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Dossier
Présentation

Mobilisations de vulnérabilité. Réappropriations et resignifications d’une notion

Aurélie Knüfer

Texte intégral

Remerciements : Je remercie vivement Axelle Cressens, qui a coécrit l’appel à articles ayant précédé la publication de ce numéro. Un grand merci également à Sarah Kiani pour son accompagnement et son travail précieux tout au long de la réalisation de ce numéro.

1Peut-on encore mobiliser la notion de « vulnérabilité » ? Pour le dire autrement, cette notion conserve-t-elle ses vertus heuristiques, et peut-elle encore encourager et orienter l’action ? Cette question se pose avec acuité pour les militant·es et les chercheur·ses, en particulier lorsqu’ielles sont engagé·es théoriquement et pratiquement sur le terrain des luttes sociales et politiques, notamment féministes, en faveur de l’égalité et de l’émancipation.

2Elle tient à l’inflation du terme, à sa surreprésentation dans l’espace public et académique, mais aussi à certains de ses usages apolitiques, démobilisateurs, voire stigmatisants. Ainsi, depuis les années 1990, le terme de « vulnérabilité » est « devenu omniprésent […] dans les médias, les rapports et les communiqués des associations ou le monde universitaire » (Brodiez-Dolino, 2016). Il s’est aussi « imposé dans les grandes instances internationales (ONU, PNUD, FMI, OCDE, Banque mondiale…), qui ont tenté de lui forger des indicateurs statistiques ». La « vulnérabilité » est donc devenue une référence obligée et une « catégorie de l’action publique » (Soulet, 2005).

3Dans ce cadre, elle est souvent appliquée à des groupes particuliers qui sont, par là même, assignés à une position d’êtres impuissant·es et devant être secouru·es. Dès lors, la vulnérabilité est réduite à l’ordre du passif : elle désigne une forme de fragilité impuissante, une réceptivité inerte qui exclut tout agir, un être-affecté·e dépourvu de toute puissance d’affecter (Gilson, 2014, 3). Autrement dit, elle est seulement comprise comme exposition à la blessure et objet du soin des autres. Ce faisant, elle signale des rapports de pouvoirs inégalitaires, et peut servir des politiques paternalistes, sexistes, racistes et coloniales. Dire d’un groupe qu’il est vulnérable, cela autorise à agir à sa place, à nier son autonomie ou à le priver de ses capacités d’action.

  • 1 Dans un entretien récent accordé à L’Express, Emmanuel Macron déclarait la chose suivante : « Notre (...)

4À l’inverse, la vulnérabilité peut être pensée comme désignant un trait de la condition humaine, une fragilité universellement partagée, la précarité de toute vie. Dans la situation pandémique et la crise que nous traversons, c’est en ce sens que la vulnérabilité a pu être impudemment invoquée par certains hommes politiques1. Affirmer dans ce contexte que nous sommes tou·tes vulnérables, c’est masquer les rapports de pouvoir et les inégalités radicales qui, de fait, exposent différemment les groupes sociaux aux risques de maladie et de mort. Qu’elle soit appliquée restrictivement et d’une manière essentialisante, ou qu’elle soit étendue à l’humanité tout entière, la vulnérabilité joue alors comme un concept-écran qui oblitère soit les capacités de résistance, soit la réalité des violences spécifiques vécues par certain·es individu·es et communautés.

  • 2 J’emprunte cette notion à Judith Butler dans Le Pouvoir des mots. Politique du performatif (2004). (...)

5La tentation, dès lors, peut être grande de renoncer à ce terme et d’en forger de nouveaux, libres de toute instrumentalisation. On peut au contraire considérer qu’aucun concept n’est à l’abri de ces luttes sémantiques qui sont en même temps des luttes pour le pouvoir ; que c’est peut-être la puissance heuristique et politique de la vulnérabilité qui explique qu’elle fasse l’objet d’une telle offensive et d’un tel effort de captation ; et, enfin, qu’il ne faut pas abandonner trop vite une notion féconde, sous prétexte qu’elle donne lieu à des usages idéologiques. Dès lors, tout l’enjeu est de déterminer les modalités de sa réappropriation ou de sa resignification2.

