1Comment les façons d’être (et de devenir) père ou mère aujourd’hui sont-elles dites et représentées, pensées, discutées dans la sphère médiatique et par les acteurs sociaux, dans une époque de controverses intenses sur la reconnaissance légale des familles homoparentales, la procréation médicalement assistée, la gestation pour autrui ou encore la responsabilité des parents ?
2En traitant des représentations médiatiques actuelles de la parentalité et des identités parentales, ce numéro de Genre en séries se propose d’interroger les modalités de leur mise en débat dans la sphère publique. Ce ne sont pas tant les façons dont se forgent les identités parentales individuelles ou les modes d’exercice quotidien de la parentalité qui seront ici discutées que les régimes discursifs autour de l’accès à la paternité ou à la maternité, les enjeux normatifs qui viennent circonscrire les représentations des familles contemporaines ou encore les violences – qu’elles soient physiques ou langagières – pouvant s’exprimer chez ou envers les parents. Le cadrage initial du numéro proposait de penser l’articulation entre médias, genre et parentalité et tous les articles témoignent de la réelle complexité de cette ambition. En effet, lorsque des parents apparaissent et/ou s’expriment dans les médias, est en jeu leur genre, bien sûr, mais tout un pan de pratiques et considérations sont tout aussi importantes : leur identité sexuelle, leur situation sociale, mais aussi les modèles d’éducation qu’ils et elles tentent de mettre en œuvre, le rapport à leurs enfants, leur situation familiale ou encore l’interrogation de leur adéquation avec des normes dominantes. Ainsi, il sera ici question par exemple de modèles alternatifs d’éducation, de figures maternelles en évolution ou de mise en visibilité des identités parentales non-hétéronormées, le tout dans différentes aires culturelles (Espagne, États-Unis, France, Italie).
3Surtout, malgré leur apparente hétérogénéité et la variété des supports médiatiques analysés (presse papier ou en ligne, émissions de télévision, documentaires, réseaux sociaux numériques), les contributions qui suivent peuvent être lues comme participant de régimes médiatiques de mise en discours, en image et en discussion de l’« être parent ». En ce sens, les cas traités ici témoignent de l’incroyable présence des questionnements autour de la parentalité, des identités et des rôles parentaux dans la sphère publique médiatique.
4Le sociologue Claude Martin, dans son Rapport pour le Haut Conseil de la Population et de la Famille, insiste dès le début des années 2000 sur le succès de l’expression « parentalité », marqué par une généralisation de son emploi, tout en rappelant que le terme permet « non seulement de désigner la fonction et les pratiques parentales, mais surtout de qualifier un nouveau ‘problème public’« (Martin, 2003 : 12). En effet, la manière dont les parents se comportent, les modèles éducatifs qu’ils et elles promeuvent ou les identités qu’ils et elles construisent deviennent le lieu de commentaires, de discours, d’avis, de conseils, de prescriptions, d’injonctions, etc. Les pratiques parentales ne sont plus affaire privée mais bien publique, et tant les politiques gouvernementales à l’égard de la famille que les nombreux discours sur la promotion de modèles parentaux légitimes en témoignent. Les articles de ce numéro thématique en prennent acte et permettent d’accéder à de nouvelles facettes de cette construction de la parentalité en problème public.
5Cette qualification de la parentalité en problème public est intéressante en ce qu’elle répond bien au glissement qui s’opère de la sphère privée à la sphère publique tout autant qu’à la multiplication des significations produites, dans diverses arènes, par différents publics ou contre-publics subalternes (Fraser, 2001). Un problème public fait l’objet d’une problématisation, d’une publicisation – souvent liée à une politisation –, d’une reconnaissance et d’une légitimation, et s’inscrit dans une politique publique : « problématisation (définition d’une situation problématique) et publicisation (constitution des publics concernés par cette situation) sont les deux faces d’une même dynamique » (Céfaï et Terzi, 2012 : 10).
