Vörös Florian, (dir), Cultures pornographiques. Anthologie des porn studies
Vörös Florian, (dir), Cultures pornographiques. Anthologie des porn studies, (2015), Paris, Amsterdam, 320 pages
Texte intégral
1Élaborées dans la tradition du courant critique des cultural studies et de la théorie féministe, les porn studies participent à la reconfiguration des domaines de savoirs traditionnels. Elles connaissent leur apogée dans les années 2000 et deviennent aujourd’hui un terrain de recherche fertile pour étudier la pornographie, non plus comme un objet vulgaire, mais comme une « forme culturelle complexe » (p. 8).
2Issues des porn wars qui animaient les États-Unis et la Grande-Bretagne dans les années 1980, les porn studies ont gagné en légitimité scientifique d’abord au sein du contexte anglo-saxon et euro-américain, et commencent à se développer depuis une dizaine d’années dans certains pays européens, asiatiques et sud-américains.
3À la différence de la fonction normative du recueil de textes, une anthologie, puisque c’est bien ce dont il s’agit, doit être réalisée à partir de ce qu’il y a de plus typique dans un ensemble. Ainsi, les neufs articles choisis par Florian Vörös et traduits par des spécialistes français, donnent à voir que le projet critique des porn studies n’est pas seulement défini par rapport à son objet d’étude (la pornographie) mais bien par rapport à son épistémologie. En effet, les porn studies constituent une sorte de boîte à outil proposant des réflexions queer et féministes sur les affects, l’idéologie, la culture populaire, les technologies de communication ainsi que les industries culturelles et créatives (p. 23). Autrement dit, en plus de s’intéresser aux enjeux de représentation, les porn studies s’interrogent également sur les enjeux de production et de réception de la pornographie. Pour cette raison, la dimension politique du regard, de la sensation, et celle de l’appropriation sont les trois horizons choisis pour composer cette anthologie.
4En introduisant la genèse et en mettant au jour une épistémologie des porn studies, Florian Vörös apporte un éclairage sur la naissance, le contexte social et politique, ainsi que sur les acteurs qui ont contribué à l’avènement d’un courant de recherche, qui, au-delà de l’étude d’un objet concret, entend proposer des réflexions sur les usages, les représentations et les appropriations que connaît la sexualité dans nos sociétés contemporaines.
5Dès la première partie de l’ouvrage, consacrée à la « Politique de la sensation », Laura Kipnis, se demande « comment se saisir de la pornographie ». Envisagée comme un « théâtre de la transgression » (p. 29), la pornographie « expose la culture à elle-même » (p. 27) puisqu’elle correspond tant à un ensemble de représentations médiatiques qu’à un espace d’imagination sociale. En partant du principe que « l’existence et le succès de certaines formes de culture populaire nous renseignent plus largement sur le social » (p. 32), l’auteure considère que la pornographie doit être étudiée comme « une archive qui nous renseigne à la fois sur l’histoire collective (celle de notre société) et sur l’histoire individuelle (elle permet de retracer la formation du sujet) » (p. 33). Laura Kipnis propose donc de produire des connaissances non plus sur la pornographie elle-même, mais bien à partir de la pornographie, en l’envisageant comme une forme culturelle à part entière aux frontières de la fiction, du fantastique et de l’allégorique, qui permet de révéler certains contextes sociaux, politiques ou historiques.
6Richard Dyer se concentre de son côté sur la dimension politique et éducative de la pornographie gay, qui invite à réfléchir au rôle de l’analyse critique de la pornographie mainstream quant à l’éducation que nous en tirons. À travers l’exemple du récit dans la pornographie gay, l’auteur explique que le porno (dans son ensemble), qu’il soit bon ou mauvais, participe à la manière dont nous vivons notre sexualité. En ce sens, la pornographie peut aussi être « le lieu d’une rééducation du désir » (p. 49), à condition de la transformer.
7Susanna Paasonen s’intéresse, quant à elle, à la force affective des textes pornographiques. Dans le cadre de ses recherches sur le porno en ligne, elle analyse les expressions du ressenti personnel face aux contenus pornographiques à travers ce qu’elle nomme la lecture « paranoïaque » (qui appréhende la pornographie comme un texte monolithique baignant dans des affects négatifs) (p. 69) et la lecture « réparatrice » (davantage orientée vers les affects positifs) (p. 64), dont elle emprunte l’usage à Eve Kosofsky Sedgwick. Elle examine par ailleurs ce qui, chez Lynne Pearce, « nous encourage à appréhender la lecture comme un processus complexe, interactif et qui demande une implication » (p. 61), autrement dit, les lectures « herméneutiques » et « impliquées », qui elles, offrent un rapport plus interactif entre les textes et le public. Grâce à l’explication de ces différentes lectures féministes, Susanna Paasonen théorise finalement une nouvelle posture méthodologique et critique qu’elle nomme la « lecture féministe impliquée et réparatrice » (p. 77) permettant aux spectateurs/trices un rapport plus interactif avec les textes pornographiques, et donc aux chercheur.e.s s’intéressant à ceux-ci de mieux se situer pour rendre compte de « leurs critiques de la pornographie, de leurs conceptualisations du pouvoir, de la sexualité et de la représentation » (p. 80).
