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Dossier

Masculinité blanche héroïque et bricolage générique dans 24 heures chrono (24 – Fox, 2001-2014)

Michel Bondurand Maouad

Résumés

L’article essaie de montrer comment la série 24 heures chrono participe à une tendance culturelle fondamentale dans la société américaine des années George W. Bush, celle d’un nouveau projet de re-masculinisation qui succède à celui mené sous Ronald Reagan. Alors que c’est au cinéma qu’on soigne le traumatisme de la défaite au Vietnam, c’est à la télévision que s’organise la réponse au choc des attentats du 11 septembre 2001. Jack Bauer, héros de la série, qui incarne une nouvelle masculinité hégémonique, est proposé aux spectateurs à travers la redéfinition d’un héroïsme guerrier qui enregistre les évolutions sociétales américaines de la fin du XXe siècle. La dimension raciale de cet héroïsme est décrite sur un mode victimaire qui nécessite un remarquable bricolage générique et offre aux spectateurs une tension permanente entre l’action et le mélodrame. Ce genre, proposé dans une version révisée par Linda Williams, se révèle essentiel pour comprendre les enjeux politiques et identitaires de la série.

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Texte intégral

La production télévisuelle et le traumatisme du 11 septembre 2001

  • 1 Les réactions de Robert Altman provoquèrent une forte polémique : le réalisateur tient Hollywood re (...)

1La série 24 heures chrono (24) créée par Joel Surnow et Robert Cochran pour Fox en 2001 tient indéniablement une place prépondérante dans la culture populaire américaine des années George W. Bush. Contrairement aux périodes antérieures où les productions cinématographiques semblent incarner l’« esprit du temps », au cours des années qui ont suivi le 11 septembre 2001, quelques grandes séries télévisées capturent mieux le Zeitgeist d’une Amérique sous le choc. Comme le reste du pays, Hollywood est traumatisé par les attaques terroristes sur New York et Washington. Les studios hollywoodiens hésitent désormais à proposer des recettes industrielles largement montrées du doigt par certains milieux qui accusent les films à grand spectacle d’avoir joué un rôle dans la préparation de la catastrophe1. En outre, Hollywood est largement perçu comme un ilot « libéral » à l’intérieur d’un pays qui se rassemble derrière un patriotisme tapageur. La majorité des sociétés de production préfèrent garder profil bas jusqu’en 2006, début de la campagne présidentielle de Barack Obama. Alors que, entre 2001 et 2006, on ne dénombre que 19 films qui traitent du terrorisme – lesquels portent le plus souvent sur la guerre que le gouvernement Bush lui a déclarée –, les années 2006-2010 voient sortir 46 longs métrages sur ce thème. 2006 constitue un tournant dans le traitement des attaques puisque cette année-là sortent United 93 (Vol 93, Paul Greengrass) et World Trade Center (Oliver Stone), deux œuvres mémorielles qui abordent les événements – de manière plus ou moins frontale – pour la première fois au cinéma (Bondurand, 2016).

  • 2 « Franck Capra’s name was used at the meeting to describe the kind of patriotic, pro-American film (...)

2Peut-être parce qu’elle est responsable des images des tours en flammes, la télévision ne connaît pas les mêmes hésitations et fait preuve d’une grande réactivité. Dès le 21 septembre, les principales chaînes s’unissent pour proposer aux spectateurs américains un programme commun de deux heures, America : A Tribute to Heroes, qui se conclut par l’intervention personnelle de Clint Eastwood, icône nationale, symbole de rectitude et inattaquable caution patriarcale, appelant de ses vœux une réponse gouvernementale à la mesure du choc (Prince, 2009 : 236). Dans le mois qui suit les attaques, la Maison-Blanche convoque les PDG des grandes chaînes américaines pour une réunion où « le nom de Franck Capra fut évoqué afin de décrire le genre de productions patriotiques et pro-américaines, cinématographiques et télévisuelles, souhaitées par la Maison-Blanche »2 (Prince, 2009 : 80). Cela n’empêche pas certaines séries, déjà en place au moment des attaques et solidement installées dans le paysage télévisuel de l’époque, de se démarquer des discours belliqueux en provenance des instances gouvernementales et conservatrices. C’est le cas, par exemple, des deux séries phares de NBC : Law & Order (New York police judiciaire, 1990-2010) et The West Wing (À la Maison-Blanche, 1999-2006) qui incorporent presque en temps réel les discussions et les débats issus des attaques. Alors que le cinéma s’enfonce dans une aphasie traumatique, la télévision produit et diffuse quantité de téléfilms, de documentaires et de séries qui abordent frontalement la situation nationale et internationale. Dès 2002, Nova produit Why the Towers Fell, The Learning Channel propose World Trade center : Anatomy of a Collapse et PBS diffuse Heroes of Ground Zero qui s’intéresse particulièrement aux interventions des équipes de secours. Policiers, pompiers et secouristes inspirent largement les premiers téléfilms produits comme The Guys (Jim Simpson, 2002) avec Sigourney Weaver et adapté d’une pièce d’Anne Wilson qui se joue sur Broadway dans les semaines qui suivent les attentats. Tout au long des premières années de guerre en Afghanistan et en Irak, les chaînes de télévision proposent des téléfilms qui suivent l’actualité au plus près, quitte à servir largement les intérêts du camp conservateur et républicain : c’est le cas, par exemple, de Rudy : The Rudy Guliani Story (Robert Donhelm, 2003) sur USA Network qui mêle, sans avertissement, des images de fiction et des séquences d’actualités. Saving Jessica Lynch (Peter Markle, 2003), diffusé sur NBC, suit minutieusement la version officielle du sauvetage de la soldate retenue prisonnière par les rebelles irakiens et dont la libération avait été filmée par les services médiatiques de l’armée américaine. Par la suite, J. Lynch a publiquement renié la version officielle de sa capture, des conditions de sa détention et des circonstances de sa libération que l’armée américaine et le gouvernement avaient fait circuler.

