- 1 Entre 2011 et 2012, l’émission était présentée d’abord par Camila Raznovich, ensuite par Luisa Rani (...)
1Dans le cadre d’une réflexion sur la manière dont les normes de genre participent de l’exercice de la parentalité, le présent article s’intéresse à l’émission Amore criminale, créée par Matilde d’Errico et Maurizio Iannelli, présentée par Barbara De Rossi1 et diffusée en Italie sur la troisième chaîne nationale (Rai Tre). Après une longue période de diffusion en deuxième partie de soirée, Amore criminale est diffusée en prime time depuis 2014.
2Intégrée dans l’offre éducative du service public audiovisuel italien, cette émission, dont chaque épisode dure environ deux heures, vise à sensibiliser les téléspectateurs contre la violence à l’égard des femmes, et ce à travers la reconstruction fictionnelle de cas de meurtres généralement perpétrés par des hommes contre leurs compagnes ou ex compagnes. La vocation de sensibilisation de l’émission est également réalisée à travers la collaboration avec des centres antiviolences ainsi qu’avec les forces de l’ordre, et grâce à l’intervention de professionnels tels que psychologues, criminologues et avocats échangeant, à la fin de chaque épisode, avec la présentatrice au sujet du fait divers proposé ou commentant le déroulement des événements tout au long de l’émission.
3En termes d’approche et de corpus, il s’agira de proposer une analyse sémio-pragmatique (Odin, 2011) de l’émission Amore criminale et, plus particulièrement, des saisons allant de 2011 à 2016, pour un total de 58 épisodes (chaque saison incluant entre huit et douze épisodes). Nous avons sélectionné 33 épisodes qui reconstruisent des cas de féminicide où les victimes sont des mères de famille (ce genre de cas est prépondérant au fil des saisons), afin d’observer comment un modèle, dominant et archaïque, de maternité « à l’italienne » est progressivement déconstruit au sein de l’émission.
4Dans cette perspective, nous observerons comment le discours sur les violences conjugales produit par Amore criminale dénonce implicitement les inégalités de genre existantes dans l’exercice de la parentalité, qui se sont consolidées, au fil du temps, dans la juridiction et les mœurs du pays.
5En effet, comme le rappelle Marco Cavina, auteur d’une histoire de la violence conjugale en Italie, les hommes jouissaient, depuis le Moyen Âge, de droits et d’un traitement différenciés par rapport aux femmes, dont les résonances sur le plan social sont encore difficiles à éradiquer dans la société contemporaine, malgré leur abolition (parfois tardive) sur le plan juridique.
6À titre d’exemples, nous pouvons rappeler la distinction, établie par le code pénal de 1930 et abolie en 1968 (arrêts n° 126 et 127), entre l’infidélité conjugale des femmes, nommée « adultère » et ayant pour conséquence la réclusion en prison (arrêt n° 559), et celle des hommes, désignée avec le mot « concubinage » (arrêt n° 560) car punie uniquement lorsque le mari s’engageait dans une relation stable avec sa maîtresse. Une autre disposition du code pénal (arrêt n° 587), abolie seulement en 1981 (arrêt n° 442), réduisait la peine du mari qui tuait sa femme surprise en flagrant délit d’adultère : la circonstance atténuante de l’uxoricide était représentée par la tentative, considérée légitime pour l’homme, de « sauver l’honneur ». Enfin, comme Marco Cavina le précise, le père de famille était le détenteur de sa femme et de ses enfants et pouvait exercer contre ces derniers une violence dite correctionnelle, c’est-à-dire vouée à corriger les conduites qu’il estimait non appropriées. Cette violence légitime était soutenue sur le plan juridique, mais aussi théologique et social : ainsi, l’abus d’alcool était une circonstance atténuante en cas de lésions contre la femme (Cavina, 2014 : 136) ; le viol conjugal était toléré en tant qu’expression extrême du ius in corpus (le « droit sur le corps »), qui était exercé uniquement par les hommes et dont le mariage permettait de jouir (Cavina, 2014 : 44) ; ou, encore, l’Église justifiait la violence à l’égard des femmes lorsque celles-ci négligeaient les tâches ménagères ou l’éducation des enfants (Cavina, 2014 : 19).
7Comme nous pouvons l’observer, pendant longtemps, certaines conduites des pères n’ont pas été soumises à la juridiction italienne, tandis que leurs équivalents féminins étaient âprement sanctionnés et n’ont été dépénalisés que tardivement. Ainsi, la longue histoire de l’impunité juridique et morale des pères a contribué à cristalliser une norme, sociale et culturelle, de la paternité, mais aussi de la masculinité « à l’italienne », fédérées, entre autres, autour de l’exercice de l’autorité (la famille italienne ayant été pendant longtemps une institution à forte dominante patriarcale) et d’une violence légitime. Or, bien que ce modèle de mari et de père soit désormais dépassé et reconnu comme déviant, son héritage pèse encore aujourd’hui, notamment dans le sud et les îles, caractérisés à la fois par une plus grande fragilité économique et par la persistance de rapports de dépendance entre femme et mari (Palomba et Quattrociocchi, 1996 : 363).
8Dans ce contexte, la reconnaissance juridique du féminicide, sur laquelle nous reviendrons, les débats publics ainsi que les nombreuses campagnes de prévention autour de cette typologie de crime ont permis de souligner l’existence de comportements déviants de la part des maris et pères, dont les conséquences néfastes dépendraient aussi de la capacité des femmes à savoir les reconnaître et les dénoncer.
9Nous arrivons ainsi au modèle de maternité remis en cause par l’émission et, plus généralement, par le débat public, car, si d’une part, une norme de la paternité, basée sur l’exercice de l’autorité et de la violence, a pu se construire, une norme de la maternité s’est parallèlement dessinée, fondée sur l’exercice de la patience et de la résignation (Cavina 2014 : 9-10). Comme nous le verrons dans le paragraphe suivant, ces qualités se sont renforcées au fil du temps, jusqu’à fabriquer une image normative, voire idéalisée, de la maternité.
- 2 Nous empruntons cette dénomination au titre du célèbre film des frères Taviani, réalisé en 1977.
10L’objet de notre analyse portera sur la manière dont l’émission Amore criminale tente de remettre en question cette image car, si, d’une part, elle stigmatise une paternité déviante identifiable avec la figure du « Père Patron »2, homme rustre et violent, d’autre part, elle semble procéder à la démystification d’un modèle dominant de maternité très diffus en Italie, cristallisé, selon nous, dans une véritable construction mythique au sens de Roland Barthes, pour qui le mythe « transforme l’histoire en nature » (Barthes 1957 : 239).
