- 1 Ville et région du nord-est marocain, proches de l’enclave espagnole de Melilla.
- 2 Les catégories d’hommes et de femmes sont utilisées ici en reprenant les auto-identifications des e (...)
1« Je suis partie seule avec mon argent, je suis une battante, on ne m’a pas aidée. Tout le monde compte sur moi [au pays]. Alors on n’a pas le choix, on se bat ici. » Les propos de Maryse A., ressortissante camerounaise de 28 ans rencontrée avec sa fille de 4 ans en 2017, dans un campement à Nador1, invitent à analyser les formes de puissance d’agir des femmes2 aux frontières militarisées à des fins anti-migratoires.
2Les enclaves de Ceuta et Melilla, résidus de l’empire colonial espagnol situés au nord du Maroc, constituent depuis longtemps des portes d’entrée vers l’Europe. D’abord pour l’émigration marocaine, elles sont ensuite devenues les lieux à la fois de passage et de blocage, d’immigrations et d’exils d’autres personnes provenant d’Afrique, mais aussi parfois d’Asie et du Moyen-Orient. Malgré la multiplication, depuis les années 2000, des mesures de renforcement du contrôle aux frontières européennes et des accords de lutte contre les migrations irrégulières conclus entre l’Union européenne (UE) ou des États membres – notamment l’Espagne – et le Maroc, cette route reste très empruntée.
- 3 L’imbrication des rapports sociaux, notamment de sexe, de race et de classe, a d’abord été théorisé (...)
- 4 La « race » est ici comprise comme rapport social, historique et politique d’appropriation (Guillau (...)
3En lien avec la critique de l’externalisation des contrôles migratoires de l’Europe en Afrique (voir Migreurop, 2009, 2013, 2017), un régime particulièrement violent contre les personnes dites subsahariennes (en fait d’Afrique centrale et de l’Ouest) aux frontières de Ceuta et Melilla a été pointé, tant dans des œuvres biographiques (Yene, 2010 ; Traoré, 2015 ; Mbolela, 2017 ; Mboume, 2018) que dans des travaux universitaires (Ferrer-Gallardo, 2008 ; Pian, 2009 ; Andersson, 2014 ; Kobelinsky, 2017 entre autres) et associatifs (Migreurop, 2007 ; Médecins sans frontières, 2013 ; Gadem et al., 2015 par exemple). En dépit de quelques travaux précurseurs s’étant intéressés aux situations de femmes côté marocain (Laacher, 2010 ; Pian, 2010 ; Stock, 2011 ; Freedman, 2012), la majorité des travaux académiques restent relativement androcentrés et aveugles aux rapports sociaux de sexe imbriqués3 à ceux de race4 à l’œuvre à la frontière maroco-espagnole. Sur le plan des discours gouvernementaux, la mise en visibilité des femmes « subsahariennes » demeure partielle et partiale puisqu’elles sont toujours assimilées à des victimes de traite en besoin de libération et de protection : un alibi humanitariste utile pour justifier les pratiques sécuritaires aux frontières (Tyszler, 2018, 2019a). Non seulement ce système de justification invisibilise les effets sexistes et racistes des politiques des États et dépolitise les violences vécues, mais il invisibilise aussi l’agentivité, la capacité d’agir des femmes (Butler, 2016).
- 5 Le genre est compris comme la construction sociale, historique et hiérarchique, faite à partir du s (...)
4Pour combler le manque d’intérêt académique et déconstruire les discours dominants les présentant comme vulnérables par essence et victimes passives de leur migration, il a fallu recueillir la parole des premières concernées, des « battantes », selon leurs mots. L’enquête menée entre 2015 et 2017 au Maroc et dans les enclaves de Ceuta et Melilla, auprès de personnes ressortissantes d’Afrique centrale et de l’Ouest, montre que le contrôle migratoire en place produit des mises en vulnérabilité racialisée et sexuée et renforce les rapports de sexage (Guillaumin, 1992), c’est-à-dire les relations d’appropriation – par différents agents aux intérêts divers – du groupe des femmes dans son ensemble, mais aussi du corps matériel individuel de chaque femme. L’étude de la survie dans ces espaces ainsi que l’analyse des modes de passage permettent de comprendre comment les rapports sociaux de sexe et de race façonnent les expériences des personnes à la frontière. Les violences de genre5 et notamment sexuelles contre les femmes apparaissent structurelles dans ce contexte de mobilités entravées par différents régimes voulant simultanément gouverner leurs corps (Tyszler, 2018, 2019abc).
- 6 La violence émanant du secteur humanitaire existant à cette frontière et les résistances des femmes (...)
5Malgré les oppressions et les blessures, la puissance d’agir des femmes se déploie et elles sont souvent des actrices clés des dispositifs de passage de la frontière. Explorant des récits incarnés récoltés sur le terrain et s’appuyant sur la sociologie des migrations et des rapports sociaux de sexe, cet article se penche à la fois sur les rapports de pouvoir et de domination qui pèsent sur les femmes d’Afrique centrale et de l’Ouest et sur leurs modes d’agentivité, leurs résistances entendues comme réfutation d’une définition de la réalité imposée par la violence (hooks, 2017). Pour ne pas extraire l’enquêtrice des rapports sociaux en jeu, la première section revient sur sa méthodologie et sa position vis-à-vis de ses enquêtées. La deuxième pose le contexte répressif de la frontière maroco-espagnole et présente les profils des femmes rencontrées. L’exemple de la division raciale et sexuelle des modes de passage est abordé dans un troisième temps pour illustrer de façon concrète la dynamique des rapports sociaux dans laquelle ces femmes sont prises. Enfin, la quatrième section analyse leurs stratégies d’évitement de la violence et leurs tactiques de passage de la frontière. Ce texte explore ainsi, du point de vue des femmes illégalisées, le régime de violences en place à cette frontière, à deux niveaux : celui de la violence des États et de leurs agents dans l’exécution d’un certain ordre migratoire, celui de la violence provenant d’hommes faisant partie des dispositifs de passage6. Le terme « illégalisé·e·s » employé ici renvoie au fait qu’à la frontière maroco-espagnole, quelle que soit la situation administrative – régulière ou non – des ressortissant·e·s d’Afrique centrale et de l’Ouest, leur présence est réprimée. Les politiques migratoires sécuritaires et les pratiques qui en découlent produisent l’illégalisation ou l’irrégularisation de leurs mobilités (Crosby, Réa, 2016).
