1Dans le domaine de la sexualité et du genre, l’Antiquité est un champ d’investigation particulièrement intéressant pour l’anthropologue, l’historien et le sociologue : c’est un excellent laboratoire d’analyse car, comme il s’agit de sociétés très différentes des nôtres et même si nous avons toujours tendance à projeter nos a priori dans les grilles d’analyse que nous élaborons, nous sommes prêts cependant à accepter des découvertes ou des conclusions étranges et surprenantes pour nos représentations contemporaines. Certaines normes ou certains comportements des Anciens nous semblent tellement éloignés des pratiques habituelles d’un individu occidental du XXIe siècle que l’on est bien obligé d’admettre que des choses qui nous semblent aller de soi, des choses que nous disons « évidentes », ne le sont pas pour les Grecs et les Romains.
2Il ne s’agit cependant pas de distance temporelle, entre nous et les Anciens ; il s’agit véritablement de différences conceptuelles. L’idée d’une histoire linéaire où le passé viendrait justifier nos catégories actuelles et où tout point de l’histoire devrait être lu comme étiologique de notre monde actuel est une histoire orientée, essentialiste et ethnocentrée. Malgré tout ce que l’on nous a appris à l’école, sur la filiation entre les sociétés antiques et la nôtre, sur « nos ancêtres les Gaulois » et l’« héritage » des philosophes grecs, il nous faut nous départir de l’image de l’arbre généalogique, et il nous faut penser ces civilisations non en termes de lien entre eux et nous, mais, dans un premier temps, en termes de différence et d’« exotisme ». Dans le cas de la sexualité, le monde antique est à explorer comme le ferait un ethnologue abordant une terre étrangère : c’est en ne cherchant pas l’ancêtre de l’« amour conjugal » dans les portraits grecs de l’épouse idéale, ni l’ancêtre du PACS dans les relations entre les Athéniens, bref, c’est en abordant ce passé sans nostalgie projective que nous serons à même de voir les vraies différences ou les éléments communs : cette démarche permet conjointement de mettre au jour, par effet de contraste, les spécificités culturelles et sociales de nos sociétés contemporaines, spécificités que le sens commun a tendance à réifier.
3Le thème de la « déshumanisation » des femmes et de leur « sexualité », thème qui a donné matière à deux journées de colloque organisé par le CEDREF, peut se formuler, à diverses époques, en terme d’invisibilisation ou de production d’extraordinaire (monstre, sorcières ou autre figures repoussoirs). Alors même que le grand fossé temporel et culturel qui nous sépare des Grecs et des Romains vient d’être rappelé, force est de constater que les sociétés antiques ne se démarquent pas toujours de ces grandes tendances, à cela près que – et c’est primordial – cette invisibilisation s’opère dans un monde où la « sexualité » n’existe pas.
4La première chose qui frappe, lorsque l’on étudie l’Antiquité grecque et romaine, c’est que ce que nous nommons sexualité et ce que nous regroupons dans la catégorie « pratiques sexuelles » n’était absolument pas ressenti par les Anciens comme relevant d’un ensemble d’actes cohérents et ou d’un ensemble d’attitudes pouvant être regroupés en un même ensemble. Cependant, comme le fait remarquer David Halperin, spécialiste de la construction culturelle des catégories sexuelles, dans son ouvrage Oublier Foucault, il faut veiller dans nos lectures à distinguer – ou à tenter de distinguer – ce qui est relatif à une « identité » (notion très moderne), ce qui est relatif à une catégorie de personnes ou à une catégorie d’actes. La sexualité contemporaine est constitutive de l’identité psychologique d’un individu, et le lien entre identité personnelle, identité de sexe et orientation sexuelle est très complexe, et également très récent.
5Dans l’Antiquité, cela se formule de façon très différente. L’acte sexuel n’est pas perçu comme un acte concernant conjointement deux partenaires. Les termes latins et grecs exprimant la relation sexuelle, quelle qu’elle soit, déterminent toujours le rôle assumé dans la relation par l’un et par l’autre, et ces rôles sont très souvent perçus comme étant différents. Le « sexe » n’a donc pas la même valeur pour l’un ou pour l’autre, et une expérience que nous verrions, nous individus du XXIe siècle, comme un tout, entre dans des catégories de comportements très différentes pour l’un et l’autre des partenaires, des catégories qui nous semblent très éloignées de ce que nous mettons dans « sexualité ».