6La parentalité est aujourd’hui le sujet de préoccupations collectives qui répondent à des définitions concurrentielles en fonction des acteurs et actrices mobilisés. En effet, les problèmes publics « font constamment l’objet de luttes définitionnelles visant à en imposer des cadrages spécifiques. Luttes définitionnelles par ailleurs indissociables de conflits entre différents groupes pour s’‘approprier’ un problème, conserver la maîtrise de sa définition et donc contrôler l’orientation donnée aux formes d’action collective correspondantes (publiques ou non). » (Gilbert et Henry, 2012 : en ligne, paragraphe 11). À titre d’exemple, la seule définition du « parent » est loin d’être évidente à l’heure des nouvelles techniques de reproduction (NTR), des recompositions familiales et de la « pluriparentalité » (Bettahar et Le Gall, 2001). Dans les médias, pourquoi qualifier de « mère » celle qui tue ses nouveau-nés ? La gestation pour autrui est-elle forcément marchandisation du corps et la génitrice peut-elle ne pas être mère ? Les parents gays et lesbiens peuvent-ils prétendre à être « juste » des parents sans prise en compte de leur orientation sexuelle ? Pourquoi, de deux pères gays, seul l’un serait-il reconnu comme parent ? On lit dans les interrogations qui traversent ce numéro des injonctions normatives très fortes à une définition de la paternité et de la maternité en lien avec la reproduction et la « Nature » tout comme les résistances qui continuent d’entourer les parentés dites « sociales » (c’est-à-dire celles des parents non géniteurs). Surtout, les conceptions conservatrices de la maternité et de la paternité continuent à s’exprimer dans les médias et la violence des commentaires à l’égard des parents de Pop, par exemple, qualifiés de « vrais tarés » sur la Toile – comme le titre l’article d’Aurélie Olivesi – ou les insultes proférées à l’égard de Nichi Vendola, homme politique italien ouvertement gay, à l’annonce de la naissance de son enfant grâce à une gestation pour autrui (GPA), analysées par Enrica Bracchi et Gloria Paganini-Rainaud, marquent des prises de position particulièrement virulentes autour de la parentalité, de la définition de la filiation et du genre.
7On le voit, la « parentalité » a connu les différentes étapes du processus de construction d’un problème public et répond à ces enjeux, que l’on pense aux impacts en termes de politiques familiales (notamment en termes de soutien ou d’accompagnement à la parentalité), aux imaginaires de la famille qui circulent (que l’on pense par exemple à la figure maternelle hégémonique que construisent les séries télévisées (Lécossais, 2015)) ou à la multiplication des commentaires et discours sur les parents et leurs pratiques dont témoignent les articles de ce numéro.
8Les difficiles et incomplètes évolutions des lois sur la famille et la filiation, quels que soient les pays (les articles présentés ici fournissent de nombreuses informations sur les contextes italiens et espagnols) ont mis au jour, dans les débats virulents qui les ont accompagnées, des luttes définitionnelles à forte teneur axiologique sur ce que la parentalité est ou (le plus souvent) « devrait être » – luttes impliquant des groupes et acteurs sociaux aux agendas et valeurs politiques opposés. Ainsi, différentes arènes et publics viennent alimenter la réflexion sur la parentalité : des associations de parents gays et lesbiens aux commentaires en ligne et sur les réseaux sociaux jusqu’aux émissions de télévision. Dès lors, ces luttes définitionnelles autour de l’être parent et de la parentalité touchent aux questions de filiation, de formes familiales, d’éducation et de rôles parentaux. Elles renvoient aux représentations collectives, aux imaginaires, aux attentes implicites, aux cadres de perception des identités parentales. Car devenir (ou non) parent, être parent sont des expériences traversées d’attendus et injonctions sociales fortes, qui pèsent différemment sur les individus selon leur catégorie de genre, leur âge, leur origine perçue, leur classe sociale, leur validité physique. Les représentations collectives des rôles parentaux et l’exercice quotidien de la parentalité sont en effet indissociables des rapports sociaux de sexe, de classe, de « race », qui les ont historiquement, culturellement et juridiquement construits.
9Enfin, si la parentalité émerge en tant que problème public dans la sphère médiatique notamment, nous faisons l’hypothèse que c’est aussi parce qu’elle est implicitement liée aux rapports sociaux de genre. Que ce soit en matière de représentations collectives, d’exercice quotidien de la parentalité ou de droit de la filiation et de la famille, les normes de genre participent en effet fortement de la construction des rôles parentaux. Réciproquement, l’exercice de la parentalité et les rôles sociaux parentaux participent de la construction du genre – que ce soit de façon normative ou en le « troublant ».