- 7 Il s’est agi d’entretiens individuels ou collectifs, en fonction des conditions d’enquête, car il n (...)
- 8 Ces récits n’ont, en partie, pas pu être enregistrés du fait des conditions sécuritaires tendues su (...)
- 9 Sur le positionnement féministe dans la recherche, voir par exemple les travaux précurseurs de Sand (...)
- 10 Les femmes sont présentes sur le terrain même si en minorité numérique. Mais l’organisation au sein (...)
- 11 J’ai toujours exposé ma double casquette de membre d’ONG (quand c’était le cas) et de chercheuse. N (...)
6Cet article puise dans un travail ethnographique de 30 mois, mené dans le cadre d’une thèse en sociologie, et pour lequel différentes postures d’enquête et différents outils qualitatifs ont été mobilisés : d’abord l’immersion par l’observation participante dans différentes ONG (une marocaine et deux étrangères) basées à Rabat et dans des villes frontalières du nord, en tant que « volontaire internationale » ou bénévole. Les membres des différentes structures étaient au courant que je menais une recherche. Au fil du temps, j’ai inclus la conduite d’entretiens (plus d’une centaine) auprès d’une pluralité d’acteur·rice·s impliqué·e·s à la frontière : personnes en migration ou en exil7, militant·e·s, membres d’ONG, militaires et policiers espagnols, entre autres. Hors des ONG, j’ai mené au quotidien une ethnographie aux côtés de ressortissant·e·s d’Afrique centrale et de l’Ouest ayant tenté ou tentant de traverser la frontière maroco-espagnole. C’est auprès des personnes qui constituaient mes informatrices principales que j’ai pu collecter des récits de vie approfondis (une trentaine)8. Je me suis attachée à « faire du terrain en féministe » (Clair, 2016), abandonnant l’idée de l’objectivité d’une méthode scientifique distante et neutre, pour expliciter des biais et une positionnalité : « le moi divisé et contradictoire […] qui peut interroger les positions et être tenu responsable » (traduction libre de Haraway, 1995, 331)9. J’ai très vite sondé l’invisibilisation des femmes en quête de mobilité ou d’exil sur mon terrain de recherche. Après une première année, en 2015, en posture inductive – sur un terrain qui m’était inconnu – en observation participante au sein d’une association qui s’intéresse peu aux femmes10, je décide de rester plus longtemps au Maroc (jusqu’en août 2017). Il s’agit alors de « mettre les femmes au centre du savoir » (Stacey, Thorne, 1985). C’est par la production de relations étroites d’enquête et leur entretien dans la durée que je réussis à gagner la confiance de femmes qui souvent, de prime abord, ne voient pas l’intérêt de s’approcher de la chercheuse que je suis11. C’est ce que m’explique en entretien une jeune Sénégalaise, Bineta T. :
- 12 Je dis cela comparativement au très grand nombre d’hommes avec lesquels j’ai pu m’entretenir.
– Elsa : Depuis deux ans que je suis là, je n’ai pas eu beaucoup l’occasion de parler avec des femmes12. Je ne sais pas trop pourquoi. Toi tu en penses quoi ?
– Bineta : À mon avis elles ont peur. Parce que nous, à chaque fois, ils nous disent… “non surtout évite, ils vont te mettre dedans, ils vont mettre ta photo quelque part”. Donc on se cache. D’autres aussi ne veulent pas tout simplement.
– Elsa : Et pourquoi tu penses que les hommes veulent bien ?
– Bineta : Oh bon parce que aussi tu es blanche donc quand ils te voient à mon avis, bon… Quand ils te parlent ils ont l’espoir, bon ils se disent “peut-être je vais sortir avec elle, elle va m’aider à traverser”. Du coup tu vois à chaque fois, c’est trop facile avec les hommes. C’est à cause de ça.
– Elsa : Ah oui les femmes elles n’ont pas cette illusion-là…
– Bineta : (Rires) Oui voilà tu as compris. C’est à cause de ça. Elles, elles se disent “bon c’est son travail donc ça ne me rapporte rien”, voilà. Mais le gars lui il pense qu’il y aura un truc, vous êtes potes, voilà, il se dit “pourquoi pas, elle va m’aider à partir”. C’est ça. Avec eux c’est facile comme bonjour, tu y vas, tu lui demandes de discuter, il te dit “avec plaisir”.
– Elsa : Ah oui c’est pour ça que j’ai pu avoir autant de témoignages d’hommes ces deux années…
– Bineta : (Rires) Oui voilà c’est à cause de ça !
– Elsa : Mais toi tu penses que c’est important qu’on entende aussi la voix des femmes sur ce qui se passe aux frontières ?
– Bineta : Ouais ouais, c’est très important. On ne vit pas les mêmes choses (Entretien avec Bineta T., Sénégalaise, 19 ans, Rabat, 2017).
7Bineta T. fait partie de ces rencontres décisives qui permettent de percevoir, tout d’un coup, une nouvelle dimension sociale de la situation étudiée. C’est grâce à elle que j’ai commencé à appréhender les expériences des femmes en quête de traversée pour voir ce que ces sujettes pouvaient m’apprendre du contrôle migratoire en place. C’est ainsi l’approche biographique qui m’a permis de percevoir plus particulièrement l’imbrication des rapports sociaux de sexe et de race dans l’expérience des personnes illégalisées à la frontière. Les récits de vie ont été indispensables pour ne pas limiter l’analyse au côté accablant des expériences et voir la production de sujet·te·s politiques.
- 13 Bineta T. par exemple n’a jamais sous-entendu qu’il fallait que je l’aide matériellement ou d’une a (...)
- 14 Les notions de blanche et noire ici utilisées font référence à des positions sociales, au-delà des (...)