  • 3 Une ultime saison, de douze épisodes seulement, est diffusée entre mai et juillet 2014. L’audience (...)

3Dans cette période féconde en productions télévisuelles liées à l’actualité, et au milieu du silence des productions cinématographiques sur cette question, 24 heures chrono devient la série emblématique des années de « Guerre contre la Terreur ». Cette expression – très critiquée par nombre de commentateurs et de spécialistes (Fukuyama, 2006 ; Soros, 2006) – connaît sa plus grande popularité entre 2001 et 2006, au moment où débute la campagne électorale présidentielle qui voit la victoire du démocrate Barack Obama et met fin à deux mandats républicains consécutifs. Ces années, qui vont de la première à la septième saison, sont aussi celles où 24 heures chrono connaît ses meilleurs chiffres d’audience. Alors que 8,6 millions de téléspectateurs suivent la première saison en 2001, de la saison 2 à la saison 7, l’audience ne descend plus en dessous de 10 millions de téléspectateurs, le record étant atteint avec la saison 6 qui, en 2006, rassemble près de 14 millions de téléspectateurs. Un déclin, léger mais continu, s’amorce ensuite qui ramènera le nombre de spectateurs sous la barre des 10 millions lors de la dernière saison en 20103.

  • 4 Voir la mention du jeu lors de l’entretien entre Kiefer Sutherland et Jay Leno dans l’émission de c (...)

4Les chiffres d’audience ne sont pas les seuls indicateurs à prendre en compte pour mesurer la pénétration de 24 heures chrono dans les foyers américains. Le principe du temps réel adopté par la série impose 24 épisodes par saison afin que chaque saison raconte une journée dans la vie de Jack Bauer (Kiefer Sutherland). Cette série fleuve s’inscrit dans le phénomène qui voit l’apparition d’un nouveau mode de consommation sérielle dans lequel le coffret DVD joue un rôle central. Ce dernier ne se contente pas d’être un nouveau support qui modifie naturellement la relation du public à la sérialité du récit. Il fait naître un nouveau modèle économique de consommation culturelle et participe pleinement à l’émergence d’une subculture de fans. La saison 7 a été mise en vente dès le lendemain de la diffusion du dernier épisode. Les « soirées marathon » qui consistent à regarder tous les épisodes d’une saison à la suite, ont donné naissance à certains jeux potaches comme le « Damn It ! » où l’on boit un verre à chaque juron lancé par le héros au cours de l’épisode. L’ivresse est assurée puisque Bauer peut émettre jusqu’à quatorze interjections irrévérentes en un épisode4. Outre l’impact économique provoqué par le DVD dans la distribution de la série, ces soirées et les jeux qui s’y popularisent montrent l’importance que 24 heures chrono tient dans la culture populaire américaine des années 2000. La série de la Fox accompagne la société américaine tout au long d’une décennie où le gouvernement américain doit en permanence justifier ses décisions militaires et politiques. Plus le temps passe et s’éloigne le traumatisme des attentats, plus la guerre en Irak se révèle un bourbier qui n’est pas sans rappeler celui du Vietnam, plus nombreuses sont les voix qui s’élèvent pour remettre en question la politique de George W. Bush.

Guerre contre la Terreur et politiques identitaires dans 24 heures chrono

  • 5 « The study of representation is more limited than the study of reality and yet it is also the stud (...)
  • 6 Sur les problèmes de définition du terrorisme, voir la remarquable synthèse d’Ariel Merari (1999) « (...)

5Or, comme le rappelle clairement Richard Dyer dans l’introduction à son étude sur la blanchité : « L’étude des représentations est plus limitée que l’étude de la réalité, et cependant elle est aussi l’étude d’un des moyens fondamentaux par lesquels nous formons notre connaissance de la réalité »5 (Dyer, 1997 : xiii). 24 heures chrono peut être considéré comme l’une des sources principales de formation des représentations sur la réalité politique et sociétale à laquelle les Américains ont été exposés pendant les années George W. Bush. Tout comme le gouvernement de Bush fait du terrorisme l’alpha et l’oméga de toute sa politique, la lutte contre les attaques terroristes et les menaces d’armes de destruction massive légitiment toutes les décisions que prend Jack Bauer au fil des épisodes, dès la deuxième saison. Dans 24 heures chrono, comme dans l’immense majorité des productions hollywoodiennes sur le sujet, les terroristes ne sont jamais vraiment définis comme tels. Malgré de réelles difficultés à s’entendre sur ce que désigne exactement le terrorisme, on peut s’accorder pour dire qu’il s’agit d’une violence de nature politique qui la distingue des autres violences illégales de droit commun comme le meurtre de masse. Le terroriste agit pour défendre une cause, une idée de ce que doit être l’organisation des sociétés et du monde. Cette organisation du monde peut être exprimée en termes marxistes, religieux ou nationaux, mais elle vise toujours à remplacer une certaine organisation sociale décrite comme inappropriée par une autre organisation sociale décrite comme meilleure. En l’absence de cette motivation politique, la violence n’est pas terroriste et devient un simple acte criminel6. La série précise rarement quelles sont les idées politiques qui motivent les « terroristes ». Contrairement aux thrillers et aux films d’espionnage de la Guerre froide, par exemple, les différences idéologiques qui opposent ici le héros aux antagonistes ne sont pas connues des spectateurs. Certaines études ont eu tendance à voir dans ces productions des représentations manichéennes où le Bien serait en lutte contre le Mal (Prince, 2009 ; Rubio, 2008). Ces valeurs morales serviraient donc de substitut à un engagement politique.

