Remerciements : Je tiens à remercier les relectrices de la revue GSS pour leurs remarques très éclairantes, ainsi que Sarah Kiani pour sa lecture attentive et critique. Je remercie également Delphine Frasch et Mona Gérardin-Laverge pour leurs retours précieux.
- 1 Née en 1934 aux États-Unis, Audre Lorde est une poétesse et théoricienne féministe lesbienne, repré (...)
1Dans son texte « Les yeux dans les yeux : Femmes Noires, haine et colère », Audre Lorde1 souligne une différence importante entre la douleur et la souffrance, indiquant deux manières de se rapporter à l’expérience de la vulnérabilité et de lui donner sens. La douleur est « un événement, une expérience, qu’il faut identifier, nommer, afin de l’utiliser, pour que cette expérience évolue, se transforme en autre chose, en force en connaissance ou en action. La souffrance, elle, est le cauchemar résultant de la répétition d’une douleur investiguée, non digérée. Quand je ressens une douleur sans la reconnaître et en prendre conscience, je me prive de la force générée par l’usage de cette douleur, cette force qui va me rendre capable d’aller au-delà » (Lorde, 2003, 191). Dans ce texte, Audre Lorde revient sur la violence du racisme ordinaire que vivent les femmes noires et non blanches aux États-Unis : la manière dont il modifie l’image corporelle, les possibilités d’action et, à un niveau fondamental, menace l’existence et l’intégrité du sujet.
2Par des pratiques répétées, le regard blanc induit le sentiment d’une survisibilité, d’une exposition forcée, qui soumet le corps racialisé à un processus d’objectivation. Le racisme est également soutenu par une naturalisation des rapports de pouvoir : le corps racialisé apparaît comme une cause dont les réactions racistes seraient des effets, c’est-à-dire des réponses spontanées et affectives déterminées par la perception de ce corps (Al-Saji, 2017). Audre Lorde explique en quoi ces deux logiques de l’objectivation et de la naturalisation affectent la perception de soi et provoquent de manière durable un sentiment de vulnérabilité. La vulnérabilité vécue au quotidien caractérise de manière indissociable l’exposition (au sein d’un régime visuel structuré par des pratiques racistes), l’intériorisation de la menace (son anticipation et sa crainte) et la médiation du rapport à soi (se voir ou s’envisager par le biais d’un autre regard porté sur soi). La limite entre la vie et la survie est rendue poreuse par le système racial et la vulnérabilité caractérise une vie menacée par la possibilité d’être détruite. Elle n’est pas seulement une atteinte ou une violence ponctuelle mais un mode d’être façonnant les expériences à venir.
3Or, dans le cas de la douleur, la vulnérabilité peut potentiellement être mobilisée, resignifiée et s’inscrire dans un devenir politique ; dans le cas de la souffrance, au contraire, la vulnérabilité est ce qui inhibe : l’expérience est figée, vouée à la répétition. La distinction entre douleur et souffrance est utile pour comprendre en quoi la vulnérabilité témoigne d’une relation au monde dynamique et susceptible de changements suivant la manière dont elle peut être accueillie, éprouvée ou signifiée. La vulnérabilité s’inscrit dans un rapport à soi, même si ce rapport est rendu possible par un ensemble de conditions économiques, politiques et sociales historiquement spécifiques et, à ce titre, contingentes.
4La distinction tracée par Lorde met ainsi en question une certaine compréhension de la vulnérabilité (à l’œuvre dans les discours publics, les conceptions ordinaires ou savantes) qui tend à la définir en termes négatifs : la vulnérabilité serait une faille, une moindre capacité ou encore une fragilité (Gilson, 2014). Associée de la sorte à l’absence de pouvoir, la vulnérabilité apparaît comme une caractéristique essentielle méritant une protection extérieure. Cette définition négative fait souvent de la vulnérabilité l’apanage de certain.e.s individu.e.s ou groupes et donne parfois lieu à des réponses paternalistes chargées de remédier à cet « état » de vulnérabilité (Butler, 2016, 176 ; Garrau, 2018). Or, dans le texte de Lorde, la vulnérabilité n’est pas nécessairement liée à l’incapacité ou à la passivité mais peut prendre place dans des formes de résistances à l’oppression et être constitutive d’une subjectivation politique. Si nous avons choisi de partir de la distinction tracée par Audre Lorde entre douleur et souffrance, c’est parce qu’elle attire l’attention sur trois éléments que cet article cherchera à explorer depuis une perspective phénoménologique : 1) la vulnérabilité est une expérience vécue dont la signification et l’orientation ne peuvent être déterminées d’avance ; 2) elle témoigne d’une capacité à être affecté.e, à donner du sens à ce qui arrive et à l’inscrire dans la trame des expériences corporelles et subjectives qui définissent un rapport au monde ; 3) l’expérience de la vulnérabilité peut être la matière d’une transformation subjective et ne s’oppose pas a priori à la puissance d’agir.
5La phénoménologie, définie par Husserl comme un projet critique de la connaissance ancré dans une description de l’expérience (Husserl, 2010) offre des outils précieux pour conceptualiser la vulnérabilité telle qu’elle est vécue en première personne et non telle qu’elle est définie par des savoirs ou discours extérieurs à ce vécu. Sa méthode est une description fidèle de l’expérience – la manière d’être et de se rapporter au monde spontanément, et par laquelle les choses du monde nous apparaissent – s’efforçant de mettre en suspens les présupposés et jugements (tacites ou savants) qui, ordinairement, accompagnent nos manières d’appréhender le monde. Ainsi, une approche phénoménologique de la vulnérabilité cherchera à mettre au jour le sens de la vulnérabilité qui se dessine à même l’expérience vécue.