6A fortiori, s’il n’y pas de sexualité, nous ne pourrons trouver dans le monde antique l’équivalent de nos catégories sexuelles. Les Anciens, en effet, n’ont jamais élaboré ni pensé une catégorie homogène qui engloberait indistinctement hommes et femmes de tous milieux sociaux ayant pour unique caractéristique commune d’être attirés par les personnes du même sexe qu’eux – pas plus qu’ils ne lui ont opposé une catégorie qui engloberait hommes et femmes attirés par les personnes de l’autre sexe : ce sont d’autres critères, essentiellement sociaux, qui prévalaient dans l’évaluation morale des pratiques. Plus encore, le lien identité de sexe et pratique sexuelle ne se pose pas, ou du moins absolument pas selon les modalités actuelles (où l’orientation sexuelle – quand elle est considérée comme déviante – interroge l’identité de sexe homme/femme de la personne).
7Dans l’évaluation morale des pratiques sexuelles, sont pris en compte le statut social (citoyenneté ou servilité, classe, fortune, etc.) et les modalités de la relation (le lieu, à Rome, prend cependant une importance plus grande qu’en Grèce) ; l’âge ne joue pas toujours le même rôle puisque, à Rome, contrairement à ce qui se produit en Grèce, une relation entre un adulte citoyen et un futur citoyen est punie et considérée comme une forme de stuprum engageant l’honneur de la famille de la victime.
8Il pourrait sembler paradoxal alors de poser la question de l’« homosexualité féminine » puisque, comme le dit Paul Veyne, « si nous voulons comprendre les anciens, il faut nous habituer à l’idée que les plaisirs sexuels ne sont pas sexués » (Veyne 1991, 144). Pourtant, dans la quasi-totalité des sources antiques formalisant cette opposition, il n’a jamais été question des femmes. Lorsque les Anciens se livrent à de savantes et ludiques comparaisons entre les mérites érotiques d’un garçon ou d’une fille, la main qui effleure les formes et caresse les courbes est bien masculine. Ainsi, alors que les chercheurs ne cessent de dire que rien n’est sexué, il s’avère qu’il existe un point aveugle dans ce constat : les relations sexuelles entre femmes.
9Les premiers textes évoquant des relations amoureuses ou érotiques entre femmes datent de l’époque grecque archaïque. Au VIIe siècle avant notre ère, le poète Alcman fut engagé par la ville de Sparte pour écrire des Parthénées, des chants destinés à êtres chantés par un chœur de jeunes filles dans des circonstances qui sont, selon toute vraisemblance, des occasions de performances publiques. Là sont exprimés des sentiments d’une tonalité fortement homoérotique, énoncés par le « je » et le « nous » du chœur et à destination de la jeune femme qui dirige le chœur (dans l’énonciation énoncée du poème) : « Elle jette des regards qui me font défaillir davantage que le sommeil et la mort, par un désir qui me coupe le souffle... et sa douceur n’est pas feinte. [...] Si seulement, elle pouvait me regarder et, s’approchant, prendre ma main abandonnée, aussitôt, je deviendrais sa... [fin du fragment] » (Parthénées, fr. 26).
10Quelques années plus tard, vers 600 av. J.C sur l’île de Lesbos, Sappho écrit des « chants poétiques » dans lesquels la désignation au féminin de l’aimée et de la narratrice (le personnage-poète) ne laisse aucun doute sur la nature du lien évoqué. Ce qui est exprimé dans les poèmes de Sappho est clairement de l’ordre d’un sentiment homoérotique épanoui, assumé et exprimé avec subtilité :
« Il me semble pareil aux dieux, l’homme quel qu’il soit
assis face à toi, qui, tout près, entend
tes douces paroles et ton rire enchanteur – et cela bouleverse
en moi mon cœur ; car un seul regard vers toi,
et je ne puis plus parler, ma langue se brise, un feu subtil
se répand sous ma peau, mes yeux ne voient plus,
mes oreilles bourdonnent, une sueur glacée m’enveloppe,
un tremblement me saisit tout entière,
je suis plus verte que l’herbe, et me sens près de mourir » (fr. 31).
11À l’époque grecque archaïque, il était possible de parler d’amour entre deux femmes en des termes positifs, et sans que ce type d’attirance ne soit perçu comme un sentiment spécifique ou différent.
