Des gens m’ont dit qu’ils avaient l’impression croissante de vivre dans un roman de Philip K. Dick. Plusieurs dingues m’ont même accusé d’avoir fait advenir le monde actuel avec mes romans.
(Dick 2016 [1974-1982] : 52)
1Notre époque a un goût bizarre de science-fiction et, par un drôle d’effet de convergence, l’ethnographie semble à son tour s’en rapprocher toujours plus. L’altérité a changé de forme. Les indigènes des anthropologues ne sont plus ce qu’ils étaient. Les astrobiologistes spéculent sérieusement sur l’âme des extraterrestres, tandis que d’autres savants nous invitent à guetter le mutant qui est en nous, comme sous l’effet d’« une sorte d’exotisation qui pousse du dedans ». Selon Eduardo Viveiros de Castro (2016 : 268), « la science-fiction est peut-être la métaphysique populaire de notre temps, notre nouvelle mythologie » et « il se pourrait que nous soyons la seule espèce qui va s’éteindre en le sachant, tout en ne parvenant pas à le croire ». Voilà un cri d’alarme, une inquiétude, un motif prophétique dont se serait volontiers emparé Philip K. Dick, l’écrivain que nous avons élevé au rang de figure tutélaire de ce dossier.
2Le monde s’est un peu trop imprégné de science-fiction et il est sans doute trop tard pour revenir en arrière, car la contagion a bien eu lieu et cela avant que la Silicon Valley ne se nourrisse d’Asimov, de Van Vogt ou de Clarke, et ne s’enthousiasme pour la théorie de la singularité technologique. Les scénarios les plus apocalyptiques pointent à l’horizon, les prophéties et les eschatologies que l’on avait soigneusement écartées, déchues au rang de simples croyances, envahissent les discours scientifiques et les prévisions futurologiques. Les prophéties de fin du monde nous annoncent une catastrophe imminente, tandis que les projections posthumanistes continuent de nourrir l’espoir qu’un jour des scientifiques arriveront à mettre au point les technologies qui nous sauveront. Et alors que certains projettent la possibilité d’une fuite hors du système solaire, d’autres multiplient les appels à l’atterrissage (par exemple, Latour 2017).
3Les humains devraient-ils donc apprendre à enfin domestiquer leur imagination ? En sommes-nous réellement capables ou sommes-nous condamnés à disparaître avec nos ontologies, nos croyances, nos drôles de rituels, nos spectres et nos drogues, nos techniques de délestage hors-sol, nos imaginaires féeriques ? Les plus cyniques considèrent qu’il est déjà trop tard et ne voient pas d’autre issue que l’apocalypse joyeuse. Bienvenue dans… notre réalité. Un monde rêvé pour les théories du complot les plus extravagantes, où la clairvoyance fait l’objet d’une quête éperdue, et où la question « Qui croire ? » est d’une brûlante actualité. À l’heure où se multiplient les « appels au réel », ce dossier s’organise autour d’une série de questions d’emblée métaphysiques : pourquoi la réalité n’est-elle jamais aussi captivante que lorsqu’on considère qu’elle n’est pas ce que l’on croit ? Pourquoi nourrir autant d’hypothèses ou de connaissances contre-intuitives ? Une fiction ou une hypothèse de monde peut-elle se doter des apparences d’une réalité bien vivante et vice-versa ? Comment l’inimaginable d’une époque peut-il se concrétiser quelques décennies plus tard mais aussi le concret s’effondrer ou se doter d’une tout autre consistance ? Et sommes-nous vraiment équipés ou préparés pour voir surgir l’impensable ?
4La fameuse distinction entre le réel et le virtuel n’est pas la plus opératoire pour rendre compte des mécanismes par lesquels, sur les terrains des anthropologues comme dans les situations historiques les plus diverses, sous couvert de réalité, des multitudes de mondes en viennent à « s’enclencher à la place de celui-ci » (Dick 2016 [1974-1982] : 363). Et si nous avions relégué trop rapidement dans l’imaginaire et condamné comme hors-sol les manières si savamment décrites par les anthropologues de postuler des mondes hypothétiques, de cultiver mais aussi de s’embarquer dans des inframondes, des supermondes voire des ultramondes ? Pourquoi s’embarrasser de tant de mondes, mondes d’avant l’humain, mondes d’après, mondes projetés dans des espaces lointains ou enfouis dans les profondeurs de la terre ? En la rejetant du côté de l’imagination, rend-on justice à l’activité d’invention cosmologique ou spéculative qui consiste à engendrer des mondes, à articuler des réalités entre elles (parallèles, imbriquées, enchevêtrées) ou bien à élaborer des hypothèses de mondes cachés à l’intérieur du nôtre ? Combien existe-il d’options de modèles de réalité, de manières de la fragmenter, de la partager ou de la multiplier, de la déréaliser ou au contraire de l’intensifier ?
5Ce dossier n’a pas seulement pour but de revenir sur le vieux clivage entre imaginaire et réalité qui a eu pour conséquence de rendre la « réalité » intouchable et immuable en la dépouillant de tout affect et en prohibant toute intervention. Il s’interroge aussi sur les bonnes techniques à utiliser pour suivre les chemins, identifier les seuils, les petits embrayages par lesquels du contre-intuitif ou du contrefactuel en viennent à s’épanouir, à faire boule de neige, pour s’affirmer comme plus réels que le réel, viscéralement attachants, d’autant plus engageants qu’ils brassent de l’invisible, à l’intérieur d’un monde à l’apparence trop inerte ou trop étrangère.
