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2015

Sohn Anne-Marie (dir.), Une histoire sans les hommes est-elle possible ? Genre et masculinités

Lyon, ENS Éditions, 2013
Patrick Farges
Référence(s) :

Sohn Anne-Marie (dir.), Une histoire sans les hommes est-elle possible ? Genre et masculinités, Lyon, ENS Éditions, 2013

Texte intégral

1Depuis quelques années, la conjoncture est favorable en France à la publication d’ouvrages réinterrogeant l’histoire du genre en y intégrant une réflexion sur le masculin et les masculinités. Ces réflexions, qui ont commencé plus tôt au sein d’autres traditions historiographiques, par exemple en Grande-Bretagne (citons John Tosh, 1999) ou encore en Allemagne (Ute Frevert,1991 et 2001), sont au cœur de l’ouvrage collectif faisant suite au colloque qui s’est tenu à Lyon en 2009. Le titre de l’ouvrage – Une histoire sans les hommes est-elle possible ? – fait par ailleurs référence à un autre colloque, le colloque de Rouen de 1997, dont les actes ont été publiés en 1998 sous le titre : L’histoire sans les femmes est-elle possible ? (Sohn et Thélamon 1998). Il s’agit donc ici de prolonger la réflexion sur les évolutions historiographiques et les filiations entre l’histoire des femmes, l’histoire du genre et l’histoire des masculinités.

2Le volume est dirigé par Anne-Marie Sohn, spécialiste de l’histoire des hommes et des masculinités (Sohn 2009). Soulignons d’emblée l’ambition critique et réflexive de ce volume. Cette ambition passe notamment par une analyse fine des caractéristiques et des signes qui, dans un contexte social, culturel et historique donné, apparaissent comme étant le propre des hommes. Cet aspect réflexif distingue l’ouvrage, par exemple, de la monumentale Histoire de la virilité en trois volumes (Corbin, Courtine et Vigarello, 2011), et cette différence est d’ailleurs rappelée d’emblée (p. 30). Tant l’introduction (rédigée par Anne-Marie Sohn) que la conclusion (rédigée par Didier Lett et Fabrice Virgili) soulignent également à quel point l’histoire des hommes et des masculinités est l’héritière – du point de vue épistémologique et méthodologique – de l’histoire des femmes et du genre. Constituer les hommes et les masculinités en objets d’étude, c’est aussi opérer une rupture féministe par rapport à une pratique scientifique de l’histoire pour laquelle l’histoire des hommes allait de soi. L’histoire des hommes et des masculinités telle qu’elle est présentée dans le présent ouvrage se construit donc contre les approches essentialistes de « la » virilité, pour déployer une compréhension historicisée de masculinités plurielles, appréhendées dans leur multiplicité, et à partir des rapports de pouvoir qui les constituent et les hiérarchisent. Écrire une histoire des masculinités, ce qui est l’une des ambitions du présent ouvrage collectif, c’est donc vouloir in fine contribuer à l’écriture d’une histoire véritablement intégrée du genre.

3Cela passe notamment, dans la lignée du « tournant linguistique », par une réflexion sur les mots et les marqueurs de masculinité, mais également par la reconnaissance de passerelles fertiles entre l’histoire et l’anthropologie (Maurice Godelier, 1982), l’histoire et la sociologie ou encore l’histoire et les Critical Men’s Studies (Raewyn Connell, 1995). Parmi les précurseurs dont l’influence est également rappelée dans l’introduction, citons les intuitions de George L. Mosse (1996), spécialiste de masculinités en contexte national voire nazi dans l’aire germanophone. L’ouvrage propose donc une lecture plurielle de masculinités « multiples et mouvantes » (p. 25), reconnaissant que la catégorie du masculin, historique et éminemment relationnelle, participe de différents dispositifs de domination : « domination masculine » sur les femmes, domination de certaines formes de masculinités sur d’autres, phénomènes de masculinités complices, phénomènes de domination sociale et raciale, pour n’en citer que quelques uns.

4Il est toujours difficile de rendre compte in extenso d’un volume collectif car le commentaire est forcément orienté par les intérêts et le domaine de spécialité du rédacteur. Il nous est impossible ici de rendre compte de chacune des contributions. Nous nous bornerons donc à ne commenter que quelques uns des aspects saillants du volume. Centré sur l’espace occidental, l’ouvrage tient le pari de la très longue durée, afin de « [b]ousculer nos chronologies et réflexes routiniers » (p. 26). C’est sans doute la contribution de Christopher Fletcher sur la « manhood » dans l’histoire politique anglaise du Moyen Âge qui propose les réflexions les plus subtiles sur la difficulté de la longue durée appliquée à un concept – celui d’« être homme » (p. 65).

5Une contribution concerne la construction du guerrier au Néolithique et à l’Âge du bronze (Jean Guilaine). L’Antiquité est représentée par les réflexions de François Lissarrague sur l’image de l’athlète et du guerrier en Grèce, ainsi que par le chapitre de Florence Gherchanoc sur les concours de beauté masculine [euandrie] en Grèce ancienne.

6La contribution de Magalie Coumert, centrée sur les marqueurs de masculinité – notamment « ethniques » – en Occident (IVe-VIIe siècle) fait la transition entre l’Antiquité et le Moyen Âge. Plusieurs contributions concernent les formes de masculinité au Moyen Âge : celle de Ruth Mazo Karras interroge, à rebours de la thèse selon laquelle les moines auraient été considérés comme un genre indifférencié ou un non-genre, aux formes de masculinité associées au clergé, notamment autour de la question du mariage des ecclésiastiques ; celle d’Antoine Destemberg analyse la production de représentation du masculin dans les milieux universitaires médiévaux.