- 3 Notre dénomination ne se réfère pas à la célèbre pièce écrite en 1939 par Bertolt Brecht, Mère Cour (...)
11En effet, l’imaginaire de la maternité italienne, véhiculé par les médias, les arts et les discours politiques, naturalise et fige les normes relatives à la bonne conduite d’une femme envers son mari et ses enfants, en puisant dans un modèle de maternité historiquement situé qui finit par apparaître comme étant naturel au sein de la société. Pour cela, nous introduisons le mythe de la « Mère-Courage »3, en reprenant une expression qui est souvent mobilisée par la présentatrice de l’émission et désignant une mère dévouée et vouée au sacrifice ultime pour le bien-être de ses enfants.
12En nous intéressant à l’émission Amore criminale, nous souhaitons analyser la manière dont un objet médiatique participe de la déconstruction idéologique d’un modèle de maternité qui, étant historiquement fondé sur un idéal de résignation, finit par concevoir les violences conjugales comme acceptables.
13Ainsi, dans notre argumentaire, nous nous attarderons sur la manière dont ce mythe de la « Mère courage » s’est développé en Italie, en nous appuyant sur les principaux travaux d’histoire, de sociologie et d’anthropologie ayant abordé le sujet, pour ensuite aller vérifier et analyser la démystification qui en est faite à travers l’émission Amore criminale. Les différents niveaux (discursif, énonciatif, affectif) constituant l’« espace de communication » (Odin 2011 : 39) de chaque épisode ainsi que leur agencement seront alors étudiés : la reconstruction fictionnelle du cas de féminicide, les témoignages des proches de la victime, les interventions de professionnels (avocat, criminologue, psychologue, etc.), la parole et le statut de la présentatrice (qui a été, elle aussi, victime de harcèlement de la part de son ex-compagnon).
14Nous nous demandons si, et comment, l’émission remet en cause l’existence d’un mythe de la maternité au sein de la société italienne qui serait le résultat, en réalité, d’une idéologie patriarcale et machiste, contribuant à inscrire les cas de féminicides traités non seulement dans les trajectoires singulières des individus concernés mais dans un contexte, social et culturel, plus large. Amore criminale tenterait également de promouvoir une « nouvelle maternité » italienne, qui serait enfin dépouillée de sa dimension sacrificielle et subalterne, pour être indépendante et épanouie, même en dehors d’un cadre conjugal, certes établi, mais nocif.
15Dans son ouvrage La mamma, l’historienne Marina D’Amelia nous apprend que la résistance dans la culture italienne du stéréotype d’une relation exclusive entre les hommes et leur mère a déterminé, au début des années cinquante, l’apparition d’un néologisme censé l’identifier de manière claire : le « mammisme ». Introduit en 1952 par l’écrivain Corrado Alvaro, le mot fait l’objet d’un court essai homonyme dans lequel l’auteur retranscrit son expérience d’observation participante menée à la Place Saint-Pierre à Rome, où il étudie le comportement des garçons qui s’y réunissent. Vaillants, rusés et violents, ces jeunes s’affrontent sur la place et exhibent leurs corps lors de leurs combats. Corrado Alvaro identifie dans cette exhibition masculine de la puissance physique les signes du « mammisme » et indique les mères comme étant les coresponsables de l’établissement d’un système de valeurs connotant péjorativement les hommes italiens, éduqués par celles-ci à être les protagonistes incontestables de la vie familiale, politique et sociale.
16L’intérêt de la proposition de Marina d’Amelia réside précisément dans le cadre historique dans lequel elle décide de situer la naissance du mythe de la mère italienne, à la fois servante et détentrice de ses enfants (Bravo 2001 : 78). En effet, elle précise que les premiers signes de la fabrication de ce mythe remontent au dix-huitième siècle, lorsqu’on commence à concevoir la mère comme l’un des piliers de l’éducation morale et culturelle des enfants. Cette vocation éducative de la maternité s’accentue pendant le Romantisme italien à travers les œuvres d’écrivains qui valorisent les affects privés et célèbrent l’importance de rétablir un lien avec la Nature. À travers cette association avec l’univers naturel, la figure de la mère finit donc par s’inscrire dans le champ du sentiment et de l’irrationalité, selon une image qui est destinée à revenir à plusieurs reprises au cours de l’histoire. Nous pensons notamment à l’essai qu’Ernst Bernhard, jungien de formation, publie en décembre 1961 dans la revue italienne Tempo presente, dont le titre, très éloquent, est : « Le complexe de la Grande Mère ». En s’appuyant sur son expérience décennale de psychologue en Italie, l’auteur dresse le mythe de la « Grande Mère Méditerranéenne », une mère primitive qui, en s’assujettissant aux besoins de ses enfants, parvient à les rendre progressivement dépendants d’elle (Bernhard, 1969). La mère italienne est, selon lui, une figure ambivalente : d’abord protectrice, elle finit par contrôler ses enfants sous prétexte qu’elle a accompli des sacrifices pour eux.
17L’idée de l’existence d’un mythe non seulement « italien », mais plus généralement « méditerranéen » de la maternité, se fonde sur les ressemblances culturelles qui caractérisent certains pays de l’Europe du sud, tels que l’Espagne, la Grèce, le Portugal et l’Italie.
18À cet égard, dix ans avant la parution de l’essai d’Ernst Bernhard, Uberto Pestalozza, pionnier des études religieuses en Italie, avait déjà insisté sur l’existence d’un archétype maternel commun au bassin de la Méditerranée, en précisant qu’avant l’installation de la civilisation hellénique, il existait une religiosité de type matriarcal et agraire (D’Amelia, 2011), ensuite transposée par les Grecs dans le mythe de Perséphone censé expliquer l’enchaînement cyclique des saisons et basé sur l’image d’une femme qui, grâce à sa présence, apporte la prospérité dans le monde.
19Les résonances entre un contexte culturel partagé – bien que, certes, non identique – et les structures de la parenté dans ces pays de la Méditerranée ne se bornent pas à la simple évocation de mythes fondateurs, mais elles ont fait l’objet de nombreux travaux de sociologie (Viazzo 2016 : 220).