6Dans cet article, j’aimerais complexifier ces approches et suggérer une autre hypothèse de lecture. Si ce qui se joue dans 24 heures chrono n’est effectivement pas de l’ordre de l’engagement politique, évité à dessein par le système commercial hollywoodien ; pour autant le schéma de lecture n’est pas celui d’une morale manichéenne. Les enjeux politiques qui sont à l’œuvre ici doivent plutôt être cherchés dans trois autres domaines idéologiques. D’abord les constructions du genre (au sens de gender, c’est-à-dire les attributs sociaux et culturels du masculin et du féminin), puis celui des représentations « raciales » (entendues également comme des constructions sociales et culturelles, et non comme des réalités biologiques) et enfin celui de la sexualité, définie comme une catégorie discursive qui vise également l’organisation sociale.

  • 7 « America wants the war on terror fought by Jack Bauer. He’s a patriot. »

7En d’autres termes, si la série ne nous dit pas clairement quelles sont les idées politiques défendues par les terroristes, et si elle ne nous dit pas non plus si les opinions de Jack Bauer font de lui un progressiste ou un conservateur, c’est que le véritable enjeu est ailleurs : il s’agit, au lendemain des attaques castratrices du 11 septembre, d’offrir au spectateur américain un modèle masculin d’héroïsme blanc hétérosexuel. Dans cette perspective, les terroristes servent plutôt à proposer des réponses aux problèmes de la crise identitaire de l’homme blanc américain. C’est à travers la représentation d’un certain type de masculinité, de sa redéfinition, de la présentation de contre-exemples et de masculinités déviantes, qu’un modèle de domination et de pouvoir s’impose imperceptiblement. Ce modèle est d’autant plus hégémonique qu’il est présenté sous un aspect héroïque et donc désirable. Comme le dit Joel Surnow lui-même : « L’Amérique veut que la Guerre contre la Terreur soit menée par Jack Bauer. C’est un patriote »7 (Mayer, 2007). La série propose donc d’incarner, un modèle non seulement de patriotisme, mais aussi d’héroïsme masculin blanc (on peut d’ailleurs se demander s’il s’agit d’une redondance) et d’un leadership « naturellement » légitime dans la période de la Guerre contre la Terreur.

  • 8 « Hegemonic masculinity can be defined as the configuration of gender practice which embodies the c (...)

8La dimension raciale et la dimension sexuelle sont donc au cœur de ce que j’appellerai désormais la « masculinité héroïque » de Jack Bauer. L’incarnation d’un modèle masculin hégémonique s’accompagne d’un discours subtil, car quasi invisible, sur la dimension raciale de ce modèle. Jack est un homme blanc et sa blanchité, comme sa masculinité, est construite à partir de ses actions, de son corps, de ses gestes et d’une multitude d’autres détails qui définissent une nouvelle blanchité héroïque. La dimension hégémonique du personnage doit être comprise selon la proposition qu’en fait R.W. Connell dans sa célèbre étude sur les formes hiérarchisées de masculinité (Connell, 2010). Elle définit ainsi l’hégémonie : « La masculinité hégémonique peut-être définie comme la configuration de pratiques en matière de genre qui incarne les réponses actuelles aux problèmes de légitimité du patriarcat afin de garantir – ou de prétendre garantir – la position dominante des hommes sur les femmes »8 (Connell, 2010 : 77) ou comme elle le précise elle-même plus loin dans l’ouvrage, sur d’autres groupes d’hommes considérés comme moins masculins, notamment les hommes de couleur et les homosexuels. L’hégémonie, ainsi comprise et inspirée par la théorie politique de Jürgen Habermas (1978), suppose une domination masculine en crise permanente. La structure hégémonique doit donc s’adapter en permanence aux conditions actuelles de crise afin de proposer de nouvelles formes discursives qui viennent résoudre les problèmes de légitimité de la domination masculine. Jack Bauer est un élément fondamental dans les réponses proposées par la culture populaire américaine afin de répondre à la menace castratrice des attentats du 11 septembre 2001.

  • 9 Voir sur ce sujet, mais à propos des héros de western, l’analyse de Laura Mulvey (1981), « Aftertho (...)
  • 10 Bauer est à la fois un père de famille et l’incarnation d’une perfection masculine qui sert d’étalo (...)

9Le statut marital compliqué de Jack au fil des saisons, sa relation à sa fille, aux femmes mais aussi aux autres hommes de la série, construisent également la nécessaire dimension sexuelle du personnage. La sexualité de Bauer rappelle souvent la dimension chevaleresque du cow-boy ou du héros de films d’action9. Ces types de personnage héritent d’une sexualité discrète dont l’existence n’apparaît que par ses effets, jamais en elle-même. Il s’agit d’une sexualité parfaitement maîtrisée et contrôlée par un patriarche10 qui, tout voué qu’il est à l’accomplissement de son destin héroïque, semble sourd aux faiblesses de la chair.