8L’article de Linda Williams, inaugurant la seconde partie de cet ouvrage intitulée « Politique du regard », est consacré au pouvoir, au plaisir et au savoir de la pornographie moderne, à travers « The frenzy of the visible ». Cette frénésie du visible correspond depuis le XIXe siècle à l’intensification de la création « de[s] formes d’aveuglement particulières » (p. 110) par le biais d’invention de machines du visible. Linda Williams démontre d’ailleurs que le hardcore cinématographique émerge davantage de la « scientia sexualis » et de sa construction de nouvelles formes de savoir du corps, que des traditions anciennes de l’« ars erotica » (p. 85). L’auteure analyse de fait ce qui devient, comme l’écrit Michel Foucault, « un point de passage » de pouvoir, de savoir et de plaisir, notamment par l’incapacité de la pornographie à visualiser et à quantifier le plaisir invisible des femmes. La pornographie est donc, selon l’initiatrice des porn studies, « le résultat logique de la convergence d’une série de discours sur la sexualité en des technologies du visible – que ces discours participent également à produire » (p. 86).
9Si Linda Williams et Richard Dyer s’intéressent à la dimension charnelle et viscérale des représentations sexuelles, Kobena Mercer travaille de son côté sur la valeur émotionnelle de celles-ci dans le cadre de la lecture et de l’interprétation de l’œuvre de Robert Mapplethorpe. L’auteur explique dans ce cinquième article comment les photographies de l’artiste sont devenues un véritable terrain de lutte en termes de pratiques artistiques gays noires, mais aussi de controverse pour la société américaine. Il affirme qu’une ambivalence fondamentale définit le travail de Mapplethorpe. Celle-ci se caractérise par le processus d’esthétisation du fantasme sexuel et racial « oscillant entre idéalisation sexuelle de l’Autre racialisé et réaction anxieuse de défense de l’identité du moi masculin blanc » (p. 118). Mais cette ambivalence résulte également de la transformation du stéréotype ordinaire de l’identité masculine noire en œuvre d’art, qui nous renvoie inévitablement « aux territoires étranges et inexplorés de l’imagination occidentale et, plus spécifiquement, de l’inconscient politique de la masculinité blanche » (p. 127). Finalement, lire le fétichisme racial, c’est avant tout saisir la subjectivité dans l’expérience spectatorielle face à la représentation de la race et de l’ethnicité. Dans le cas de l’œuvre de Robert Mapplethorpe, l’archétype du nu féminin au sein de la tradition classique est matérialisé ici par la représentation de l’homoérotisation de l’homme noir. Selon Kobena Mercer, cette lecture émotionnelle ambivalente de l’œuvre de Mapplethorpe pourrait peut-être constituer l’un des points de vue à partir desquels il serait possible de « réexaminer l’inconscient politique de la modernité » (p. 155).
10L’article suivant, issu du célèbre Porn Studies, premier recueil de textes scientifiques s’attachant à la pornographie et publié sous la direction de Linda Williams à Berkeley en 2004, s’attache à décrire le développement de la pornographie lesbienne et gouine. Heather Butler s’appuie pour cela sur un corpus de scènes de sexe lesbiennes et de films pornographiques produits entre 1968 et 2000. Ceci pour légitimer la sexualité lesbienne comme une sexualité authentique. Sont ainsi examinés les différents renversements de la dyade butch/fem, l’usage et la signification du godemiché, mais également l’authenticité et la production d’un espace-lieu discursif typiquement lesbien (p. 161).