6Et si affirmer que notre monde n’est pas ce que l’on croit et qu’un monde peut en cacher un autre n’était pas toujours une forme de déréalisation ou une façon de le fuir ou de le nier, mais une manière de mieux l’embrasser dans toutes ses possibilités ? Et si des hypothèses folles pouvaient se révéler vraies ? Faut-il, comme nous y invite la science-fiction, « délirer » le monde pour mieux le prendre au sérieux et créer de nouvelles prises sur le champ des possibles ? Tel est le pari de ce dossier. Mais pour y parvenir, il faut créer les conditions d’un nouveau pacte entre anthropologie et science-fiction et que la première cesse de voir en la seconde une simple mythologie des temps modernes. Entre anthropologie et science-fiction, il existe en effet un terrain de réflexion commun, voire le partage d’une même visée : construire la plausibilité de mondes décalés, fonctionnant sur des ressorts alternatifs au nôtre. L’écrivain de science-fiction qui travaille à rendre ses scénarios plausibles se heurte parfois aux mêmes difficultés que l’anthropologue qui cherche à convaincre son lecteur de la manière dont ses sujets envisagent la (ou les) réalité(s), qu’il se consacre à l’étude des « symbolismes culturels » ou encore à celle de modes de pensée contre-intuitifs susceptibles de se prolonger, comme dans la sorcellerie, en soupçon ubiquitaire ou en théories du complot.
7Les anthropologues rendent compte des expériences de vie des autres en même temps qu’ils font les leurs, sous l’emprise d’un malin génie qui les pousse à chercher le maximum d’écart, errant sur des chemins de traverse toujours plus singuliers. Les écrivains de science-fiction, quant à eux, font d’abord des expériences de pensée. Ils inventent des mondes, extrapolent des scénarios à partir du présent qu’ils transforment en passé (Jameson 2005) et déploient des possibilités non envisagées. Les deux semblent partager un goût accentué pour la bizarrerie et le braconnage conceptuel. Tout ce qui diffère les excite terriblement ; renverser les idées reçues leur procure un plaisir intense. On ne sera donc pas surpris que la science-fiction ait intéressé les anthropologues de très près (Thomas 1979 ; Moisseeff 2008), au moins autant que l’anthropologie fascine les écrivains de science-fiction, surtout lorsque ses cas dépassent les frontières de l’imaginable. Ce sont ces frontières que les philosophes qui militent pour de nouvelles formes de narration spéculative invitent d’ailleurs à mieux bousculer en s’appropriant les techniques de la science-fiction (Stengers 2000 ; Haraway 2013). C’est que le partage spontané qui voudrait que les uns s’occupent de la réalité et les autres d’imaginaire est apparu de plus en plus intenable à quiconque observe le monde dans lequel nous vivons, imbibé de fictions et même de prophéties. Peut-être que les deux ne s’occupent au fond que d’une chose : faire jaillir du possible, quitte à l’inventer ou à l’extrapoler quand il ne saute plus aux yeux, par de petites techniques « d’estrangement cognitif » (Suvin 1979). Est-ce suffisant pour nouer un pacte inédit ? Certes tous les récits ethnographiques ne reculent pas les limites du possible et toutes les sciences-fictions ne se valent pas, surtout à une époque où elles ne sont plus réductibles à un produit de la contre-culture et se sont largement immiscées dans les milieux dominants de la Silicon Valley, mais reconnaître ce que leurs techniques de pensée ont en commun est un premier pas.
Je voulais donner aux spectateurs une surcharge. Je voulais expérimenter une certaine forme d’horreur, faire trébucher quelques commutateurs et voir ce qu’il en résulterait.
(Tobe Hooper, cité dans Thoret 2000 : 13)
8Imaginons la scène suivante : un récit mythique emprunté au répertoire traditionnel d’Amérindiens de la Colombie-Britannique est raconté à un auditoire composé pour l’essentiel d’étudiants de Cambridge. On leur demande ensuite à intervalles réguliers, heures, jours, semaines, de répéter le plus exactement possible le récit qu’ils ont entendu. Le résultat est toujours le même : ils isolent du récit un élément particulièrement étrange, qui les a profondément marqués, le rendent saillant, puis oublient peu à peu les autres éléments d’une égale étrangeté ou culturellement peu compréhensibles depuis une perspective britannique. En somme, ils réduisent la contre-intuitivité du récit pour la concentrer en un unique point focal – une entité monstrueuse, une action réputée impossible, un monde fondé sur une hypothèse aberrante –, puis ils reconstruisent le reste du récit, plus ou moins inconsciemment, en lui conférant une certaine logique narrative et une certaine cohérence psychologique, c’est-à-dire en le canalisant dans des attentes et des ressorts qui leur sont plus familiers et qu’ils sont donc moins susceptibles d’oublier (Bartlett 1932). On peut faire varier les conditions de l’expérience. Par exemple en faisant mémoriser puis répéter à l’auditoire deux types de récit : l’un avec peu et l’autre avec beaucoup d’éléments contre-intuitifs. Les récits les mieux retenus sont ceux qui contiennent une dose raisonnable, ni nulle ni trop importante, d’entités ou d’intrigues à caractère nettement fantastique ou improbable (Norenzayan et al. 2006 ; Slone et Harmon-Vukic 2009 ; Barrett et al. 2009).
Fig. 1. Marc-Antoine Mathieu, 3 rêveries, 2018, éditions Delcourt
© Avec l’aimable autorisation des éditions Delcourt et de l’artiste.
9Dans tous les cas, on en déduit que l’attention et la mémoire humaines s’attachent de préférence aux histoires comptant un petit nombre de violations radicales de l’intuition auxquelles sont concaténés des développements intuitifs qui exploitent en les recyclant les potentiels inférentiels d’entités, de situations et de schémas narratifs assez standard. C’est précisément ainsi que fonctionne la science-fiction et c’est probablement ce qui explique son succès durable. L’écrivain de science-fiction part toujours d’une hypothèse étrange, sidérante, ahurissante : c’est son point de départ et non son point d’arrivée (Lehman 2006). Puis, plutôt que de s’émerveiller devant la singularité de son idée, il fait tout son possible pour l’inclure dans une intrigue, dans un paysage mental, voire un contexte théorique qui soient familiers aux lecteurs qu’il cible. Il s’efforce donc de rendre intuitif, intéressant, captivant un récit qui découle d’un petit nombre d’hypothèses extraordinaires : c’est à cette condition que peut se produire le délicat effet d’estrangement cognitif que recherche inlassablement tout écrivain de science-fiction digne de ce nom.
