Giami Alain et Hekma Gert (dir.), Révolutions sexuelles
Giami Alain et Hekma Gert (dir.),Révolutions sexuelles, La Musardine, Paris, 2015
Texte intégral
- 1 D’abord paru en anglais en 2014 aux éditions Palgrave MacMillan, sous le titre « Sexual Revolutions (...)
1Une révolution sexuelle a bien eu lieu à la fin des années 60 dans les pays occidentaux, entraînant des transformations radicales dont les effets perdurent, même si certaines n’ont pas été durables et/ou n’ont pas affectées toutes les catégories sociales. Tel est le propos général de ce livre co-dirigé par le psychosociologue français Alain Giami et le sociologue et historien de la sexualité néerlandais Gert Hekma. L’ouvrage se veut ainsi une réponse à ceux qu’ils qualifient de « révisionnistes », pour qui cette révolution n’aurait pas existé1.
2La révolution sexuelle moderne des décennies 1960-1970 est présentée comme un moment d’un processus historique suivant une temporalité plus longue qui comporte plusieurs étapes : les écrits des Lumières, la modernisation de la sexualité à travers le courant du réformisme sexuel et l’émergence de la sexologie à la fin du 19ème siècle, puis les années de reconstruction sociale suite à la Seconde guerre mondiale. Variant selon les contextes nationaux et portant des revendications diversifiées, la révolution sexuelle est ainsi envisagée de façon plurielle par les auteurs. C’est donc des révolutions sexuelles dont il est question dans cet ouvrage interdisciplinaire (histoire, psychologie, sociologie, études de genre, études politiques), que les auteurs inscrivent dans un contexte de changements culturels touchant de nombreuses sphères sociales, telles que la religion, l’éducation, la justice et la médecine, ou encore la politique, les institutions, les médias et les arts. L’analyse des controverses historiques qu’elles suscitent est déclinée au fil des treize chapitres de l’ouvrage, répartis en trois sections, qui abordent chacune des aspects de ces révolutions.
3La première partie de l’ouvrage offre une analyse historique de la notion de « révolution sexuelle ». Le premier texte est coécrit par Alain Giami et Gert Hekma. Extrêmement riche et foisonnant, il pose les jalons du propos général du livre en retraçant le processus historique ayant traversé les pays occidentaux et conduit à la révolution sexuelle moderne ainsi qu’à l’émancipation de la sexualité érotique de sa finalité reproductive et donc exclusivement hétérosexuelle. Ce premier texte présente successivement les apports en la matière des utopies sexuelles du 18ème au 20ème siècle (notamment de Sade, Fourier, Ernest Armand) et du réformisme sexuel, avec l’émergence de la sexologie, qui défend la nécessité d’une certaine liberté sexuelle pour le bien-être des individus. Le texte analyse ensuite les étapes de la politisation de la question sexuelle au 20ème siècle, à travers les courants freudo-marxistes de Reich et de Marcuse. Ces derniers inspireront, après la Seconde guerre mondiale, les revendications relatives aux « fronts secondaires » du mouvement ouvrier, tels que la médecine et la psychiatrie, la justice et la prison, mais également la sexualité, « voie royale de l’émancipation individuelle » et « partie prenante des transformations globales de la société » (p.41-42). Ce texte souligne également l’influence d’intellectuels, de féministes, d’artistes et de scientifiques (Beauvoir, Kinsey, Fellini, Warhol, entre autres). L’article examine enfin les importants changements sociaux et légaux permis par la révolution sexuelle moderne des années 60-70 en ce qui concerne l’émancipation féminine, la reconnaissance des droits des homosexuels et la sexualité des jeunes et des personnes âgées, mesurés par les grandes enquêtes à partir des années 1980. Pour autant, les auteurs n’occultent pas ses limites, telles que l’expression de la sexualité féminine, qui reste sujette à un plus fort contrôle social que celle des hommes, l’homophobie, qui connaît une résurgence inquiétante ou la monogamie et l’association de la sexualité et des sentiments amoureux, qui demeurent la norme. Les auteurs montrent également comment la décriminalisation de certaines pratiques sexuelles s’accompagne, alors que l’égalité sociale et le consentement sont progressivement devenus les éléments constitutifs de la nouvelle norme des relations sexuelles, d’un accroissement de la répression des comportements qui la transgresse, comme le viol, ou sont perçus comme fondamentalement inégalitaires, tels que la pornographie ou la prostitution.