11Lisa Sigel, qui ouvre la troisième et dernière partie de l’anthologie – consacrée à la « Politique de l’appropriation » – expose le fait qu’avec l’avènement de la pornographie moderne (ou visuelle), le contrôle social s’exerce par la représentation sexuelle. En effet, dans leurs principales thématiques, les cartes postales pornographiques qui circulaient sous le manteau à partir des années 1880-1890 – et qui s’imposaient en nombre grâce aux nouvelles avancées techniques en matière d’image – donnaient à voir généralement « une sexualité féminine ‘naturelle’« , une « sexualité enfantine trouble et désinhibée », ou bien « la disponibilité des plaisirs coloniaux » (p. 223). Elles reflétaient ainsi la vision d’une sexualité par les groupes dominants, en entretenant notamment des frontières sociales de genre, de classe et de race. Cet article démontre paradoxalement que, même si la classe dominante qui produisait ces photographies avait le pouvoir d’objectifier les minorités – modèles de cette communication sur la sexualité –, elle détenait également celui de rendre visibles ces minorités, puisque selon Lisa Sigel, « leur circulation eut un effet à la fois plus banal et plus insidieux : celui de permettre aux subalternes de s’observer elles-mêmes et eux-mêmes, avec tout le plaisir et le danger que cette forme d’objectification pouvait entraîner » (p. 224).
12À l’instar de Susanna Paasonen, Sharif Mowlabocus se penche sur l’analyse critique du porno en ligne, mais il s’attache plus spécifiquement à la centralité de l’utilisateur dans cette nouvelle « industrie du divertissement pour adultes » (p. 247). Même si un espace s’est ouvert grâce au Web 2.0, incluant de nouveaux rapports à la pornographie, il semble que les questions sur la capacité d’agir et sur l’objectification de l’utilisateur persistent. L’auteur réfléchit néanmoins à l’idée que le Web puisse « démocratiser » la production pornographique et que « cette nouvelle ère de pratiques en ligne » soit elle-même susceptible de donner lieu à « des pornographies plus égalitaires et moins objectifiantes » (p. 229).
13Enfin, dans le dernier article de cet opus, Clarissa Smith, Martin Barker et Feona Attwood définissent les différents motifs de consommation de la pornographie, à partir de l’analyse d’un corpus de réponses d’usagers de pornographie en ligne. Leur objectif est de se concentrer sur les usages effectifs des publics en les recontextualisant dans la routine de la vie quotidienne, puisque « le porno est indissociable des relations que l’on entretient, que l’on a entretenues et que l’on espère entretenir » (p. 275). Si les auteur.e.s affirment d’après leur enquête que « la pornographie favorise une compréhension de la sexualité comme ensemble de techniques que l’on peut apprendre et comme espace de transformation de soi » (p. 275), elle ne peut qu’engendrer la motivation d’un engagement spectatoriel très large parce qu’elle est justement une « corne d’abondance de possibilités, qui permet aux publics de s’imaginer et de se projeter » (p. 275).
14Nées dans les années 1980, d’abord sur les terres américaines, les porn studies se développent dorénavant dans différents pays, notamment en Espagne, en Italie, en France, au Brésil, mais aussi en Chine. Leur circulation à travers les différents systèmes politiques et académiques apporte à la production intellectuelle de nouvelles méthodes et de nouvelles problématiques, mais aussi de nouveaux savoirs pour penser et étudier la pornographie. Toutefois, « à mesure qu’elles font l’objet de traductions culturelles […], les porn studies se transforment » (p. 21). Ainsi, selon les contextes politiques et les organisations disciplinaires qui s’y intéressent, elles sont contraintes à être reçues de façon décalée.
15Aujourd’hui, peu de textes ayant trait au gender et aux porn studies sont traduits de l’américain vers le français. Dès lors, cet ouvrage constitue un véritable corpus de savoir scientifique, politique et culturel pour comprendre les enjeux de représentation, de réception et de production des cultures pornographiques, au-delà des différences sociales et culturelles dans lesquelles celles-ci émergent et sont étudiées.
16Héritière des fondements et enjeux des cultural studies anglo-saxonnes, d’ores et déjà inspirées par la French Theory et la théorie féministe, l’indiscipline des porn studies constitue de fait « un espace de relecture féministe, queer et postcoloniale des écrits de Michel Foucault » (p. 9) sur l’histoire de la sexualité notamment. Loin des carcans disciplinaires et des constructions hégémoniques de la sexualité, elles ouvrent « de nouvelles perspectives sur la construction sociale des identités sexuelles, raciales, et de genre » (ibid.).
17Somme toute, ces textes publiés entre 1985 et 2015 et traduits spécialement pour la publication de cette anthologie offrent un panel d’outils conceptuels permettant l’internationalisation des « réflexions queer-féministes » dans l’espace francophone.
Pour citer cet article
Référence électronique
Émilie Landais, « Vörös Florian, (dir), Cultures pornographiques. Anthologie des porn studies », Genre en séries [En ligne], 5 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/912 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.912
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