  • 11 « I can hardly think of him without breaking into tears. I just felt Ronald Reagan was the father t (...)

10Enfin, il existe un deuxième aspect de la masculinité à l’œuvre dans 24 heures chrono qui ne dépend plus seulement du héros mais qui concerne plutôt la dimension générique. Les innovations stylistiques dont ont fait preuve les créateurs et les producteurs de la série ont souvent été louées. David Nevins, un producteur de la Fox Television, déclare avoir acheté le projet en étant persuadé que la série représentait « le futur de la fiction télévisuelle » (Chamberlain et Ruston, 2007). Effectivement, il existe une forte dimension postmoderne dans 24 heures chrono qui réside principalement dans le bricolage générique de la série : thriller politique ? soap opera ? mélodrame ? action ? espionnage ? Les genres s’enchevêtrent et s’accumulent en créant des relations nouvelles et notamment des jeux de glissement entre certains genres perçus comme féminins (le soap et le mélo) et d’autres comme résolument masculins (l’action et l’espionnage). Il peut sembler paradoxal de regarder 24 heures chrono comme un soap opera ou comme un mélodrame. C’est pourtant la lecture que je voudrais proposer ici afin de montrer comment la série s’inscrit, comme la majorité des fictions sur le terrorisme, dans un projet de re-masculinisation de la société américaine. Ce projet ne date pas de l’ère George W. Bush ou de la Guerre contre la Terreur. Il correspond à un profond mouvement réactionnaire, initié sous Ronald Reagan (Jeffords, 1989), et qui essaye de négocier sa survie dans la société américaine contemporaine, héritière de l’émancipation des diverses minorités. Joel Surnow ne cache pas son admiration pour le projet sociétal reaganien. En parlant de l’ancien Président, le créateur de la série avoue l’attachement filial qu’il éprouve envers lui : « Je ne peux pas penser à lui sans fondre en larmes. Je pense que Reagan était le père dont ce pays avait besoin. Je me sens fier d’appartenir à sa famille »11 (Mayer, 2007).

Actualisation de l’héroïsme blanc américain

  • 12 « Ne me fais pas faire ça » et « Je te méprise de m’obliger à faire ça ».

11Jack Bauer est très violent. Pourtant, il est lui-même en lutte contre la violence : celle que les terroristes veulent utiliser contre la nation américaine, toujours présentée comme une métaphore de l’humanité toute entière. Ces antagonistes sont systématiquement décrits comme des « méchants » à travers l’essentialisation de cette brutalité dans leur caractère (Hildenbrand et Gutleben, 2013). Ils sont violents intrinsèquement. D’où l’urgence de l’action et la légitimité des décisions pragmatiques controversées, comme les nombreuses utilisations de la torture par Jack ou les passe-droits qu’il s’octroie par rapport aux voies légales. Pourtant, afin de préserver l’héroïsme de Jack, le récit doit justifier cette violence qui finit par le définir lui aussi. Pour cela, il faut parvenir à montrer que la violence de Jack n’est ni complètement la sienne, ni complètement identique à celle des terroristes. Dans la seconde saison, l’épisode 12 permet de comprendre en détail les procédés narratifs et stylistiques à l’œuvre dans la définition de la violence héroïque et son détachement de la violence terroriste. Jack détient un terroriste islamiste, Syed Ali (Francesco Quinn) qui menace de faire exploser un engin nucléaire au cœur de Los Angeles. Bauer suspecte que la programmation de l’explosion est enclenchée et que le temps est compté avant la détonation. Cette urgence le pousse à procéder à une interrogation « musclée » d’Ali, lequel garde le silence sous la torture. Bauer imagine alors envoyer des agents dans la famille d’Ali afin de kidnapper sa femme et ses enfants, de les ligoter et de menacer le terroriste de les exécuter un par un sous ses yeux ; l’exécution serait télévisée. Ali est lui-même ligoté et placé face à un écran où apparaissent sa femme et ses deux fils, bâillonnés, en proie à une immense détresse. Informé de la situation, le président Palmer (Denis Haysbert) tente d’arrêter Jack en lui refusant son autorisation. Ce dernier passe outre et fait croire à Ali que Palmer lui a donné son aval. Alors qu’il hurle sur le terroriste pour lui arracher les précieuses informations, Bauer qui a orchestré toute cette mise en scène macabre répète deux phrases à Ali : « Don’t make me do this » et « I despise you for making me do this »12. Au fil des épisodes et des saisons, ce type de formule se retrouve régulièrement dans la bouche de Bauer. La forme passive utilisée dans ces deux répliques illustre parfaitement la tactique à l’œuvre dans l’attribution de la responsabilité de la violence : c’est le terroriste qui est responsable de la violence que Jack utilise contre lui et sa famille ; c’est son silence qui justifie la décision de Bauer. Le montage qui laisse hors-champs tous les instants qu’Ali passe seul entre les interrogations de Bauer, explique clairement que le silence du terroriste n’est que le résultat de sa volonté de ne pas répondre aux questions qui lui sont posées. Dans sa liberté absolue, Sayed Ali semble libre de parler et de faire cesser immédiatement la menace sur sa famille. La mise en scène démontre ainsi l’entière responsabilité du terroriste dans la situation et blanchit en conséquence Bauer d’une potentielle accusation de barbarie.