6Pour comprendre de quelle manière la vulnérabilité s’inscrit dans un rapport à soi et constitue une expérience, il est utile de revenir sur la distinction désormais d’usage entre deux dimensions de la vulnérabilité (voir par exemple Butler, 2010 ; Garrau, 2018 ; Gilson, 2014). Sur le plan empirique, la vulnérabilité situationnelle est produite par un certain contexte politique et social selon des facteurs contingents : elle est inégalement distribuée en fonction de la position que l’on occupe dans l’espace social et peut se manifester à différents degrés selon la violence des rapports qui la déterminent. Sur un plan ontologique, la vulnérabilité « existentielle » ou « constitutive » caractérise notre existence incarnée et relationnelle : elle est une « structure commune d’existence » (Garrau, 2018) au sens où toute existence corporelle et psychique est soutenue par un ensemble de relations humaines et non humaines qui la rendent possible et la maintiennent (Butler, 2016, 165 ; Das, 2006 ; Laugier, 2015).
7En concevant la vulnérabilité depuis le point de vue de l’expérience incarnée et située, l’approche phénoménologique permet de penser ensemble ces deux dimensions de la vulnérabilité et leur rapport : la vulnérabilité n’est pas seulement produite et distribuée selon les contextes politiques et sociaux ; plus radicalement, elle conditionne l’accès au monde et peut être comprise comme une modalité de l’existence. Les deux dimensions de la vulnérabilité demeurent séparées sur un plan analytique, mais coïncident dans l’expérience : la vulnérabilité sociopolitique rencontrée en situation témoigne sous une forme négative d’une vulnérabilité existentielle, depuis laquelle se déploie notre relation au monde et aux autres. Or, si l’expression de « vulnérabilité ontologique » ou « constitutive » semble pointer vers une forme d’essentialisme propre à une expérience « primordiale », cet écueil de l’essentialisme nous semble pouvoir être dissipé et critiqué. En effet, l’approche phénoménologique de la vulnérabilité ne s’intéresse pas à deux formes d’expériences distinctes (d’une part, une expérience « ontologique » et d’autre part, une expérience « socialement située ») mais bien à deux dimensions de l’expérience dont il importe de penser le rapport.
8La distinction entre la vulnérabilité situationnelle et existentielle est éclairante pour l’analyse et peut être enrichie par l’analyse phénoménologique : elle permet de distinguer et d’articuler les différentes significations déployées par l’expérience, même si ces significations se mêlent inextricablement dès lors qu’elles sont vécues. Les catégories (« situationnelle » et « existentielle ») ne sont donc pas descriptives – une expérience ne saurait être décrite ni même advenir sur un mode « purement » ontologique, lequel ne renvoie par définition à aucune réalité concrète – mais heuristiques, au sens où elles contribuent à affiner et pluraliser les significations attachées au concept de « vulnérabilité ». Dès lors, si la vulnérabilité situationnelle peut prendre différentes formes (économique, affective, sociale, physique, psychique, etc.), la vulnérabilité existentielle demeure, dans sa définition, transversale à ces différences. Là encore, cette indétermination ne conduit pas à revenir à une expérience épurée de toute détermination politique et sociale, une expérience qui serait essentielle et préalable aux formations historiques et discursives qui la constituent. La vulnérabilité existentielle est indéterminée non parce qu’elle renverrait à une essence, mais parce qu’à travers elle est en question le sens général de l’existence (Barbaras, 2018 ; Butler, 2016, 185). L’enjeu d’une phénoménologie de la vulnérabilité est donc de comprendre la manière dont ces différentes dimensions se mêlent et coïncident dans l’expérience, tout en distinguant par l’analyse leur signification.
9La prise en compte de ces différentes dimensions de la vulnérabilité est importante pour les épistémologies et politiques féministes, car elle met en question l’incapacité ou la passivité qui peuvent lui être associées de façon univoque. L’intérêt de la description phénoménologique est ainsi de situer la vulnérabilité existentielle en deçà de l’opposition entre passivité et activité en la caractérisant comme une réceptivité créatrice de sens (Merleau-Ponty, 1964) ou encore un rapport au monde imprévisible et risqué (Beauvoir, 1947). En approfondissant cette ambivalence de la vulnérabilité (comprise à la fois comme réceptivité et ouverture, comme épreuve et capacité à être affecté.e), cet article cherchera à élucider la manière dont la signification existentielle de la vulnérabilité peut être réduite ou niée en certaines situations de vulnérabilisation politique, mais aussi les voies par lesquelles cette signification peut être approfondie et redéployée. Il s’agira donc de penser l’intrication entre la vulnérabilité et les résistances à un niveau expérientiel. L’interrogation suppose d’abord de prendre au sérieux l’ontologie de la vulnérabilité que la phénoménologie élabore et la façon dont elle complique l’antinomie entre passivité et activité pour penser la vulnérabilité dans sa complexité. En nous appuyant sur les pensées de Merleau-Ponty et de Beauvoir, nous envisagerons l’ambivalence de la vulnérabilité en son sens existentiel. La phénoménologie des résistances élaborée par Fanon permettra ensuite de comprendre en quoi la vulnérabilité ne s’oppose pas a priori à toute puissance d’agir mais peut, au contraire, en être la condition véritable. En inscrivant la vulnérabilité au sein d’un processus de transformation (de soi, des rapports aux autres et au monde) il s’agira enfin de souligner en quoi l’approche phénoménologique offre des outils à l’analyse féministe pour penser l’articulation entre éthique et politique.
10La tradition phénoménologique semble avoir mené une interrogation sur la vulnérabilité, sans que celle-ci se soit nécessairement formulée de manière explicite autour de la notion. La vulnérabilité sous-tend en effet la conception relationnelle du corps et de l’existence incarnée (Merleau-Ponty, 1945 ; Beauvoir, 1947) mais également la compréhension de l’interdépendance qui lie les existences humaines et la façon dont l’altérité est constitutive de l’émergence du sujet (Lévinas, 1961 et 1974). Néanmoins, l’objectif de cet article n’est pas de rendre compte des voies par lesquelles la vulnérabilité a pu être pensée au sein de la tradition phénoménologique française ou allemande, ni des divergences théoriques qui en découlent (Boublil, 2018). Il s’agit plutôt de souligner l’apport de l’analyse phénoménologique à une pensée politique et féministe de la vulnérabilité. La dimension incarnée de l’existence subjective, qui est au cœur de la phénoménologie de Merleau-Ponty et de Beauvoir, nous semble alimenter une telle pensée puisque l’expérience corporelle est, chez ces auteur.e.s, façonnée par un ensemble de strates historiques, sociales ou discursives.