8Parce que les femmes rencontrées vivent des violences racistes et sexistes, et notamment sexuelles, ayant des conséquences matérielles immédiates – comme le fait d’être enceinte –, l’implication, dans des modalités très variables, de la chercheuse est souvent (mais pas toujours13) attendue voire suggérée par les enquêtées. Il est intéressant de voir les tactiques de survie, voire de mobilité, élaborées autour de la chercheuse. Pour sortir d’une vision binaire enquêtrice blanche versus enquêtée noire14, les cas de ce que j’appelle « accord tacite d’utilité mutuelle » aident à percevoir aussi l’agentivité de ces dernières et à rompre avec une vision d’elles comme passives dans la relation d’enquête. Le cas de ma relation avec Marie B., ressortissante libérienne, illustre cela. J’ai rencontré Marie à la maternité de Nador en juin 2017, lors de mon dernier terrain à la frontière. Après plusieurs semaines d’interactions et de création de proximité avec elle, dans le cadre de mes visites à l’hôpital et du temps passé ensemble au quotidien, lors de son hébergement post-partum au sein de l’ONG dans laquelle je suis alors bénévole, Marie décide de me nommer marraine de son nouveau-né, John. Faire de moi la marraine de son enfant permet à Marie de me demander de temps en temps une contribution financière, pour « fêter l’anniversaire du petit » ou lorsqu’elle n’arrive pas à payer son loyer. J’accepte ces règles du jeu édictées par mon enquêtée, en retour de mon invitation à ce qu’elle participe à ma recherche. Il s’agit d’un accord tacite entre nous, qui nous permet toutes deux d’aller de l’avant dans nos projets respectifs – sans résoudre bien sûr l’asymétrie des possibilités de chacune dans cette relation. En outre, me nommer marraine de son enfant implique que notre relation perdure dans le temps, par-delà ma volonté de clôturer mon terrain.
- 15 La catégorisation ethnique par mes enquêté·e·s a varié de Française/Espagnole à Marocaine, en fonct (...)
9Bien que variable15 au gré des relations sociales interethniques (de Rudder et al., 2000), la catégorisation ethnique de la chercheuse par ses enquêté·e·s a certainement influencé la collecte et l’analyse des données de terrain, tout comme mon âge, mon genre et ma classe. Je suis alors moi-même migrante au Maroc, venue pour travailler et ayant disposé d’un titre de séjour. Mais mon expérience migratoire n’a rien en commun avec celles des catégorisé·e·s « subsaharien·ne·s ». Ces différentes expériences, structurées par des processus de mise en groupes majoritaire et minoritaire (Guillaumin, 1972) dans un ordre social raciste, redéfinissent d’une part ma blanchité en contexte marocain, avec le lot de privilèges sociaux qui lui est associé, et produisent d’autre part ce qu’on pourrait appeler la « subsahariannité » des personnes d’Afrique centrale et de l’Ouest, avec les discriminations qui accompagnent ce processus de catégorisation sur le terrain étudié.
10Si l’immersion longue a été indispensable pour tisser des liens de confiance avec les personnes enquêtées, j’ai également choisi de me confronter, à plusieurs reprises, à l’évaluation de mon travail par les premier·e·s concerné·e·s. Ces dispositifs d’évaluation (formels et informels, lors d’ateliers/conférences et de discussions) m’ont aidée à produire des analyses ne trahissant pas mes enquêté·e·s, a fortiori celles et ceux en positions minoritaires, notamment les femmes d’Afrique centrale et de l’Ouest ayant eu l’expérience de la frontière.
11Aux frontières de Ceuta et Melilla, la lutte contre les migrations classées indésirables se matérialise par des barrières surmontées de barbelé tranchant, partie la plus visible de l’arsenal militaro-sécuritaire matériel et humain mis en place côtés espagnol et marocain.
Comme indiqué précédemment, les mesures anti-migratoires à l’œuvre affectent de façon particulièrement violente les ressortissant·e·s d’Afrique centrale et de l’Ouest (Tyszler, 2018, 2019a, 2019b). C’est une véritable « nécropolitique » – symbole du « pouvoir d’exposer à la mort » (Mbembe, 2006, 30) – qui a été instaurée à la frontière et perdure encore aujourd’hui, produit de la coopération entre le Maroc, l’Espagne et l’Union européenne. Le concept de nécropolitique d’Achille Mbembe est lié à la notion de biopolitique élaborée par Michel Foucault (1976), correspondant à la prise en compte de la vie par le pouvoir. Pour Foucault, les gouvernant·e·s font désormais prévaloir le faire vivre et le laisser mourir, plutôt que le faire mourir et le laisser vivre. Mbembe insiste lui sur les processus de racialisation, insuffisamment pris en compte dans la conception foucaldienne, qui sont au cœur d’actuelles « politiques de la mort » émanant de gouvernances biopolitiques. À la frontière maroco-espagnole, l’expression « subsahariens » révèle la construction d’une catégorie racialisée d’indésirables, associant une couleur de peau – noire – à un statut d’illégalité (Tyszler, 2019c). Quelques exemples de la matérialisation des processus de racisation (Guillaumin, 1972) en jeu sont : l’existence, depuis des années, de campements autoconstruits situés dans les forêts, où ne se trouvent que des personnes d’Afrique centrale et de l’Ouest, obligées de se cacher et ainsi « bestialisées » – selon leurs propres termes – ; les raids militaires réguliers qui les ciblent et détruisent leurs abris ; ou encore la nécessité de sauter les barrières cernant Ceuta et Melilla en raison de l’impossibilité pour les personnes à la peau noire de s’approcher des portes « normales » des enclaves, alors que d’autres personnes en migration ou en exil y parviennent. La vulnérabilisation des ressortissant·e·s d’Afrique centrale et de l’Ouest à la frontière maroco-espagnole est clairement racialisée, elle est aussi genrée.
12Si la violence des coups est plutôt réservée aux hommes, les femmes rencontrées pendant l’enquête témoignent presque toutes de violences sexuelles. Les nombreux récits récoltés sur le terrain et corroborés par d’autres recherches (Laacher, 2010 ; Freedman, 2012) et rapports d’ONG (MSF, 2013 ; Alianza por la solidaridad, 2018) évoquent des violences sexuelles massives commises, entre autres, par des militaires sur des femmes bloquées à la frontière. L’enquête menée démontre (comme d’autres avant, Freedman, 2012 ; Gerard et Pickering, 2014, par exemple) que l’externalisation des frontières de l’UE en Afrique aggrave la violence contre les femmes en migration et en exil, car elle crée un continuum d’espaces d’impunité dans lesquels les illégalisées par les politiques migratoires doivent résister ou négocier l’asymétrie des rapports de sexe, de race et de classe afin de traverser les frontières militarisées (Tyszler, 2018).