12Ainsi, la violence de Jack ne lui appartient pas. Il semble capter celle des terroristes. Cette violence traverse le héros. Elle emprunte la volonté de ce dernier sans s’y installer de façon pérenne. Tout se passe comme si le héros utilisait une violence qu’il maîtrise parfaitement mais qui lui reste essentiellement étrangère. La violence demeure ainsi le signe de la barbarie alors que la volonté de Jack n’exprime que l’héroïsme. Dans son ouvrage sur 24 heures chrono, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer décrit l’héroïsme de Bauer comme celui d’un « héros réticent » (Jeangène Vilmer, 2012), héritier d’une mission prophétique et d’un destin tragique. Il rappelle qu’à l’image de l’administration Bush qui déclare que « les terroristes ont commencé cette guerre » mais que « le président a dit clairement que nous y mettrons fin au moment et à l’endroit de notre choix » (Jeangène Vilmer, 2012 : 35-36), Bauer semble être un belliciste récalcitrant mais déterminé, confiant dans son indiscutable maîtrise de la situation. Il porte l’ambiguïté d’un héroïsme mythique américain qui mêle la promesse des valeurs pacifiques de la civilisation aux instincts sauvages et violents contre lesquels elle se dresse.

  • 13 « a national identity, a democratic polity, an ever-expanding economy, and a phenomenally dynamic a (...)

13Dans son étude fondamentale sur la violence et le mythe de la Frontière dans la culture américaine, Richard Slotkin explique que dans les années 1970, la guerre du Vietnam, le scandale du Watergate, le premier choc pétrolier et la stagflation qui l’ont suivi ont détruit la confiance dans le mythe de la Frontière, pourtant fondateur de la nation américaine (Slotkin, 1992 : 625). Pour Slotkin, le mythe de la Frontière s’appuie sur la conquête de l’espace sauvage et la soumission ou le déplacement des nations qui s’y trouvent. C’est un mythe conquérant qui permet à la nation américaine de se définir en construisant une « identité nationale, un gouvernement démocratique, une croissance économique continue et une civilisation incroyablement dynamique et progressiste »13 (Slotkin, 1992 : 10). Ce mythe propose également un mode régénératif particulier de la civilisation à travers une violence salvatrice et rédemptrice. Slotkin étudie les expressions culturelles du mythe de la Frontière en s’appuyant principalement sur des sources littéraires. Il y voit émerger un scénario de rédemption de l’esprit américain (American spirit). Ce scénario propose la séparation avec la vie civilisée pour viser une régression temporaire vers un état naturel ou primitif qui légitime la violence rédemptrice. Le mythe représente la lutte avec le milieu naturel et les nations non blanches comme des éléments centraux de ce processus. C’est ainsi que le fusil peut soudain devenir un symbole de civilisation et de progrès. Selon Slotkin, les guerres contre les sauvages (savage wars) stipulent que les nations indigènes ont mené des guerres à visée exterminatrice à l’encontre des Blancs. Même s’il est indéniable que certaines tribus se sont activement battues pour dissuader les Blancs d’envahir leurs terres, les « guerres sauvages » sont en réalité des

  • 14 « Psychological projection that made the Indians scapegoats for the morally troubling side of Ameri (...)

projections psychologiques qui font des Indiens les boucs émissaires du pan moralement trouble de l’expansion américaine : le mythe de la guerre sauvage est devenu une convention idéologique basique d’une culture qui se vouait de plus en plus à l’extermination ou à l’expropriation des Indiens, comme au kidnapping et à l’asservissement des Noirs africains14 (Slotkin, 1992 : 12-13).

  • 15 « His use of violence proves that he is truly red-blooded and arictocratic. »

14Tim Jon Semmerling précise que dans la guerre contre les sauvages, il existe un style héroïque particulier incarné par les personnages américains. Initialement inspiré par la figure du chasseur sur la Frontière, le style héroïque aurait été adapté à la figure du cow-boy, puis à celle du chef d’entreprise et du chef militaire. Un héros de cette trempe est un chantre de la civilisation, parangon de virilité, « son utilisation de la violence prouve qu’il est noble et qu’il a le sang chaud15 » (Semmerling, 2008 : 235).

15Bauer correspond parfaitement au héros du mythe de la Frontière. Sa fréquentation de ces nouveaux Indiens que sont les terroristes le place dans la posture d’un personnage essentiel du mythe américain : l’homme qui connaît les Indiens. Richard Slotkin précise qu’il y a deux issues possibles pour un héros de cette sorte : soit il extermine les sauvages et retourne à la civilisation pour participer à son progrès ; soit son combat contre les forces sauvages l’entraîne trop loin et il devient dépendant des objets de son combat et de sa haine. Dans ce dernier cas, il ne peut jamais retourner à la civilisation (Slotkin, 1992 : 431 ; 462). Cette seconde situation remonte à une tradition culturelle extrêmement ancienne puisque Georges Dumézil la trouve déjà à l’œuvre dans son étude des mythes indo-européens (Dumézil, 1985). Mais ce qui est propre à l’héroïsme guerrier américain, c’est la double dimension idéologique sur laquelle repose sa violence guerrière : d’une part la violence légitime la domination patriarcale, d’autre part elle confirme une prérogative raciale. Elle affirme en même temps la virilité et la blanchité du guerrier. Pourtant, comme le guerrier indo-européen, le guerrier américain voyage à la marge de la société dans laquelle il occupe une place ambiguë. Il porte les stigmates du paria autant qu’il participe aux principes fondamentaux de sa communauté. Bauer est à la fois un chef de famille dont les différentes saisons décrivent les états d’âme paternels, un agent fédéral zélé et patriotique, mais aussi un élément incontrôlable dont sa hiérarchie se méfie et dont le sens extrême du sacrifice le pousse à devoir régulièrement disparaître dans des mondes souterrains.