6Le trait commun entre les articles du présent dossier est précisément qu’ils tracent différentes voies permettant d’envisager des (re)mobilisations critiques, subversives et émancipatrices de la notion de vulnérabilité. Qu’ils se situent sur le terrain de la philosophie, sur celui des sciences politiques ou de la sociologie, ces textes apportent des réponses circonstanciées à la question suivante : à quelles conditions la notion de vulnérabilité peut-elle constituer un outil permettant de décrire des situations sociales et politiques complexes, de mettre au jour les violences et les injustices subies par des groupes et individu·es déterminé·es, tout en révélant leurs potentialités de résistance et d’action ? L’entreprise, à la fois théorique et politique, de resignification de la vulnérabilité doit donc commencer par un travail généalogique et critique, manifeste dans l’ensemble des articles de ce volume. Ceux-ci partagent un même point de départ : il n’est pas possible de parler de vulnérabilité en faisant abstraction de ses usages « administratifs » (Garrau), paternalistes, coloniaux ou néolibéraux. Contre ces usages, il est nécessaire de procéder sans relâche à une clarification conceptuelle, qui redonne toute son épaisseur et sa puissance mobilisatrice à la notion.

7L’enjeu de ce numéro, bien sûr, n’est pas seulement conceptuel. Il s’agit d’interroger les formes d’action, de lutte, de contestation, de résistance qui émergent au sein de groupes et de la part d’individu·es mis·es en position de vulnérabilité – plutôt que vulnérables –, et à partir de cette vulnérabilité même. Réciproquement, la question est de savoir comment les mobilisations politiques conduisent à faire l’expérience de la vulnérabilité – et en quoi cette expérience, lorsqu’elle est bien comprise, peut être décisive, éthiquement et politiquement. Une telle perspective implique que l’on accorde une place centrale à la corporéité de celleux qui s’exposent en luttant, et que l’on s’attache à décrire phénoménologiquement ce que deviennent, dans la mobilisation, les corps vulnérabilisés ou qui se manifestent comme tels. Néanmoins, de tels questionnements sont indissociables d’un travail philosophique de définition qui permette de distinguer la vulnérabilité, dans son sens plein, de ses usages idéologiques (Garrau, Provost).

8À cette fin, il s’agit d’abord de la penser sur un double plan : sociologique et ontologique. La vulnérabilité désigne à la fois une condition commune et le mode d’être de certains groupes singulièrement exposés à la violence et aux blessures – les femmes, les immigré·es, les personnes racisé·es, les minorités sexuelles, notamment, comme le montrent les présents articles. Si être au monde, et vouloir agir dans le monde, implique nécessairement la possibilité d’être blessé·e, il faut en même temps affirmer que cette exposition aux souffrances est inégalement distribuée – et qu’elle l’est du fait de certaines politiques publiques. L’enjeu est alors de déterminer les modalités de l’articulation entre ces deux sens, ou entre ces deux niveaux de la vulnérabilité.

9Il convient en outre de contredire la réduction de la vulnérabilité à la passivité et de la comprendre comme « capacité à être affecté et à affecter » (Gilson, 2014), c’est-à-dire dans sa relation avec la puissance d’agir, ou agentivité. À cet égard, il faut mentionner l’importance des travaux de Judith Butler, qui constituent une référence partagée par la plupart des contributrices de ce volume. Dans Rassemblement, la philosophe soulignait la nécessité de « comprendre la relation entre la vulnérabilité et ces formes d’activité qui marquent notre survie, notre épanouissement, notre résistance politique » (Butler, 2015, 230). Elle a ensuite poursuivi ce projet, avec Zeynep Gambetti et Leticia Sabsay, dans le collectif Vulnerability in Resistance (2016), qui visait à inscrire la vulnérabilité dans le champ de l’action politique et à la repenser à partir de la résistance, impliquant l’exposition délibérée des corps rassemblés dans l’espace public. Cette tentative d’une pensée non dualiste de la vulnérabilité – c’est-à-dire en dehors de l’opposition binaire entre, d’une part, la vulnérabilité comprise comme passivité et faillibilité et, d’autre part, la capacité d’agir et de résister comme propriété du sujet invulnérable – constituait pour Butler une « tâche féministe » (2016, 25).