13Malgré des dispositifs de mise en migration internationale globalement peu favorables aux femmes d’Afrique centrale comme de l’Ouest, elles sont pourtant une multitude à la frontière. « Parties se chercher », « aventurières », « battantes » ou encore « rêveuses », selon leurs mots, les femmes que j’ai rencontrées sur mon terrain d’enquête ont des profils tantôt différents, tantôt semblables. Âgées de 18 à 34 ans, elles sont pour la plupart parties de grandes villes, certaines sont allées « à l’école » voire ont fait des études supérieures, plus rares étaient celles n’ayant pas été scolarisées. Beaucoup m’ont expliqué avoir laissé un ou plusieurs enfants au pays, confiés à de la famille. Elles espèrent atteindre l’Europe afin de pouvoir leur offrir de meilleures conditions de vie, « une bonne école surtout » précise Maryse A. (citée en introduction). Certaines ont indiqué être les aînées de leur famille et que leur mission est d’aider celles et ceux qui sont resté·e·s au pays dans des conditions difficiles. D’autres sont parties « en aventure », pour se chercher un avenir hors du pays et pourquoi pas en Europe, où le futur leur semble toujours plus prometteur. Certaines femmes ont déclaré au cours des entretiens avoir fui des violences pouvant être qualifiées de sexistes : un mari violent ; un homme qui les a quittées lorsqu’elles sont tombées enceintes hors mariage et une famille qui voulait les punir pour cela ; des mutilations génitales ou encore un mariage forcé. D’autres ont indiqué être parties à cause de la situation politique dans leur pays. En outre, j’ai rencontré à la frontière des femmes venues au Maroc d’abord à la recherche d’opportunités étudiantes et professionnelles mais contrariées par ce qu’elles y avaient trouvé. Certaines m’ont expliqué que le racisme anti-noir·e·s constituait une sorte de plafond de verre qui ne leur permettrait pas d’évoluer dans ce royaume. Certaines femmes présentent des profils qui entrecroisent plusieurs raisons ayant motivé simultanément leur départ. C’est ainsi une diversité de femmes, relativement jeunes, parties seules, parfois rencontrées avec un·e ou des enfants à charge souvent né·e(s) au cours du trajet migratoire ou de l’exil. Sans le formuler elles-mêmes dans ces termes, des femmes correspondent alors à la catégorie instituée de demandeuses d’asile, mais très peu connaissent ce (supposé) droit et le statut de réfugié·e.
14Comme le note Mahamet Timera, les frontières entre migrations « forcées », « voulues » ou « contraintes » sont très fines, et les fonctions d’émancipation, d’autonomisation et d’individualisation de l’émigration sont souvent absentes des analyses des migrations internationales du Sud vers le Nord (Timera, 2001), et plus encore s’agissant des femmes migrantes. Les migrations sont toujours multifactorielles et trop complexes pour être rangées dans des catégories artificielles, révélant la non-pertinence de la dichotomie autour des figures du « migrant économique » et du « réfugié politique » (Gemenne, 2017). Les migrations africaines des ex-colonies se destinant vers l’Europe peuvent toutes être considérées comme politiques, puisque les contextes africains ont été profondément déstructurés par des siècles de domination européenne et que la prédation capitaliste quant aux ressources de ce continent continue. Comme l’écrit Ida Danewid (2017), toute réflexion sérieuse sur ce qui se cache derrière « l’arrivée massive de migrants en Europe » doit tenir compte de l’histoire coloniale et de la manière dont elle continue à structurer le présent, ou encore, comme le formule Gurminder K. Bhambra (2015), de nos « histoires connectées ». L’ordre migratoire actuel s’ancre dans et reproduit les systèmes de domination lui préexistant : les ordres colonial, capitaliste, racial et hétéropatriarcal.
- 16 Entretien avec Nelly M., présidente d’un collectif de femmes migrantes au Maroc, Rabat, 2017.
15L’externalisation accrue du contrôle européen des migrations en Afrique rend les routes migratoires plus longues et plus difficiles pour les femmes qui ne peuvent obtenir de visa. Pour rejoindre le Maroc, celles qui en avaient les moyens sont arrivées par avion, à l’aéroport de Casablanca ; les autres par la route, en entrant par la frontière mauritanienne ou algérienne. Dans leur quête de mobilité, elles sont souvent obligées de se trouver un « mari de voyage » ou un « protecteur » dès le début ou pendant leur voyage pour passer des frontières contrôlées au masculin – par des acteurs officiels et officieux souvent tous hommes et qui contraignent leur mobilité. Cela conduit à une perte immédiate d’autonomie et d’indépendance pour ces femmes, qui doivent inclure un homme dans leur projet de migration pour pouvoir avancer ou dans l’espoir d’être plus en sécurité. Mais comme des femmes l’expliquent, la « protection » est aussi une relation de pouvoir, parfois même de domination (Young, 2003). Les protecteurs se révèlent parfois être en quelque sorte des agresseurs choisis qui les protégeraient d’autres potentiels agresseurs. Durant l’enquête, le nombre de récits de femmes violées par des militaires ou des civils, pendant leur voyage et notamment aux frontières, a été si important que les violences sexuelles ne peuvent être considérées comme résiduelles ou occasionnelles, mais sont bien structurelles, conséquences de politiques et de systèmes sociaux d’oppression imbriqués. À cet égard, Nelly M., présidente d’un collectif de femmes migrantes au Maroc, les analyse comme des « représailles16 », en référence aux rapports de pouvoir que les femmes tentent de négocier à travers leurs projets de mobilité. Pour Eli O., Camerounais de 24 ans ayant été témoin de scènes de viol de femmes à la frontière, ce sont des militaires, des civils locaux, ainsi que des hommes migrants en position de pouvoir dans le dispositif du passage clandestin qui sont à blâmer. « C’est le prix que les femmes doivent payer pour voyager », estiment souvent les femmes que j’ai rencontrées. Cet adage semble constituer une forme d’autoprotection pour survivre à la violence quotidienne à laquelle elles doivent faire face, et avancer dans leur projet de mobilité ou d’exil. Les violences sexuelles constituent ainsi un « passage obligé » pour les femmes en quête de traversée de la frontière maroco-espagnole. En fonction des auteur·e·s, les violences sexuelles sur les femmes en quête de mobilité peuvent être comprises comme visant à rasseoir une hiérarchie raciale ou sexuelle. Pour Jane Freedman,
L’utilisation de viol comme tactique de guerre ou de répression contre les femmes est liée à la fois aux constructions spécifiques de féminité et de masculinité, et aux constructions relatives à la nation et à l’ethnicité. Sous-tendant cette utilisation “stratégique” du viol, nous pouvons retrouver l’idée que les femmes sont responsables de la production et la reproduction biologique et symbolique de la nation (Yuval-Davis, 1997), mais nous trouvons aussi des constructions hégémoniques de la masculinité qui font de ces viols une preuve de la “virilité” des soldats (Freedman, 2008, 3).