Figure du guerrier dans une société multiraciale et post-féministe

16Alors qu’il semble en être l’ultime défenseur, Jack pose également un problème à la société américaine des années 2000. D’abord sur le plan démocratique, il ne cesse de mettre à mal les principes constitutionnels qu’il prétend défendre et qui le limitent souvent dans ses prises de décision. Ses aventures montrent scrupuleusement aux spectateurs les difficultés que pose, en temps de crise terroriste, le système administratif démocratique qu’il prétend défendre. Jack est souvent entravé par la lenteur des décisions hiérarchiques ou l’incapacité à analyser correctement les situations, c’est-à-dire à les voir comme lui les voit. Or la hiérarchie et l’administration sont largement représentées par des femmes et des minorités raciales. Cette tendance à imaginer des personnages féminins ou racisés à des postes décisionnels clés a souvent été notée et décrite, à juste titre, comme une caractéristique progressiste d’une série largement conservatrice par ailleurs (Rubio, 2008 : 19-29). Depuis la famille afro-américaine Palmer qui semble se succéder au fil des saisons à la Présidence du pays, jusqu’à Erin Driscoll (Alberta Watson) qui prend la tête de CTU et inaugure la montée en force des personnages féminins puissants, la série propose même une Présidente des États-Unis au moment où Hillary Clinton fait campagne pour les primaires démocrates de 2006. Tous ces personnages imposent des principes administratifs ou démocratiques (lesquels se confondent souvent dans l’univers de la série) et, ce faisant, font obstacle à l’action et au pragmatisme de Jack.

17Loin de nier certaines évolutions sociétales – comme le font généralement les séries françaises (Macé, 2010) –, la série place son héros dans un univers marqué par les évolutions vers le multiculturalisme et la promotion de femmes à des postes de responsabilité. Cependant cet univers n’est ni sûr ni autonome et justifie donc pleinement l’héroïsme masculin blanc de Jack Bauer. Le Président peut être une femme ou un Afro-américain, mais ils ne peuvent pas mener le pays sans faire appel à celui qui représente le pouvoir politique « naturel » : l’homme blanc hétérosexuel. Ainsi, 24 heures chrono ne craint pas la représentation de minorités puisqu’elles sont toujours décrites comme soumises à la prévalence inéluctable du patriarcat blanc.

18En réalité, leur pouvoir imite vainement celui du héros blanc sans jamais vraiment y parvenir. Les personnages féminins récurrents et emblématiques de la série montrent clairement cette mascarade de prise de pouvoir (empowerment). La fameuse Chloe O’Brian (Mary Lynn Rajskub), personnage iconique de la série, manifeste une féminité que les fans aiment décrire comme « étrange » (weird) (Delany, 2007 : 191-200). Seule fidèle parmi les agents, assistante permanente et indéfectible de Jack, c’est un personnage hybride mêlant les traits de la secrétaire dévouée et de la parfaite épouse. La série n’attribue pas vraiment de sexualité à Chloe et sa féminité troublée par ses réactions de « garçon manqué » participe à la « bizarrerie » du personnage. Comme Jack, Chloe est instantanément dans l’action, bravant souvent les règles et les consignes. Elle agit, se met en colère, ne supporte pas la lenteur ou les hésitations des autres, elle est sûre d’elle-même, mais elle est plus sûre encore de Jack. La mise en scène n’insiste jamais sur son corps qui est souvent cadré de façon à mettre son visage (c’est-à-dire son intellect) au premier plan. C’est surtout en cela que Chloe n’est pas Jack. Lui est corps, elle est esprit. C’est dans cette illustration stéréotypée des attributs essentialisés des deux genres qu’on perçoit nettement la mascarade de masculinité que Chloe O’Brian joue malgré elle, mais qui ne saurait échapper aux spectateurs.

19Jack fait donc la preuve par l’exemple que cette nouvelle société plus féminisée et plus ouverte aux minorités raciales n’a pas profondément changé le rôle politique clé et le besoin viscéral d’un homme blanc hétérosexuel. Bien au contraire, les menaces contemporaines révèlent les limites intrinsèques à cette nouvelle société et démontrent incontestablement la nécessité du guerrier blanc américain, non pas sous sa forme militaire mais sous celle du père de famille. Cette préférence pour le patriarcat supposé paisible plutôt que pour une forme ouvertement belliqueuse a des conséquences importantes sur la représentation de l’héroïsme masculin de Jack Bauer, notamment à travers le mélange générique qu’il permet de proposer. Puisque le père est un héros, l’intime et le sentimental doit se mêler à l’action. D’où une complexité narrative et un bricolage générique original qui participent pleinement à la construction héroïque de Jack, tout autant qu’à la couleur idéologique de la série.

Masculinité et formes génériques

  • 16 « The series multiple plot lines and the sadistic ways the writers keep piling stress on their bele (...)
  • 17 « junkie craving a fix »
  • 18 Dans son histoire culturelle de la masculinité en Amérique, Michael Kimmel définit le masculinisme (...)