10De ce point de vue, les fictions de Philip K. Dick semblent se démarquer de la littérature de science-fiction ordinaire. Car dans ses romans, le contre-intuitif est systématiquement élevé au carré. Ils produisent de l’estrangement par l’invention d’altérités empilées et enchâssées toujours plus radicales. Un roman de Dick est toujours un scénario-limite dans lequel il faut se préparer à toute éventualité. Pour donner une idée concrète de cette surenchère, nous proposons un détour par deux films de David Cronenberg, Videodrome (1983) et eXistenZ (1999), qui racontent à peu de chose près la même histoire, si ce n’est que le premier s’inscrit dans l’horizon d’une science-fiction classique, tandis que le second tente une escalade de contre-intuitivité métaphysique à la manière de Dick.
11Max Renn ouvre un boîtier. Il en retire une cassette vidéo dont, soudain, les moyeux se gonflent et exhalent un soupir. L’objet tombe à terre. Max Renn se ressaisit. Il ramasse la cassette. Il en vérifie la consistance, la matérialité mécanique. Il conclut à une hallucination. Il insère la cassette dans un magnétoscope. La bande filmée, qui fait alterner discours philosophiques et séquences de meurtres réels, se termine par un gros plan sur les lèvres rouge vif de Nicki Brand, sa dernière amante en date. Au rythme lent de ses gémissements et de ses suppliques, la télévision se dilate et se contracte. Ses veines se tuméfient au contact de la main. L’écran se boursoufle, déborde du châssis. Max Renn, fasciné, excité, envoûté, plonge la tête dans la matière molle de l’appareil, englouti par la bouche lascive de son amante virtuelle.
12Avec cette scène de Videodrome, David Cronenberg opérait un basculement. Jusque-là, son film filait l’histoire plutôt banale du dirigeant d’une petite chaîne de télévision à la recherche de programmes racoleurs. Il découvrait l’existence de films dont les participants étaient torturés et massacrés, des snuff movies, et essayait de contacter le réseau d’individus qui les produisaient. Rien d’extraordinaire, donc, dans le paysage cinématographique de l’époque (Dominguez Leiva et Laperrière 2013). Toutefois on entrait de plain-pied dans la science-fiction en comprenant que les images de ces snuff fonctionnaient comme de petites machines à halluciner : elles diffusaient un signal qui agissait sur le cerveau de celui qui les regardait, altérant ponctuellement mais durablement sa perception de la réalité. Max Renn, dès lors, navigue à vue dans un monde en pleine déréliction, où les cassettes vidéo et les téléviseurs semblent respirer, où une large fente s’ouvre sur son abdomen révélant une cavité qui fera de lui d’abord un incubateur de pistolet organique puis, dans une scène paroxystique, un magnétoscope humain. Le spectateur, toujours attaché au point de vue de Max Renn, se retrouve lui aussi incapable de distinguer la réalité de l’hallucination, l’intrigue se construisant plus ou moins malgré lui, au fil des manipulations successives exercées par deux conspirations en lutte : d’un côté les tenants d’un retour à une réalité concrète et documentaire, dirigés par Barry Convex, le producteur des snuff movies, de l’autre les adeptes de la secte de Brian O’Blivion, promoteur d’une fuite en avant dans l’univers halluciné du village global où la vidéo est destinée à remplacer définitivement la réalité. Max Renn finit par se donner la mort après avoir regardé son suicide sur l’écran d’une télévision vivante.
13David Cronenberg, en empruntant ce dispositif à Marshall McLuhan (Coupland 2010), lâchait la bride aux précipités d’un imaginaire biomécanique et vénérien, allergique à la métaphore. Téléviseurs lubriques et vagins magnétoscopes, activés par des cassettes vidéo en rut et des pistolets phalliques, incarnaient autant de commutateurs permettant de passer du réel au délire hallucinatoire, d’une réalité à une autre. Le cinéaste n’avait toutefois pas encore lu Philip K. Dick. Il ne le découvrirait que quelques années après en essayant – en vain – d’adapter une de ses nouvelles, « Souvenirs à vendre ». Cette rencontre se traduirait seize ans plus tard par un nouveau film, eXistenZ, premier scénario original de David Cronenberg depuis Videodrome (Cronenberg 2000).
14Dans eXistenZ, les embrayeurs de réalité sont toujours présents. Ils prennent cette fois la forme de manettes de jeu, à la consistance charnelle et aux réactions érectiles, que l’on branche à un orifice du joueur, percé au niveau de son sacrum : l’homme-magnétoscope devient ainsi l’homme-console de jeux vidéo. On retrouve aussi le pistolet organique, cette fois composé d’ossements gluants. Et l’intrigue s’articule à nouveau autour du conflit opposant les promoteurs des jeux vidéo, agents de la société du spectacle, aux tenants d’une réalité débarrassée de ses appendices fictionnels, activistes violents qui se disent « réalistes ». Les agents doubles sont démasqués les uns à la suite des autres, en même temps que leurs complots. On retrouve dans eXistenZ les mêmes ingrédients propres à l’imaginaire de Cronenberg que dans Videodrome (Rouyer 2009). Toutefois le schéma narratif diffère complètement : il se déploie sur (au moins) trois niveaux de réalité enchâssés.
15Le film commence par une scène où les deux personnages principaux, Allegra Geller et Ted Pikul, semblent échouer, en raison d’une attaque des réalistes, à se connecter à un jeu nommé eXistenZ. S’ensuit une série de péripéties dans un monde dont le spectateur comprend bien vite, à force d’indices transparents et de dissonances continues, le caractère virtuel. Cependant, c’est depuis ce monde que le couple se connectera au jeu, explorant un second monde virtuel (où ils ont conscience d’être des joueurs) à l’intérieur du premier (où ils n’ont – semble-t-il – pas conscience d’être des joueurs). La distinction entre ces deux niveaux de réalité (ou de virtualité) est claire, les personnages se permettant même une fois de se mettre en pause, transitant ainsi d’un niveau à l’autre. Progressivement, néanmoins, elle en vient à se brouiller légèrement, rejoignant l’indécision ontologique de Videodrome, quoique seulement sur un mode mineur. Car tout le film conduit au réveil final des protagonistes : on apprend alors que depuis le début du film ils jouaient à un jeu à deux niveaux de réalité, un jeu nommé tranCendenZ. Ils reprennent désormais conscience dans ce qui apparaît comme la réalité réelle, troisième et ultime niveau ontologique. La dernière réplique questionnera une fois encore l’authenticité de ce dernier niveau de réalité, induisant assez classiquement, à la manière de la toupie d’Inception, une régression à l’infini.