16Côté espagnol comme côté marocain, la frontière est officiellement contrôlée par des militaires – tous hommes – dont la marge de manœuvre, depuis des années, confère un nécropouvoir (Mbembe, 2006) à ces garants d’un ordre migratoire racialisé et genré. La gouvernance des corps illégalisés s’exécute au masculin, dégageant l’expression de politiques migratoires d’États virilistes. De même, l’étude des modes de passage clandestin de la frontière révèle un dispositif contrôlé par des hommes. La division sexuelle du travail de blocage et de passage expose les femmes en quête de migration ou d’exil à des violences de genre multiples, souvent bien moins visibles que celles qui sont faites aux hommes – tel leur passage à tabac par les militaires marocains et espagnols aux barrières. Les violences contre les femmes n’en sont pas moins bien réelles et de l’ordre du quotidien à la frontière.
- 17 Il faut souligner l’inventivité constante quant à de nouvelles tactiques de passage.
- 18 L’organisation des campements à la frontière est en général patriarcale, l’autorité y est toujours (...)
17Afin d’arracher leur liberté de mouvement malgré une frontière qui leur est fermée, trois tactiques principales17 sont utilisées par les ressortissant·e·s d’Afrique centrale et de l’Ouest. Au niveau terrestre : la technique la plus utilisée est la tentative de franchissement des barrières de Ceuta et Melilla. Si des personnes sont arrêtées avant, sur ou après la barrière, elles sont exposées à des violences physiques – parfois létales – et à un refoulement vers le Maroc (Gadem et al., 2015 ; Caminando Fronteras, 2017 ; Tyszler, 2019c). Une autre technique de franchissement terrestre est l’entrée dans les enclaves par un poste-frontière, caché·e dans un véhicule. Au niveau maritime : c’est la tentative de traversée en embarcation plus ou moins précaire, soit vers une des enclaves, soit directement vers la péninsule espagnole. Le capital économique disponible immédiatement façonne aussi le choix des modes de passage de la frontière. Le franchissement de la barrière est le moyen d’entrée utilisé par les moins doté·e·s économiquement puisqu’il est « gratuit ». Si une personne a l’argent requis, elle préférera payer une tentative de traversée par la mer ou, mieux, cachée dans le double-fond d’une voiture qui traversera la frontière terrestre. En juin 2017, les prix des traversées en zodiac entendus à Nador varient de 1 200 à 3 500 euros selon les modalités et la destination (Melilla ou la péninsule). En général, une personne qui peut avancer une grosse somme d’argent passe moins de temps en forêt à attendre son tour. Mais être une femme peut annuler cette logique, comme en témoigne le chantage sexuel fait aux femmes par les chairmen18, chefs de campements élaborant les listes de passager·e·s, même si elles disposent de la somme requise pour monter dans un zodiac (Tyszler, 2018, 2019a).
18« Les barrières c’est pour les hommes », estiment la plupart des personnes que j’ai rencontrées, quel qu’en soit le genre. À la frontière, les femmes sont généralement assignées à la voie maritime et payent donc pour traverser la Méditerranée en zodiac. Pour augmenter les chances de réussite d’une traversée en mer, la grossesse est une tactique courante (Kastner, 2010 ; Stock, 2011). Il s’agit par cette technique d’activer la logique genrée « les femmes et les enfants d’abord », tacitement mise en œuvre lors des opérations de sauvetage. C’est le résultat d’observations faites par les personnes elles-mêmes, ayant perçu que les autorités espagnoles de sauvetage sont plus susceptibles d’intervenir si elles savent qu’il y a des femmes enceintes ou des femmes avec enfants à bord, comme le commente Bineta T., lorsque je lui pose la question de la composition en matière de genre des zodiacs :
Normalement il doit y avoir des femmes, parce qu’ils disent qu’ils ont plus de chance là-bas s’il y a des femmes. Parce qu’apparemment tu rentres plus s’il y a les femmes, c’est pourquoi ils prennent les femmes enceintes. Quand ils appellent le sauvetage ils disent “il y a une femme enceinte”, je ne sais pas quoi, ils vont se dépêcher de venir ou s’il y a des enfants aussi. C’est pour ça à chaque convoi ils amènent des femmes (Entretien avec Bineta T., Sénégalaise, 19 ans, Rabat, 2017).
19À la frontière, le corps des femmes enceintes est construit comme vulnérable et donc prioritaire par l’organisme espagnol de sauvetage en mer, dont le répertoire d’action doit rester humanitaire, focalisant sur le biologique (des corps à sauver) et non le politique (des sujet·te·s exposé·e·s à la mort en conséquence de certaines politiques) (Ticktin, 2011) pour ne pas être soupçonné d’entraver le contrôle migratoire à l’œuvre. La catégorisation des femmes enceintes comme « méritant » d’être sauvées indique une gestion biopolitique au sens foucaldien de la frontière. Cela montre comment le biopouvoir, censé opérer du côté de la vie, peut rapidement montrer son autre dimension, celle de laisser les gens mourir, non pas par le bras de la militarisation de la frontière mais par l’(in)action des services de sauvetage en mer. Suivant cette logique, certaines femmes essayent de devenir enceintes ou y sont « encouragées » de façon plus ou moins contrainte par les chairmen pour augmenter leurs chances d’accéder à un zodiac, comme l’explique Eli O. :
Les femmes sont souvent sous l’autorité du leader de la forêt. Les hommes ont un peu l’habitude d’enceinter les femmes… Enceinter les femmes pour que lors d’un convoi on essaye un peu d’avoir plus de souplesse dans… C’est-à-dire quand on voit la présence d’une femme enceinte ou d’un enfant, ça abaisse un peu plus la tendance. Les forces de l’ordre peuvent tolérer une fois un tel passage (Discussion avec Eli O., Camerounais, 24 ans, Rabat, 2016).