11Dans la pensée de Merleau-Ponty, la vulnérabilité caractérise une relation au monde qui ne saurait être comprise à partir de l’opposition binaire entre activité et passivité : l’existence incarnée est à la fois un mouvement vers le monde et le lieu de son accueil. La vulnérabilité témoigne de la complexité de ce rapport au monde, qui ne peut être dit seulement passif ou seulement actif. Dans l’Avant-propos à la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty associe de manière significative l’analyse réflexive – qui consiste à expliquer le monde et l’expérience que nous en avons par l’activité constituante et synthétique de la conscience, reliant une multiplicité de sensations et perceptions – à une position épistémologique d’invulnérabilité : « L’analyse réflexive croit suivre en sens inverse le chemin d’une constitution préalable et rejoindre dans “l’homme intérieur”, comme dit Saint-Augustin, un pouvoir constituant qui a toujours été lui. Ainsi, la réflexion s’emporte elle-même et se replace dans une subjectivité invulnérable, en deçà de l’être et du temps » (Merleau-Ponty, 1945, 10). À rebours de l’attitude réflexive qui croit pouvoir reconduire le monde à une activité de conscience qui en serait la condition de possibilité séparée, l’attitude phénoménologique part d’une subjectivité vulnérable, c’est-à-dire située et intimement liée au monde qu’elle cherche à décrire. La vulnérabilité désigne alors la dynamique par laquelle la subjectivité se déploie par l’expérience corporelle, affective et perceptive, à un niveau préréflexif. Il n’y a pas d’intériorité séparée du monde extérieur mais une existence qui, originairement, est orientée vers le monde auquel elle emprunte sa forme et ses mouvements. Le monde lui-même n’existe pas comme un objet constitué de manière définitive et stable : il est formé et déformé par les corps qui l’habitent et apparaît comme une « ébauche d’être », un champ d’expériences à venir (Merleau-Ponty, 1945, 468). Loin d’être une propriété du sujet ou un état, la vulnérabilité caractérise plutôt un certain contact avec le monde, une coappartenance des sujets au monde.
12Dans les notes de travail du Visible et l’Invisible, cette idée d’une coappartenance est prolongée et éclairée par une compréhension de la « passivité de notre activité » (Merleau-Ponty, 1964, 270). Nos expériences et actions ne sont pas de pures initiatives volontaires, elles « naissent au cœur de l’être, sont embrayées sur le temps qui fuse en nous, appuyées sur les pivots ou charnières de notre vie » (Merleau-Ponty, 1964, 270). Autrement dit, l’activité se déroule sur fond de passivité, d’une modalité existentielle par laquelle nous sommes sollicité.e.s par le monde : tout ce qui nous advient ne prend sens qu’à partir d’un monde préalablement ouvert et orienté, c’est-à-dire d’un certain « champ » perceptif. L’ouverture au monde est une réceptivité créatrice de sens, mais ce sens est indiqué par le monde lui-même.
13Cela signifie que la passivité ne renvoie nullement à l’incapacité ou à l’absence d’activité. Au contraire, la passivité est une capacité à être affecté.e par le monde, une ouverture à ce qui nous entoure et nous surprend. Elle est l’envers de l’activité, une doublure et non son terme opposé : c’est depuis la passivité – entendue comme disponibilité ou accueil – qu’il est possible de développer une pensée, une connaissance ou une action. Le peintre, par exemple, se sent regardé par ce qu’il voit et cherche à peindre sur sa toile ; son corps est à la fois voyant et visible, au sens où il est appelé par ce qui l’entoure (Merleau-Ponty, 1964, 181). De ce fait, l’activité ne témoigne pas de la souveraineté constituante du sujet, c’est-à-dire la capacité propre à la conscience de constituer le réel par une activité de synthèse, reliant diverses sensations et perceptions. L’activité s’inscrit plutôt au creux de la passivité, mettant en cause la pensée binaire depuis laquelle nous nous représentons traditionnellement les actions et possibilités humaines.
- 2 Pour une analyse des affinités théoriques entre Merleau-Ponty et Beauvoir autour du concept d’« amb (...)
- 3 Emmanuel de Saint-Aubert a bien montré ce que le concept merleau-pontien d’« empiètement » devait à (...)
14Cette complication de l’opposition entre passivité et activité pourrait bien être pensée à partir du concept d’ambiguïté élaboré par Simone de Beauvoir pour décrire l’existence humaine. Si le terme apparaît sous la plume de Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception, il est mobilisé principalement pour décrire la relation au monde perçu et son nécessaire inachèvement2 : la conscience perceptive est « le lieu même de l’équivoque » (Merleau-Ponty, 1945, 389) et ne saurait totaliser d’un seul regard la chose qui ne se présente à elle que sous une forme fragmentaire et inaccomplie. Le questionnement mené par Beauvoir dans Pour une morale de l’ambiguïté (Beauvoir, 1947) entre en résonance avec certaines analyses de la Phénoménologie de la perception mais confère une signification morale à la notion ontologique d’ambiguïté (Saint Aubert, 2004 ; McWeeny, 2017) : l’expérience vécue y est envisagée dans sa relation intime au monde et elle est intrinsèquement vulnérable, au sens où elle est traversée par l’altérité et l’imprévisibilité du réel. La subjectivité située et incarnée ne peut se donner l’illusion d’être une identité fixe ni envisager le monde comme un objet indépendant de la manière dont elle le configure, lui attribuant sens et valeurs. Notre rapport au monde n’est pas déterminé ni fondé d’avance, il est à accomplir à chaque instant et en cela, il est un risque ou une ouverture à ce que nous ne pouvons pas maîtriser. Comme le souligne Beauvoir, il y a « empiètement » (Beauvoir, 1945, 110) entre moi et autrui, entre le sujet et le monde, car la subjectivité est toujours traversée par ce qui peut la surprendre ou contrarier ses motivations3. Les actions ne sont pas des décisions qui seraient purement autonomes et spontanées ; elles sont requises par un monde préalablement ouvert, auquel notre existence a donné une configuration singulière. Pour Beauvoir, la liberté ne coïncide donc pas avec une volonté souveraine : elle est à l’inverse une exposition, une tension vers l’inconnu ou encore l’acceptation de ce qui ne peut pas être anticipé. La vulnérabilité, dans sa dimension ontologique, traduirait donc chez Beauvoir l’ambiguïté de l’existence : elle est à la fois passivité et activité, c’est-à-dire une manière d’être disponible à l’imprévu, de s’y abandonner activement.