4Dans le deuxième texte, l’historienne Dagmar Herzog place la focale sur le processus de libération sexuelle des femmes, appréhendé au prisme des controverses autour de la légalisation de l’avortement dans plusieurs pays européens de confessions majoritairement catholique ou protestante. Elle analyse les débats au sein des Eglises et entre religieux et laïcs à l’aune d’un élément particulièrement sensible, le handicap, qui oppose les défenseurs du droit des femmes à disposer de leur corps à ceux du droit à naître des personnes handicapées.
5Enfin, le troisième texte de la première section, du sociologue David Paternotte, fait la démonstration du caractère non linéaire de la libération sexuelle en étudiant une revendication qui n’a pas abouti : celle de mouvements pédophiles. Ceux-ci ont émergé au sein d’associations homosexuelles qui s’en sont dissociées, plus ou moins tôt selon les pays, avant que la pédophilie ne devienne un tabou majeur de la sexualité contemporaine et une pratique unanimement condamnée.
6Les cinq articles de la deuxième partie du livre étudient les révolutions sexuelles telles qu’elles ont pris corps en France. Celui de l’historienne Sylvie Chaperon se concentre sur les foyers du renouveau de la sexologie française à partir de la fin des années 1950, constitués par les actions d’éditeurs audacieux, prenant le risque de publier des écrits « érotico-médicaux » à contre-courant de la morale dominante, des mouvements militants homosexuels et des mouvements de lutte pour le contrôle des naissances, tels les associations Arcadie et La Maternité heureuse, futur Mouvement français pour le planning familial. L’auteure montre en quoi le développement du discours sexologique a favorisé l’avènement des révolutions sexuelles en France.
7Le chercheur en littérature comparée Rostom Mesli propose ensuite une analyse fine et détaillée de l’oeuvre et de la vie de l’écrivain Daniel Guérin (1904-1988), inspirateur et pionnier du mouvement homosexuel français. Il analyse la synergie singulière entre homosexualité et socialisme dans ses écrits, où convergent « logiques du désir » et « logiques révolutionnaires ». C’est l’attirance érotique de Guérin pour la classe ouvrière qui l’a amené au militantisme socialiste, le second venant légitimer la première car, pour l’homme de son temps qu’il est, son homosexualité reste négativement perçue.
8Le texte suivant, signé par Alain Giami, porte sur les thérapies de la libération sexuelle, mises en œuvre au sein du Laboratoire d’Orgonomie Générale (LOG, 1973-1981), d’inspiration reichienne, qui reposent sur l’idée que c’est par le biais de l’expérience personnelle du bien-être et des transformations individuelles que se produira la prise de conscience politique nécessaire à la révolution sociale. Il offre notamment une ethnographie précise d’un « stage d’action bio-énergétique » au LOG. Alain Giami remarque cependant, en conclusion, que l’hypothèse soutenue par ce mouvement s’est infirmée depuis : plutôt que de favoriser l’engagement politique, l’expérience du bien-être, vécue par les participants à ce type de stages, a finalement abouti à renforcer une conception individualiste, même si la démocratisation du bien-être défendue par ce mouvement a pu contribuer à l’émergence du concept de « santé sexuelle », développé par l’Organisation mondiale de la santé à partir du milieu des années 1970.