20La présence des femmes et notamment des femmes enceintes ou avec des enfants est donc profitable aux passagers hommes en général, mais aussi particulièrement aux chairmen, sollicités en fonction de leur « taux de réussite » de passage. Gina K., Congolaise rencontrée à Melilla, m’explique que les tactiques de recours à la grossesse pour passer la frontière peuvent aussi émaner d’un couple formé au Maroc, ou en amont du projet migratoire préparé dans le pays d’origine :
– Elsa : J’ai vu beaucoup de femmes enceintes et avec des enfants en forêt dernièrement, tu sais comment ça se fait ?
– Gina : Bon tu sais les femmes, dans la vie de l’aventure, il y a toujours de l’amour […]. Tu peux tomber amoureuse avec un homme depuis Rabat, vous êtes organisés pour entrer en Europe. Tu n’avais pas la grossesse avant de quitter ton pays, mais sur la route tu es tombée enceinte, c’est comme ça. Sinon au pays, il y a aussi beaucoup de gens qui proposent de venir accoucher en Europe, mais ce n’est pas enceinte de neuf mois, c’est deux mois, trois mois, un mois, deux semaines, elles descendent déjà pour chercher la route. Mais quand le voyage-là ça traîne, la grossesse aussi ça augmente les mois ! (Entretien avec Gina K., Congolaise [RDC], 34 ans, Melilla, 2017).
21Durant l’enquête, ce type de cas de figure a été rencontré, par exemple avec Marie B., venue enceinte de six mois depuis le Libéria dans cette optique ; ou Fatim C., Ivoirienne arrivée à l’aéroport de Casablanca puis s’étant directement dirigée vers la frontière, déjà enceinte de huit mois. Les deux accoucheront finalement à Nador. Ces différentes situations autour de la grossesse et des tentatives de passage de la frontière montrent les effets que le contrôle migratoire peut avoir indirectement sur le corps des femmes illégalisées. À la frontière maroco-espagnole, si certaines, enceintes, peuvent tenter de négocier leur passage en se réappropriant stratégiquement leur corps, il semble que celui des femmes seules n’étant pas enceintes soit davantage sous contrôle masculin. Découlant de normes sociales ou de raisons se voulant pragmatiques, les menstruations féminines sont interdites lors de la traversée, comme me l’expliquent plusieurs personnes enquêtées :
On ne peut pas laisser les femmes qui ont les règles monter dans le convoi, ça va porter malheur (Conversation avec Didier C., chairman camerounais rencontré à Nador, juin 2015).
Il faut contrôler ton cycle, vraiment. Puisque c’est un seul jour, il ne faut pas que tu trouves tes règles dans le zodiac, il ne faut pas. Donc il faut être sûre de toi […] il faut que ce soit loin. Si tu n’as pas contrôlé ton cycle et que tu as les règles dans le zodiac, c’est dangereux pour toi-même et tu peux faire mourir beaucoup de gens […]. S’il y a une femme qui a le sang, le requin va venir pour déchirer le zodiac (Entretien avec Gina K., Congolaise, Nador, décembre 2016).
- 19 C’est-à-dire réussir le passage de la frontière, comme le consacre cette expression forgée par des (...)
22Avant d’embarquer, il arrive que la chose soit vérifiée in situ : « Avant de monter dans le convoi, le chairman demande à une femme de passer la main dans le dessous de chaque fille pour voir s’il y a le sang », se souvient Bineta T. en entretien. Cette prohibition contraint les femmes à adopter des tactiques pour éviter les menstruations : « Nous, on a avalé pas mal de trucs là-bas ! Toutes les filles en fait. On avalait deux, quatre pastilles [contraceptifs] par jour. Des filles avalaient des paquets même, c’est dangereux ! Pour voyager, les gens sont capables de tout ! », explique encore Bineta. Ces expériences illustrent une dimension supplémentaire de la gouvernance des mobilités des femmes. Les modalités de passage de la frontière se révèlent ainsi genrées et les femmes se voient encore plus contraintes que les hommes, jusque dans leur corps, qu’elles doivent maîtriser à tout prix ou prêter aux stratégies de certains hommes pour espérer « boza19 » – arriver de l’autre côté.
23Nombreuses sont celles qui ne parviennent pas à traverser avant leur accouchement, comme j’ai pu l’observer lors de mes visites en forêt, ainsi qu’à la maternité de l’hôpital de Nador en 2017. Les femmes dans ce cas-là voient souvent cette situation comme une « malédiction » – selon leurs termes –, puisque celles qui ont accouché à la frontière doivent en général attendre au moins un an avant d’avoir à nouveau accès aux tentatives de franchissement de la frontière : « Les nouveau-nés ne sont pas acceptés dans les convois car ils sont trop faibles et peuvent faire beaucoup de bruit, et ce n’est pas bon quand il faut être discret pour lancer le zodiac dans l’eau, sans être repéré·e·s », m’explique Aïssatou D., une Guinéenne de 26 ans rencontrée à Nador en 2017 après son accouchement. Il semble évident que les femmes sont plus susceptibles de « rester coincées » à la frontière (Stock, 2011). La dynamique des rapports sociaux de sexe influence donc nettement les possibilités de mobilité dans ce contexte de blocage et de passage, également structuré par les rapports sociaux de race et le pouvoir économique immédiat.
24L’entrave à la mobilité d’abord provoquée par les régimes migratoires en place favorise ou renforce l’appropriation des corps féminins par les hommes en situation de pouvoir dans les différents espaces de la frontière maroco-espagnole. La violence sexuelle contre ces femmes peut ainsi être analysée comme des rappels à l’ordre racial et de genre. Il s’agit de violence structurelle, comme la définissent Arachu Castro et Paul Farmer (2003, 24) : « une violence permanente prenant la forme de racisme, sexisme, violence politique, pauvreté et autres inégalités sociales, qui trouvent leurs fondements dans des forces historiques, souvent poussées par des questions d’ordre économique ». À la frontière maroco-espagnole, les différents niveaux de violence à l’égard des femmes sont imbriqués et se renforcent mutuellement. Les résultats de l’enquête illustrent ainsi l’interaction entre les politiques de contrôle de la mobilité et le contrôle du corps des femmes comme un effet des politiques migratoires sécuritaires. Prises au cœur même du régime de violences de la frontière, les femmes tentent de s’en sortir de bien des façons.
25L’enquête menée à la frontière révèle un espace où se mêlent des pratiques plurielles de remise en cause de l’ordre établi, elles-mêmes prises dans des rapports de pouvoir et de domination externes et internes aux groupes en quête de traversée. La posture compréhensive permet de connaître la portée critique ou dissidente des conduites observées. Les pratiques de résistance analysées ici sont celles qui réfutent l’ordre migratoire racialisé et genré, imposé par la violence, pour reprendre bell hooks (2017).