15Toutefois, chez Beauvoir, la signification existentielle de la vulnérabilité peut être réduite ou détournée par la situation d’oppression puisque celle-ci empêche les femmes d’approfondir cette dimension d’ambiguïté. La vulnérabilité constitutive qui caractérise un rapport au monde complexe est donc affectée négativement par un processus politique de vulnérabilisation. En effet, le discours patriarcal qui se construit dans les mythes, coutumes ordinaires et récits (Beauvoir, 1949, 239-408) polarise la vulnérabilité selon une construction binaire et hiérarchique Masculinité/Féminité. Par un mécanisme de « projection » (Heinämaa, 2003, 128), les hommes transfèrent à l’identité féminine tout ce qui pourrait venir limiter leurs actions et possibilités : la finitude de l’existence, la corporéité, la sexualité, la passivité (Beauvoir, 1949, 244-245). La vulnérabilité projetée par le système patriarcal sur le corps des femmes perd toute signification plurielle puisqu’elle est une assignation à la fragilité ou à la passivité.
16Cette réduction de la vulnérabilité à un seul de ses aspects organise de façon normative l’expérience des femmes : elles ne peuvent que difficilement envisager le monde comme le prolongement de leur existence singulière, c’est-à-dire comme un lieu où se concrétiserait l’ambiguïté de l’existence humaine (Provost, 2020). Au contraire, pour les groupes dominants, la vulnérabilité est susceptible d’être approfondie dans son ambivalence. Elle désigne l’exposition que provoque une existence en mouvement, ouverte à l’imprévu et intimement liée aux objets du monde, aux autres et aux possibles qui s’y dessinent. C’est pourquoi Beauvoir fait du défi ou de l’usage de la violence – permis aux seuls garçons blancs puisque, dans la perspective analogique qui est la sienne, les filles blanches et les garçons noirs sont également privés de l’usage de la violence (Sullivan, 2017) – une manière d’assumer la vulnérabilité de l’existence. L’usage de la violence est une « épreuve » (Beauvoir, 1949, 92) au sens où elle témoigne d’une capacité à être affecté.e. Le lexique du risque ou de l’ouverture à l’imprévu, les métaphores spatiales du déplacement et du mouvement qui traversent la phénoménologie beauvoirienne expriment cette ambivalence de la vulnérabilité. Les entreprises humaines ne sont jamais sûres et déterminées d’avance : elles impliquent la possibilité de l’échec et cette faille intrinsèque ne doit pas être refoulée mais bien assumée et développée. La vulnérabilité peut donc être comprise, à partir de Beauvoir, comme une modalité de l’existence qui nous en révèle le sens véritable, mais dont la complexité première peut être appauvrie ou détournée en certaines situations.
17La réflexion proposée par Merleau-Ponty et Beauvoir, parce qu’elle interroge la dimension existentielle de la vulnérabilité et le sens qu’elle revêt, éclaire de manière singulière les approches politiques et sociales de la vulnérabilité. Tout d’abord, la vulnérabilité n’est pas une propriété attribuée à des individus ou à des groupes sociaux spécifiques mais un rapport au monde dynamique qui sous-tend toute expérience humaine, même s’il peut être différemment reconnu ou approfondi selon les déterminations historiques, sociales et politiques qui situent cette expérience. À ce titre, la vulnérabilité est une condition existentielle commune dont il est impossible de se déprendre. En la considérant depuis cette dimension, la vulnérabilité n’est pas d’emblée spécifiée selon différents plans psychique, physique, social ou affectif mais concerne l’existence dans sa généralité, même si ce sens général se manifeste différemment selon les situations historiques, politiques et sociales. Ensuite, l’approche phénoménologique de la vulnérabilité rend caduque l’alternative entre passivité et activité, puisque la possibilité d’être affecté.e, blessé.e ou menacé.e est coextensive de la possibilité d’affecter et d’agir au sein du monde. En cela, ces analyses sont particulièrement pertinentes pour penser l’intrication entre la vulnérabilité et les résistances, sur le plan de l’expérience vécue. Enfin, la phénoménologie de la vulnérabilité ouverte par Merleau-Ponty et Beauvoir souligne en quoi la vulnérabilité s’inscrit dans un rapport au monde préréflexif. En d’autres termes, la vulnérabilité ne relève pas d’une position réfléchie mais sous-tend nos expériences, que celles-ci soient affectives, cognitives, réflexives, conscientes ou non. La passivité et l’activité qui lui sont attachées ne sont pas les effets d’une décision ou d’un acte réfléchi et il devient de ce fait possible de développer, à partir de cette théorisation de la vulnérabilité, une conception nouvelle des résistances et pratiques d’émancipation. Si la vulnérabilité peut sous-tendre la puissance d’agir, c’est parce que l’agir lui-même peut se situer au niveau de l’expérience préréflexive, affective et préconsciente.
18Explorer ce niveau expérientiel de la vulnérabilité, c’est donc reconnaître que les expériences de vulnérabilité et de résistances ne sont pas hétérogènes mais entretiennent des liens complexes et étroits.