10C’est précisément cette tâche féministe à laquelle se sont attelées les contributrices de ce volume, depuis leurs disciplines, leurs lieux d’investigation, leurs expériences et leurs positions respectives. Nous tenions à ce que ce numéro fasse droit à une diversité d’approches et de perspectives, afin de donner à voir la fécondité de la notion de vulnérabilité et la manière dont elle permet d’éclairer une pluralité de mobilisations contemporaines. Ainsi, les textes rassemblés ici font usage de ce concept pour penser différentes formes d’action, émergeant dans des zones géographiques éloignées et des périodes distinctes, et se développant dans des milieux sociaux différents. Ce sont aussi des subjectivités singulières qui sont présentées, en tant qu’elles se rapportent de manière plus ou moins consciente, assumée et militante – parfois en la contestant, parfois en la mettant en scène, et en en jouant – à l’idée de leur vulnérabilité. Sont donc examinés ici le travail des femmes immigrées, d’origine subsaharienne, dans les associations de lutte contre le VIH en France (Gerbier-Aublanc) ; les stratégies de survie et de reproduction sociale mises en œuvre par des femmes en situation de pauvreté à l’île Maurice (Le Petitcorps) ; les techniques corporelles de résistance à l’arrestation policière au sein de groupes militants new-yorkais (Thomas-Hébert) ; l’apprentissage théorique et somatique de leur puissance d’agir, par des femmes, au cours de stages d’autodéfense féministe dans différents pays francophones (Léon) ; la contestation de la violence dont les femmes d’Afrique centrale et de l’Ouest font l’expérience dans les enclaves de Ceuta et de Melilla, au Maroc, alors qu’elles s’efforcent de traverser des frontières militarisées (Tyszler). La puissance heuristique de la vulnérabilité se manifeste également en ce qu’elle permet de relire les œuvres de Simone de Beauvoir et de Frantz Fanon, dans la perspective d’une « phénoménologie des résistances politiques », féministes et anticoloniales (Provost).

11En lisant l’ensemble de ces contributions, on comprend que la vulnérabilité fasse l’objet de renégociations et de redéfinitions permanentes, qui permettent de l’arracher à ses usages idéologiques et d’en faire une véritable catégorie critique (Garrau). Or, ainsi que le mettent très bien en évidence certaines autrices, ce travail de contestation et de réappropriation n’est pas seulement le fait des théoricien·nes et chercheur·ses. Il est également accompli par celleux qui, précisément, sont construit·es comme vulnérables ou mis·es en situation de vulnérabilité – du fait de politiques publiques et migratoires racistes, d’institutions sexistes, de structures économiques capitalistes et néolibérales profondément inégalitaires – et désigné·es comme essentiellement vulnérables.

12En s’intéressant dans son article à certaines actrices du monde associatif, Marjorie Gerbier-Aublanc entend par exemple « décoloniser la vulnérabilité ». À cette fin, elle montre en particulier comment ces femmes, conscientes des stéréotypes associés à cette notion, en produisent la critique, savent la « mettre en scène » et l’utiliser stratégiquement à des fins politiques. Le récit des interventions d’usagères et d’aidantes de ces associations, au cours de colloques et d’ateliers sur le VIH, est la manifestation de ce que la resignification de la vulnérabilité est bien accomplie par les vunérabilisé·s elleux-mêmes. On peut également penser aux analyses d’Elsa Tyszler, qui montre comment les femmes d’Afrique centrale et de l’Ouest à la frontière maroco-espagnole parviennent à se réapproprier « la catégorie genrée de “vulnérable” qui leur est accolée », afin d’« activer la logique humanitariste au niveau maritime ». Ainsi, pour traverser la frontière, elles mettent en œuvre une forme d’« essentialisme stratégique » (Spivak, 2009), en « utilis[ant] leur présupposée “essence vulnérable” ». On peut mentionner, enfin, les pratiques de l’organisation ADAPT (American Disabled for Attendant Programs Today), telles qu’elles sont examinées par Charlotte Thomas-Hébert. Ainsi, lors d’arrestations, les activistes new-yorkais·es en situation de handicap « surjouent la souffrance et se défont de leurs fauteuils afin de déconcerter la police, et pour que les médias puissent capturer les images saisissantes de corps invalides menottés au sol ». Ce faisant, selon l’autrice, les militant·es « tirent profit de la perception que les personnes valides ont de leurs corps et de leur supposée fragilité et intouchabilité afin de transmettre leurs revendications de manière plus efficace ».