20Le christianisme a certainement contribué à l’établissement de ce mythe maternel méditerranéen : la mère est spiritualisée, à l’image de la mère de Dieu, bien qu’elle soit aussi ambivalente, au même titre que l’Église, puisqu’elle détient le pouvoir de chérir et punir ses enfants. Ce lien entre la maternité et le domaine religieux devient particulièrement flagrant lors du Risorgimento romantique de la première moitié du dix-neuvième siècle, à savoir la période où les patriotes italiens se battent pour l’indépendance et l’unification du pays. Marina D’Amelia soutient que la nouvelle image de la mère se diffuse dans ce contexte particulier, où les idéaux nationalistes contribuent à l’affirmation du mythe du sacrifice maternel et à la constitution d’une véritable « hagiographie » des mères patriotiques. Or, malgré la célébration des valeurs sacrificielles de la maternité, l’unification du pays ne change en rien la subordination de la femme à l’autorité maritale ni son exclusion des droits politiques, cristallisées dans le code Pisanelli de 1865.
21De nombreux aspects de la vie culturelle et sociale italienne participent de l’établissement et de la diffusion de ce mythe de la « Mère-Courage » : dans Physiologie du plaisir, publié par Paolo Mantegazza en 1853 et devenu un véritable best-seller à l’époque, on lit que les femmes, bien que mortifiées ou humiliées par les hommes, peuvent trouver une sublimation dans la maternité.
22Une telle vision des mères est également cristallisée dans les manuels médicaux destinés aux femmes ou à l’école (à titre d’exemple, nous citerons le roman Cuore, véritable célébration de la « Mère-Courage », publié en 1886 par Edmondo De Amicis et intégré pendant des décennies aux programmes scolaires italiens). Quelques années plus tard, la politique du régime fasciste exacerbe la diffusion de ce mythe, en dédiant une journée, le 24 décembre 1933 (une date symbolique, mobilisant, encore une fois, une référence religieuse), à la célébration de la maternité et des valeurs qui lui sont rattachées : sens du devoir, responsabilité et sacrifice. À cela s’ajoute le fait qu’au-delà de l’adoration pour Mussolini, les Italiens vouent un véritable culte à la mère du dictateur, Rosa Maltoni, considérée comme la mère mythique d’un héros.
23À partir de l’après-guerre, lors de la phase de modernisation de la société italienne, l’image de la mère évolue assez lentement et les liens familiaux demeurent calqués sur d’anciens modèles, car « près de la moitié des couples mariés [commencent] leur vie conjugale en cohabitant avec les parents de l’un des époux, en général du mari » (Viazzo, 2016 : 223). Ainsi, sans vouloir négliger les transformations sociétales et l’apport des mouvements féministes italiens ayant contribué à l’affaiblissement du mythe de la « Mère-Courage », un noyau dur persiste encore au sein de la société italienne et ce, en raison aussi de la mobilisation qui en a été faite à l’échelle nationale par la culture italienne, dans le cinéma néoréaliste, au théâtre, dans la chanson et dans la poésie (Bravo, 2001 : 78), dans le cinéma comique (Coppini, 1985 : 55) ou, encore, à la télévision (Buonanno et Bechelloni, 2002 : 263). À cet égard, les productions culturelles mobilisant le mythe de la « Mère-Courage » représentent le plus souvent des contextes familiaux de l’Italie du Sud, où celui-ci est encore très fortement ancré. La correspondance entre la « Grande Mère Méditerranéenne » et la mère du Sud, de préférence issue d’un milieu paysan, est certainement motivée par une donnée réelle, à savoir le fait que l’autorité paternelle au Sud du pays est plus puissante qu’ailleurs, ce qui alimente ultérieurement la condition subalterne de la mère.
24Une telle subalternité (sociale, politique et culturelle) a participé au développement du mythe de la « Mère-Courage », à la fois servante et reine du foyer, épouse malheureuse et mère heureuse. Cette ambivalence du mythe (condensée dans le binôme servante/reine) serait, selon nous, le résultat d’une tentative de riposte des femmes à une condition sociale et économique de dominée, obtenu à travers la mise en place d’une agency (Butler 2006 : 15), c’est-à-dire d’une capacité d’agir en renversant les normes du foyer et en produisant un retournement subversif, bien que provisoire, du rapport dominant-dominé.
25Pour le dire avec les mots de Catherine Achin et Délphine Naudier, ayant mené des entretiens biographiques avec des femmes militantes « ordinaires » (Achin et Naudier, 2013 : 111), « on saisit ainsi derrière les micro-résistances quotidiennes, les soupapes, les stratégies d’accommodement et la préservation d’un espace à soi, différentes pratiques rendant la relation de domination masculine supportable et contribuant dans le même temps à sa reproduction. Mais ces pratiques d’endiguement ne doivent pas uniquement se lire comme le consentement participatif des dominées au rapport de pouvoir. Ces ‘petits arrangements’ se caractérisent en effet avant tout par leur ambiguïté. Ils s’inscrivent aussi dans un filage d’actes de contournement, de mises en question, qui introduisent une faille dans la domination et sont susceptibles, dans certains cas et à certaines conditions, de former le creuset de dispositions à l’agency à venir » (Achin et Naudier, 2013 : 116).
26Cette dimension ambivalente de la relation conjugale violente est restituée par l’émission Amore criminale comme un élément permettant à la fois de mieux saisir le rôle de la victime et d’interroger activement, voire remettre en question, un modèle dominant et archaïque de maternité.
27Malgré les transformations qui, depuis l’après-guerre, ont affecté le tissu social italien, « comme la diminution des mariages et la baisse de la natalité, l’augmentation des cohabitations, des divorces et des familles recomposées » (Papa et Favole, 2016 : 199), il existe une structure familiale « à l’italienne » dont « le facteur‑clé […] est la force des liens familiaux, mais aussi les conflictualités qui les animent et qui concernent les inégalités au sein de la famille, dans les rapports entre les genres et les générations, que la crise récente a accentué » (Papa et Favole, 2016 : 200).
28Ces inégalités au sein des familles, qui s’exercent souvent au détriment des femmes, sont causées en partie par certaines politiques publiques. À titre d’exemple, avant la réforme de 2012, l’âge anticipé de la retraite pour les femmes avait été établi dans le but de permettre à celles-ci de mieux se consacrer, une fois abandonnée la vie professionnelle à l’extérieur, au travail dans leur propre foyer ou dans celui de leurs enfants (Papa et Favole, 2016 : 201-202).
- 4 Rapport ISTAT relatif à l’année 2012 et publié le 5 juillet 2012, « Utilisation du temps et rôles d (...)
