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Comptes rendus

Daniel Fabre, Émotions patrimoniales, sous la direction de Daniel Fabre, textes réunis par Annick Arnaud

Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France », cahier n° 27, 2013
Giordana Charuty
p. 250-251
Référence(s) :

Daniel Fabre, Émotions patrimoniales, sous la direction de Daniel Fabre, textes réunis par Annick Arnaud. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France », cahier n° 27, 2013.

Texte intégral

  • 1 Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture, rattaché à l’Institut int (...)
  • 2 Livraisons d’histoire de l’architecture 17, 2009.

1Cet ouvrage collectif rassemble des études portées par une réflexion très dense sur la spécificité du régime contemporain de patrimonialisation. Elle avait motivé en 2001 la création d’un laboratoire de recherche permanent, le Lahic1, qui a déployé durant une douzaine d’années une série de programmes de recherche, de séminaires et de journées d’études. À l’initiative de Christian Hottin, des numéros de revue consacrés aux émotions patrimoniales ont également précédé cette publication2. Plus qu’une introduction, le long essai de Daniel Fabre en ouverture de l’ouvrage, « Le patrimoine porté par l’émotion » (p. 13-97), fait le bilan de ces travaux qui examinent plus particulièrement le cas français, éclairé par d’autres terrains européens ou plus lointains. Il développe la thèse générale dont les quatorze études successives explicitent les catégories analytiques, mettent en perspective les réalisations particulières qu’elles documentent, discutent la pertinence : un nouveau rapport au passé marque les sociétés européennes qui, en un demi-siècle, sont passées du « temps du monument » au « temps du patrimoine ». Au lieu de déplorer, comme c’est souvent le cas des professionnels du ministère de la Culture, l’explosion d’une demande qui paraît sans limite, il vaut mieux prendre pour objet d’étude ce régime patrimonial, à travers la force des attachements locaux et des investissements émotionnels qu’il suscite. Comme le pressentait Aloïs Riegl, ceux-ci démocratisent le sentiment du passé avec une panoplie d’expressions communes qui, le plus souvent, prennent au dépourvu les experts de la gestion institutionnelle et administrative des héritages nationaux.

2Comme au temps de l’injonction monumentale liée à l’apprentissage du passé national, l’émotion patrimoniale peut être animée par le haut puisque la nation demeure, dans la plupart des pays, le fondement politique et la source de toute mise en valeur culturelle. Le montrent, au tournant du xxe siècle, les deux affaires de disparition présentées par Frédéric Maguet, la vente aux enchères en 1899 de L’Angélus de Millet et le vol de La Joconde en 1911 (p. 101-118), lesquelles imposent le deuil et une pédagogie de la fierté nationale. De même, l’Exposition d’œuvres d’art mutilées inaugurée en novembre 1916 au Petit Palais à Paris, dont Kristina Kott retrace l’histoire, a été voulue et soutenue par des personnalités du monde politique et artistique, tandis que sociétés savantes et conservateurs de musées régionaux se sont associés pour choisir les œuvres à exposer parmi toutes celles photographiées dans la zone des opérations de guerre. Leur mise en scène est saisissante : éléments de décor d’édifices religieux ou séculiers, fragments de statues « martyrisées » deviennent autant d’objets-reliques investis d’une valeur de survivance. Ainsi, exposer le grand crucifix de Revigny, dont il ne reste qu’un bout de bras suspendu dans le vide, un fragment de la main droite et des restes de pieds, sacralise la mort pour la patrie en suggérant sa similitude avec la Passion du Christ (p. 136-137). Quant à l’affaire du tombeau de Samuel de Champlain, le fondateur du Québec, dont Sylvie Sagnes suit les résurgences depuis le milieu du xixe siècle, elle montre bien la « relation charnelle » que l’âge monumental a instaurée pour faire faire à chacun l’expérience d’une instance moderne de transcendance, la patrie. Opposant deux âges de l’archéologie québécoise et du discours historique, cette relation fait place aujourd’hui à une prolifération de héros obscurs qui affecte à son tour le personnage de Champlain sans mettre un terme à la quête de l’introuvable tombeau (p. 147-172).