12Mais les choses changent : du milieu du VIe siècle jusqu’au début du Ier siècle, alors que les textes évoquant – de diverses manières – les relations entre hommes sont nombreux, une véritable chape de plomb semble tomber sur ce sujet. Sur les textes qui nous sont parvenus – car il faut toujours tenir compte des conditions de transmission des textes – Platon est un des très rares auteurs qui évoque ce type d’attirance de façon quelque peu développée, dans le cadre du mythe des trois êtres primordiaux raconté par le personnage d’Aristophane, dans le Banquet.
13Pour synthétiser sur ces deux périodes de l’histoire grecque : soit les Anciens sont totalement silencieux sur l’amour entre femmes, soit ils intègrent cet érôs dans le cadre d’une poésie mélique positive, à l’époque archaïque. Pourtant, alors que la production d’images érotiques est particulièrement importante à cette époque, alors que les vases à figures noires et à figures rouges représentent des hommes entre eux ou des hommes et des femmes entre eux (qu’il s’agisse de banquet ou de scène de prostitution), il s’avère qu’aucune ne représente de relations sexuelles entre femmes (ce qui peut nous étonner – les films érotiques ou pornographiques contemporains regorgent en effet d’images suggestives de femmes entre elles). On en déduit non seulement que l’homosexualité féminine n’était absolument pas ressentie comme érotique pour les hommes grecs, mais on en déduit également que ce type de relation ne relevait pas, tout simplement, du sexuel.
14Comme tout cela reste bien général et assez théorique, voici un exemple représentatif de ce traitement spécifique : l’étude d’un motif qui était très à la mode dans la poésie et les discours des Anciens, celui de la comparaison érotique.
15Voici la structure d’un ouvrage, écrit par un imitateur de Lucien (que l’on situe entre la fin du IIe siècle jusqu’au début du IVe siècle) et qui a été intitulé les Amours : Théomneste, jouisseur invétéré, amant des garçons comme des femmes, demande à son ami Lycinos, homme modéré et qui préfère s’adonner à la politique qu’aux joies du sexe, de se prononcer et de dire quel est le meilleur « penchant » (selon la métaphore de la balance évoquée dans le texte). Ce dernier rapporte le débat, auquel il a assisté jadis, entre deux hommes, Chariclès de Corinthe, fervent amoureux des femmes, et Callicratidas d’Athènes, qui n’aime que les jeunes garçons.
16C’est Chariclès qui le premier prend la parole. Il développe le caractère naturel de l’amour entre les deux sexes, il fait la description des comportements proches de l’état passionnel des hommes qui aiment les garçons. Puis il aborde la question du plaisir : il insiste sur le bonheur qu’apporte à l’homme une vie commune et sur la réciprocité toute « naturelle » de l’échange érotique entre un homme et une femme, échange que, selon lui, les hommes entre eux ne peuvent s’offrir.
« Si chacun observait scrupuleusement les lois que la providence nous a dictées, il nous suffirait d’avoir des relations sexuelles avec des femmes, et aucune honte ne viendrait souiller nos vies. À coup sûr, les animaux, qui n’ont aucune disposition à la corruption, respectent en tous points les lois de la nature. Les lions ne s’enflamment pas d’amour pour les lions, mais, au moment opportun, Aphrodite excite en eux le désir des femelles. La taureau qui mène le troupeau saillit les vaches et le bélier emplit toutes les brebis de sa semence de mâle. […] Mais vous, dont la sagesse est louée à tort, véritables bestiaux sans valeur, quelle est cette maladie nouvelle qui vous a poussés, au mépris de toute loi, à vous unir scandaleusement les uns aux autres ? » (Amours, 22).
17La réponse de Callicratidas à Chariclès suit la même structure : il fait appel aux lieux communs (la femme est trompeuse, artificielle) et dans un second temps insiste sur la relation d’égalité des amants, liés à la fois par l’amour et la vertu. Dans cette relation, le plaisir sexuel compte peu.
« Quoi d’étonnant à ce que des animaux, condamnés par la nature et qui ne sont pas dotés des facultés de raisonnement que procure la providence, soient privés, entre autres choses, des désirs (epithumias) masculins ? Les lions ne sont pas amoureux (ouk erôsi) car ils ne pratiquent pas la philosophie. Les ours ne sont pas amoureux, parce qu’ils ne connaissent pas les bienfaits de l’amitié (philias). Mais chez les hommes, la raison, s’appuyant sur la science et sur une expérience répétée, a choisi ce qui est le meilleur et a considéré les amours masculines comme les plus solides » (Amours, 36).