16Là où les commutateurs de Videodrome se contentaient de brouiller les frontières entre le réel et l’irréel, ceux d’eXistenZ distribuent donc distinctement les réalités multiples et les enchâssent les unes dans les autres, chaque réalité matérialisant la subjectivité des joueurs (contrainte à la marge par le cadre développé par le créateur du jeu). Si l’univers fantasmé par le cinéaste demeurait constant – machines organiques mutantes et complots ourdis par des factions aux prises de position métaphysiques –, le dispositif ontologique de l’intrigue était profondément altéré. Pour le meilleur ou pour le pire, David Cronenberg était enfin devenu dickien.
17Cette petite digression par le cinéma permet de comprendre ce qu’il y a de spécifiquement dickien non seulement dans l’œuvre de Philip K. Dick, mais aussi dans les œuvres d’autres créateurs et peut-être dans la réalité elle-même. Nul autre mieux que lui n’a compris le parti que l’écrivain peut tirer à des fins à la fois romanesques et métaphysiques du trouble et des anomalies, à l’affût de tout ce qui pourrait dérégler nos modes d’appréhension de la réalité. Dick résuma un jour l’exercice de la science-fiction à une formule qui ne peut que laisser songeurs les anthropologues :
L’auteur de science-fiction ne perçoit pas seulement des possibilités, mais des possibilités délirantes. Il ne se demande pas seulement : « Voyons ce qui se passerait si… ? », mais « Mon Dieu, et si jamais… ? » (Dick 1996c : 92).
18Toute la radicalité de l’écrivain est là : il s’agit de remplacer les simples et gentils « Il était une fois » par le choc, la confusion et l’incohérence d’une préface épistémologique entièrement renouvelée. Ne plus prendre le lecteur par la main, ne pas flatter son attention flottante et dispersée, ne pas tenir compte du confort de ses habitudes, en un mot ne pas réduire le contre-intuitif à l’état de domesticité. Mais fragmenter les repères, dissoudre dans un bain d’acide l’illusion d’un retour à la normalité, exploser les niveaux de lecture, embrouiller la réalité en employant des commutateurs bizarres et fantasmatiques qui ne manquent jamais de produire une pluralité de mondes parallèles, imbriqués ou enchevêtrés. Philip K. Dick n’a de cesse dans ses fictions de multiplier les opérateurs de commutation pour instiller le doute sur la réalité du réel, pour désynchroniser et resynchroniser les subjectivités – souvent délirantes – de ses personnages, pour redoubler les mondes et les déchiqueter méthodiquement jusqu’à perdre toute cohérence. L’art de Philip K. Dick consiste donc bien à élever la contre-intuitivité au carré.
Fig. 2. Santiago Ramón y Cajal. Cicatrice dans le tissu cérébral du cortex suite à une blessure, 1914.
CSIC / Instituto Cajal, droits réservés.
Fig. 3. Edmund Monsiel, Sans titre, 1961.
Mine de plomb sur papier signé. 26x17 cm.
Collection abcd/Bruno Decharme. Photo César Decharme.
19On comprendra dès lors notre intérêt pour son œuvre qui, mieux que toute autre, semble explorer jusqu’à l’épuisement ce motif métaphysique : ce monde en cache-t-il un autre ? S’il nous arrive si souvent d’avoir le sentiment troublant de ne pas vivre dans la même réalité que celle de notre voisin, combien en existe-t-il et comment les articuler ? Et si notre réalité déréglée n’était qu’une réalité parmi d’autres, encore plus défaillantes ? Un monde peut-il s’épuiser et disparaître, et qui croire quand le sentiment de réalité s’évanouit ? Tout retour aux contours durs du monde réel est-il naïf ou illusoire ? Peut-on sortir d’un monde une fois que nous en sommes captifs ? Et que faire quand il ne restera plus aucun monde ou que nous les aurons tous traversés ?
- 1 Contre la posture homogénéisante qui cultive le grand dualisme entre hallucination et réalité, Mart (...)
20Philip K. Dick est l’un des grands précurseurs d’une anthropologie qui mettrait au cœur de son projet de description l’expérience psychique de l’effondrement et de la dislocation des mondes ou encore le sentiment que quelque chose se dérègle pour de bon. Son œuvre est cependant traversée par une tension. D’un côté, elle est remplie de fulgurances pour penser toutes les formes psychiques de dérèglement et de distorsion du sens de la réalité (Dick 1996a et 1996b) dans un cerveau éclaté à coup de psychotropes1, tantôt perturbé, tantôt multiplié par les défaillances ou les anomalies de câblage. De l’autre, elle est hantée par l’idée qu’un autre modèle de réalité est possible, une autre cosmologie qui pourrait bien reposer sur l’enchâssement d’une multiplicité de réalités sans pilote réellement identifiable, ou être mue par de l’anomalie profonde (Dick, ce volume).