29Autrement dit, le temps libre de la femme, après la retraite, semble nécessairement occupé par les tâches domestiques, auxquelles s’ajoutent de nouvelles activités (soigner un parent malade ou s’occuper des petits-enfants, par exemple). L’obligation permanente des femmes italiennes au sein du foyer est motivée également par l’absence d’une véritable politique d’intervention de la part de l’État envers les personnes en difficulté économique, ainsi que par l’absence d’initiatives directement vouées à une répartition égalitaire en termes de genre des tâches domestiques, puisque la division entre homme et femme au sein des foyers italiens demeure assez déséquilibrée selon le rapport4 de l’ISTAT (Institut national italien de statistique) de l’année 2012, qui indique que, si les femmes y consacrent jusqu’à 51 heures par semaine, les hommes ne dépassent jamais les 20 heures par semaine.
30La « spécificité italienne », à savoir la présence de structures familiales caractérisées par des liens très forts, n’est pas seulement le résultat d’un héritage culturel et social ancien, mais elle est aussi due à l’incapacité de l’État à offrir assistance aux groupes qui en ont besoin : cela oblige les familles à se souder afin de se soutenir financièrement. Dans ces cas, certaines chercheuses ont parlé de familialisme contraint (Saraceno, 2002) ou de familialisme forcé (Gambardella et Morlicchio, 2005), notamment en relation à l’Italie du Sud.
31Pour récapituler, malgré la reconnaissance de la part de l’État du double travail des femmes, à l’intérieur et à l’extérieur du foyer, aucune politique publique ne vient rectifier le statu quo de leur subalternité dans la vie familiale et les inégalités deviennent encore plus flagrantes au sein de familles en difficulté économique, notamment depuis la crise de 2008 : en cas de séparation ou divorce, par exemple, les individus n’étant pas matériellement indépendants sont obligés de rentrer dans leur famille d’origine, en cohabitant à nouveau avec leurs parents.
32Au vu de cette situation, les études italiennes de victimologie relatives aux violences domestiques n’hésitent pas à considérer ces formes spécifiques de parentalité ainsi que les conditions économiques précaires des foyers comme des facteurs pouvant déterminer, dans certains cas, l’incapacité des victimes à s’affranchir d’une situation de danger.
33La victimologie se constitue comme un champ complémentaire de la criminologie (Mendelsohn, 1947), puisque l’étude de la personnalité de la victime ainsi que de son statut social et culturel favorise la compréhension de celle de l’agresseur (von Hentig, 1948 ; Wertham, 1949). Selon Bruno C. Gargiullo et Rosaria Damiani, l’exposition d’une victime à son agresseur dépendrait de plusieurs facteurs (la causalité ; la profession exercée ; un comportement imprudent et/ou provocateur ; un contexte d’origine défavorisé : abus en famille, subculture de délinquance), dont certains sont liés aux caractéristiques propres à la victime, tels que l’âge, le genre, la situation familiale, les traits de personnalité, les éventuelles psychopathologies (Gargiullo et Damiani, 2010 : 81-93).
34Notre intérêt pour l’analyse de l’agencement du récit médiatique de l’émission Amore criminale dérive, d’une part, de ce que nous considérons comme la vulgarisation médiatique d’une réflexion à la fois d’ordre criminologique et victimologique, puisque l’émission essaie de tracer le profil social, psychologique et culturel des tueurs et des victimes (dans notre cas, des mères italiennes). D’autre part, il est motivé par la tentative de l’émission d’identifier et dénoncer une idéologie machiste ayant bâti et préservé au fil du temps un modèle précis de maternité, cristallisé dans le mythe de la « Mère-Courage ».
35De manière générale, tout au long des dix dernières années, les médias italiens ont fait preuve d’une attention croissante pour les cas de violences domestiques et cette tendance a suivi parallèlement les changements qui sont intervenus dans le système juridique du pays avec l’introduction de plusieurs lois. Tout d’abord, la loi n° 154/2001 contre les violences dans les relations familiales qui prévoit, entre autres, l’éloignement du foyer du sujet violent, l’interdiction de s’approcher des lieux généralement fréquentés par la victime ainsi que le paiement d’une pension alimentaire pour le conjoint et les enfants. Ensuite, la loi n° 38/2009, généralement connue comme « Loi contre le stalking », introduit le délit de harcèlement et permet de poursuivre en justice les sujets ayant un comportement obsessionnel envers leurs victimes se manifestant, par exemple, par l’envoi réitéré de messages, par des appels téléphoniques fréquents et injustifiés, par des traques ou, encore, par des tentatives d’approche. Enfin, la loi n° 119/2013 prend en compte les dispositions de la Convention d’Istanbul du 11 mai 2011 sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et vise à prévenir et à punir le féminicide, en soulignant comment ces actes violents représentent une violation des droits humains et une discrimination envers les femmes.
36Les médias italiens ont contribué à la diffusion de ces dispositions juridiques ainsi que du mot féminicide, dont la genèse doit être cherchée dans le travail mené en 1976 par Diana Russell et Nicole Van de Ven, qui l’ont employé pour identifier le meurtre sexiste d’une fille ou d’une femme par la main d’un homme (Radford et Russell, 1992). En déclinant au féminin le mot « homicide », les chercheuses mettaient l’accent sur les cas d’assassinat où l’on meurt parce qu’on est une femme. Le « femicide » indiquait alors l’existence de meurtres sexistes, au même titre que les meurtres racistes. Ce néologisme est repris dans les années 1990, au Mexique, par l’anthropologue Marcela Lagarde qui introduit le mot « feminicidio » afin de créer une catégorie censée désigner toute forme de violence, dont le meurtre, que les femmes subissent (Lagarde, 2011). Comme Silvia Nugara le précise, en Italie, deux variantes de ce mot existent, « femminicidio » et « femmicidio », selon que l’on fasse référence au contexte américain ou mexicain (Nugara, 2014 : 60). De manière générale, le terme s’est propagé en Italie notamment grâce aux travaux de la juriste Barbara Spinelli et a été « employé d’abord comme un moyen politique pour insister sur l’aspect brutal du sexisme berlusconien, tout en déjouant aussi le stéréotype de la famille traditionnelle comme havre de paix, qui était un axe majeur de la rhétorique moraliste dominante » (Nugara, 2014 : 63).
37Le débat médiatique sur le féminicide a constitué l’occasion d’une réflexion sur la famille italienne contemporaine, sur la remise en question des modèles familiaux traditionnels et, plus particulièrement, sur la maternité. La presse et la télévision se sont ainsi chargées de vulgariser certaines théories relatives aux violences domestiques, comme le « syndrome de la femme battue », élaboré par la psychologue Leonor Walker en 1979 et « assimilé au syndrome de stress post-traumatique décrit dans la littérature psychologique et psychiatrique comme le résultat d’une exposition répétée à des traumatismes » (Manseur, 2004 : 107).