18Le débat s’achève : Chariclès et Callicratidas demandent à Lycinos de donner son avis. C’est en fonction de cette dernière caractéristique qu’il émet son verdict et la victoire revient à Callicratidas : certes le mariage est utile mais l’amour d’un homme pour les garçons préserve les droits purs de l’amitié, c’est un amour digne uniquement des philosophes. On revient alors au premier niveau du dialogue entre Théomneste et Lycinos. Lycinos, en homme modéré, a donc tranché : Théomneste réagit, non par rapport au verdict lui-même, mais sur les raisons d’un tel choix. Selon lui la relation d’un homme avec un garçon n’est pas hors du domaine de la relation physique et il décrit longuement et avec précision le plaisir qu’elle apporte.
19On le voit, l’objet de ce dialogue n’est pas d’opposer l’homosexualité à l’hétérosexualité, ni de mesurer leurs mérites respectifs. « L’auteur des Amours, – analyse David Halperin –, ne traite pas la question du choix de l’objet du désir masculin en termes d’orientation sexuelle, mais en termes de “goût”» (Halperin, 1994, 31). Dans l’Antiquité, la personne qui choisit, selon son goût du moment, l’objet désiré n’est pas une personne hors normes ; en revanche, l’attitude de celle qui a fixé son désir une fois pour toutes et qui considère que son choix est le seul valable, est, selon le point de vue des Anciens, anormale. Ce qui est finalement commun aux deux orateurs, Chariclès et Callicratidas, et ce qui précisément les distingue des autres hommes grecs (comme Théomneste, par exemple), c’est leur extrémisme. Lycinos et Théomneste, qui évoquent les deux formes d’attirance masculine sans en condamner aucune sont, quant à eux, représentatifs de la majorité des hommes grecs.
20Il s’avère que ce type de comparaison est un motif très répandu dans la littérature grecque. Le roman d’Achille Tatius, Leucippé et Clitophon (daté de la fin du IIe ou du début du IIIe siècle de notre ère), relate les aventures d’un couple de jeunes gens ; la comparaison est introduite par le héros, Clitophon. Isolons le thème du baiser, je vous renvoie au texte lui-même pour les passages érotiques encore plus explicites.
« Une femme, dit Clitophon, “appose sur les lèvres ses baisers, comme des sceaux, elle embrasse avec art pour rendre ses baisers plus suaves. Elle ne veut pas se contenter de ne donner un baiser que des lèvres, mais ses dents aussi y contribuent, elle se repaît de la bouche de son amant et mord ses baisers”. Parvenue à l’apogée du plaisir, poursuit le jeune homme, “la femme halète […] et ce baiser, renvoyé avec le souffle et uni à lui, l’accompagne et frappe le cœur” » (II, 37, 7-10, trad. Jean-Philippe Garnaud).
21Ménélas oppose à son interlocuteur cette description des baisers des garçons :
« Si leurs baisers n’ont pas la science féminine, ils n’ont pas non plus recours, avec leurs lèvres, à une tromperie de courtisane, mais ils embrassent comme ils savent, et leurs baisers ne sont pas le fruit d’un artifice mais de la nature. Voilà à quoi ressemble le baiser d’un garçon ; si du nectar se figeait et devenait lèvre, c’est de tels baisers que l’on aurait. Et, en l’embrassant, on ne saurait être rassasié, mais plus on se gorge de baisers, plus on a encore soif d’embrasser et l’on ne saurait retirer sa bouche jusqu’au moment où, sous le plaisir, on se soustrait aux baisers » (II, 38, 5, trad. Jean-Philippe Garnaud).
22Et l’on pourrait trouver de tels parallèles dans de nombreux poèmes du IIIe siècle avant notre ère. Mais puisque nous venons de dire que les Anciens ne différenciaient pas les types des amours selon le sexe de la personne désirée, comment interpréter cet engouement certain des Anciens pour ce type de comparaisons, si précisément cette comparaison n’oppose rien, véritablement ? En réalité, l’exercice de la comparaison relève avant tout de la rhétorique. Cet exercice permettait d’entraîner l’orateur à utiliser les arguments in utramque partem, c’est-à-dire au service d’une cause, puis de la cause inverse. Destinée à entraîner les étudiants, une bonne sunkrisis est avant tout celle qui propose la comparaison d’éléments particulièrement difficiles à comparer, à louer et/ou à critiquer. Ainsi, certains commentateurs contemporains se sont trompés : ces multiples comparaisons (sunkriseis) sur érôs ne nous permettent pas de découvrir de réelles distinctions érotiques dans les représentations antiques.