21Il existe chez Dick un art de simuler les glissements de réalité et de faire émerger, par le soupçon, des possibilités cosmologiques inédites. En même temps, il est évident qu’il s’amuse à mesurer ou à tester jusqu’à quel point et comment il est possible d’adhérer à ces hypothèses, même les plus folles. C’est ainsi que dans « Le Père truqué » (Dick 2006 [1954]), un jeune garçon se rend compte que son père a été tué et remplacé par une forme de vie extraterrestre animée d’intentions malignes. Il pourrait s’agir d’une banale histoire de Martiens, mais Dick prend un malin plaisir à rendre son scénario plausible, à enlever les guillemets à la question « et si… ? », à faire en sorte qu’on y adhère d’une manière paradoxale, sans jamais cesser de questionner notre état de croyance. Le lecteur hésite alors sur le diagnostic : le père est-il un psychotique torturé par sa tendance extraterrestre ou est-il réellement possédé par une présence martienne ? Impossible de décider. Maintenu dans l’incertitude constante concernant « à qui ou à quoi on a affaire », on se met à envisager toutes les possibilités, y compris les plus incroyables. Dick a qualifié cet usage méthodique du soupçon de scepticisme épistémologique radical. Un doute plus exponentiel qu’hyperbolique, car le processus est sans fin. La science-fiction dickienne commence là. En jetant du soupçon sur ce qui nous entoure. Si la réalité n’est pas ce que l’on croit, le doute a un pouvoir d’embrayage plus grand qu’une croyance affirmée. Plus on doute, plus on donne à des hypothèses inédites la possibilité de se développer. On se prend alors au jeu d’envisager des possibles, y compris les plus difficiles à croire.
Fig. 4. James Wood dans Vidéodrome, 1983, réal. David Cronenberg.
Collection Christophel.
22Mais comment pousser le pacte de croyance que noue d’ordinaire le lecteur avec la fiction jusqu’à sortir du « comme si », jusqu’à se faire peur, bien au-delà de la simple expérience de pensée ? Autrement dit, comment passer du « Voyons ce qui se passerait si… » au « Mon Dieu, et si jamais… ? » Philip K. Dick refonde le contrat entre l’écrivain et son lecteur en plongeant ce dernier dans le trouble le plus complet. Là où Howard P. Lovecraft introduisait chacune de ses nouvelles par une formule du type : « Jamais je n’aurais cru qu’une telle chose soit possible, mais… », Dick s’adresse d’emblée au plus sceptique, au sain d’esprit, à l’incrédule pour l’embarquer dans une expérience de mise à l’épreuve radicale de sa perception, pour en changer la vision du monde : « Je suis certain que vous ne me croyez pas, et ne croyez même pas que je crois ce que je dis. Pourtant, c’est vrai. Vous êtes libres de me croire ou de ne pas me croire, mais croyez au moins ceci : je ne plaisante pas… » Et comme on ne peut convertir les gens à un scénario improbable si on n’y adhère pas soi-même, Dick s’inclut volontiers dans la boucle pour éprouver des possibilités inimaginables. Il fait ainsi l’hypothèse que ses romans n’ont pas vraiment été écrits par lui mais qu’ils sont les messages cryptés d’une entité venant du futur, extrêmement bien informée, se servant de la littérature de gare pour lui envoyer des informations truquées. C’est alors à la fois à l’intérieur du cerveau de Dick mais aussi ailleurs, au cœur d’une réalité dont le principe moteur lui échappe, que le lecteur est invité à s’installer.
23L’ingéniosité de Philip K. Dick ne se limite pas à savoir construire et désagréger des mondes. Il recourt à des modèles d’emboîtement articulant psychisme et réalité, c’est-à-dire plusieurs mondes entre eux, tous d’une complexité redoutable et à côté desquels le constructivisme sociologique (la réalité comme construction sociale) ou le perspectivisme multimodal (la réalité comme intersection de points de vue divergents) passent pour des options d’une pauvreté affligeante. Ainsi, un double principe largement exploité par Dick, d’apparence « perspectiviste », est que, d’une part, tout monde appartient à une entité qui le possède ou l’engendre et que, d’autre part, tout monde fonctionne comme un décor pour quelqu’un d’autre. Mais Dick pousse ce principe au point que n’importe qui peut à tout moment être captif du monde d’un autre sans le savoir, pris dans ou partie prenante d’un monde qu’il croit connaître mais dont il ne perçoit que partiellement les règles. Une fois pris dans un monde, la difficulté est d’en sortir ; le pouvons-nous seulement ? Un autre principe dickien qui aurait pu avoir un équivalent dans la tradition sociologique est que tout univers, à commencer par le nôtre, est potentiellement défaillant. Le dérèglement ayant un pouvoir révélateur, c’est au moment où un monde se détraque qu’on en mesure la consistance ou les règles.
24Si un monde semble toujours à première vue appartenir à une entité cachée qui en est à l’origine, s’il apparaît comme un simple décor aux yeux de ceux qui, plus ou moins inconsciemment, en sont prisonniers, la cosmologie du premier Dick en arrive toujours à se complaire dans une guerre de mondes sans fin, un duel de perspectives, celles d’entités qui se phagocytent les unes les autres, qui parasitent leurs mondes mutuels jusqu’au dérèglement. Mais le second Dick, postérieur à ce qu’il a appelé son « expérience mystique de mars 74 », l’auteur de L’Invasion divine, de l’Exégèse et de Cosmologie et Cosmogonie, cherche autre chose, une clé ultime, celle qui saura épuiser toutes les autres ou, comme le montre Arnaud Esquerre dans ce dossier, une ultime logique de pilotage de la réalité, une hypothèse plus grande ou plus cosmique que les précédentes qui viendrait enfin expliquer le mystère de son dysfonctionnement.
25Un détour par L’Exégèse s’impose pour saisir cette tentative dickienne d’élaborer la dernière des cosmologies, la plus adaptée peut-être à notre temps, la plus intrigante pour les anthropologues familiers des mouvements prophétiques. Dick y pratique une forme d’enquête originale, que l’on peut qualifier de spéculative ou orientée énigme, guidée par le principe qu’un monde pourrait en cacher un autre, peut-être meilleur, mais qui se révèle souvent bien plus terrifiant. Comme les exégètes de L’Exégèse l’ont souligné, il n’y a pas meilleur chemin pour accéder aux arcanes du psychisme bouillonnant de l’écrivain que ce journal de plusieurs milliers de pages. Prenant la réalité qui l’entoure pour terrain, quitte à se prendre lui-même comme sujet d’expérience, Dick ne cesse d’y éprouver les limites de sa propre croyance au monde, testant par là même notre résistance à adhérer à des hypothèses improbables. Guettant du mystère métaphysique au moindre recoin, là où on l’attend le moins – « dans les publicités sordides se trouvent les messages divins » (Dick 2016 [1974-1982] : 471) –, L’Exégèse est une invitation à voir des énigmes partout et à délirer les possibilités d’interprétation à un degré rarement atteint. Elle ne serait qu’une énième théorie du complot si Dick ne jouait pas à épuiser les ressorts de ce type de constructions, testant toutes les hypothèses possibles pour expliquer le monde qui l’entoure, un univers peuplé d’anomalies, de « faits bizarres à classer », de « données délirantes sur un monde lui-même délirant », face auquel seul le « doute exponentiel » est salvateur.