38Dans ce contexte social, juridique et culturel, l’intérêt de l’émission Amore criminale réside dans la prise en compte et la tentative de déconstruction de deux modèles de parentalités : d’une part, les pères, qui battent, humilient et, souvent, tuent leurs conjointes et, d’autre part, les mères qui ne parviennent pas à s’affranchir de leur image « mythique » et sont prises au piège entre une norme de la maternité, fondée sur la résignation, et les violences, verbales, psychologiques et physiques, qu’elles subissent.
39L’étude d’Amore criminale a fait émerger l’effort accompli par les auteurs de l’émission pour sensibiliser le public au sujet de certaines dynamiques relationnelles régissant les foyers italiens et pouvant conduire à des cas de violences domestiques et de féminicide. Cependant, l’émission ne parvient pas toujours à s’affranchir de certains stéréotypes de genre, profondément ancrés dans le tissu social et culturel italien ; ainsi, des contradictions peuvent être repérées dans son récit.
40Chaque épisode répond à une organisation précise qui nous a permis de déterminer assez facilement son « espace de communication » (Odin, 2011 : 39) sous-jacent et d’identifier les relations discursives, énonciatives et affectives qui l’animent. À travers l’approche sémio-pragmatique, il a été possible de souligner les caractéristiques principales du récit et de faire émerger des questions d’ordre politique et moral.
41Dès le titre et le générique de début, nous pouvons identifier quelques pistes de réflexion. Le choix de nommer l’émission « Amore criminale » est problématique, car il s’inscrit dans l’emploi – fortement critiqué – dans les moyens d’information « d’euphémismes ou d’expressions qui semblent justifier les violences envers les femmes (homicides passionnels, actes de folie passagère, jalousie, excès d’amour…) » (Nugara, 2014 : 64). La présence du mot « amour » semble en effet nuancer, voire minimiser la gravité des cas de meurtres abordés, en les plaçant sous le signe du sentimentalisme et de l’irrationalité qui, comme nous l’avons vu, caractérisent la figure de la « Mère-Courage », que l’émission elle-même tente de démystifier. Le titre ainsi que le générique annoncent alors l’un des problèmes majeurs de l’émission, à savoir le risque d’une sentimentalisation des crimes domestiques, accentué par la présence de docu-fictions où des acteurs interprètent les protagonistes du fait divers. En effet, la lecture fictionnalisante (Odin, 2011 : 58-60) des cas de meurtres pose quelques questions d’ordre moral, car l’histoire racontée est « enrobée » et, en quelque sorte, « romantisée » par la fiction : on se demande alors si le but éducatif de l’émission ne serait pas entravé par les dispositifs propres à la fiction qui, certes, tentent de produire une réaction empathique chez les téléspectateurs, mais qui, en même temps, transforment inexorablement le fait divers, en le mettant à distance.
42Or, il nous semble que la manière dont la reconstruction fictionnelle est agencée au sein de l’épisode éloigne finalement ce risque : couplée aux témoignages des proches de la victime et aux documents d’archives (les images issues du journal télévisé, par exemple), elle ne remplace pas le fait divers, plutôt elle le raconte autrement. De plus, il est essentiel de rappeler que le public est capable de prendre position par rapport aux choix de production et au caractère partiellement fictionnel de l’émission. À titre d’exemple, nous évoquerons la polémique suscitée par le choix de Daria Bignardi, directrice de la chaîne Rai 3, de remplacer, pour l’édition 2016/2017, l’ancienne animatrice de l’émission, Barbara De Rossi, par Asia Argento. Les téléspectateurs fédérés autour de la page Facebook d’Amore criminale ont âprement critiqué cette décision en soutenant que la nouvelle présentatrice décrédibiliserait l’émission en raison de sa participation dans le passé, en tant qu’actrice, à des films d’épouvante ; autrement dit, ils ont jugé que l’imaginaire cinématographique véhiculé par Asia Argento serait déplacé dans le cadre de cette émission, où pourtant la fiction est bien présente.
43Dans cette perspective, nous pouvons même avancer que l’ambivalence du récit, parfois « romantisé », des meurtres ne correspond pas nécessairement à la tentative de l’émission de « séduire » le public, mais qu’elle répond plutôt à un souci de réalisme, car elle renverrait à l’ambigüité des relations sentimentales racontées, où la violence subie est souvent conçue comme une preuve d’amour par l’agresseur aussi bien que par la victime. Les contradictions propres à la figure « mythique » de la « Mère Courage », présentées auparavant, seraient alors exposées par l’émission afin de mieux les dénoncer. Cette piste interprétative nous permet de mieux saisir le décalage significatif entre la chanson du générique et les images sombres qui l’accompagnent : il s’agit de l’adaptation en musique par Peer Raben des vers d’un poème d’Oscar Wilde, The Ballad of Reading Gaol (La Ballade de la Geôle de Reading), chantée par Jeanne Moreau dans le film Querelle (1982) de Rainer Werner Fassbinder. Le ton nonchalant, bohème et presque gai de la voix et de l’accompagnement musical s’oppose aux paroles qui disent, entre autres : « Et tout homme pourtant tue la chose qu’il aime [phrase répétée six fois], Certains aiment trop peu, et certains trop longtemps, Certains achètent, d’autres vendent ; Et certains font la chose en versant mille pleurs, Certains la font sans un soupir : Car si tout homme, oui, tue la chose qu’il aime, Ce n’est pas tout homme qui meurt » (Wilde, 2005 [1896] : 12).
Image 1. Trois photogrammes issus du générique de l’émission Amore criminale, épisode du 03/09/2016
Lien : http://www.rai.tv/dl/RaiTV/programmi/media/ContentItem-071af978-742c-40eb-aa39-9831eb71fea2.html#p, [consulté le 09/09/2016].
44Ceci dit, la chanson est tout de même scandée par un bruitage particulier, composé de baisers, cris de femmes, tonnerres et bruits « métalliques » de couteaux. Du point de vue graphique, le générique est caractérisé par les dominantes chromatiques du rouge (symbolisant le sang, la passion, l’amour), du noir (renvoyant à la mort et à la souffrance) et du blanc. Les dessins montrent les différentes étapes de la dégradation de la vie d’un couple : au dessin des amoureux, englobés dans un cœur, s’ensuivent ceux qui affichent la métamorphose de l’homme en créature monstrueuse et presque diabolique (avec les yeux enflammés) qui finit par tuer sa compagne.