10Dans ce numéro thématique, des chercheures de diverses disciplines ont ainsi questionné les liens entre genre, parentalité et médias. Il sera ici surtout question de discours et de représentations des identités parentales : les représentations produites par les acteurs pour faire entendre une cause (celle des homoparents), celles que dessinent les critiques souvent virulentes adressées aux formes de filiation non-(hétéro)normées ou à l’éducation non-genrée, celles qui se forgent dans des fictions télévisées destinées à une large audience, et qui se révèlent parfois ponctuellement inventives ou résistantes face aux injonctions sociales de leur époque. Les textes rassemblés par ce numéro montrent comment les représentations médiatiques perpétuent l’essentialisation de la paternité et de la maternité et réaffirment l’ancrage biologique et prétendument naturel de cette distinction entre parents. Ils mettent au jour les valeurs, normes ou pratiques qui sont socialement codées comme « paternelles » et « maternelles », « masculines » et « féminines ». Les mères sacrificielles, les mères infanticides, les mères lesbiennes, les mères porteuses : toutes celles qui sont évoquées dans les différents contenus médiatiques analysés doivent répondre de leur genre. À travers les différents exemples exposés, on voit comment, dans un mouvement antagoniste, le genre va faire – ou non – le parent : alors que l’on insiste pour qu’une gestatrice ne se revendiquant pas comme mère le soit, on refuse à un père d’intention d’être considéré comme père à part entière. L’inscription de la paternité et de la maternité passe donc par des corps, qu’il s’agisse du genre de l’enfant dans le cas de Pop l’enfant suédois, des violences qu’ils subissent en raison de leur genre (dans le cas des violences faites aux femmes), du fait de leur implication dans le processus de reproduction (dans le cas de l’homoparentalité).
11Les auteures analysent ce qui se produit sur Internet et les réseaux sociaux numériques lorsque des personnalités publiques ou des anonymes publicisent une expérience de parentalité qui transgresse les représentations hégémoniques. L’article d’Aurélie Olivesi (« ‘Ces parents sont de vrais tarés !’ L’opposition à une expérience de parentalité alternative dans les commentaires en ligne comme structuration d’une grammaire anti-genre ») analyse les commentaires pléthoriques et virulents écrits par les internautes français en réaction à un article en ligne sur Pop, que ses parents ont choisi d’élever sans assignation de genre. Il révèle la prégnance de la binarité de genre comme norme éducative. L’exercice de la parentalité est ainsi désigné en creux comme un devoir d’éducation à la conformité de genre.
12Le florilège d’articles et réactions sur les réseaux sociaux en Italie lorsqu’un homme politique de gauche ouvertement gay, Nichi Vendola, déclare publiquement la naissance de son enfant (né par GPA) et son bonheur de former un couple parental avec son conjoint, nous renseigne sur les imaginaires collectifs autour de la paternité et de la maternité. Se forme alors un précipité de discours homophobes dans une polémique dont les modalités linguistiques sont analysées par les auteures Enrica Bracchi et Gloria Paganini-Rainaud (« L’homopaternité en Italie, ou quand une ‘nouvelle parentalité’ devient un cas national »). Le texte pointe une représentation culturelle profondément ancrée de la filiation, surtout concernant la maternité. Rappelons que le corpus récolté par les auteures qui a, comme elles le précisent, une valeur exploratoire, est constitué de textes et commentaires (produits « à chaud » après l’annonce de la naissance d’un enfant par GPA) essentiellement négatifs. Une plus ample exploration des réactions produites, dans des arènes plus diversifiées, permettrait peut-être – mais ce n’est en rien garanti – d’accéder à une pluralité plus importante de discours. Pour autant, le décorticage des productions linguistiques publiées donne accès en sous-main aux imaginaires les plus réactionnaires et conservateurs dont l’expression, notamment sur la Toile, est souvent facilitée et témoigne, à nouveau, de la manière dont le web est un des lieux du déploiement des violences de genre et de la construction de l’inégalité des sexes (Bertini, 2016).
13Si Internet apparaît comme un espace d’expression ou de critique des parentalités non-hétéronormatives, les médias traditionnels sont convoqués aussi dans ce numéro thématique, sous l’angle de la publicisation de modèles parentaux alternatifs ou de la remise en cause de modèles de parentalité ancestraux et profondément ancrés.
14Ce sont ainsi les ressorts de publicisation de la cause des familles homoparentales en Espagne qui sont analysés par Marta Roca i Escoda dans l’article « Visibiliser et normaliser les familles homoparentales en Espagne. Les actions médiatiques de l’association Familles Lesbiennes et Gays ». On y découvre que le travail de communication médiatique visant à rendre visible l’homoparentalité passe par un lissage de l’image de la famille homoparentale : sont mis en scène des couples de parents gays ou de lesbiennes qui correspondent aux dominantes de classe, de « race » et de genre. Le succès médiatique de la cause des homoparents et l’évolution du cadre juridique en Espagne sont décrits comme le résultat d’un travail de visibilisation qui passe par une « normalisation » de l’homoparentalité. Les parents trans’, lesbiennes butch, ou gays efféminés sont ainsi invisibilisés dans un premier temps, et c’est après que l’avancée de la cause ait connu des évolutions positives que les représentations se feront plus inclusives.