26L’autoexpérimentation à laquelle Philip K. Dick s’adonne pendant plus de dix ans afin de trouver le fil unifiant son œuvre commence par une expérience. S’inspirant de toute une littérature neurologique sur l’efficacité cérébrale, selon laquelle moins le cerveau reçoit de stimuli, plus il va chercher à convertir le « bruit » en « signal », Dick décide de concentrer son attention sur le « bruit », ce qu’il appelle les signaux faibles, plutôt que sur les signaux évidents. Débordé par un flot d’images mentales qu’il compare à des tableaux à la Kandinsky, il s’adonne à une série d’expériences de perception où il a l’impression d’entrer en contact avec un oracle romain, une intelligence extraterrestre ou encore l’Esprit saint. La vie de Dick devient alors son propre terrain d’enquête : objets, événements, personnes se cryptent de connotations spectrales qui formeront la matière vive d’une expérience herméneutique sans fin, dont il n’est pas l’unique sujet, car ce qui l’intéresse in fine se trouve ailleurs… caché dans les profondeurs de notre réalité.
Fig. 5. Le Caravage, L’Incrédulité de saint Thomas, v. 1595-1600.
Potsdam-Sanssouci, galerie de peintures, GK I 5438, Potsdam.
Photo akg-images.
- 2 Même si l’œuvre de Dick se déploie avant l’arrivée du digital, ses efforts pour penser des circuits (...)
27Sa quête métaphysique, qui le conduit à remuer les théories les plus diverses, scientifiques, théologiques ou philosophiques, tient en une phrase : « Cette entité que j’ai surprise en train de tisser la réalité, qui est-elle ? » (Dick 2016 [1974-1982] : 483) Jamais la science-fiction n’est apparue aussi clairement imbibée de théologie et de religion et jamais la théologie n’a été aussi composite, pop et colorée de théorie de l’information2. L’Exégèse est un grand exercice de théologie expérimentale d’où Dieu doit sortir réinventé, plus adapté, plus vivant que jamais. Certes très imprégnée de christianisme (trop sans doute), sa cosmologie a bien du mal à engendrer autre chose qu’un monde gouverné par une entité (ou au mieux deux, en conflit perpétuel), mais Dick ne cesse de donner de nouvelles formes, tout à fait déroutantes, au dieu monothéiste et d’interroger son immuabilité. Il faut qu’on le sente, en temps réel, agir au cœur de notre monde technologique. Il imagine par exemple que « tout homme porterait une partie de Dieu comme un talkie-walkie » (Ibid. : 286) ou qu’il pourrait bien s’agir d’une « psyché engendrée, profondément évolutive et non statique qui n’avait jamais été vue » et à laquelle on pourrait vouer un culte, ou bien d’une « force qui subsumerait chacun d’entre nous et opérerait par des voies que nous ne connaissons pas », ou encore d’un « champ faible, niveau légumes, à peine capable d’agencer les choses » (Ibid. : 383). L’informatique à échelle cosmique de Dick contient de l’entité cachée partout, lui-même s’imaginant être la cellule, l’hôte, le récepteur ou le parasite d’un « immense cerveau distributif, l’interface d’un plasma informationnel intelligent et conscient qui s’étend peut-être au-delà de notre planète » (Ibid. : 588). C’est ainsi que l’enquête orientée énigme devient une enquête orientée entité, à l’affût du moindre « micro-organisme qui déraille, hurle, pousse les hauts cris et, ce faisant, introduit délibérément un bruit sur la ligne » (Ibid. : 496), suspendue à la découverte d’un monde qui n’aurait pas tout à fait les mêmes coordonnées que celui dans lequel nous sommes, gouverné par d’autres forces agissantes, obéissant à des logiques qui échappent entièrement à notre entendement.
28À force de soupçonner une entité démiurgique à l’œuvre derrière l’absolu – on aurait pu imaginer l’inverse, dépouiller la transcendance de toute entité et bloquer ainsi toute possibilité de complot cosmique –, Philip K. Dick lui-même n’en finit jamais d’être dickien, au sens entrevu précédemment grâce à David Cronenberg. L’incessant clash des réalités entre des individus, des dispositifs, des mondes, des parties de cerveau qui tantôt s’affrontent, tantôt se phagocytent, se parasitent ou se confondent, continuera jusqu’à la fin : Dick n’en épuisera jamais véritablement les formes. Que faut-il en conclure ? Que comme l’éternel retour, on ne peut en sortir ? Ou que la réalité, comme la cosmologie de Dick, est le terrain d’une guerre perpétuelle d’autant plus vive que se multiplient des entités opaques aux intérêts divergents ? Ne figeons pas trop vite le tout dans un motif, même si ce dernier semble récurrent. Être dickien, ce n’est pas se conformer à un modèle, c’est au contraire ne jamais s’arrêter d’en créer.