23Ce que ces comparaisons nous permettent de voir, surtout, c’est l’importance du non-dit. Là, en effet, le premier implicite est que l’érôs dont il est question et qui fait l’objet de la comparaison, ne désigne que l’érôs ressenti par un homme. Quid des élans érotiques des femmes ?
24C’est dans les Amours du pseudo-Lucien qu’apparaît pour la première (et unique) fois la mention de relations sexuelles entre femmes dans une sunkrisis, c’est-à-dire à la fin du IIe siècle de notre ère, au plus tôt. Les arguments déployés nous semblent familiers, mais il faut absolument nous défaire de cette sensation construite par des siècles de discours sur le sexe, et garder à l’esprit le fait que cette allusion est une première dans ce contexte (ce qui est d’ailleurs souligné par l’auteur lui-même). Ce n’est pas en tant qu’élément à part entière de la comparaison que la référence apparaît. Chariclès, défenseur de l’érôs pour les femmes, en fait l’élément final de son discours :
« Si les unions entre hommes conviennent aux hommes, eh bien qu’à l’avenir, les femmes elles aussi se désirent mutuellement ! Allons, ère nouvelle, législateur de plaisirs étrangers, après avoir imaginé des voies nouvelles pour le plaisir des hommes, accorde la même liberté aux femmes aussi, et qu’elles fassent l’amour entre elles, comme des hommes. Harnachées de cet objet fabriqué à l’image des parties honteuses, monstrueux révélateur de leur stérilité, que les femmes s’unissent aux femmes, comme des hommes. Que ce mot, que nous entendons rarement et que j’ai même honte de prononcer, je veux dire la luxure tribadesque, parade ouvertement ! Que la chambre de nos femmes devienne chacune une Philaenis enfreignant la décence par ses amours androgynes ! » (Amours, 27-28).
25Si les relations entre hommes sont reconnues, dit-il en substance, alors il faut également reconnaître les relations entre femmes. L’élément implicite qui permet cette affirmation est le suivant : les relations entre hommes et les relations entre femmes appartiennent à un ensemble commun, celui des relations entre personnes de même sexe – ce qui est, pour les Anciens, absolument impensable et, pour preuve, Chariclès va perdre la joute oratoire en utilisant cet ultime argument. Ainsi, paradoxalement, l’unique opposition que dessine la comparaison se trouve en dehors de la comparaison, entre le « ça » et ce qui n’y entre pas, entre le champ et le hors champ. On voit se dessiner, par défaut, un type de comportement qui ne trouve de rapport d’homologie avec aucune autre pratique : ce sont les relations entre femmes.
26Cette exclusion du possible, telle qu’elle apparaît dans la comparaison, se formule d’une façon plus explicite au cours de l’époque impériale (fin du Ier avant jusqu’au IIe siècle après), qui réserve un traitement fort différent des époques archaïque et classique. Il existait en ce temps-là un genre qui s’appelle la paradoxographie. Les paradoxa désignent de façon générale des faits étonnants, singuliers ou inattendus : il peut s’agir autant de choses merveilleuses, qui suscitent l’admiration, que d’événements éveillant l’étonnement ou la répulsion, et ce dans les domaines les plus variés : les paysages naturels, les phénomènes météorologiques, les comportements des animaux ou des peuples étrangers.
27Le champ du sexuel n’échappe pas à ce regard particulier sur le monde et ces phénomènes prennent trois formes :
- l’altération des caractères sexués chez un individu ou un animal (des êtres malformés ou des hermaphrodites)
- les changements de sexe
- les unions entre espèces différentes et l’agalmatophilie.
Un constat clair peut être établi : dans les textes paradoxographiques comme dans les textes historiques et scientifiques qui déclinent le motif des mirabilia de toutes sortes, il n’est jamais question d’unions entre deux êtres femelles provoquant ou l’horreur, ou l’admiration. Mais alors que ces ouvrages sur les paradoxes n’incluent pas les relations sexuelles entre femmes, des motifs propres à la rhétorique du paradoxe apparaissent dans des textes qui parlent de ces relations.
