Kimberly Kay Hoang, Dealing in Desire: Asian Ascendancy, Western Decline, and the Hidden Currencies of Global Sex Work
Dealing in Desire: Asian Ascendancy, Western Decline, and the Hidden Currencies of Global Sex Work, Oakland, University of California Press, 2015, 229 p.
Texte intégral
1La sociologue Kimberly Kay Hoang propose une monographie sur l’industrie sexuelle à Hô Chi Minh-Ville avant et après la crise financière de 2008, période charnière pendant laquelle le Viêt Nam essaie de négocier le rééquilibrage des forces économiques globales. L’argument principal veut que les capitaux de la mondialisation, dans laquelle ce pays est pleinement engagé depuis le lancement des réformes macroéconomiques du Renouveau en 1986, façonnent les rapports intimes noués au sein de l’industrie sexuelle. La conjoncture globale participe à ce remodelage : la crise amorce le déclin de l’emprise occidentale et l’essor d’une hégémonie panasiatique naissante. Ce changement produit des effets à l’échelle locale, en particulier il contraint les acteurs qui participent au commerce de la sexualité à reconfigurer leurs masculinités et leurs féminités, voire à renégocier leurs rapports intimes selon les catégories mouvantes de race, classe, genre et âge. L’ouvrage repose sur une enquête ethnographique menée dans quatre établissements à consommation sexuelle indirecte où la sociologue a travaillé comme hôtesse et serveuse. Ces espaces donnent lieu à une typologie fondée sur la clientèle qui les fréquente : hommes d’affaires vietnamiens et asiatiques, Vietnamiens d’outre-mer, hommes d’affaires expatriés et routards occidentaux. Ces niches de l’industrie sexuelle obéissent à des logiques que la sociologue passe au crible.
2Soucieuse de proposer une réflexion approfondie sur son enquête participante, K. K. Hoang consacre de longs passages à sa positionnalité : tissage des relations de confiance avec les enquêté-e-s, sentiment d’être à l’intérieur (hôtesse) de l’industrie sexuelle tout en restant à l’extérieur (ethnographe), usage de différents types de couvertures (profonde, superficielle, explicite) pendant l’enquête, « coût incarné » du « jeu profond », enjeux éthiques, gestion des retours critiques (elle refuse de répondre à la question qui lui est souvent posée de savoir si elle a couché ou pas avec ses clients) et du sentiment d’appartenir à une « triple minorité » au sein du monde universitaire américain en tant que femme, Américaine d’origine vietnamienne et chercheuse étudiant le commerce sexuel au Viêt Nam.
3L’ouvrage tire des réflexions originales à plus d’un titre, notamment sur les clients et les entremetteuses, deux figures centrales du commerce sexuel, mais peu abordées dans la recherche universitaire. Alors que les premiers sont souvent noyés dans une masse uniforme et abstraite, la sociologue décrit les particularités de chaque clientèle. Les élites vietnamiennes nouent des relations d’affaires avec des entrepreneurs asiatiques dans des bars VIP, dont le Khong Sao. En attirant des capitaux asiatiques investis dans un développement souvent spéculatif, les élites vietnamiennes participent de ce fait à l’ascendance panasiatique. L’affichage d’une masculinité reposant sur la consommation ostentatoire et l’adhésion à une féminité nord-est asiatique inspirée de la culture populaire, incarnée par les pop stars coréennes et japonaises au teint clair et aux sourcils prononcés, favorise la création de liens de confiance, cruciaux pour le bon déroulement des affaires. Les Vietnamiens d’outre-mer se retrouvent dans les bars à l’instar du Lavender. En consommant de grandes quantités d’alcool de marque vendu à un prix exorbitant dans des espaces où l’accès aux étrangers est limité, ils se démarquent des clients occidentaux tout en assumant leur infériorité vis-à-vis des élites locales. Dans ces établissements, les hôtesses affichent une féminité teintée de nostalgie pour les traditions, censée éclipser celle des femmes occidentales et vietnamiennes d’outre-mer. Les expatriés occidentaux fréquentent des bars comme le Secrets, où les hôtesses affichent une féminité plus traditionnelle, exprimée par le port de longues robes symbolisant la culture vietnamienne. Le pouvoir économique et les présumées connaissances sur le Viêt Nam, sa langue et ses usages procurent à cette clientèle un sentiment de supériorité vis-à-vis des routards. Les expatriés nouent des relations de séduction pouvant déboucher sur des rapports suivis avec les hôtesses. Et, alors qu’ils perçoivent le Viêt Nam comme un pays du Tiers-monde et les hôtesses comme l’icône de cette pauvreté, ils endossent les habits du « sauveur » bien intentionné, enclin à les aider. Enfin, les routards fréquentent des bars comme le Naughty Girl, où ils privilégient les transactions sexuelles aux relations suivies. Ici, les hôtesses répondent aux canons de la féminité occidentale contemporaine en exhibant un teint bronzé et une poitrine généreuse. En outre, elles s’affichent comme des femmes d’origine modeste et rurale. Au sein des bars pour expatriés et routards occidentaux, les femmes proposent une « intimité orientée vers la philanthropie » qui leur permet d’attirer des capitaux étrangers dans le cadre de relations suivies, décrits comme des « fonds de bienfaisance ».