45Le recours aux dessins stylisés, enjolivés de cœurs, et à la schématisation des liens affectifs et des rôles de genre (un couple hétérosexuel où l’homme fait la cour à la fille en lui offrant des fleurs), ainsi que le ton insouciant et quelque peu enfantin de la voix qui chante semblent bâtir aussitôt le décor d’un véritable conte de fées. Le renvoi du générique à l’imaginaire fantastique des contes pour enfants trouve, selon nous, une continuité dans le contenu de l’émission, dans laquelle la présentatrice mobilise souvent un champ sémantique et des références relevant de l’univers stéréotypé de la rêverie féminine, même si celui-ci finit par être déçu dans la réalité : elle dit souvent que les victimes imaginaient de rencontrer le « prince charmant », de vivre dans une « maison de rêve », d’avoir des enfants. Or, bien que l’issue funeste du conte de fées soit visible dès le générique, la mobilisation de cette image stéréotypée de la femme pourrait se révéler problématique dans la mesure où elle procèderait à une sorte d’infantilisation à la fois de la victime et des téléspectateurs. Pourtant, l’emploi de cet imaginaire permet, encore une fois, de mieux insister sur les contradictions du modèle maternel que nous avons évoquées auparavant, en mobilisant la notion d’agency, car si, d’une part, il permettrait d’identifier les stratégies d’accommodement déployées par les femmes victimes de violences afin de compenser la brutalité de leur quotidien, d’autre part, il insisterait sur le caractère provisoire, voire éphémère, de ces stratégies. À titre d’exemple, nous pouvons évoquer ce que la présentatrice dit, dans l’épisode du 24 novembre 2014, à propos de Rosaria, une jeune femme battue par son compagnon qui, pour se faire pardonner, achète une maison et lui propose d’aller vivre ensemble : « Antonio pour se faire pardonner se présente avec le cadeau des cadeaux : une maison, dans laquelle vivre ensemble, se disputer, se battre et se réconcilier ». L’émission essayerait alors de subvertir cette logique de la compensation (également explicitée dans les travaux de Paolo Mantegazza, précédemment cité) selon laquelle la femme malheureuse trouve un dédommagement à sa subalternité à travers la maternité et la stabilité matérielle que son agresseur semble lui offrir : cette dernière n’est, en réalité, qu’une tentative d’établir un degré ultérieur de dépendance (économique). L’accent est mis alors sur l’équilibre précaire que les victimes acceptent de vivre.
46Lorsque le générique se termine, nous sommes projetés dans le décor du studio, se présentant comme un espace ouvert, ressemblant à un chantier, où se trouvent des éléments renvoyant à l’espace domestique : une théière, une commode, des lampes, un frigo. Le meurtre nous est annoncé par un acteur (différent à chaque épisode) à travers la lecture des actes du procès ou du procès-verbal de l’interrogatoire du meurtrier. La mobilisation d’une voix masculine devant incarner (à la troisième personne, dans le cas des actes judiciaires ; à la première, dans le cas des interrogatoires) la parole de l’homme violent ou meurtrier relève de la volonté de l’émission de solliciter la participation des hommes à la construction d’une réflexion sur les identités et les rôles de genre en Italie.
47Après une courte introduction par la présentatrice, l’épisode démarre généralement sur les articles de presse parus au moment de l’assassinat et/ou sur les annonces faites par le journal télévisé, suivies par les images filmées des lieux du meurtre ou des funérailles de la victime. L’entrée en matière est donc assurée par les récits d’information, ce qui interrompt brusquement l’imaginaire de rêverie du générique et nous projette ainsi dans l’apprentissage d’éléments factuels et contextuels. Le féminicide est donc, tout d’abord, appréhendé par le téléspectateur comme fait divers. Or, les images d’archive issues du journal télévisé sont aussitôt suivies par des extraits des témoignages des proches de la victime, ce qui fait basculer rapidement le téléspectateur de la dimension factuelle des récits d’information à la dimension affective des récits (auto)biographiques, à la première personne, où priment les affects.
48Cette alternance entre un mode documentarisant (Odin, 2011 : 53-58), avec les récits d’information, et un mode du témoignage (Odin, 2011 : 96-98), avec les interviews des proches est l’une des spécificités de cette émission, conçue comme un patchwork de documents audiovisuels hétérogènes. Dans cette perspective, les images familiales (photos et films d’amateur montrant le passé heureux de la victime) s’inscrivent dans un mode privé (Odin, 2011 : 89) proche du mode du témoignage, censé susciter un sentiment d’empathie chez le téléspectateur grâce à une énonciation à la première personne et à la mobilisation d’images du bonheur familial, tandis que les interviews des professionnels (avocats, psychologues, criminologues) s’inscrivent dans le mode documentarisant, puisqu’elles vont esquisser un portrait plus « objectif » de la victime. Le passage constant entre ces deux modes répond, selon nous, à la volonté de susciter l’empathie des téléspectateurs pour la victime mais, aussi, de mieux comprendre le milieu dont elle est issue, son entourage, son éducation. Le tueur ne reçoit pas exactement le même type de traitement, car sa présentation est principalement réalisée à travers le mode documentarisant : son récit de vie est confié aux professionnels et elle est, ainsi, moins teintée d’une charge émotionnelle. À titre d’exemple, son enfance, bien qu’évoquée, est rarement présentée à travers des films de famille et le recours aux témoignages de ses proches est presque absent.
49Entre ces deux pôles, s’insère un mode fictionnalisant (Odin, 2011 : 58-60), à savoir la reconstruction fictionnelle avec des acteurs des étapes essentielles de la vie de la victime et de sa rencontre avec son agresseur, jusqu’au moment du meurtre. Cette troisième modalité fournit un moyen ultérieur de projection pour le téléspectateur, et ce grâce à la distance imposée par la mise en scène. De nombreux éléments déictiques nous signalent la présence de l’un ou de l’autre mode de lecture des images et, tout au long, de l’émission des messages défilent (le numéro à appeler en cas de violences domestiques ou le hashtag #amorecriminale pour participer au live-tweet), ce qui renvoie systématiquement le téléspectateur au fondement factuel des histoires racontées.
50Comme nous l’avons précisé dans notre introduction, nous nous sommes intéressée aux épisodes qui abordent les féminicides impliquant directement le meurtre d’une mère de famille. Nous avons été attentive aux relations discursives activées par les témoignages de la famille de la victime ainsi qu’au rôle de la parole de la présentatrice. Nous nous sommes attardée sur certaines références visuelles adoptées par la reconstruction filmée des événements ainsi que sur les choix linguistiques et musicaux qui la caractérisent. À travers notre analyse, nous avons voulu vérifier ce que le récit médiatique dit de l’exercice de la parentalité dans des contextes de violences conjugales et comment la dimension normative de la maternité est progressivement déconstruite.