19Dans ce qui suit, il s’agira de revenir plus précisément sur la relation qu’entretient l’expérience de la vulnérabilité aux formes de résistances. Si, comme on l’a vu, la vulnérabilité rend possible un agir qui ne s’oppose pas à la passivité, alors il semble que les pratiques de résistances ne soient pas séparées de l’expérience de la vulnérabilité. La phénoménologie politique développée par Frantz Fanon permet d’éclairer cette question et de complexifier le « passage » d’une expérience vécue de l’oppression à l’expérience collective des résistances. La vulnérabilité est-elle seulement attachée à la situation d’oppression ? Peut-on la constater à un niveau purement empirique et selon la manière dont elle est distribuée socialement (au sein du contexte colonial et racial) ou faut-il, là encore, l’envisager plus largement comme constitutive d’un rapport au monde et lui attribuer un sens général ? La conceptualisation de la vulnérabilité qu’il est possible de dégager des travaux de Fanon permet justement de rendre compte de l’hybridation entre l’expérience vécue de la vulnérabilité et les pratiques de résistances, puisque la vulnérabilité vécue en situation sous une forme négative témoigne d’une vulnérabilité existentielle qui, par son ambivalence et ses potentialités, est susceptible de devenir une ressource politique. L’apport de la phénoménologie des résistances proposée par Fanon est d’envisager ces deux dimensions (situationnelle et existentielle) de la vulnérabilité et de penser leur rapport.
20Tout d’abord, la situation coloniale/raciale est une situation d’oppression vécue de manière quotidienne et singulière. Elle s’inscrit dans des pratiques répétées, habituelles, qui façonnent un rapport au monde et se déploient sur une temporalité longue. Dans cette situation, le colonialisme et le racisme tablent sur la dimension constitutive de la vulnérabilité qui caractérise toute existence humaine. En d’autres termes, la violence du système colonial/racial ne réside pas tant dans la puissance objective des menaces extérieures que dans la vulnérabilité intrinsèque à l’existence : le fait que l’existence est une ouverture au monde, tributaire d’un ensemble de relations qui la soutiennent. Comme le souligne Renaud Barbaras, « l’important est de comprendre que l’on ne peut parler de forces de destruction que sous le présupposé d’une destructibilité interne, qu’il n’y a de menace extérieure que pour un être qui est intrinsèquement exposé à la menace » (Barbaras, 2018, 51). Or, si pour Fanon toute existence corporelle et psychique est orientée vers le monde et tissée par des rapports d’interdépendances, cette modalité est exploitée par le système colonial et racial qui fait du corps vécu un corps soumis au regard d’autrui et intégralement dépendant des assignations qui lui sont faites.
21En prolongeant les analyses de Merleau-Ponty dans le chapitre « L’expérience vécue du Noir » de Peau noire, masques blancs (Bentouhami-Molino, 2014), Fanon conçoit le corps dans sa vulnérabilité existentielle au sens où il est exposé au monde et traversé par les possibilités qui s’ouvrent à lui : il est à « l’origine » du monde et fait « lever un sens aux choses » (Fanon, 1952, 107). Le corps est un centre depuis lequel il est possible d’organiser l’espace et le rapport aux objets, de « localiser des sensations » (Fanon, 1952, 109) et de se lier aux autres. Il n’est pas une intériorité close sur elle-même, mais une existence située et ouverte à l’altérité du monde ou à autrui. Dans la lignée de Merleau-Ponty, Fanon conçoit donc l’existence incarnée dans sa vulnérabilité relationnelle au sens où elle indique une « dialectique effective » entre le corps et ce qui l’entoure au sein « d’un monde spatial et temporel » (Fanon, 1952, 109).
22Pour autant, cette dimension existentielle de la vulnérabilité est exploitée par le système racial/colonial puisqu’un « schéma historico-racial » (Fanon, 1952, 109) sous-tend le « schéma corporel », schéma depuis lequel le corps est appréhendé et vécu en première personne comme une unité (Lhermite, 1939 ; Merleau-Ponty, 1945, 114). Dans le cas de l’expérience raciale, le corps n’est plus seulement orienté vers le monde mais soumis aux règles du monde racial/colonial ; il n’est plus seulement traversé par l’existence des autres mais objectivé, figé par le regard blanc et existant tout entier sous le regard dominant (Fanon, 1952, 107). La situation d’oppression produit ainsi une vulnérabilité négative, se traduisant par une perte de repères spatio-temporels, par l’impression de se connaître soi-même en « troisième personne » (Fanon, 1952, 89) ou de ne plus saisir « les coordonnées fébriles du monde » (Fanon, 1952, 90). Si cette vulnérabilité pathogène est éprouvée de manière douloureuse et menace l’intégrité psychique du sujet (Bentouhami-Molino, 2014, 12), c’est parce qu’elle renvoie à la dimension constitutive de la vulnérabilité qui caractérise toute existence et dont elle empêche l’approfondissement. La vulnérabilité engendrée par l’oppression n’est plus une disponibilité active à l’égard du monde et des autres, une présence qui serait aussi absence à soi ou une ouverture à l’imprévisibilité ; elle est une disponibilité forcée et permanente, une exposition aux regards dominants qui conduit à « aspirer à l’anonymat, à l’oubli » (Fanon, 1952, 113) ainsi qu’une anticipation des menaces à venir.
23Pour Fanon, la violence du système colonial est efficace, non parce qu’elle serait absolument et nécessairement puissante (elle est, au contraire, historiquement contingente et peut être renversée par la lutte politique) mais parce qu’elle affecte l’existence incarnée en sa possibilité même. Autrement dit, en contexte d’oppression, la dimension ambivalente de la vulnérabilité, qui caractérise l’existence subjective et corporelle, se trouve atrophiée, voire détruite : la vulnérabilité se manifeste seulement sous une forme négative. Comme le montre bien Judith Butler, « nous ne pouvons comprendre en quoi la vulnérabilité est une privation, à moins de saisir le besoin qui est contrarié […] Pour comprendre la souffrance des êtres humains qui subissent une forme d’oppression, il faut avoir conscience de la manière dont notre condition originaire peut être exploitée, contrariée, niée et l’est effectivement » (Butler, 2005, 58-59). Ici, l’ambivalence de la vulnérabilité – en sa dimension existentielle – est niée, c’est-à-dire figée en une forme pathogène.