4Les entremetteuses que la sociologue a rencontrées n’incarnent pas une autorité violente, contrairement aux idées reçues. La plupart nouent des relations non coercitives avec leurs employées, parfois empreintes d’éthos familial et de solidarité, avec prise en charge, formation et accompagnement dans la gestion des relations professionnelles et familiales. Si la plupart des femmes commencent leur carrière comme hôtesse, certaines parviennent à s’élever au rang d’entremetteuse en tirant profit de leur expérience, de leurs contacts, de leur prestige et de leur argent. Car si les profits élevés du commerce sexuel permettent aux hôtesses d’échapper à la pauvreté, ils permettent à certaines d’épargner, d’investir dans des affaires (restaurants, bars, etc.) et de s’extraire in fine de la vente de services sexuels. Certains clients parrainent ces projets de mobilité sociale, surtout les Occidentaux soucieux de superviser leur investissement compatissant. Cet argument repose sur l’analyse de quelques parcours, perspective reprise dans le dernier chapitre pour illustrer les trajectoires socio-économiques.
5Ces parcours dépendent en grande mesure de la production de corps désirables. La sociologue propose la notion de « technologies de la personnification » pour mieux saisir le processus par lequel les hôtesses produisent, transforment ou manipulent leur corps en vue d’attirer et de fidéliser des clients. Elles acquièrent une garde-robe adaptée, apprennent à se présenter et à se comporter en public, et modifient leur visage et leur poitrine par la chirurgie plastique. Ce faisant, elles façonnent les féminités en circulation dans l’industrie sexuelle au Viêt Nam, et au-delà l’image des femmes vietnamiennes dans l’imaginaire global.
6Si l’ouvrage constitue une contribution importante à la recherche sur le commerce sexuel au Viêt Nam voire en Asie du Sud-Est, il n’échappe pas à quelques critiques. La première se réfère à la démarche classificatoire adoptée en dépit du risque de réification auquel l’ouvrage n’échappe pas. La distinction entre les quatre établissements fréquentés chacun par une clientèle propre structure la plupart des chapitres, ce qui rend leur lecture répétitive. Et si les catégories d’élite vietnamienne et asiatique, de Vietnamien d’outre-mer, d’expatrié et de routard occidental font sens dans le registre du sens commun, leur transposition dans le champ scientifique pose problème. Car non seulement elles ne font l’objet d’aucune définition précise, mais elles reposent sur le croisement de critères pluriels aux frontières floues : classe, race, nationalité, statut professionnel, type de visa au Viêt Nam. Par ailleurs, elles ne sont pas représentatives de la vaste industrie sexuelle du pays, tournée pour l’essentiel vers une clientèle locale de classe ouvrière ou moyenne. Le manque de représentativité des quatre catégories étudiées limite donc la portée générale de l’analyse. Enfin, face à la réification, la sociologue oppose une approche en termes de trajectoires, opposant à une sociologie classificatoire rigide une sociologie des carrières fluide, sans réconcilier ou théoriser ces deux approches.
7La rigidité typologique laisse peu de place à la contextualisation des structures et des phénomènes socio-économiques. Hormis les fluctuations de capitaux étrangers, K. K. Hoang apporte très peu d’éléments de contexte sur la situation économique au Viêt Nam avant et après la crise financière de 2008, le familialisme promu par l’État du Renouveau qui explique la dépendance économique des familles envers leurs enfants, l’encadrement du commerce sexuel formulé dans l’idiome stigmatisant des « fléaux sociaux », la gestion au jour le jour des établissements par des administrateurs locaux sous le signe de la corruption. Cette lacune aurait pu être comblée en partie par un recours plus exhaustif aux nombreux travaux sur le commerce sexuel, la traite des femmes, les fléaux sociaux, le genre et la sexualité, le VIH-Sida, le familialisme, le crédit et la pauvreté, l’économie des ménages, la migration urbaine et les mariages transnationaux au Viêt Nam, voire sur le tourisme sexuel dans d’autres pays, que l’ouvrage ne cite pas.