20Dès la seconde saison, les critiques remarquent que 24 heures chrono multiplie les lignes narratives. Les deux premières saisons sont particulièrement riches en détours et en histoires secondaires. En 2002, dans The Atlanta Journal, Phil Kloer attaque sévèrement cet aspect foisonnant : « La série accumule les sous-intrigues et il existe une manie sadique chez les scénaristes qui chargent leurs personnages d’un maximum de stress »16 (Kloer, 2002) et proposent aux spectateurs de « se faire un fix comme un junkie »17 (Kloer, 2002). Ce sont justement ces lignes narratives secondaires qui participent à la dimension soap de la série. Elles se concentrent généralement sur des situations familiales et sentimentales qui éloignent 24 heures chrono du genre de l’action. La première saison suit les aventures amnésiques de Teri Bauer (Leslie Hope), la femme de Jack, enceinte de son amant. La seconde saison raconte la fugue de Kim Bauer (Elisha Cuthbert), sa fille, et les tribulations qui la mènent jusqu’au mariage. Selon Jane Feuer, le soap et le mélodrame se confondent et ont envahi la télévision américaine depuis Reagan (Feuer, 1992 : 138). Bob Cochran, le co-créateur de la série avec Joel Surnow, était d’ailleurs producteur du très populaire soap Falcon Crest (CBS, 1981-1990). Dans un entretien, Cochran reconnaît que 24 heures chrono bénéficie d’un puissant ancrage dans la sérialité longue, mais il considère que cet aspect est atténué par le temps réel et continu (Hanks, 2008). En réalité, les innovations stylistiques les plus connues de la série comme le temps réel, le split-screen ou le motif de l’horloge numérique, sont des moyens d’éloigner la série d’une forme générique féminisante, sa dimension soap, qui bien qu’elle lui soit inhérente et fondamentale, entre en conflit avec un autre projet de la série : l’idéologie masculiniste18 à l’œuvre dans 24 heures chrono.

21Pour Tara McPherson (2008), le soap est parfois défini par son absence de conclusion et de résolution, mais surtout par son insistance sur la sphère de l’intime et du privé. En cela, il s’oppose au thriller politique qui se concentre sur les affaires publiques. 24 heures chrono est constitué d’intrigues qui se développent en tension avec ces deux polarités génériques, un pôle féminisant (soap) et un pôle masculinisant (thriller politique). D’où les nombreux chemins narratifs qui lient les personnages masculins aux problématiques matrimoniales et parentales. Ainsi, les différentes saisons consacrent du temps à dessiner une riche et tumultueuse sphère intime autour de Jack : d’abord son mariage en crise, ses aventures extraconjugales, la mort de sa femme, les problèmes avec sa fille, ses liaisons successives, jusqu’à sa difficile et morbide relation à son propre père et à son frère. De leur côté, les Présidents Palmer se trouvent sans cesse dans la tourmente familiale et CTU est elle-même constamment secouée par les dissensions entre agents, causées par leurs relations personnelles, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’agence.

22Or CTU est un point cardinal et un espace privilégié de la série. L’agence pour laquelle Jack travaille est un passage obligé, narratif et visuel, dans chaque épisode. Le monde du travail est un élément fondamental de la série. Le temps réel et continu montre un Jack Bauer constamment en fonction. 24 heures chrono est aussi un hymne grandiose au dévouement professionnel et à l’allégeance sans limite à l’entreprise. La place fondamentale qu’occupe le travail dans cet univers est typique des récits contemporains et postmodernes qui situent leurs personnages dans un environnement professionnel sans que ces derniers ne ressentent jamais le travail comme un fardeau. Jack ne fait pas de différence entre sa vie et son travail, entre sa mission d’agent et son rôle de père. Le montage, notamment à travers les célèbres split-screens, rend tangible pour les spectateurs la continuité « naturelle » et le télescopage « évident » entre la sphère privée et la sphère professionnelle. Comme le remarque Scott Benjamin King qui faisait déjà ce constat dans son analyse de Miami Vice en 1990 : « La crise liée aux glissements de définition de la masculinité est aussi une crise de la définition du travail. » Mais le soap ne privilégie pas le monde du travail, et cela force les personnages de 24 heures chrono à une négociation permanente entre les questions de l’intime traitées selon les modalités du soap et les questions professionnelles traitées selon les modalités de l’action et du thriller.

  • 19 « melodrama is peculiarly democratic and American form that seeks dramatic revelation of moral and (...)
  • 20 « Theatrical acting and Manichean polarities are not the essence of this form. They are the means t (...)
  • 21 « Nothing is more sensational in Americn cinema than the infinite varieties of rescues, accidents, (...)