3Mais la majeure partie des études porte sur les formes singulières prises en France, à partir des années 1960, par une conversion collective des formes d’attachement au passé. Celle-ci est tout d’abord encouragée par l’État, comme en témoigne la quête d’un « patrimoine de proximité » – catégorie apparue dans les années 1990 – que nous décrit Irina Chunikina à travers l’ethnographie des activités parisiennes très consensuelles des animateurs de la Fondation du patrimoine, organisme privé reconnu d’utilité publique : pour les guides bénévoles comme pour les visiteurs, l’histoire personnelle fait le lien avec le lieu visité et commenté (p. 175-193). Mais, le plus souvent, les émotions patrimoniales se déclinent sous la forme de polémiques, de controverses, d’« affaires » dont l’essai de Fabre ordonne en cinq phases les cadres structurants, tout au long de la chaîne patrimoniale : « désigner, classifier, conserver, restaurer, publiciser » (p. 50).

  • 3 Françoise Clavairolle, La Borie sauvée des eaux. Ethnologie d’une émotion patrimoniale. Paris, Lahi (...)

4Explorer les disputes et les passions qui adviennent à l’un ou l’autre de ces moments permet, alors, de mettre au jour les effets pragmatiques de logiques symboliques qui débordent la question patrimoniale. Loin de se réduire à une dimension psychophysiologique, les émotions peuvent retrouver leur sens d’Ancien Régime sous la forme de mouvements populaires de contestation de décisions administratives, comme dans le cas du projet de construction d’un barrage menaçant une vallée cévenole ou celui de la transformation en « archéoscope » du site mégalithique de Carnac. Elles peuvent conduire, explique François Gasnault à partir de l’affaire du « fichier juif » qui a marqué l’actualité des années 1990, à remodeler la représentation collective des archives comme objet d’appropriation populaire plus que de savoir. En l’occurrence, dans un contexte de « crise de la gouvernance mémorielle », la résolution de l’affaire est passée par une sacralisation du « fichier », soustrait à l’État laïc (p. 237-257). En revanche, dans le cas de la mobilisation cévenole, comme le montre l’étude de Françoise Clavairolle dont on pourra lire ailleurs une version plus détaillée3, l’unanimité initiale qui a réanimé l’imaginaire historique de la lutte des camisards ne résiste pas face à ce que les protestants de confession considèrent comme une forme abusive de « sacralisation » (p. 313-334). Et l’on ne saurait, explique Claudie Voisenat, comprendre le « cataclysme » qui a menacé les intellectuels, usagers de la Bibliothèque nationale, lors du déplacement de ses collections dans la nouvelle bibliothèque François-Mitterrand, sur le site de Tolbiac, sans prendre en compte le rapport consubstantiel au livre qui caractérise l’être intime et social de tout grand lecteur-auteur (p. 213-236).

  • 4 Jean-Louis Tornatore et Noël Barbe (dir.), Les Formats d’une cause patrimoniale. Émotions et action (...)

5Sous le titre « Catastrophe, déploration, action », la quatrième partie de l’ouvrage considère deux mobilisations en réponse à des catastrophes « naturelles » – l’inondation de Florence en 1966, l’incendie du château de Lunéville en 2003 – conduisant à expliciter la dimension morale qui qualifie la pertinence de ce registre d’action. Le sauvetage des collections imprimées et des fonds manuscrits de la Bibliothèque nationale de Florence par des « anges de la boue » venus de divers pays, aussi bien que de toute l’Italie, a relevé du sentiment éprouvé par quelque 17 000 jeunes de sauver un patrimoine universel cristallisé, de manière privilégiée, dans le livre. La mémoire de la catastrophe, affirme Anna Iuso, est celle d’une génération dont la mobilisation a donné lieu à de multiples célébrations – dont l’analyse reste à faire – pour son quarantième anniversaire (p. 261-281). Ce lien entre émotion et mobilisation ne saurait être réduit ni à une succession temporelle ni à une simple relation de causalité avertissent, d’emblée, Anthony Pecqueux et Jean-Louis Tornatore qui reviennent, dans ce volume, sur une enquête collective conduite entre 2004 et 20074. Appréhension esthétique et historienne d’une part, appropriation biographique de l’autre se sont, durant des années, cumulées pour faire du château de Lunéville à la fois un monument « historique » et un « patrimoine proche ». Au lendemain de l’incendie, la mobilisation pour une restauration qui accentue la requalification patrimoniale du site met donc en concurrence plusieurs définitions du château. Régimes affectif et cognitif de l’engagement entrent ainsi en étroite interaction pour concilier des usages familiers du monument – le château et son parc où l’on fête des événements familiaux et où se déploie une sociabilité de l’entre-soi – avec l’action publique de redéfinition de sa valeur culturelle : le « château des lumières » (p. 283-308).