8K. K. Hoang examine les forces structurelles à la lumière des rapports de pouvoir et de domination. Or, son analyse pèche par un excès de fonctionnalisme. Cette approche consiste à apposer à des faits une ou plusieurs fonctions qui les déterminent, ainsi les acteurs agissent mécaniquement pour certaines raisons et pas pour d’autres. Cela transparaît par exemple dans la phrase « Some women also built longer-term relationships with clients to secure remittances after the backpackers had returned to their home countries » (p. 50). Le fonctionnalisme se conjugue à un déterminisme économique, car l’influence occidentale ou panasiatique se mesure en termes strictement économiques. Or, ce point de vue est discutable. Car si les États-Unis ont certes perdu part de leur pouvoir financier au Viêt Nam depuis la crise financière, leur influence politique et culturelle demeure forte, pour preuve l’Accord de partenariat transpacifique négocié depuis de longues années et signé en février 2016, et l’obsession des Vietnamiens pour se procurer le dernier modèle d’iPhone en date, marqueur absolu de prestige.
9L’analyse des relations intimes sort aussi appauvrie par le réductionnisme économique. Comme cela apparaît dans la citation ci-dessus (p. 50), les enjeux financiers dominent les rapports au détriment des économies intimes qui les structurent, surtout dans les relations suivies souvent évoquées. La sociologue examine le commerce sexuel à la lumière du désir, un angle pertinent, mais pas du pouvoir, un thème pourtant central dans la recherche sur la sexualité. Et alors qu’elle se présente comme une « chercheuse et universitaire féministe » (p. 17), sans pour autant ne jamais affirmer une position « pro-droit » en dépit de l’accent qu’elle met sur la capacité d’agir et l’empowerment et sans faire référence aux sex wars, elle brosse un portrait idyllique où des hôtesses consentantes rejettent les discours victimaires et paternalistes de la traite et mettent en avant leur autonomie, leurs désirs d’ascension sociale et leur choix consistant à privilégier un travail bien payé et libre au bar à un travail mal payé et contraint à l’usine. Ces femmes amassent des pactoles grâce à une activité condamnée mais presque agréable, sans trop avoir à se soucier de contraintes professionnelles, morales et familiales. Cette description pléthorique soulève une question cruciale laissée en suspens : pourquoi toutes les femmes vietnamiennes n’emboîtent-elles pas le pas aux hôtesses saïgonnaises ? Plus inquiétant, l’analyse fait l’impasse sur les inégalités de genre qui structurent l’industrie sexuelle évoqués, voire l’ensemble de la société vietnamienne. L’ouvrage ne remet pas en cause le fait que les hôtesses doivent se réinventer sans cesse pour séduire leurs clients. Or, on aurait souhaité une analyse qui explique comment ces femmes pensent leur infériorité structurelle vis-à-vis des hommes, et comment elles négocient leur féminité malléable dans des structures patriarcales reproduites au sein des établissements sexuels, que leurs clients locaux et globaux contribuent à renforcer et à perpétuer.
10La hiérarchie et le pouvoir informent aussi la discussion sur la masculinité. K. K. Hoang affirme que certaines masculinités s’imposent à d’autres dans un combat acharné pour la primauté, comme si elles s’organisaient hiérarchiquement dans une arène. Elles semblent pourtant exister dans des univers parallèles et indépendants, dont les connexions restent à démontrer si bien que les clients étudiés ne semblent jamais se croiser. L’analyse aurait peut-être gagné à examiner ces rapports entre masculinités à la lumière d’une coexistence pacifique soumise davantage aux ajustements structurels qu’à la domination. Elle aurait aussi peut-être gagné à décrire comment, d’un côté, ces masculinités sont produites aux niveaux global et local et, d’un autre côté, comment les hommes interprètent, incarnent et négocient les identités masculines associées à ces masculinités au sein des établissements sexuels et des villages d’origine où les hôtesses les emmènent pour visiter leurs familles pauvres.
11En dépit de ces remarques critiques, cet ouvrage reste une contribution bienvenue à la recherche sur le commerce sexuel au Viêt Nam : il examine la masculinité dans une perspective dynamique et située, il aborde deux figures clés et peu connues du commerce sexuel, le client et l’entremetteuse, et il décrit les trajectoires des femmes. Des apports que les futures recherches sur la sexualité au Viêt Nam et plus largement en Asie du Sud-Est devront prendre en compte.
Pour citer cet article
Référence électronique
Nicolas Lainez, « Kimberly Kay Hoang, Dealing in Desire: Asian Ascendancy, Western Decline, and the Hidden Currencies of Global Sex Work », Genre, sexualité & société [En ligne], Analyses et comptes-rendus, mis en ligne le 30 décembre 2016, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/gss/3809 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/gss.3809
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