Face aux violences, les femmes rencontrées sur le terrain d’enquête affirment bien souvent : « nous sommes des battantes ». Elles déploient de multiples formes de puissance d’agir pour tenter de se prémunir des violences et passer la frontière malgré tout.
26Des entretiens menés avec des femmes révèlent des stratégies (de tentative) d’évitement de la violence sexuelle pouvant les atteindre à la frontière. « Quand j’étais en forêt, je ne dormais pas la nuit, j’avais trop peur qu’un homme rentre dans mon bunker [abri]. Alors je restais éveillée toute la nuit, je préférais dormir le jour. J’ai fait ça pendant trois mois », m’explique Bineta T, faisant référence aux hommes des campements mais aussi aux militaires et aux civils marocains qui pénètrent parfois ces lieux. Une autre technique évoquée est celle de l’évitement non pas physique – impossible du fait de la mixité des campements – mais de toute interaction verbale : « Quand je suis venue, je ne parle pas aux hommes, du tout. En fait je suis là, je cause seulement avec mes amies », continue la jeune Sénégalaise. De solides amitiés entre femmes naissent dans ce contexte, comme me l’ont expliqué plusieurs enquêté·e·s, tel le duo formé par Bineta T. et son amie ivoirienne Aby K. (de 19 ans également) qui ne se quittent jamais, font « tout ensemble » durant leur séjour en forêt, pour avoir « moins peur » et se sentir « plus fortes ». Ce sont ainsi des formes de sororité – au sens de la solidarité de femmes entre elles pour leur émancipation (hooks, 2007) – qui se développent, se renforcent à la frontière pour résister aux violences. Les femmes rencontrées conçoivent souvent leur corps féminin comme un handicap qui les fera doublement souffrir tout au long de leur parcours migratoire, mais il peut aussi constituer les outils de leur stratégie de survie et de résistance, comme cela est illustré par la stratégie de la grossesse. L’ethnographie auprès de femmes en quête de traversée éclaire encore d’autres stratégies qu’elles mettent en œuvre pour tenter de passer la frontière maroco-espagnole : se réapproprier, contourner ou transgresser les assignations genrées et racialisées sont autant de modalités de leurs résistances.
27Des femmes optent pour la résilience, comme celles qui acceptent des relations sexuelles avec des chairmen pour accéder à une traversée en zodiac – et ici « céder n’est pas consentir », comme l’écrit Nicole-Claude Mathieu (1985), faisant référence aux facteurs matériels et psychologiques de la conscience dominée des femmes. Il s’agit d’accepter momentanément l’ordre genré pour pouvoir poursuivre son projet de mobilité. Dans la répartition des tâches et des fonctions prévalant dans les campements, les femmes sont toujours exclues des activités liées aux stratégies de passage de la frontière et souvent assignées à la préparation des repas, ou pour certaines, à assouvir les volontés sexuelles d’hommes impliqués dans l’organisation des tentatives de traversée. Comme l’illustrent les propos d’Eli O. :
Y’a de l’agression sexuelle toujours. Parce que malgré les activités que les femmes font en forêt, c’est juste pour la subsistance, mais le reste, tout le travail à abattre revient aux hommes. Et c’est pourquoi par rapport à cette agressivité, elles restent plutôt muettes. Elles préfèrent cautionner juste pour atteindre l’objectif de la traversée (Discussion avec Eli O., Rabat, 2016).
- 20 Voir par exemple Julia Camacho, « Rescatada en un islote de Alboran una patera llena de mujeres y n (...)
- 21 Si Spivak est revenue sur ce concept en soulignant qu’elle peut causer des confusions, des chercheu (...)
28Des femmes opèrent à la réappropriation de la catégorie genrée de « vulnérables » qui leur est accolée. Pendant l’enquête, j’ai identifié des tactiques collectives d’organisation de « convois de femmes seulement ». Cette technique – mise en œuvre avec certains chairmen – est pensée pour avoir encore plus de chance d’activer la logique humanitariste mise en œuvre au niveau maritime. Ainsi, à plusieurs reprises, des embarcations uniquement composées de femmes et d’enfants ont été retrouvées « abandonnées » au niveau des îlots espagnols proches des côtes marocaines20. Cette démarche a fonctionné à plusieurs reprises, les personnes ayant été amenées à Melilla ou sur la péninsule. Cette stratégie fait écho au concept d’essentialisme stratégique de Gayatri C. Spivak (1988)21, les femmes utilisant leur présupposée « essence vulnérable » dans le but de traverser la frontière.
29Plus rarement, des femmes opèrent par le contournement des assignations genrées, comme l’ont fait celles qui ont essayé un mode de franchissement considéré comme masculin : celui des barrières. C’est le cas de la Camerounaise Jeannette M. que je rencontre en 2016 à Rabat, par l’entremise d’Eli O. qui l’a côtoyée en forêt. « Je suis devenue folle après tout ce que j’ai vécu là-bas. Je le sais, je ne suis plus normale », me lance la jeune femme lors de ma première visite à son domicile. Jeannette a été violée de multiples fois à la frontière, « seule femme parmi les hommes », comme elle le glisse assez rapidement, sans que j’aie à la questionner sur le sujet. Si cela était mon intention, je ne mène finalement pas d’entretien avec cette « choqueuse de barrière ». Percevant le mal-être et les traumatismes évidents de Jeannette, je décide de ne pas creuser avec elle son expérience à la frontière. Sans en avoir eu les détails, la transgression de l’assignation genrée semble, dans son cas, avoir été coûteuse.
30Une autre tactique déployée par des femmes en quête de mobilité est celle de contourner l’assignation racialisée en transcendant l’ordre raciste coloriste de la frontière : « Quand tu as le teint clair, tu peux essayer de marcher jusqu’à la frontière en te déguisant en Marocaine avec le voile. Tu suis la foule en priant pour qu’on ne te contrôle pas », m’explique Aïssatou D. Cette technique se base sur le faible taux de contrôle des résident·e·s frontalier·e·s marocain·e·s au niveau des postes-frontière, et notamment au niveau du passage international, plus large et où il est possible de passer inaperçu. Bien que moins importante en matière de nombre de tentatives, cette méthode est devenue l’un des modes de passage pour les femmes « au teint clair » ne pouvant se payer une traversée en mer. « C’est quand il y a la foule, surtout à 5 heures du matin où il y a la foule des femmes porteuses. Même les femmes syriennes c’est comme ça qu’elles peuvent traverser aussi pour aller à Melilla », indique Nadia M., assistante sociale dans une ONG à Nador. Ces techniques de passage montrent comment les frontières des groupes ethniques peuvent parfois être renégociées (Barth, 1969) à la frontière.