51Il est apparu que l’émission produit, en premier lieu, un discours cohérent avec le mythe de la « Mère-Courage », soulignant les qualités qui la caractérisent : la patience, le sacrifice, la douceur, l’attachement inébranlable aux liens familiaux. Ensuite, une fois que le contexte conjugal de violence et de soumission est dressé, ce modèle normatif de maternité est progressivement ébréché et questionné : on s’interroge alors sur les raisons qui justifieraient la résistance d’une norme, certes, culturellement acceptée et acceptable, qui serait, en revanche, complètement aveugle aux besoins de ces femmes.
52Ainsi, nous avons constaté que, pour les épisodes abordant les féminicides de mères, le choix de l’émission s’est majoritairement porté vers des cas qui se sont produits en Italie du Sud, notamment dans des contextes défavorisés, où le mythe de la « Mère Courage » semble plus difficile à éradiquer. Dans cette perspective, l’émission montre comment les conditions de vie des mères du sud, souvent dépendantes économiquement de leur conjoint et éduquées par leurs familles d’origine au sacrifice et à la sacralité des liens familiaux, participent de leur difficulté à s’affranchir d’une relation violente. Il est d’ailleurs intéressant d’observer l’emploi des expressions dialectales dans la reconstruction fictionnelle des cas de meurtres. Au-delà d’un souci de réalisme, le choix du dialecte renvoie, selon nous, à des structures familiales propres à l’Italie du Sud, ayant un fonctionnement clanique (Sapio, 2013). Les parents parlent une langue véhiculant un imaginaire local et distant de celui de la « civilisation » qui parle l’italien et contribuant, pour cela, à renforcer l’impénétrabilité et la rigidité du clan. Le dialecte est également présent dans les choix musicaux qui accompagnent la mise en scène, souvent en lien avec les histoires racontées. À titre d’exemple, dans l’épisode diffusé le 12 octobre 2015, où on aborde l’histoire de Giovanna, une jeune mère de deux enfants, tuée par son mari, on peut entendre une chanson napolitaine de Pietra Montecorvino, dont le titre est « Uommene » (« Hommes »), qui dit « Hommes, ils pensent que tout leur est dû et croient qu’une femme est une chose qui sert à remplir le lit. Femmes, elles se soumettent, supportent et pleurent ».
53L’histoire de Giovanna est introduite par la présentatrice avec un discours particulièrement éclairant sur la tentative de démystification du mythe de la « Mère-Courage » : « C’est l’histoire de Giovanna, une jeune mère, et de son mari qui ne veut pas accepter la fin de leur amour et la séparation. Mais, dans cette histoire, il y a un troisième personnage invisible : l’idée que la famille doit être sauvée à tout prix, même si le prix à payer pour la femme est une existence malheureuse ». Dans ces affirmations, sous la forme d’une critique, nous retrouvons de nombreuses résonances avec les écrits des intellectuels italiens du dix-neuvième siècle, précédemment évoqués, qui alimentaient le mythe d’une maternité entièrement vouée au sacrifice permettant de sublimer les mortifications infligées par les hommes. Or, du point de vue discursif, l’émission ne condamne pas explicitement une certaine manière de concevoir la parentalité et, plus particulièrement, la maternité. Le récit est plutôt agencé de manière à suggérer des pistes de réflexion. Dans le cas de l’histoire de Giovanna, nous avons repéré un exemple significatif de cette démarche lors du témoignage de la mère de la victime, qui, en reconstituant les événements antérieurs à l’assassinat de sa fille, avoue avoir insisté auprès de celle-ci pour qu’elle ne se sépare pas de son mari : « Je leur disais : “Essayez de ne pas vous disputer, faites-le pour les enfants” ». Ces mots sont suivis par ceux de la présentatrice, qui reprend la dernière partie de la phrase de la mère : « Pour les enfants. Giovanna accepte les recommandations de sa mère et se soumet ainsi à l’enfermement imposé par son mari. Un choix qui appartenait aux femmes des générations précédentes ». La parole de la mère de la victime n’est pas censurée, bien qu’elle matérialise un modèle dépassé, voire désormais négatif, de la maternité, au contraire, elle est insérée dans le récit, mais contredite par celle de la présentatrice. Dans cette perspective, l’intérêt « éducatif » de la démarche d’Amore criminale réside non pas dans l’absence discursive d’une certaine pratique de la parentalité, qui, au contraire, est rendue visible, mais dans la volonté de solliciter chez les téléspectateurs la capacité à se situer par rapport à elle et, donc, à la refuser, après en avoir compris les potentiels dangers. Deux modèles de maternité seraient alors opposés : l’un, ancien et sacrificiel, adhérant à l’image de la « Mère-Courage » et transmis comme un héritage de famille ; l’autre, encore à réinventer, mais potentiellement émancipateur pour les femmes.
54L’émission tente également de montrer que, si le mythe de la « Mère-Courage » était considéré comme socialement acceptable dans le passé, il est désormais anachronique aujourd’hui. Ainsi, à la fin de l’épisode, la présentatrice nous dit : « Encore aujourd’hui, dans le village de Giovanna, il y en a qui croient qu’elle a bien mérité les coups de couteau de son mari et que, si elle était restée enfermée chez elle, il ne se serait rien passé. Un jugement terrible qui est souvent formulé à l’égard des femmes victimes des violences masculines ». L’animatrice insiste souvent sur le lien de causalité que l’on risque hâtivement d’instaurer entre les cas de féminicide et le mauvais exercice de la maternité et retourne ce lien de causalité, en désignant, souvent indirectement, le mythe de la « Mère-Courage » comme étant l’un des facteurs favorisant l’exposition des femmes aux abus de leur agresseur. À cet égard, l’épisode diffusé le 14 décembre 2014, qui raconte la vie d’Ada (45 ans), mère de trois enfants, tuée par son ex-mari, est particulièrement significatif. Introduit par une phrase qui revient presque toujours dans notre corpus, « C’est l’histoire d’une femme qui a décidé de sacrifier toute sa vie pour ses enfants… », le récit lie assez rapidement le modèle de maternité représenté par la mère de la victime (neuf enfants auxquels elle se consacre jour et nuit ; un mari violent) au modèle de la victime, ayant, elle aussi, accepté en silence les abus, les violences et les tromperies de son mari pendant de longues années. Les paroles des enfants de la femme (« Elle s’est sacrifiée pour nous »), d’une amie (« Elle acceptait les tromperies de son mari en me disant ‘De toute façon, l’homme est un chasseur. Il ne donne pas à manger aux autres femmes, il ne leur donne pas notre argent. Moi, je reste à la maison’« ) et de la présentatrice (« Ada a sacrifié toute sa vie pour ses enfants ») convergent toutes vers la constitution d’un imaginaire de sacrifice, de résistance passive aux abus et de responsabilité vis-à-vis des enfants. La phrase prononcée par l’amie montre bien la mise en place d’une agency de la part de la victime, dans le but d’un retournement des normes de domination, afin de pourvoir aux besoins des enfants : on y retrouve alors l’ambivalence de la « Mère Courage », à la fois servante et reine du foyer.