7Le chapitre rédigé par B. Ann Tlusty concerne les sociabilités masculines – notamment la consommation d’alcool – dans l’Europe de l’époque moderne. Celui de Mélanie Traversier, qui présente le phénomène des castrats, concerne les paradoxes d’une masculinité mutilée et initie une réflexion sur les marges du masculin où se joue de manière stratégique la définition de ce qui fait l’homme, le « vrai ». Deux autres contributions mettent également l’accent sur la complexité des rapports de domination s’exerçant aux marges du masculin : l’article de Domenico Rizzo sur la performance d’une identité de genre de « mari impuissant » dans le milieu israélite de Ferrare à la fin du XIXe siècle, et celui de Florence Tamagne sur la figure des « gays machos » des années 1970, désireux de rompre avec le stéréotype de l’efféminement et de créer un « nouveau gay ».

8Certaines contributions, passionnantes mais aussi plus « attendues », concernent ces fabriques sociales de différentes formes de masculinités que sont : la fratrie à Sienne et à Rome aux XVIIe et XVIIIe siècles (Benedetta Borello), l’armée dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles (Hervé Drévillon), l’habit de gendarme dans la France du XIXe siècle (Arnaud-Dominique Houte) ou encore l’usine (Nicolas Hatzfeld ; Xavier Vigna).

9Enfin, soulignons que l’ouvrage confirme le fait que les périodes de guerres, mais également de sorties de guerre ont bouleversé l’ordre genré, rendant du même coup plus visible le caractère construit des représentations du masculin. Les cas de l’Allemagne (chapitre de Kaspar Maase) et de l’Autriche (chapitre de Michael S. Maier sur les « masculinités vaincues ») au XXe siècle offrent ainsi un terrain d’étude particulièrement pertinent. Le XXe siècle européen (en particulier pour l’Allemagne) a en effet été caractérisé par des régimes politiques qui ont exercé un contrôle sans précédent sur les vies privées et les sphères intimes des individus, modifiant en profondeur les injonctions genrées en direction des hommes comme des femmes. Les régimes de relations de genre mis en place pendant la période nazie et pendant la guerre ont eu des conséquences sur les périodes d’après-guerre. Les hommes allemands vaincus ou encore les prisonniers de guerre autrichiens de retour au pays se sont retrouvés dans une position d’instabilité qui a modifié le modèle hégémonique de masculinité militarisée. Ainsi que le montrent les deux chapitres, qui s’emploient à étudier les réalités affectives et émotionnelles de ces hommes, la Seconde Guerre mondiale et les contextes de sorties de guerre ont profondément marqué les comportements amoureux et sexuels des hommes. Ces périodes ont ainsi fait coexister de fortes contraintes et des formes de violence avec l’ouverture de nouveaux espaces d’expérimentation voire de liberté sexuelle. Contrairement à une idée reçue, les années 1950 n’ont pas signifié un « retour à la normale », comme le montrent l’hexis corporelle protestataire des jeunes hommes, les masculinités « déviantes », voire les « stratégies transsexuelles » mises en place par les jeunes femmes de toutes couches sociales dans l’Allemagne des années 1950 et 1960.

10Si le parti pris de la longue durée peut à première vue surprendre, car la longueur totale de l’ouvrage (368 p.) ne permet pas d’entrer en profondeur dans chacune des périodes historiques mentionnées plus haut, le lecteur trouvera néanmoins un grand plaisir à suivre, par-delà la périodisation, les multiples facettes de l’histoire des hommes et des masculinités.

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Bibliographie

CONNELL Raewyn, Masculinities, Berkeley, University of California Press, 1995. [trad. française par CERVULLE Maxime et al., Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Éditions Amsterdam, 2014].

CORBIN Alain, COURTINE Jean-Jacques et VIGARELLO Georges (dir.), Histoire de la virilité, 3 vols, Paris, Seuil, 2011.

FREVERT Ute, Ehrenmänner. Das Duell in der bürgerlichen Gesellschaft, Munich, C. H. Beck., 1991.

FREVERT Ute, Die kasernierte Nation. Militärdienst und Zivilgesellschaft in Deutschland, Munich, C. H. Beck, 2001.

GODELIER Maurice, La production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982.

MOSSE George L., The Image of Man. The Creation of Modern Masculinity, New York, Oxford University Press, 1996, [trad. française par HECHTER M., L’image de l’homme : l’invention de la virilité moderne, Paris, Abbeville, 1997].

SOHN Anne-Marie, « Sois un homme ! ». La construction de la masculinité au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2009.

SOHN Anne-Marie et THELAMON Françoise (dir.), L’Histoire sans les femmes est-elle possible ?, Paris, Perrin, 1998.

TOSH John, A Man’s Place: Masculinity and the Middle-Class Home in Victorian England, New Haven, Yale University Press, 1999.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Patrick Farges, « Sohn Anne-Marie (dir.), Une histoire sans les hommes est-elle possible ? Genre et masculinités »Genre, sexualité & société [En ligne], Analyses et comptes-rendus, mis en ligne le 12 janvier 2015, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/gss/3277 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/gss.3277

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Auteur

Patrick Farges

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