour moi-même » signifie bien, d’après son expression même, l’aspiration à une autonomie tant dans le processus d’accumulation financière que dans la réalisation concrète du travail (par l’appropriation du temps et des moyens de production notamment). Il s’agit d’une autonomie vis-à-vis du marché de l’emploi. Le développement de son petit commerce permettrait à Shakti de réduire le temps de travail alloué à l’emploi domestique pour des particuliers, voire de le supprimer totalement comme elle l’espère. On pourrait interpréter cette aspiration à sortir de l’emploi comme étant le seul produit de la politique néolibérale qui encourage l’autoentrepreneuriat afin de rendre solvables des travailleurs que le marché de l’emploi n’absorbe plus (Bazin, 2014). Mais d’après l’expérience de Shakti, le « travail pour moi-même » rejoint la marge de sécurité de la reproduction de son foyer que l’économie de subsistance remplissait du temps du système des plantations. La construction du sujet de la narration de Shakti, à l’issue de ses diverses expériences de lutte pour la survie de ses foyers durant son parcours, révèle qu’une organisation économique et sociale tend à se reformer autour des principes de la communauté de subsistance, afin de perpétuer la reproduction sociale des foyers de travailleurs/ses dans le contexte de la désindustrialisation à l’île Maurice, principalement grâce à l’intervention des femmes. Ces dernières sont capables d’envisager une forme de reproduction sociale des foyers de travailleurs/ses qui se démarque des institutions de l’emploi et du mariage ainsi que des autres tentatives de contrôle du travail des femmes.
28Cet article a exploré certaines retombées sociales de la contradiction structurelle que constitue la menace permanente à la reproduction sociale des travailleurs dans le processus toujours plus avancé de réduction des coûts de production pour la poursuite de l’accumulation du capital. Il a pour cela étudié l’évolution historique des conditions d’existence quotidienne des foyers de travailleurs d’une ancienne société de plantation du Sud durant la seconde moitié du XXe siècle, en analysant l’expérience d’une femme et l’intériorisation chez le sujet que la transformation des moyens de la lutte pour la survie produit. La recherche menée à partir du discours de Shakti montre que depuis l’époque de la sortie du texte de Wallerstein sur les structures du foyer dans l’économie-monde (en 1984), la vulnérabilité économique et sociale des foyers de travailleurs face à la menace à leur reproduction sociale s’est aggravée dans le contexte mauricien. L’expérience concrète du travail faite par Shakti depuis les années 1980 rend compte de transformations importantes de la division sexuée du travail, tant dans l’organisation de la reproduction sociale des foyers de travailleurs/ses, que dans l’usage de la main-d’œuvre féminine et masculine. Celles-ci se traduisent dans son cas par la marginalisation de son mari, vis-à-vis du marché du travail comme de l’organisation des ressources du foyer pour sa subsistance, tandis qu’elle-même est surexploitée à la fois par l’usage flexible de sa force de travail dans les nouveaux secteurs de l’économie mauricienne et par le transfert de coûts de reproduction sociale, comme la scolarisation des enfants, de la dépense publique vers son petit budget à elle.
29Et pourtant, Shakti manifeste dans sa narration une aptitude politique à remettre en question la légitimité du pouvoir des divers acteurs qui la rendent de plus en plus vulnérable pour maintenir son foyer en vie. L’expression politique qui ressort de cette disposition contestataire du sujet ne se traduit pas par une mobilisation sociale selon des formes classiques, mais d’abord par un dissentiment (Siméant, 2013) à l’égard du pouvoir exercé par ses employeurs/ses, l’État et son mari sur sa vie. La forme politique du dissentiment peut être définie à la lumière de la narration de Shakti comme étant un point de rupture morale dans son rapport et sa disposition au travail. L’analyse de son histoire personnelle a révélé que la valeur qu’elle donne à son travail, que ce soit dans l’emploi ou dans la sphère domestique, tient son origine sociale dans la socialisation à l’éthique de subsistance de la communauté des travailleurs qui s’est transmise dans le foyer à l’époque du système des plantations, encore en vigueur dans certaines zones de l’île en 1980. L’analyse des sujets collectifs (les « nous ») par lesquels elle s’exprime a également permis de voir que la forme politique du dissentiment se traduit aujourd’hui concrètement par des pratiques sociales partagées avec d’autres femmes dans sa situation, qui tentent à la fois de définir les conditions de travail sur le marché des emplois domestiques selon leur économie morale des rapports de travail et de décider du modèle d’allocation des ressources pour la reproduction sociale du foyer entre femmes. La méthode d’analyse de la narration d’un seul sujet a permis de découvrir plusieurs aspects de la forme politique du dissentiment provoqué par la menace à la survie de son foyer : l’affirmation de l’individu cherchant à se distinguer des groupes soumis ; la traduction dans le langage d’actions qui transforment les rapports de travail ; et l’art de la dissimulation de la part du travail des femmes et de l’usage de l’argent qui en est issu, pour tenter de réaliser la reproduction sociale à la façon des femmes. Il découle de cette expression politique une organisation économique et sociale entre femmes qui est en train de s’instaurer de façon souterraine, afin de garder une prise sur les moyens de la reproduction sociale des foyers sur le moyen et long terme, de façon relativement indépendante du marché de l’emploi et de l’institution du mariage.
30Cette dynamique sociale ne peut s’observer qu’en adoptant une distance critique avec l’idée de la distinction entre les activités de production et de reproduction telle qu’elle a été introduite par les normes de genre. L’éthique de subsistance développée dans la communauté des travailleurs mauriciens et entretenue par les femmes d’une génération englobe la production et la reproduction, le travail domestique et le travail dans l’emploi, dans le même objectif de survie. L’exemple de Shakti à l’île Maurice souligne à nouveau que si l’on veut comprendre les revendications des femmes en situation de vulnérabilité sur le marché du travail dans les pays du Sud, et peut-être dans les pays du Nord, il convient de les rapporter au cadre plus large de leur propre définition du droit à la reproduction sociale (Prieto-Carron, 2014 ; Broad, 2014).