9L’article de l’historien Michel Sibalis retrace le mouvement de libération gay de 1960 à 1990. Il analyse ses luttes internes au cours des années 1960 et 1970, entre réformistes d’Arcadie et révolutionnaires du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR) et ses successeurs. Avec l’augmentation progressive de l’acceptation sociale des gays dans le pays, l’auteur souligne un désengagement du militantisme de la part des jeunes homosexuels au début des années 1980. L’épidémie du sida viendra pourtant raviver l’activisme d’une communauté gay naissante qui luttera, dans les années 1990, pour l’obtention de nouveaux droits, tels que notamment l’institution du PACS, revenant à une rhétorique « assimilationniste » plus proche de celle des réformistes que de celle, plus radicale, des militants révolutionnaires des années 1970.
10Le dernier texte de cette deuxième section, celui de la politiste Janine Mossuz-Lavau, prend pour objet le processus de libération sexuelle des Françaises et les combats en faveur du droit à la contraception puis à l’avortement, présentant les arguments de leurs défenseurs et de leurs opposants. L’auteure étudie également les changements survenus dans les comportements sexuels des femmes, mesurés par plusieurs grandes enquêtes quantitatives, dont l’abaissement de l’âge au premier rapport sexuel et l’accroissement du nombre de partenaires au cours de la vie sont des exemples, suite à l’obtention de ces nouveaux droits. L’auteure rappelle pourtant le caractère inabouti de cette libération, dont témoigne notamment le plus fort contrôle social toujours exercé sur la sexualité féminine.
11La dernière partie de l’ouvrage interroge les révolutions sexuelles dans d’autres contextes nationaux, dans certains pays d’Europe et aux Etats-Unis. L’article de Gert Hekma analyse les normes puritaines aux Pays-Bas et leur évolution au cours du 20ème siècle. Il montre le rôle joué par la désécularisation, l’action du mouvement néerlandais anti-autoritaire Provo et des mouvements pour la réforme sexuelle sur le vent de liberté ayant soufflé sur un pays traditionnellement conservateur entre les décennies de 1950 à 1980, mais aussi celui des médias, de la littérature et du développement de la vie nocturne. Au cours de cette période, d’importantes transformations sont survenues, bénéficiant particulièrement aux femmes et aux homosexuels. Pourtant, l’apparition du VIH-Sida mettra un terme à cette dynamique de changement, avec la prédominance progressive d’une appréhension de la sexualité, non plus comme fait culturel et politique, mais à travers une idéologie biologique et médicale.
12Le texte de l’historien Dan Healey présente la révolution sexuelle telle qu’elle s’est déroulée en URSS dans les années 1960 et 1970. Il analyse en particulier l’influence, après la mort de Staline, de la sociologie soviétique, au service d’un pouvoir communiste inquiet du déclin moral et démographique et désireux de mieux connaître les enjeux du couple et de la famille, sur le renouveau de la sexualité russe. En produisant une critique des politiques démographiques staliniennes, les sociologues contribuèrent au développement d’un discours plus libéral en matière de sexualité, prescrivant notamment l’éducation sexuelle des jeunes. Leurs propositions restèrent cependant bien moins permissives qu’à l’Ouest, leur objectif étant d’offrir « une approche plus sophistiquée du biopouvoir » en faveur de la natalité.
13L’historien de la sexualité Jeffrey Escoffier étudie ensuite les révolutions sexuelles états-uniennes sous l’angle du nouveau discours sur la sexualité produit par la pornographie, entraînant l’émergence de nouveaux scripts sexuels au cours des années 1960 et 1970. L’auteur fait la démonstration de la manière dont le développement de la pornographie, au cours de ces décennies, a entretenu ce qu’il désigne comme une « dynamique perverse » en référence à Michel Foucault, définie comme « la poussée constante d’identifier de nouvelles variétés de possibilités polymorphes et, parallèlement d’offrir des stratégies de retenue symbolique ». En d’autres termes, il analyse comment la pornographie a tout à la fois conféré une légitimité à des pratiques sexuelles hors normes et défini de nouvelles limites au champ des possibles dans le domaine sexuel.