13Ainsi, ces représentations, parfois surjouées et quasiment parodiques, de la vulnérabilité, tout en mettant en évidence sa dimension de construction sociale, permettent de contester les normes de genre, ainsi que les assignations racistes et validistes. En exposant de manière outrée leur vulnérabilité sur la scène publique, les individu·es et groupes vulnérabilisés réussissent à nier, tout en l’affirmant, leur supposée impuissance ou fragilité constitutive et à offrir, à celleux qui les regardent, un miroir de leurs propres croyances et préjugés.

14À notre question initiale – peut-on encore mobiliser la notion de vulnérabilité ? –, les autrices de ce numéro apportent des réponses positives mais circonspectes. Il faut non seulement la redéfinir avec précaution, mais il est aussi nécessaire de se demander qui en parle, qui l’emploie, dans quels contextes et pour quels usages. C’est sans doute dans le mouvement par lequel celleux qui sont réduit·es à l’impuissance par leur assignation à la vulnérabilité se réapproprient le stigmate et accomplissent sa resignification subversive qu’il s’agit de trouver les possibles voies de son usage critique. Ainsi, en faisant entendre la parole des vulnérabilisé·es, en montrant comment ielles lui restituent sa puissance politique, les articles de ce numéro ouvrent de nouvelles perspectives de recherches et de mobilisations collectives.

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Bibliographie

BRODIEZ-DOLINO Axelle, « Le concept de vulnérabilité », La Vie des idées, 11 février 2016.

BUTLER Judith, Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, trad. C. Nordmann, Paris, éditions Amsterdam, 2004.

BUTLER Judith, GAMBETTI Zeynep, SABSAY Leticia (dir.), Vulnerability in Resistance, Durham, Duke University Press, 2016.

GILSON Erinn C., The Ethics of Vulnerability: A Feminist Analysis of Social Life and Practice, New York, Routledge, 2014.

HARDY Antoine, « Macron et les vulnérables », Libération, 13 janvier 2021.

SOULET Marc-Henry, « La vulnérabilité comme catégorie de l’action publique », Pensée plurielle, 10, 2, 2005, pp. 49-59.

SPIVAK Gayatri Chakravorty, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, trad. J. Vidal, Paris, éditions Amsterdam, 2009.

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Notes

1 Dans un entretien récent accordé à L’Express, Emmanuel Macron déclarait la chose suivante : « Notre société, qui s’était habituée à la fin des guerres, au confort permanent et croissant, a redécouvert avec les crises climatique et terroriste la vulnérabilité. Et la crise sanitaire a ceci de particulier qu’elle a fait revenir la vulnérabilité dans le quotidien, l’intime même. Chacun a compris que tout le monde pouvait être touché, sans exception. Et c’est assez inédit dans notre histoire récente » (22 décembre 2020). Pour une critique de l’instrumentalisation de la « vulnérabilité » par Emmanuel Macron, voir la tribune d’Antoine Hardy publiée dans Libération (Hardy, 2021).

2 J’emprunte cette notion à Judith Butler dans Le Pouvoir des mots. Politique du performatif (2004). Elle emploie l’expression de « resignification subversive », qui désigne le mouvement de réappropriation, par les victimes de discours de haine, de termes initialement injurieux ou stigmatisants (Butler, 2004, 244).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Aurélie Knüfer, « Mobilisations de vulnérabilité. Réappropriations et resignifications d’une notion »Genre, sexualité & société [En ligne], 25 | Printemps 2021, mis en ligne le 12 juillet 2021, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/gss/6475 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/gss.6475

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Auteur

Aurélie Knüfer

Université Paul-Valéry
CRISES EA 4424
Institut universitaire de France
aurelie.knufer@univ-montp3.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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