29Certains ont vu dans cet essai de cosmologie expérimentale la confirmation que Philip K. Dick était un fou, un schizophrène, un grand paranoïaque, un psychotique, « un cinglé à la cervelle grillée par les drogues » (Sutin 2002 : 42) – une réputation qu’il a d’ailleurs lui-même alimentée –, ou bien encore un illuminé en proie à des visions. Il n’a jamais lui-même fini de spéculer sur sa prétendue expérience « mystique » vécue en mars 1974 et de s’autoanalyser en envisageant toutes sortes d’hypothèses. Mais il était aussi cohérent à l’extrême. Concernant l’épisode de mars 1974, son biographe Lawrence Sutin écrit :
Tout d’abord, Dick adorait échafauder des hypothèses, extrapoler, interpréter encore et toujours… mais aussi faire marcher les gens. Tous ceux qui l’ont connu tombent d’accord sur ce point. Jamais il n’a su résister à la fascination qu’exerçaient sur lui les théories brillantes, complexes et sans cesse renouvelées qu’il élaborait pour expliquer ses expériences de février-mars 74, entre autres ; il faisait preuve dans ce domaine d’une faculté d’invention sans limites. (Sutin 2002 : 40-41)
30Et à propos de la critique psychiatrique :
Selon tous les critères auxquels j’ose me référer, Phil n’était certainement pas un cinglé. J’ai d’ailleurs demandé l’avis d’un psychiatre et d’un psychologue qui l’ont traité lors de passages difficiles, et tous deux le déclarent aussi sain d’esprit que vous et moi. Phil Dick a connu, à certains moments de sa vie, des troubles affectifs et comportementaux gravissimes qui ont entraîné – pour lui et pour son entourage – beaucoup de souffrance physique et morale, troubles qui l’ont conduit à trois reprises à parler de « dépression nerveuse » et s’autodiagnostiquer « schizophrène » ou « psychotique ». (En d’autres occasions, il a farouchement nié la pertinence de ces deux étiquettes.) Il avait une vie intérieure d’une intensité constante. Peut-être employait-il des dénominations psychologiques extrêmes pour théâtraliser au maximum les pulsions qui l’inspiraient en tant qu’écrivain. Peut-être aussi exprimait-il simplement, directement, ce qu’il ressentait comme vrai à tel ou tel moment. (Ibid. : 43-44)
31Et si Philip K. Dick avait eu raison d’étendre ainsi l’empire des possibilités, comme s’il n’y avait pas d’autre moyen de coller aux perplexités de notre monde, d’en pointer la folie qu’en dénonçant les perceptions qui se croient bien réglées et en se faisant la caisse de résonance cosmologique de toutes les autres ? Entre anthropologie et science-fiction, ce serait bien alors un nouveau pacte d’imprégnation mutuelle qu’il faudrait envisager. Et pas seulement parce que la première est souvent bien plus fictionnelle qu’on le croit et s’est plu à délirer d’improbables altérités (voir Pierre Déléage dans ce dossier), mais aussi parce que des possibilités se frayent des mondes et qu’on ne peut toujours présager du chemin emprunté. Notre époque aux résonances si dickiennes le prouve, la science-fiction d’une époque peut prendre quelques décennies plus tard des allures inquiétantes de réalité.
Fig. 6. Michael Light, 100 suns: 072 oak (+ Full moon #10, 1999 ; 2 works), 2003, pigment, assemblage d’épreuves, 36,8 x 36,8 cm.
© Michael Light.
32Dans ce contexte, l’anthropologue serait forcément dickien lorsqu’il prend en flagrant délit ceux qu’il étudie en train de détricoter la réalité ou d’imposer à d’autres une ontologie étrange, voire angoissante, ce que font plusieurs auteurs de ce dossier. Mais il le serait aussi d’une autre manière s’il choisissait de pousser les hypothèses, même les plus bizarres, jusqu’au bout, pour mieux pointer les changements d’« époque cosmique », comme dirait Alfred North Whitehead (1995). Et si la réalité était le voile déployé par une entité cybernétique dont on peinerait à disséquer les programmes ou un « champ faible niveau légumes » ? Postuler des formes totalement inconcevables de transcendances agissantes et de circuits d’information, à la manière de Dick, ne nous aidera-t-il pas à mieux identifier tous ceux que l’on ne soupçonne pas ? Hypothèses de travail certes, mais il n’est pas du tout sûr que les hypothèses même les plus extravagantes ne soient pas au fond les plus attachantes ou qu’il n’y ait pas à un moment donné des formes insolites de convergence (voir sur cette notion Istvan Praet dans ce volume). Soyons contre-intuitifs au carré.
On sera surpris de la forme des récits qui vont suivre, et, malgré les précautions oratoires prises pour dissimuler les abîmes au bord desquels nous marcherons, il est certain que plusieurs lecteurs s’arrêteront en certains points, subitement pris d’éblouissements et de vertiges.
(Flammarion 1873 : iv)
33Les cas rapportés dans ce dossier nous y incitent, qu’il s’agisse d’astrobiologie (Istvan Praet), de géo-ingéniérie (Julien Wacquez) ou d’autres plans de réalité devenus zones de défoulement spéculatif : il vaut mieux ne pas écarter à l’avance les hypothèses. Certaines persévèrent à l’état flottant, tandis que d’autres bourgeonnent sur les ruines des anciennes (y compris en histoire des sciences), alors qu’elles ont été rejetées par le passé comme inimaginables ou même jamais formulées. William James (1916) appelait hypothèse vivante une véritable possibilité qui dispose à agir irrévocablement et hypothèse morte une possibilité qui n’engage plus sur un mode viscéral ou qui a perdu sa capacité d’embrayage et ne résonne plus dans notre conscience. Il n’y a évidemment pas d’hypothèses vivantes en soi ou qui le seraient pour l’éternité et d’hypothèses mortes qui le seraient pour toujours. Si les croyances en Dieu ou au communisme sont des hypothèses mortes pour certains, elles prennent pour d’autres une tournure profondément vivante. Enquêter, c’est spéculer sur des zones d’ombre, se forger une croyance, envisager des possibilités, même les plus improbables, substituer à une hypothèse jugée plus faible ou moins actuelle une autre plus forte ou plus vivante. Et comme le montre Emmanuel Grimaud à partir de la transmigration, les zones troubles sont des embrayeurs d’autant plus puissants d’expériences et de spéculations variées qu’elles contiennent une énigme abyssale. Si Dick semble s’être cherché toute sa vie une croyance au monde viable et s’il embarque le lecteur dans un processus cyclothymique, sans véritable solution, la faillite de ce dernier n’est pas surprenante. L’Exégèse invite à déceler y compris dans les publicités sordides des réseaux d’influence à échelle extraterrestre, mais elle n’en finit pas. Modèle d’enquête cosmologique inachevée, elle est jonchée de moments de révélation où l’auteur a enfin le sentiment de tenir une clé d’explication cohérente sur ce qui pourrait bien animer notre monde ; mais le geste spéculatif ne se stabilise jamais vraiment, si ce n’est sous la forme d’impressions fugaces de clairvoyance. Il est à parier que Dick aurait été pris dans un nouveau cycle perpétuel alternant révélations et faillites de sa croyance au monde s’il avait eu le loisir de continuer l’exercice. Pour l’anthropologie, un tel échec est le signe que l’activité de réinvention cosmologique, à la recherche perpétuelle de sa propre adéquation au monde, est une activité vitale. C’est parce qu’elle se doit d’être toujours plus vivante que la précédente qu’une hypothèse peut en chasser une autre.