14Le chapitre rédigé par l’historien Wannes Dupont est consacré à l’évolution des mœurs dans la Flandre belge, dans un contexte de perte d’emprise de l’Église catholique, suscité par deux évènements majeurs. Le premier est celui de « l’affaire de Louvain », qui fait référence aux manifestations étudiantes survenues en 1966 suite au refus du conseil d’administration de l’Université catholique de Louvain, formé des membres du Synode des évêques belges, de scinder l’institution pour créer un établissement spécifique pour chacune des deux communautés linguistiques francophone et néerlandophone. Ces manifestations prendront rapidement une tournure anti-cléricale, entérinant une perte de confiance de la population envers le clergé. Le second est celui de la réception de l’Encyclique Humanae Vitae du pape Paul VI, promulguée en 1968 et marquant un retour à une position particulièrement dure et conservatrice de l’Église catholique en matière de sexualité et notamment au sujet de la contraception, en opposition par rapport à celle du Concile Vatican II. Cette encyclique, contre laquelle des évêques et théologiens belges se sont insurgés, a eu pour conséquence de faire perdre à l’Église sa légitimité sociale. Si ces deux évènements n’en ont pas été les seuls facteurs, ils ont favorisé l’affranchissement de la population du Nord de la Belgique de l’influence catholique et ouvert la possibilité d’une évolution vers des normes sexuelles moins restrictives.
15Le livre se ferme sur l’article de l’historien Matt Cook, qui traite des révolutions sexuelles en Grande-Bretagne des années 1950 à nos jours. À l’issue de la Seconde guerre mondiale, les valeurs du mariage et de la famille promues dans les médias et le discours politique, qui exaltaient le foyer et la maison comme idéal matériel, donnèrent un sentiment d’échec et de colère aux nombreux hommes et femmes en difficulté économique ne parvenant pas à l’atteindre, qui commencèrent à le remettre en question. Parallèlement, le développement de la « culture jeune » au cours des « swing 60’s », avec l’entrée en adolescence de la génération du baby-boom, ouvrit des brèches dans l’odre établi. Mais c’est surtout au cours des années 1970 que l’activisme féministe et gay vint bouleverser la morale sexuelle traditionnelle. Les années de révolution sexuelle britannique devinrent pourtant, dans les années 1980, un « bouc émissaire » commode permettant au gouvernement de Thatcher de prôner un retour conservateur à la morale victorienne, ne parvenant cependant pas à inverser la tendance à la libération sexuelle défendue par les jeunes générations. Les décennies 1990 et 2000 seront celles de l’aboutissement des revendications portées par les révolutions sexuelles : obtention de nouveaux droits pour les homosexuels, reconnaissance des transgenres, possibilité des relations sexuelles hors mariage etc. Toutefois, l’individualisme, le « consumérisme sexuel » et les inégalités de genre qui se sont accrus dans le contexte néolibéral post-thatcherisme font regretter à certains et certaines que la libération sexuelle ait échoué à rendre possible des transformations sociales plus globales.
16Dans un langage clair et rigoureux à saluer de la part de l’ensemble des contributeurs, cet ouvrage offre ainsi un vaste panorama des profondes transformations sociales ayant fait suite aux révolutions sexuelles en Europe et aux Etats-Unis. Celui-ci se révèle particulièrement inspirant à l’heure des « Printemps » qui surviennent dans d’autres régions du monde. Ce livre est susceptible d’intéresser tant les chercheurs et chercheuses et les étudiant-e-s en sciences sociales et plus généralement celles et ceux qui désirent mieux comprendre le processus historique des révolutions sexuelles occidentales, dont il défend la survenue et l’importance de façon argumentée et convaincante.
Notes
1 D’abord paru en anglais en 2014 aux éditions Palgrave MacMillan, sous le titre « Sexual Revolutions ».
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Référence électronique
Lucie Nayak, « Giami Alain et Hekma Gert (dir.), Révolutions sexuelles », Genre, sexualité & société [En ligne], Analyses et comptes-rendus, mis en ligne le 17 janvier 2016, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/gss/3599 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/gss.3599
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