28Il s’agit tout d’abord du topos du nouveau et de l’inédit : l'une des caractéristiques du discours sur les choses étonnantes est de présenter le phénomène comme étonnant, fascinant, indicible ou déconcertant, ainsi que comme nouveau, inédit, rare ou jamais vu. Ovide évoque dans ses Métamorphoses le miraculum de la transformation d’Iphis en garçon. Celle-ci s’écrie, désespérée : « Quel sort m’attend, moi qui souffre d’un amour que personne ne connaît (cura cognita nulli), un amour extraordinaire (cura prodigiosa) et d’un nouveau genre (novae veneris) ? » (IX, 726-728). Martial évoque ainsi le comportement de Bassa : il s’agit d’un phénomène qui n’existait pas auparavant puisque c’est elle qui l’a inventé (commenta es, I, 90, 9). C’est la menace de la nouveauté que brandit Chariclès, le personnage des Amours du pseudo-Lucien, défenseur de l’amour des hommes pour les femmes et fougueux détracteur des relations entre hommes. Rappelons l’argument qu’il invoque : « Allons, ère nouvelle, législateur de plaisirs étrangers, après avoir imaginé des voies nouvelles (kainas odous) pour le plaisir des hommes, accorde la même liberté aux femmes aussi ! » (Amours, 28). On retrouve dans ce propos le topos de l’inédit.
29Un autre cliché est celui du paradoxal. Ovide est l’auteur qui joue le plus avec cette figure. Iphis se parle à elle-même en ces termes : « Elle (Ianthé) ne se refuse pas à ton élan, pourtant, tu ne saurais la posséder. Et quand bien même tout arrivait, même si les dieux et les hommes venaient à ton secours, tu ne pourrais en jouir » (IX, 752-754). La jeune femme évoque le mariage à venir et ces noces sont un paradoxe social : des noces, où « il n’y a pas d’homme, dit-elle, pour prendre femme » et où « il y a deux épousées » (IX, 763). Leur amour est énoncé sous la forme d’une antinomie : la blessure de leur cœur était « égale », mais « leurs espérances étaient différentes » (IX, 720-721). Iphis résume cette impossibilité par cette expression tout à la fois érotique et paradoxale : « Nous mourrons de soif au milieu des eaux » (IX, 761). Martial, auteur satirique du Ier siècle, lui, ne recourt pas aux euphémismes : Bassa, dit-il, a trouvé comment faire pour qu’« il y ait un adultère, là où il n’y a pas d’homme » (I, 90, 10).
30Les auteurs de cette époque prennent également soin de préciser à quel point le phénomène qu’ils décrivent est extraordinaire et, de ce fait, ressortit au prodigieux. Ovide l’avait fait dire à Iphis : il s’agit d’une cura prodigiosa, d’une venus nova. Les mêmes termes se retrouvent chez Martial qui parle de la relation sexuelle de Bassa avec une femme comme d’une prodigiosa venus. Il s’agit véritablement, affirme l’énonciateur de cette épigramme, d’un prodige (monstrum), digne de l’énigme thébaine (dignum Thebano aenigmate) ! Martial poursuit donc ce parallélisme avec les prodigia en évoquant la nécessité d’une interprétation de ce signe des dieux. Chariclès, le personnage des Amours, utilise lui aussi le terme « monstrueux » (terastion).
31Un autre aspect du monstrueux se manifeste sous la forme de l’excès, du dépassement des limites du possible. Martial insiste sur la valeur chiffrée lorsqu’il dépeint Philaenis : en plus de vomir « trois litres de vin » et de manger « seize galettes de viande », elle « besogne onze jeunes filles en un seul jour » (VII, 67).
32Les auteurs jouent également avec le thème relevant des mirabilia qu’est l’incertitude de sexe, incarnée par la figure de l’hermaphrodite. Cela ne signifie pas que les personnages féminins sont dépeints comme étant masculins ou androgynes physiquement, mais que le thème de la bisexuation est abordé, soit de façon directe, soit de façon implicite et détournée. Le fabuliste romain, Phèdre explique l’origine des tribades et des molles mares par une erreur de Prométhée, qui, ayant trop bu, avait, si l’on peut dire, mal rassemblé les morceaux (Fables, IV, 16). Le comble du mauvais goût est atteint par le rhéteur Hybréas dont Sénèque le Père rapporte les propos : « Quant à moi, j’ai examiné l’homme, pour voir s’il l’était naturellement ou artificiellement » (Controverses, I, 2, 23).