24Cette exploitation de la vulnérabilité en situation d’oppression prend une forme paroxystique lorsque Fanon analyse la manière dont l’oppression coloniale nie toute forme de vulnérabilité existentielle, qui seule rend possible une relation et une confiance à l’égard du monde. Les Damnés de la terre se concluent par un texte (« Guerre coloniale et troubles mentaux ») consacré aux nouveaux troubles mentaux provoqués par la guerre de décolonisation en Algérie. En soulignant que la situation d’oppression au sein de la « calme colonisation réussie » (Fanon, 2002, 240) pouvait rendre impossible jusqu’à l’entrée dans la psychose ou la folie, Fanon montre en quoi l’oppression coloniale détruit la vulnérabilité comme capacité relationnelle : une capacité à s’ouvrir au réel, à l’accueillir et l’éprouver. L’oppression coloniale est une « pétrification » (Fanon, 2002, 89) de l’existence, c’est-à-dire, comme le souligne Guillaume Sibertin-Blanc, une situation de « traumatisme permanent, quand les défenses font défaut au point de rendre impossible une entrée dans la psychose » (Sibertin-Blanc, 2014, 8). Or, la guerre de décolonisation fait apparaître l’oppression pour ce qu’elle est réellement ; elle est une mise en mouvement d’une existence pétrifiée par l’oppression. De même que, chez Beauvoir, la vulnérabilité (comprise comme capacité d’ouverture au monde) peut être entravée par l’oppression patriarcale, chez Fanon, la vulnérabilité existentielle – entendue comme exposition et relation à ce qui nous entoure et nous arrive – peut être niée par la situation coloniale.
25La lutte anticoloniale ouvre alors un espace pour faire à nouveau l’expérience de sa propre vulnérabilité, même si celle-ci peut se manifester par de nouveaux troubles ou difficultés psychiques (Fanon, 2002, 241). Le fait même d’éprouver cette négation indique bien que l’expérience de la vulnérabilité n’entre pas en contradiction avec les expériences de résistances : il n’y a pas de rupture temporelle entre les deux, précisément parce que la contradiction vécue en situation d’oppression peut être canalisée selon des voies diverses. Fanon souligne, par exemple, que les colonisés canalisent « l’affectivité » et la violence par les phénomènes de la danse ou de la possession (Fanon, 2002, 57) : la vulnérabilité pathogène ressentie au quotidien est ici transformée et réorientée. Ces pratiques réinstaurent une relation à l’environnement et aux autres, et permettent en quelque sorte de redéployer la vulnérabilité relationnelle et incarnée qui constitue l’existence. La violence mise en œuvre dans ces pratiques ou dans les rêves faits par les colonisés (Fanon, 2002, 53) est intimement liée à l’approfondissement d’une vulnérabilité existentielle. Ici, être vulnérable ne se distingue pas d’exister et c’est pourquoi, de manière radicale, Fanon conçoit la décolonisation comme la recréation profonde d’un rapport au monde, une « reconstruction de soi » (Sibertin-Blanc, 2014, 12) – là où l’oppression coloniale signifie « mort de la société autochtone, léthargie culturelle, pétrification des individus » (Fanon, 2002, 89). L’usage de la violence, au sein de la guerre décoloniale, apparaît donc comme un changement de la perception du monde et comme une possibilité d’accueillir ce qui advient, de s’y rendre vulnérable.
26La pensée de Fanon aide à voir en quoi la vulnérabilité peut recevoir différentes orientations et est susceptible de variations : des significations multiples et potentiellement contradictoires coïncident et peuvent se reconfigurer dans l’expérience. L’exercice de la violence lors de la guerre de décolonisation permet de réaffirmer l’ambivalence de la vulnérabilité existentielle : celle de se situer en deçà de l’opposition entre passivité et activité, d’être un rapport au-dehors qui rend possible le rapport à soi (Butler, 2005, 50-51). En ce sens la vulnérabilité s’inscrit dans un processus de transformation subjective et ouvre une articulation possible entre l’éthique et la politique. C’est depuis un ensemble de relations (aux objets, à autrui, à l’espace et au temps) que le sujet peut vivre singulièrement l’expérience qu’il fait du monde. Il convient donc d’envisager plus précisément ce que la vulnérabilité indique du rapport à soi et la manière dont elle peut constituer une ressource à la fois éthique et politique, qui s’avère particulièrement féconde pour la théorie et les politiques féministes.
27On comprend mieux, à partir de la phénoménologie des résistances développée par Fanon, en quoi la vulnérabilité s’inscrit dans une sédimentation d’expériences qui constituent un champ d’actions possibles. Cette analyse est précieuse pour les théories et politiques féministes qui, nous l’avons souligné en introduction, peuvent relayer une conception univoque de la vulnérabilité selon laquelle celle-ci serait une privation, une fragilité ou passivité. Envisager la vulnérabilité comme étant liée à la puissance d’agir permet, au contraire, d’en souligner la complexité. Cela permet aussi d’interroger le sens que la vulnérabilité donne à la pratique féministe et, en retour, la signification que la vulnérabilité reçoit des diverses expériences féministes.
