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Notes de lecture

Anne E. Duggan, Enchantements désenchantés – Les contes Queer de Jacques Demy

Rennes, PUR, 2015, 196 pages
Sye-Kyo Lerebours
Référence(s) :

Anne E. Duggan, Enchantements désenchantés – Les contes Queer de Jacques Demy, Rennes, PUR, 2015, 196 pages

Texte intégral

1Édité en France deux ans après sa parution initiale, cet ouvrage d’Anne E. Duggan propose une analyse de l’œuvre de Jacques Demy au prisme des études littéraires sur le conte de fées – peu mises à profit dans les travaux sur le cinéaste – et des queer studies. Si les premières permettent de retracer les réécritures successives de ces récits, elles se révèlent aussi tout à fait pertinentes pour nous éclairer sur les motifs spécifiques qui retiennent l’attention de Jacques Demy. À partir de ce travail de généalogie littéraire, Anne E. Duggan établit un parallèle entre les injonctions normatives inhérentes au conte de fées – en termes de sexualité, de genre et de classe – et le potentiel subversif qui traversent ces récits par le biais de l’imaginaire. Cette approche théorique lui permet alors d’élaborer une réflexion inédite sur la dynamique queer particulièrement visible dans cinq de ses films, non seulement pour caractériser des relations non hétérosexuelles, mais aussi pour désigner toute situation où les personnages transgressent l’idéal hétéro-patriarcal en en dévoilant le caractère culturellement construit. Structuré en quatre chapitres respectivement consacrés à un ou deux films, l’ouvrage explore la diversité des configurations « socio-sexuelles » (p. 56) mises en scène par Jacques Demy, en relation avec la personnalité résolument queer du cinéaste – dont la filmographie est peu étudiée au prisme de sa bisexualité. Il mène en parallèle une analyse des jeux d’intertextualité résonnant tantôt avec l’œuvre d’autres figures queer (Jean Cocteau, Jean Marais) tantôt avec d’autres films de Jacques Demy – lesquels semblent questionner constamment les notions de genre et de classe.

2Dans le premier chapitre consacré à Lola (1961) et Les Parapluies de Cherbourg (1964), dont la progression narrative et l’esthétique semblent se répondre, Anne E. Duggan souligne l’influence déterminante du mélodrame hollywoodien sur la trame générique du conte de fées. Ainsi, la vision hétéronormée des rapports sociaux de sexe et de classe et le happy end qui lui est traditionnellement associé se trouvent déstabilisés par la mélancolie persistante des personnages. Pour autant, la désacralisation du rêve américain proposée par Jacques Demy, à peine atténuée par une exubérance visuelle empruntée au musical, révèle une certaine ambiguïté dans la mesure où les deux films se concluent par la restauration de l’ordre hétéro-patriarcal. Et de fait, ces injonctions de genre et de classe auxquelles les personnages finissent par se soumettre invitent plutôt à questionner le potentiel queer de ce monde (en)chanté, où les désirs hors-normes désormais intelligibles semblent mis au service d’un imaginaire qui, même teinté d’amertume, demeure éminemment conservateur.

3En prenant comme cadre théorique l’esthétique camp élaborée par Susan Sontag (1964), l’auteure analyse ensuite le motif de l’inceste dans Peau d’âne (1970). L’écart temporel et socioculturel avec lequel elle appréhende le film lui permet d’envisager son « incongruité esthétique » (p. 70) comme un marqueur d’ironie, mis au service d’une théâtralisation du récit et des personnages. C’est aussi cette mise à distance qui lui permet d’envisager l’inceste non comme le signe d’une déviance sexuelle spécifique, mais comme l’emblème valant pour toutes les formes de sexualités alternatives, qu’elle perçoit comme une réponse au climat familialiste de la France d’après-guerre. Cette métaphore d’une « diversité sexuelle » qui serait proprement queer et incarnée dans une relation père/fille problématique peut là aussi être questionnée car d’une part, elle opère un parallèle avec l’homosexualité de Jacques Demy – alors confidentielle et tenue sous silence depuis par Agnès Varda –, et d’autre part elle semble minimiser la question même de l’inceste. Néanmoins, c’est sous l’influence de cette diversité sexuelle supposée que les éléments du conte les plus consensuels se trouvent modifiés : la princesse autrefois passive et docile se montre ici déterminée et sujet de son propre désir pour son père. Quant au réseau d’intertextualité repéré par l’auteure entre ce film, ceux de Jean Cocteau et la persona de Jean Marais, il lui permet de relever, a posteriori, le statut éminemment « queer avant l’heure » de l’acteur – alors même que son hétérosexualité n’était pas alors discutée dans l’espace médiatique. De même, l’on peut aussi voir le recours au camp de cette analyse comme un moyen d’inscrire, en la rendant plus complexe, la relation incestueuse du film dans une démarche radicale de transgression de lois arbitraires et oppressives.

4Aux travaux antérieurs ayant souligné le parti-pris féministe d’une telle métamorphose, Anne E. Duggan préfère retracer la fluidité sexuelle propre à l’œuvre de Jacques Demy en convoquant tour à tour la Bible qui associe l’homosexualité et l’inceste dans leur capacité à produire du désordre social, puis la théorie freudienne, qui rattache le désir homosexuel au stade œdipien et à un dérèglement psycho-sexuel. Ces recoupements théoriques successifs tendent ainsi à démontrer le caractère artificiel des conventions sociales qui contraignent l’individu.e et l’incitent, pour sa survie, à investir une performativité du genre, vue comme un marqueur de modernité. Ainsi, l’évaluation narcissique récurrente à laquelle se livre Peau d’âne traduit-elle une prise de pouvoir sur ses partenaires érotiques potentiels et un renforcement de sa capacité d’agir qui la distingue encore de son alter ego littéraire.