33De la même manière, la façon très particulière qu’a le satiriste romain Juvénal de décrire les ébats de Maura et de Tullia (inque uices equitant, dans Satires, VI, 311)rappelle étrangement les propos de Pline l’Ancien, lorsqu’il évoque l’existence en Afrique d’androgynes pourvus des deux sexes (utriusque naturae), qui s’unissent l’un à l’autre, alternativement (inter se vicibus coeuntes, dans Histoire naturelle, VII, 15). Cette idée d’interchangeabilité dans le rapport sexuel crée une analogie entre cette forme de mirabilia que sont les hermaphrodites et ce type de femmes.
34Les auteurs qui évoquent des relations sexuelles entre femmes établissent des parallèles implicites avec les unions entre espèces différentes, les amours exogènes. Ovide, par exemple, fait tenir à Iphis, amoureuse et horrifiée, les propos suivants : « On sait que la Crète engendra tous les prodiges (monstra) : la fille du Soleil aima le taureau… oui mais au moins, c’était un mâle ! Mon amour, si j’ose l’avouer, est plus démesuré(furiosior), car elle, du moins, poursuivait l’espoir d’un rapport sexuel (spem veneris). Grâce au stratagème d’une vache fictive, elle subit l’étreinte du taureau, et celui qu’elle abusait commettait un adultère » (IX, 735-740). Par l’évocation du thème des amours qui enfreint les lois de la nature, l’auteur établit, au second degré, une hiérarchie dans l’horreur.
35Ainsi, la comparaison avec le discours des Anciens sur les phénomènes étranges et prodigieux fait apparaître que les auteurs d’époque impériale, quand ils évoquent les femmes qui aiment les femmes, recourent aux thèmes spécifiques des paradoxa. Il n’est cependant pas possible de prendre cet usage discursif au pied de la lettre et il convient de se méfier des proximités a posteriori : les Anciens n’ont jamais considéré ces relations comme relevant du prodige naturel (ou quelque chose relevant du « péché » contre nature). Cette rhétorique paradoxographique qu’utilisent les Anciens qui parlent de relations entre femmes a pour effet de construire leur propre objet, par la négative : ces comportements sont présentés comme ne trouvant d’analogie avec aucune autre pratique humaine. À cela s’ajoute le fait notables que ces discours ne mentionnent jamais de personnages réels (qu’il s’agisse de figures historiques ou de simples particuliers, esclaves ou citoyens). Ils présentent ces pratiques comme figurant hors du champ des possibles, soulignent à quel point elles n’entrent dans aucune catégorie socialement définie et, de ce fait, les constituent en creux comme une catégorie spécifique, un extraordinaire social. Or, dans l’Antiquité, ce qui n’entre pas dans un cadre social reconnu est rejeté dans la sphère du monde servile, dans une sphère que les citoyens grecs et romains mettent loin, très loin de ce qu’ils considèrent comme l’humanité.
36Interroger les cultures antiques par l’angle de l’identité de sexe ou de l’orientation sexuelle nous force à « dénaturaliser » des notions importantes dans la construction du sujet contemporain, que nos sociétés ont très souvent réifiées ; cette démarche nous pousse, comme l’écrit Éric Fassin, à étudier le « normal », non en tant qu’ordre symbolique anhistorique, mais en tant que « normé ». Comme on le voit dans le motif de la comparaison érotique, la question de l’orientation sexuelle et de l’identité personnelle liée à cette orientation ne se pose absolument pas dans le monde antique : les normes sociales et culturelles posent en revanche la présence nécessaire d’un individu masculin dans la relation.
37En ce qui concerne les relations entre femmes dans l’Antiquité, il est possible de résumer ainsi cette analyse : du silence complet et déshumanisant (à l’époque grecque classique) au discours de condamnation par la construction de figures repoussoirs de femmes hors normes (à l’époque romaine), les Anciens réintroduisent le critère de l’identité de sexe là où, a priori, il n’était pas pertinent (puisque pour les hommes, le sexe du partenaire n’est pas discriminant). L’étude des sources antiques révèle des systèmes sociaux fortement codifiés où les limites du « champ » et du « hors champ » dessinent les limites de l’humain.