28La distinction tracée par Audre Lorde entre douleur et souffrance qui a ouvert ce texte éclaire, précisément, les usages féministes (possibles) de l’expérience de la vulnérabilité. Dès lors que celle-ci n’est plus pensée comme un attribut ou une propriété attachée à un groupe ou à un.e individu.e, il est impossible d’en déterminer d’avance la signification, ni même l’orientation. Cela signifie d’abord que la vulnérabilité n’est pas a priori une forme de fragilité ou de passivité propre à l’expérience vécue des femmes, et qu’une des tâches de la réflexion féministe est de critiquer l’impensé qui associe la féminité à une vulnérabilité essentiellement fragile (Butler, 2016, 176-177). Deuxièmement, sa mobilisation ou, plus exactement, son approfondissement dans des pratiques de résistances ne résulte pas nécessairement d’un choix ou d’une prise de conscience délibérée : elle est une reconfiguration de l’attention et de la confiance que nous accordons à l’expérience vécue, ce que Lorde exprime lorsqu’elle évoque la nécessité « d’examiner nos sentiments », de reconnaître leur « importance vitale » par une attention nouvelle (Lorde, 2003, 190). Cette transformation de l’attention ne vise pas à nier la vulnérabilité ou à s’en détacher par l’idée que « c’est une vertu d’apprendre courageusement à ne pas y prêter attention » (Lorde, 2003, 190). Au contraire, elle montre en quoi la vulnérabilité est un rapport au monde et à soi-même formé par un ensemble d’expériences qui se complètent et gagnent en signification par leurs résonances.
29Comme le rappelle Sara Ahmed (Ahmed, 2019), une des rhétoriques antiféministes dans les années 1970 et 1980 aux États-Unis a précisément pris pour cible cette attention portée à l’expérience de la vulnérabilité, aux récits de souffrances ou peines provoquées par le sexisme ou le racisme. Selon cette rhétorique, l’importance donnée à la vulnérabilité serait symptomatique d’une forme de narcissisme ou d’égoïsme qui entrerait en contradiction avec la politisation collective de l’expérience. Elle témoignerait d’une attention démesurée portée à la réalisation du « moi » (Tyler, 2007 cité par Ahmed, 2019). Ici, la vulnérabilité est connectée à la fragilité et à la passivité ; si elle doit être dépassée, c’est parce qu’elle serait un repli vers l’intériorité. Cette conception repose sur une définition étroite et négative de la vulnérabilité qui n’en perçoit pas la complexité.
30Pourtant, en comprenant la vulnérabilité dans son ambivalence et selon les différentes dimensions depuis lesquelles elle se manifeste, il est possible de l’inscrire dans un processus de transformation subjective qui est indissociable d’une transformation du rapport au monde. Dans son ouvrage Living a Feminist Life, Sara Ahmed revient précisément sur la manière dont la vulnérabilité peut nous conduire au féminisme et sur la façon dont le féminisme, en retour, peut nous rendre vulnérables et constituer une exploration (affective, théorique, pratique) de la vulnérabilité (Ahmed, 2017, 161-212). Les significations données à la vulnérabilité sont mouvantes car elles s’inscrivent dans une reconfiguration du rapport à soi, aux autres et au monde. Si la vulnérabilité est susceptible d’être mobilisée par les pratiques féministes, voire de conduire au féminisme, ce n’est pas uniquement parce qu’elle serait une fragilité ou une violence provoquée par l’oppression sexiste – une fragilité produite par un processus de vulnérabilisation politique, pouvant potentiellement être défaite ou déconstruite à l’aide d’une pratique féministe. C’est aussi, en un sens positif et existentiel, parce qu’elle peut être envisagée comme une manière de donner sens à ce qui arrive, une épreuve qui manifeste une capacité à être touché.e et transformé.e par ce qui advient. Cette capacité à se laisser transformer implique une ouverture à l’inconnu, l’acceptation de se défaire d’un certain nombre de liens ou d’habitudes qui, jusqu’alors, pouvaient structurer le quotidien (Ahmed, 2017, 172). Si le féminisme, à son tour, rend vulnérable, c’est parce qu’il transforme l’existence en l’ouvrant à l’avenir. Pour reprendre les termes de Beauvoir, la lutte politique met l’existence en mouvement là où l’oppression la fige et contraint les femmes à la stagnation, c’est-à-dire à « perpétuer seulement le présent » (Beauvoir, 1949, 263).
31Le féminisme ainsi compris ouvre une faille au sein de l’existence et les expériences qui s’inscrivent dans une trajectoire féministe peuvent être fragiles et hésitantes, précisément parce qu’elles ne sont pas déterminées d’avance par un ensemble de principes inébranlables (Ahmed, 2017, 184-186). Elles le sont aussi parce que, comme le montrait déjà Sandra Lee Bartky dans les années 1990, la transformation de la conscience féministe fait coïncider des sentiments contradictoires et potentiellement instables : la perte de certains attachements qui donnent lieu à un sentiment de solitude malgré l’existence d’un collectif féministe, la culpabilité et la colère, mais aussi la joie de mieux percevoir les formes ordinaires de la domination et d’y résister (Bartky, 1990, 11-21). Pour autant, ces dimensions de fragilité et d’incertitude ne sont nullement synonymes de passivité mais témoignent du risque impliqué (et appelé) par toute forme de réinvention du rapport au monde.
32Ce refus d’opposer le féminisme à la vulnérabilité permet tout d’abord de voir que les résistances se déroulent à un niveau qui peut être affectif, inconscient, préintentionnel. Elles ne témoignent pas nécessairement d’une volonté de mettre fin à une expérience de vulnérabilité mais s’inscrivent au sein même de cette expérience. Il permet ensuite de comprendre que la vulnérabilité n’est pas ce que le féminisme doit chercher par-dessus tout à surmonter : elle doit plutôt – dès lors qu’on l’envisage en sa dimension existentielle – être réorientée, travaillée et approfondie dans sa complexité. Il met ainsi en question l’idée d’un féminisme qui puiserait sa force dans l’oubli ou dans le refus de considérer l’expérience vécue de la vulnérabilité. Sur un plan épistémologique, ce type de féminisme conduit à rejeter l’incertitude, la possibilité d’échouer ou de s’égarer, car il tend à nier la vulnérabilité qui pourtant donne à l’action féministe une réflexivité nécessaire (Ahmed, 2019 ; Casselot, 2018). Au contraire, la proposition formulée par Sara Ahmed fait de l’expérience de la vulnérabilité la matière même de sa transformation : le féminisme est un « travail de mémoire » (Ahmed, 2019, 59), une attention perceptive plus grande qui permet d’inscrire un événement potentiellement douloureux dans un réseau de significations politiques plus large. Enfin, cette approche éclaire la structure temporelle de l’existence : la vulnérabilité ouvre un rapport à l’avenir en ce qu’il a d’imprévisible et « révèle une dimension de ce qui ne peut être prévu, prédit ou contrôlé à l’avance » (Butler, 2016, 185).