15Les médias de grande audience, pourtant, peuvent élaborer des représentations alternatives du devenir-parent et des rôles parentaux. Une série télévisée grand public et consensuelle telle que Friends dans les années 1990-2000 peut ainsi mettre au jour les modèles dominants en matière de maternité et leurs évolutions, voire les renégocier sous couvert de l’humour. C’est ce qu’entend montrer Jessica Thrasher Chenot dans : « Watching Mothers : Seeking New Normativities for Motherhood in the Sitcom Friends (NBC, 1994-2004) ». L’article en question analyse comment cette sitcom américaine a pu participer au processus de normalisation de représentations de maternités qualifiées d’« alternatives ». Et comment l’« intensive mothering » (maternage intensif) pour la nouvelle génération de mères des années 1990 est une norme qui rend acceptable leurs formes de maternités non-conventionnelles (mères célibataires, lesbiennes, gestatrices pour autrui). Les modèles alternatifs de maternité mis en scène sont ainsi rendus acceptables par un investissement intensif dans le soin à l’enfant, ce qui rappelle un modèle traditionnel de mère (dédiant un maximum de temps, d’attention et d’argent à son enfant, au détriment de ses propres besoins).
16Ces deux articles interrogent donc, chacun à leur manière, les processus de normalisation à l’œuvre dans les médias et rappellent les mouvements d’intégration et d’acceptation progressive de ce qui était au départ perçu comme alternatif ou subversif, à l’image des subcultures (Hebdige, 1979).
17La télévision à travers des formats tels que le docu-fiction peut aussi viser un rôle d’éducation populaire (en l’occurrence la sensibilisation du grand public au sujet des violences conjugales) en remettant en cause des modèles traditionnels de parentalité. C’est ce dont traite l’article de Giuseppina Sapio, (« Quand la télévision italienne démystifie le mythe de la ‘Mère-Courage’ : les féminicides dans Amore criminale (2011-2016) ». Ainsi la figure de la « mère-courage », qui repose sur un substrat culturel et religieux profondément ancré et fut délibérément promue politiquement en Italie notamment sous Mussolini, est décrite comme aliénante pour les femmes par l’émission de prime time italienne Amore Criminale. Des cas de féminicides (en l’occurrence des meurtres de mères par leur conjoint ou ex-conjoint) sont reconstitués avec des témoignages des proches, des archives audiovisuelles, des documents des procès et des scènes avec acteurs et actrices montrant comment l’injonction sociale à être une mère sacrificielle endurant tout de la part du conjoint et père des enfants contribue à enfoncer les femmes-victimes dans le cycle des violences conjugales, jusqu’à l’issue fatale. Surtout, l’émission autorise une mise à distance de cette figure maternelle sacrificielle, en semblant faire implicitement la promotion d’une figure plus « moderne », ou, peut-être, plus individualiste.
18Là où les représentations de la parentalité et notamment de la maternité deviennent indicibles par les médias, là où les discours journalistiques ne parviennent plus à décrire une femme comme humaine, c’est lorsqu’elle est infanticide. C’est le sujet dont se saisit l’article d’Isabelle Garcin-Marrou : « Entre classe et genre : l’humanité des mères infanticides en question ». Cette analyse en profondeur du traitement journalistique du procès de Dominique Cottrez en France révèle comment la double appartenance au genre féminin et à une classe sociale défavorisée participent de la déshumanisation d’une femme infanticide dans les discours de la presse nationale quotidienne et régionale. Inhumaine parce que octuple infanticide mais humaine parce que « bonne mère » pour ses deux filles adultes venues la soutenir au procès : l’histoire de Dominique Cottrez soulève une contradiction que les discours journalistiques articulent avec difficulté.
19On le voit à travers la diversité de ces articles, les espaces médiatiques se saisissent de mille et une manières des identités parentales et de leur définition. Surtout, ils constituent des lieux dans lesquels se côtoient et s’opposent des stratégies de mise en visibilité – par exemple de l’homoparentalité – et des discours d’une extrême violence à leur encontre. Les luttes pour la définition des identités parentales et de genre, fil conducteur de ce dossier thématique, s’avèrent donc une dimension importante des représentations de la parentalité dans les médias.