55On observe également la persistance des effets des lois n° 559 et n° 560, pourtant abolies en 1968, qui distinguaient entre l’adultère (féminin) et le concubinage (masculin) : ainsi, non seulement la propension des hommes aux tromperies est naturalisée (« L’homme est un chasseur », mot qui renvoie aussi à sa violence), mais l’infidélité doit être tolérée tant qu’elle ne nuit pas aux besoins de la famille.
Figure 2. Photogramme tiré de l’épisode de Amore criminale diffusé le 17.11.2014
56Nous terminerons avec l’épisode du 17 novembre 2014, consacré à Rosi, une jeune mère sicilienne, tuée par son ex-mari. Située en Sicile, la reconstruction fictionnelle de l’histoire est caractérisée, elle aussi, par l’usage du dialecte et par un accompagnement musical issu des chansons dialectales populaires. Malgré les nombreux abus, Rosi ne parvient pas à quitter son compagnon ; sa mère tente de l’aider, sans y parvenir. La présentatrice commente l’histoire ainsi : « Rosi, malgré les violences, n’accepte pas l’idée de s’éloigner de lui. Sa mère comprend que ce n’est que le début d’un long calvaire, le calvaire de toutes les femmes qui sont psychologiquement dépendantes de leur homme ». Le commentaire, à travers l’évocation de l’image du calvaire, mobilise la dimension religieuse qui, comme nous l’avons vu, entoure le mythe de la « Mère-Courage ». Telle une figure christique, Rosi est aussi mise en scène dans la reconstruction fictionnelle dans une sorte de « Pietà » au féminin, où sa mère la tient dans ses bras, suite aux blessures mortelles infligées par son compagnon. La mobilisation du champ sémantique et d’une iconographie du sacrifice – de la Pietà de Michel-Ange à la « pietà inversée » de Rome ville ouverte (1945) de Roberto Rossellini, quand Pina, interprétée par Anna Magnani, meurt entre les bras du prêtre – correspond à la tentative de la part de l’émission d’évoquer des mots et des images renvoyant à la culture italienne et à une certaine vision de la maternité. À travers leur emploi dans le récit médiatique, l’émission tente d’associer l’aura, presque religieuse, qui entoure la « Mère-Courage », à la dimension sombre et douloureuse du féminicide. Pour cela, la parole rationnelle de la présentatrice et des professionnels est soutenue par la parole souffrante des proches, en favorisant ainsi un processus d’empathie de la part des téléspectateurs : le sacrifice de la mère est alors construit tout au long de l’émission pour être, enfin, déconstruit et refusé.
57Si, comme l’écrivait Roland Barthes, le mythe « est vécu comme une parole innocente » (Barthes, 1957 : 241), sa démystification devient un acte militant, voué à dénoncer et à briser sa tendance à naturaliser ce qui, en réalité, est profondément ancré dans la société qui le diffuse. Ainsi, la démystification de la « Mère-courage », à travers la télévision, par exemple, correspond à un processus de « repolitisation » de ce mythe, voué à identifier quels enjeux fondent et motivent son existence et sa persistance dans le tissu social et culturel du pays. La démystification d’un modèle sacrificiel de maternité consiste alors à restituer le « vol » d’histoire que le mythe a produit pour pouvoir exister : en dénaturalisant les normes de genre, ce modèle de parentalité est enfin replacé dans un contexte, historique et social, de domination.
58En traçant l’histoire de la maternité en Italie, nous avons souhaité montrer comment des événements et des enjeux politiques précis ont coopéré à l’établissement du mythe de la « Mère-Courage » et de son destin malheureux d’épouse. Nous avons vu que la persistance, tout au long des décennies, d’une figure féminine entièrement vouée au maintien de l’ordre, du moins apparent, du foyer était le signe d’une volonté masculine de contrôle. Le « culte » que l’on voue à la « Mère-Courage » semble alors être la récompense, octroyée par un système encore profondément patriarcal, aux femmes pour le maintien de leur position de subalternité. Ce mythe flatteur de la maternité a pour objectif d’immobiliser le monde, de figer des normes et des rôles de genre dans l’exercice de la parentalité : il n’est rien d’autre que cette « sollicitation incessante, infatigable, cette exigence insidieuse et inflexible, qui veut que tous les hommes se reconnaissent dans cette image éternelle et pourtant datée qu’on a construite d’eux un jour comme si ce dût être pour tous les temps » (Barthes, 1957 : 271). La nouvelle maternité que l’émission Amore criminale tente de promouvoir serait alors le résultat d’un processus douloureux et, pourtant, nécessaire, à travers lequel les femmes abdiqueraient le pouvoir éphémère qu’elles possèdent au sein du foyer au profit d’un pouvoir réel, fondé sur l’émancipation d’un ensemble de prescriptions liées à un modèle dominant et archaïque.
59La logique du sacrifice n’est pas abandonnée, elle est plutôt détournée par l’émission, qui encourage les « nouvelles mères » à se sacrifier pour leur liberté et pour leur bonheur et celui de leurs enfants, en valorisant la multiplicité d’identités et de rôles qu’elles peuvent revêtir au sein du foyer et dans l’espace public, en étant à la fois femmes, travailleuses, mères, épouses, amantes, filles, sœurs, etc.
60Pour conclure, nous évoquerons l’histoire d’une inconnue rencontrée lors d’un voyage en direction de Naples, lorsque nous terminions la rédaction de cet article. Mère de deux enfants, elle avait été, pendant longtemps, battue et menacée de mort par son compagnon jusqu’au moment où elle avait décidé de le quitter et d’emménager à Paris. Avec fierté, elle nous a confié avoir eu le courage de partir à une époque où les préjugés étaient encore profondément enracinés dans la culture du pays et elle nous a dit, littéralement, « Je suis une femme courage ».