33Cette dimension éthique, entendue comme un rapport à soi ou une manière de travailler sa propre expérience, est centrale pour les politiques et pratiques féministes. Comme le dit bien Marilyn Frye, « Une des grandes forces du féminisme est d’aller si loin dans la tâche de rendre les expériences et les vies des femmes intelligibles » et « le succès de la théorie tient à ce qu’elle donne sens à ce qui n’en avait pas auparavant » (Frye, 1983, 11-12). Cette forme d’attention éthique et politique portée à l’expérience de la vulnérabilité peut être considérée comme une transformation de la perception : une manière de porter attention à, de voir des éléments (du monde ou de soi-même) qui auparavant restaient inaperçus. Elle est phénoménologique au sens où elle porte sur la façon dont les choses nous apparaissent. La « phénoménologie critique » est donc à la fois « une pratique descriptive qui éclaire et exprime l’expérience et une pratique transformatrice, modifiant les conditions sous lesquelles l’expérience se déploie » (Guenther, 2019, 12).
34Ainsi que le souligne Elsa Dorlin, la vulnérabilité est une expérience vécue de manière singulière qu’il est possible de travailler, modifier et réorienter. C’est parce que la vulnérabilité peut être éprouvée non comme un destin ou un attribut essentiel mais comme un certain rapport au réel qu’elle peut être radicalement approfondie (Dorlin, 2017, 171). On pourrait suggérer qu’ici, la vulnérabilité n’apparaît pas tant comme un élément descriptif chargé de définir, par exemple, une féminité fragile, mais plutôt comme un élément constitutif du rapport au monde, à soi et aux autres pouvant être réapproprié singulièrement ou collectivement dans un agir féministe. En ce sens, « vulnérabilité et résistance peuvent se passer, se passent et même doivent se passer simultanément » (Butler, 2016, 176). Pour cette raison, insiste Dorlin, la vulnérabilité ne s’oppose pas a priori à un usage féministe de la violence mais le rend possible et lui donne sens. L’autodéfense pratiquée, par exemple, dans les collectifs féministes afin de lutter contre des violences patriarcales multiples (effectives ou potentielles) réalise des possibilités politiques tout autres que celles qui sont proposées par les politiques paternalistes visant à protéger par une aide extérieure « les femmes », comprises comme un groupe homogène, qui serait intrinsèquement privé du pouvoir de se défendre (Dorlin, 2017, 130). L’autodéfense n’est pas un dépassement de la vulnérabilité, ni une manière de s’en affranchir comme si celle-ci était une possession ou un état épisodique. Bien au contraire, les différentes expériences de vulnérabilité et d’autodéfense « demeurent continues » puisqu’il s’agit de « s’enfoncer dans la trame de la réalité sociale de la violence pour y entraîner un corps qui est déjà traversé par la violence » (Dorlin, 2017, 171). Loin d’être une assignation ou un destin, la vulnérabilité devient alors le point de départ d’un agir féministe.
35L’approche phénoménologique de la vulnérabilité met en lumière différentes dimensions depuis lesquelles la vulnérabilité se manifeste et peut être envisagée. La vulnérabilité est indissociablement situationnelle et existentielle : elle est produite de manière différenciée selon les situations historico-politiques et témoigne des dimensions générales de l’existence. Elle prend des formes spécifiques et différents degrés selon les contextes, mais révèle également de manière transversale les dimensions de notre rapport aux autres, au monde et à la temporalité. Dès lors, plutôt que de partir d’une définition univoque de la vulnérabilité (qui l’attacherait à la fragilité ou à la passivité), il importe de comprendre la manière dont la vulnérabilité change dans le temps, varie selon les situations, peut prendre une forme négative ou au contraire être approfondie dans sa complexité. La vulnérabilité n’est pas intrinsèquement négative et la phénoménologie inscrite dans le sillage de Merleau-Ponty, Beauvoir ou Fanon donne des outils pour la concevoir dans son ambivalence. La vulnérabilité indique quelque chose de l’existence incarnée et, à ce titre, elle est à la fois une ouverture et une réceptivité, une activité et une manière d’accueillir ce qui advient. Toutefois, cette complexité existentielle peut être limitée ou détournée en certaines situations et la vulnérabilité apparaît alors sous une forme seulement négative ou pathogène. C’est le cas dans les situations patriarcales, coloniales ou raciales évoquées, où la vulnérabilité existentielle est exploitée par les rapports de pouvoir. Néanmoins, l’analyse phénoménologique met au jour le caractère dynamique de la vulnérabilité puisque celle-ci, en tant qu’expérience vécue, peut sous certaines conditions être réappropriée ou transformée. La signification éthique donnée à la vulnérabilité trace alors une voie pour l’analyse politique féministe, puisque l’expérience de la vulnérabilité apparaît comme le lieu même de sa transformation : non pas ce qui doit être dépassé ou faire l’objet d’un déni, mais ce qui mérite un approfondissement, une attention nouvelle. Elle se fonde sur une conception singulière de la temporalité des résistances politiques : celles-ci s’ancrent dans des expériences plurielles où la vulnérabilité prend différentes significations, et elles contribuent à les complexifier sur un temps long. Elles sont un rapport au passé et à la vulnérabilité vécue mais également une affirmation et un déploiement de la vulnérabilité comme ouverture à l’avenir.