31Les femmes enquêtées, dans leur ensemble, dénoncent la violence particulière qui les affecte et les efforts supplémentaires qu’elles doivent fournir pour y faire face. Elles affirment se battre « doublement », à la fois face aux entraves à leur quête de mobilité en tant que femmes et Noires, mais également pour elles-mêmes et parfois pour leur enfant, né en cours de route d’un père « parti chercher l’Europe seul » ou résultant d’un viol au cours du trajet migratoire ou d’exil. Gloria B., Congolaise de 28 ans rencontrée à Rabat avec son nourrisson en juillet 2017, déclare au cours d’un entretien collectif mené dans un foyer :
La femme souffre plus que l’homme. Lui il est seul, donc il a plus la facilité s’il faut traverser pour aller en Europe. Quand j’entends dire qu’il faut passer au-dessus des barrières, mais comment tu fais si tu as l’enfant ? C’est plus difficile pour la femme, surtout quand tu as un enfant. Sur la route, vous êtes toujours vulnérable : si vous rencontrez un groupe d’hommes, facile qu’ils aient envie de violer une femme. […] On ne viole pas les hommes comme ça, la femme toujours. C’est inévitable. Donc tu as plus de problèmes. Souvent avec ton enfant, on le met de côté et on te viole, l’enfant regarde, mais ne peut rien dire, tu finis avec cette souffrance. Tu reprends l’enfant, tu cherches l’homme mais lui est déjà parti. […] On a beaucoup plus de courage, nous on se bat pour nous et pour l’enfant, l’homme il se bat pour lui seul. Toi tu te bats pour deux personnes. Jusqu’à l’heure actuelle, moi je ne sais même pas où il est. Donc je suis là, avec l’enfant, je me bats pour elle, je me bats pour moi, ce n’est pas facile mais je suis obligée. Nous sommes beaucoup de femmes dans ce cas.
32Les femmes rencontrées mobilisent souvent le concept de vulnérabilité pour dénoncer leur situation et tenter de s’en sortir. Il convient en outre de souligner que des mobilisations collectives de ressortissantes d’Afrique centrale et de l’Ouest voient également le jour à la frontière, comme me le raconte Bineta T. :
La fois dernière, ils nous avaient arrêté·e·s, on a fait 24 heures dans la gendarmerie, on n’a pas mangé. Il y avait des femmes enceintes, on leur donnait un peu de biscuits mais elles avaient trop faim. Celle qui avait cinq mois de grossesse ça allait, mais celle qui avait neuf mois, elle ne pouvait même plus parler. On demandait aux gendarmes pour elles, mais ils refusaient. Alors, on a manifesté. Nous les filles, on s’est levées on a dit “on va sortir d’ici”, que s’ils ne veulent pas donner à manger aux femmes, on va sortir. Et eux disaient “OK on va voir comment vous allez sortir d’ici, vous croyez qu’on s’amuse ?”. On a pris la route mais ils nous ont arrêtées, ils ont dit c’est bon on va donner. On a dit “nous on n’en veut pas, donnez seulement à ces deux pauvres femmes-là”. Après il dit “OK qu’elles viennent avec moi”, je dis “non, elles ne viennent pas avec toi, on va tous ensemble, tu leur donnes devant nous”. Après il est parti ramener un peu de pain. C’est parce qu’on a fait n’importe quoi là-bas, on a crié sur eux, on les a insultés, ils voyaient qu’on allait partir donc ils ne pouvaient rien faire. C’est pour ça qu’ils sont allés chercher le pain-là.
- 22 Des récits évoquent également des attentions de femmes marocaines, le don de plats de couscous le v (...)
- 23 Sur le concept de care, voir par exemple Molinier, Laugier, Paperman (2009).
33Ce dernier extrait illustre encore d’une autre façon la puissance d’agir des femmes illégalisées face à des exécutants de l’ordre migratoire. Il met aussi en lumière les attentions et pratiques de soin mutuel que peuvent s’apporter les « battantes » à la frontière22. Ces exemples font écho à des pratiques de care23, des approches sensibles et un sens de la responsabilité, des unes envers les autres, quant aux communes et différentes situations de vulnérabilité dans lesquelles elles se trouvent à la frontière. L’anecdote racontée par Bineta révèle ainsi des pratiques quotidiennes de sororité et d’autodéfense déployées par les femmes à la frontière.
34Les femmes enquêtées nous donnent une autre vision de leurs vulnérabilités à la frontière que celle qui est véhiculée par les politiques et certains acteurs accompagnant/contraignant leur mobilité. Porter attention à leurs expériences permet d’une part de comprendre la pluralité des instances et processus de production de leurs vulnérabilités à la frontière ; d’autre part, les récits incarnés renseignent sur des situations de vulnérabilités où les femmes, malgré les violences, performent leur puissance d’agir, pour elles-mêmes mais aussi parfois pour soutenir d’autres femmes. L’enquête montre la coexistence de différentes stratégies pour faire de leurs vulnérabilités réelles ou supposées des outils pour passer la frontière maroco-espagnole.
35Comme l’écrit Judith Butler, tout individu qui adhère à une revendication en vue de résister aux diverses formes de gouvernement prend le risque, en engageant son corps dans l’espace public, de s’exposer à de possibles souffrances (Butler, 2016, 25). Par leur présence, les femmes rencontrées à la frontière maroco-espagnole peuvent être considérées comme en résistance face aux politiques migratoires racistes et sexistes entravant les projets de mobilité et mutilant les corps des personnes issues du Sud global, en l’occurrence ici des ressortissant·e·s d’Afrique centrale et de l’Ouest. Certaines clament cette résistance à titre collectif, d’autres à titre plus individuel, même si derrière l’individuel se trouve souvent une famille restée au pays. Prises dans ce régime de violences racistes, sexistes et sexuelles qui construit perpétuellement leur corps comme vulnérable à la frontière, et malgré les blessures, elles se défendent et défient encore et encore l’ordre migratoire en place.