34Ainsi une lecture un peu rapide de Philip K. Dick n’en retiendra que les mécanismes de nos croyances mis à nu, une expérience-limite de littérature ou bien le signe inquiétant que nous n’avons peut-être jamais eu, aujourd’hui comme hier, une cosmologie adaptée à notre temps, une claire idée des véritables entités à l’œuvre dans notre monde, des bons dieux à cultiver, des logiques invisibles qui le façonnent. Il fallait que Dick s’épuise à l’exercice pour qu’émerge une autre image de l’acte d’embrayer dans une réalité qui n’est autre qu’un champ de possibilités poussé à bout, comme le montre très bien dans ce dossier l’enquête d’Agnès Giard.
35Une autre lecture (plus optimiste ?) de la cosmologie dickienne retiendra qu’elle vise in fine à se préparer à tous les possibles. Mais il faut pour cela changer de mental, d’où l’expression d’estrangemental (en hommage à sa nouvelle « The Alien Mind ») retenue pour ce dossier. Ce n’est que par estrangisation que l’on peut basculer d’un cerveau à un autre cerveau, d’un sens de la réalité à un autre sens, d’un humain à une entité non humaine. Et ce n’est que par la même astuce que l’on pourra passer d’un cerveau humain éclaté dans des formes insolites de câblage aux psychismes des non-humains, à leurs formes exubérantes ou monstrueuses. S’il y a bien une chose à laquelle l’humain doit se résoudre pour Dick, c’est en effet à la certitude qu’il n’est pas seul dans l’univers et qu’il pourrait exister des « corps non encore découverts dans le champ de la réalité » (Dick 2016 : 540), voire un fond d’altérité pensant totalement inconnu, un vaste cerveau cosmique d’une autre nature qui fonctionnerait selon une biochimie étrangère à la nôtre ou qui passerait son temps à muter, à la manière des multiplicités ouvertes de doubles que les chamanes marubo ont décrit à Pedro Cesarino de Niemeyer. De l’altérité pensante peut se manifester partout, diffuse tout autour de soi, dans les interstices du milieu, à condition de se mettre à l’écoute des « signaux faibles ». Certes un brin pop, panpsychisme à peine déguisé, la cosmologie dickienne laisse un goût d’incomplétude quant à la description des corps subtils qui peuplent notre réalité, mais elle est le lieu d’une formidable explosion spéculative en la matière.
36De ce point de vue, la posture spéculative qui consiste à pousser les possibilités jusqu’à leur point paroxystique d’accomplissement est peut-être à l’époque qui est la nôtre le meilleur moyen de se préparer à l’irruption d’étrangeté maximale, au maximum de monstruosité comme à la plus effrayante dislocation. Philip K. Dick n’a cessé d’osciller à l’intérieur de son œuvre entre une conception de l’estrangementalité restreinte, contenue dans les limites d’un psychisme (les formes extraterrestres de psychisme, étrangères à la nôtre, dans la lignée de sa nouvelle « The Alien Mind ») et de l’estrangementalité diffuse, résonant à l’échelle d’un milieu, d’une époque ou d’une galaxie. Si des énigmes profondes habitent le milieu vivant et non vivant et nous obligent à changer de modèle de réalité (voir le texte de Dick dans ce dossier), on ne peut préjuger de leurs manifestations, mais seulement se laisser affecter par des indices et enquêter, animé par le soupçon que quelque chose de vraiment inconcevable pourrait bien être en train de se tramer. L’anomalie dans ce contexte devient motrice, et ce d’autant plus qu’elle est diffuse ou distribuée hors du psychisme humain, agissante au cœur d’un cosmos lui-même doté de propriétés qui nous échappent. Ce qui vient guider l’enquête, c’est alors le « résidu non classé » au sens de William James (1916) ou ce que Philip K. Dick appelle la « quantité sourde » (une donnée qui échapperait à tout calcul ou à toute prise), l’impression que quelque chose ne va pas ou ne tourne pas rond, les phénomènes contre-intuitifs, les synchronicités bizarres, les soupçons que du mental étranger est à l’œuvre ou aux commandes. Dans ce contexte, il n’y a pas plus puissant embrayeur qu’une anomalie perçue pour nous engager dans une enquête ou une expérience qui oblige à prendre le monde à rebours. De l’estrangementalité ainsi conçue peut se propager par les scénarios les plus tordus, en utilisant les moyens d’information les plus cryptés. Dans L’Exégèse, Philip K. Dick échoue peut-être à nous convertir à son Dieu, mais les anthropologues ne peuvent qu’être sensibles à la posture de l’enquête dickienne, prête à tous les surgissements, à l’affût des circuits pensants les plus improbables. C’est peut-être là que sa science-fiction est à la fois la plus inventive et la plus inspirante. Dans les temps troubles que nous traversons, en proie à tous les dérèglements, le lecteur se retrouvera aisément, bien au-delà des auteurs de ce dossier, dans le prêt à tout épistémologique qui est sa marque de fabrique, ce maximum d’ouverture à tous les possibles, y compris et surtout aux pires.
Fig. 7. Diego Rivera, Las tentaciones de san Antonio (Les Tentations de saint Antoine), 1947, huile sur toile, 100 × 89,5 cm.
Museo Nacional de Arte, INBA Acervo Constitutivo, 1982.
© Banco de México/ Museo Nacional de Arte, INBA/ADAGP, Paris 2019.