6Quelle est, alors, la pertinence de ces « émotions patrimoniales » comme catégorie analytique pour éclairer des formes de mobilisation aussi diverses ? Plusieurs études affrontent plus précisément cette question, soit pour interroger leur autonomie par rapport au politique, soit pour en préciser le registre d’action spécifique. Tandis que Michael Herzfeld contraste trois pays où il a, successivement, travaillé (la Grèce, l’Italie et la Thaïlande) pour mettre en évidence la fonction ambivalente de la passion patrimoniale par rapport au pouvoir d’État, Berardino Palumbo fait retour sur la pluralité des dynamiques sociopolitiques que déclenche la restauration du baroque sicilien dans une micro-région, le Val de Noto, menacée par les prospections pétrolières (p. 357-376). À la typologie des émotions patrimoniales – et de leur mise à distance professionnelle – proposée par Nathalie Heinich (p. 195-210) répond celle des nostalgies construite par David Berliner à travers le cas de Luang Prabang, ancienne capitale royale et religieuse du Laos. Elle introduit une différenciation fine au sein de ce « regret mélancolique » naguère identifié par Herzfeld : nul doute que celle-ci puisse être opératoire pour bien des sites soumis aux effets de l’« unescoïsation » (p. 393-409).

  • 5 Voir, de ce point de vue, Alban Bensa et Daniel Fabre (dir.), Une histoire à soi. Figurations du pa (...)

7Les formes collectives d’attachement au passé ne peuvent donc être saisies à travers les seules catégories de l’action publique et leur compréhension exige la mise en perspective historique de pratiques qui articulent tous les niveaux du social. À l’« âge patrimonial », il ne s’agit plus de rendre présent le « corps » national, dans son unité et sa continuité, mais de susciter un « transport », au double sens du terme, grâce à une pédagogie largement prise en charge par les médias, les mouvements associatifs, les initiatives locales. Mais la réflexion conduite par Fabre, à partir de formes de « séditions patrimoniales » qui viennent compléter celles détaillées par quelques auteurs, tend à assimiler à ce que l’on appelait naguère l’« histoire d’en bas » les modalités les moins encadrées de mobilisation pour sauvegarder un « monde social incorporé5 » (p. 79). Les diverses catégories de disputes qui accompagnent chaque séquence de cette valorisation culturelle ne sont pas des accidents, mais les formes les plus communes d’interaction entre les communautés et leurs attentes nourries par d’imprévisibles formes de familiarité, la revendication du droit pour chacun de disposer d’un « passé objectivé et localisé, hérité ou choisi » (p. 78), et la multiplicité des experts et des techniciens. Reste la question de l’universalité de la notion même de valeur patrimoniale dont la dimension d’instrument de domination occidentale en contexte postcolonial est, plutôt, à l’horizon d’études conduites de manière autonome, mais invitées à dialoguer avec la proposition à l’origine de ce volume : elle appelle, à coup sûr, de nouvelles enquêtes.

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Notes

1 Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture, rattaché à l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC, UMR877EHESS/CNRS).

2 Livraisons d’histoire de l’architecture 17, 2009.

3 Françoise Clavairolle, La Borie sauvée des eaux. Ethnologie d’une émotion patrimoniale. Paris, Lahic-ministère de la Culture et de la Communication (« Les carnets du Lahic » 7), 2011 ; http://www.iiac.cnrs.fr/lahic/article911.html.

4 Jean-Louis Tornatore et Noël Barbe (dir.), Les Formats d’une cause patrimoniale. Émotions et actions autour du château de Lunéville. Paris, Lahic-ministère de la Culture et de la Communication (« Les carnets du Lahic » 6), 2011 ; http://www.iiac.cnrs.fr/lahic/article874.html.

5 Voir, de ce point de vue, Alban Bensa et Daniel Fabre (dir.), Une histoire à soi. Figurations du passé et localités. Paris, ministère de la Culture et de la Communication-Éditions de la Maison des sciences de l’homme (« Ethnologie de la France »), 1998.

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Pour citer cet article

Référence papier

Giordana Charuty, « Daniel Fabre, Émotions patrimoniales, sous la direction de Daniel Fabre, textes réunis par Annick Arnaud »Gradhiva, 21 | 2015, 250-251.

Référence électronique

Giordana Charuty, « Daniel Fabre, Émotions patrimoniales, sous la direction de Daniel Fabre, textes réunis par Annick Arnaud »Gradhiva [En ligne], 21 | 2015, mis en ligne le 01 février 2015, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/gradhiva/3002 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/gradhiva.3002

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Auteur

Giordana Charuty

giordana.charuty@laposte.net

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