5Succédant à ces premiers chapitres consacrés à la façon dont le cinéaste transgresse les normes sexuelles, celui-ci, consacré au Joueur de flûte (1972, sorti en 1975) s’attarde davantage sur la vision qu’a Jacques Demy de la lutte des classes. S’inspirant d’un récit méconnu en France, ce film se veut une allégorie des rapports conflictuels entre l’artiste et la bourgeoisie, en prise avec le contexte socioculturel français des années 1970 où le mouvement hippie offre alors une alternative séduisante et utopique au capitalisme. Ce parti-pris ouvertement « social » déplace à nouveau la définition du terme « queer », qui désigne davantage ici une manière d’être au monde « bizarre » et « excentrique », plutôt qu’une sexualité marginale. En développant une généalogie détaillée de ce récit, Anne E. Duggan montre que les versions successives de ce conte ont toutes interrogé les contradictions idéologiques inhérentes au statut d’artiste dans une société qui s’enracine dans le commerce et persécute ses populations défavorisées.

  • 1 Bennett M. Berger (1967), « Hippie morality. More old than new », Trans-action, vol. 5, n° 2, p. 19 (...)

6Si ces récits offrent malgré tout un happy end en signifiant par le biais d’une histoire d’amour la fin de l’antagonisme entre la bohème et la bourgeoisie, Jacques Demy en proposerait une version plus violente et pessimiste : le dénouement de son film entérine la rupture définitive entre un monde réel aux mains des puissants, rongé par la peste, et un monde idéal où s’évade le joueur de flûte. À ce titre, l’analyse qu’en propose l’auteure, qui voit a posteriori dans cette épidémie une évocation du sida, peut sembler discutable car elle est fondée sur un lien de cause à effet entre cette métaphore hygiéniste et le « talent » de Jacques Demy pour être en phase avec l’esprit libertaire de son temps1.

7Enfin, le chapitre consacré à Lady Oscar (1979), analyse la manière dont le cinéaste inscrit la trajectoire de son héroïne transgenre, rebelle à un « ancien régime du genre (et) du sexe » (p. 126), dans le contexte révolutionnaire. L’auteure se réfère ainsi à Judith Butler (1990) pour étudier la pucelle guerrière, omniprésente dans les littératures traditionnelles chinoise et japonaise, et observer les variations qu’en proposent tour à tour les contes du XVIIe siècle français et Jacques Demy. Le cadre théorique proposé par les queer studies, ici utilisé pour décoder un imaginaire érotique asiatique puis en repérer les éventuelles traces dans le film, établit ainsi un continuum représentationnel entre des récits distincts qui mettent tous en avant une déstabilisation séduisante et temporaire de l’hétéronormativité. Toutefois, au-delà de ce « trouble dans le genre » qui place les romances du film au-delà de l’hétérosexualité comme de l’homosexualité et fait advenir un désir queer, le cinéaste déjoue radicalement les versions antérieures dans sa représentation de la lutte des classes. Ici, c’est l’amoureux – d’abord – éconduit d’Oscar, socialement inférieur, qui fait son éducation politique, la sensibilise au sort du peuple et l’encourage à assumer son existence subversive. Ce qui d’une part semble placer le savoir et le changement du côté des classes populaires, tout en atténuant paradoxalement la dimension subversive de l’héroïne, « trans-classe » et transgenre, dont le coming out perd en autonomie ce qu’elle gagne en conscience révolutionnaire.

8Ainsi, la thèse pour le moins inédite d’Anne E. Duggan met constamment en perspective les films de Jacques Demy avec les récits dont ils s’inspirent, tout en faisant état d’un certain nombre de problèmes méthodologiques lorsque son usage des queer studies tend à oblitérer les contextes spécifiques dans lesquels ces films sont produits et reçus. Par ailleurs, en affirmant que le conte de fées peut constituer un espace potentiel de liberté pour le sujet dit « queer », malgré son idéologie hétéronormative et l’ancrage historiquement situé de ces films, cette analyse favorise parfois une lecture politique des films du cinéaste aux dépens des trajectoires personnelles de personnages en quête d’indépendance.

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Notes

1 Bennett M. Berger (1967), « Hippie morality. More old than new », Trans-action, vol. 5, n° 2, p. 19-27.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sye-Kyo Lerebours, « Anne E. Duggan, Enchantements désenchantés – Les contes Queer de Jacques Demy »Genre en séries [En ligne], 5 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/915 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.915

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Auteur

Sye-Kyo Lerebours

Sye-Kyo Lerebours est doctorante à l’Université Bordeaux Montaigne (CLARE). Elle travaille sur les représentations de l’homosexualité féminine dans le cinéma français (1970-2015) au prisme de la réception communautaire homosexuelle. Chargée de TD à Bordeaux, elle donne actuellement des cours sur « Les genres du cinéma » et « Le cinéma hollywoodien classique : approches socioculturelles ». 

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