23Mais c’est aussi dans l’excès à l’œuvre dans la série et dans ce que les critiques nomment l’aspect OTT de la série (Over The Top) qu’apparaît nettement une dimension générique plus subtile de 24 heures chrono : sa modalité mélodramatique. Dans un article fondateur sur le mélodrame, Linda Williams lui refuse l’appellation de genre et préfère le décrire comme un « mode opératoire ». Elle écrit que « le mélodrame est une forme singulièrement démocratique et américaine qui cherche la révélation dramatique de vérités morales et émotionnelles à travers une dialectique du pathos et de l’action. C’est le fondement du cinéma classique hollywoodien »19 (Williams, 1998 : 42). L’intérêt de cette proposition est qu’elle permet, en définissant le mélodrame comme une modalité plutôt que comme un genre, de la retrouver à l’œuvre dans divers genres fictionnels. Or la mise en relation du pathos et de l’action définit l’ensemble du spectacle hollywoodien. Williams précise, après Peter Brooks (référence), que le mélodrame apparaît en Amérique au moment même où la religion perd son monopole sur la morale. Le mélodrame permet d’exprimer une « morale occulte ». Le mélodrame n’est plus compris comme l’antithèse ni de la réalité ni du réalisme. Il prend sa source dans les conflits du quotidien. Ainsi l’esclavage, la filiation, le génocide et les exclusions sociales en tout genre sont des thèmes mélodramatiques depuis le XIXe siècle. Contre les perceptions classiques du mélodrame (Gledhill, 1987), Williams précise : « Le jeu théâtral et les polarités manichéennes ne sont pas l’essence de cette forme. Ce sont des moyens vers quelque chose de plus important : l’accomplissement d’un bien-être, la fusion – peut-être même le compromis – de la morale et du sentiment »20 (Williams, 1998 : 55). Pour faire comprendre la dimension culturelle unique du mode mélodramatique dans la culture américaine, elle donne l’exemple de l’enseignement de la tragédie grecque à des étudiants américains. Selon elle, il est très difficile pour ces derniers d’en percevoir la dimension tragique puisque dans le destin d’Œdipe, c’est la punition pour ces actes qu’ils perçoivent et non pas son destin fatidique. Ils lisent le mythe sur un mode mélodramatique. Williams poursuit : « Rien n’est plus sensationnel dans le cinéma américain que l’infinie variété de sauvetages, d’accidents, de courses poursuites et de combats. Ces multiples climax masculins centrés sur l’action peuvent être soit scrupuleusement justifiés, soit totalement improbables selon les films. Cependant, bien qu’il respecte les lois de l’attraction et de la gravité, ce réalisme de l’action ne devrait pas nous faire penser que le mode dominant de ces films est le réalisme. Pas plus que la virilité de l’action ne devrait nous faire imaginer que ce n’est pas mélodramatique »21 (Williams, 1998 : 57). Williams défend une définition du mélodrame qui n’est pas opposé au réalisme mais l’imprègne.

24Ainsi, le mélodrame américain en appelle à la sympathie du spectateur pour le héros qui est aussi décrit comme une victime tout en lui apportant une validation morale lors du climax. Selon cette approche, le pathos n’est plus réservé aux genres perçus comme féminins, tout comme l’action ne se limite plus à définir une dimension générique masculinisante. Le mode mélodramatique permet de dépasser une certaine essentialisation qui habite la perception générale des genres fictionnels. L’objectif principal devient plutôt l’accomplissement d’une « moralité lisible ». Si Rambo est un mélodrame masculin de la guerre du Vietnam, 24 heures chrono est un mélodrame masculin de la « Guerre contre la Terreur ». Bauer est souvent présenté aux spectateurs comme une victime de la situation. Les nombreuses interjections qu’il utilise et qui sont devenues culte, soulignent cet aspect : « It’s my job ! », « Don’t make me do this » et même le fameux « Damn it ! ». Cette position de victime ramène la question de la responsabilité. Ce qui semble motiver Jack, c’est le retour à une situation mythique où les États-Unis n’auraient pas eu d’ennemis, n’auraient pas été inquiets et n’auraient pas eu de responsabilité dans la situation internationale. Comme Rambo, Bauer est souvent torturé. Ces scènes d’indéniable victimisation semblent être la résolution mélodramatique de la situation de monopole de superpuissance mondiale par les États-Unis depuis les années 1990. Williams précise d’ailleurs que « plus le fardeau historique est lourd, plus le mélodrame fonctionne pathétiquement et activement pour reconnaître et reconquérir une innocence perdue. » (Williams, 1998 : 61) 24 heures chrono est le mélodrame de la première décennie du XXIe siècle.

Conclusion

2524 heures chrono montre donc clairement comment fonctionne une tendance culturelle profonde dans la société américaine des années 2000, qui rejoue la réaction traumatique à l’œuvre dans les années 1980. Comme sous Reagan, en réponse à la défaite au Vietnam, la fiction populaire américaine des années George W. Bush propose une relecture de la situation politique et sociétale au lendemain de l’immense choc national que représentent les attaques du 11 septembre 2001. Loin de vouloir entrer dans les méandres géopolitiques complexes qui sont pourtant à la source de la situation internationale dans laquelle se déroulent les attaques, 24 heures chrono se concentre sur la situation intérieure américaine et propose un nouveau projet de re-masculinisation des États-Unis. Comme sous Reagan, c’est la féminisation de la société américaine qui est tenue responsable de la catastrophe. Ce qui est peut-être plus spécifique aux années 2000, c’est la confusion entre la féminisation de la société et sa colorisation raciale. C’est une société féminine et multiraciale que Jack Bauer doit sauver plusieurs fois par épisode en s’extirpant des règles de cette même société. Personnage central et pourtant allogène, cet homme blanc hétérosexuel propose un nouvel héroïsme guerrier qui prend en compte les évolutions culturelles et sociétales de la fin du XXe siècle. Jack Bauer ne doit passer ni pour une brute, ni pour un agresseur. Il doit rester un parangon de civilisation blanche en action dans un monde dangereux pour lequel l’Amérique semble mal préparée en raison des luttes d’émancipation des femmes et des minorités qui ont donné naissance à une société « molle ». Le bricolage générique permet de présenter l’agression permanente que fait subir Jack à son environnement pour une situation de légitime défense, en victimisant mélodramatiquement le héros blanc. Les réticences dont fait preuve Jack à endosser sa fonction, ne sont pas tant le signe de sa nature héroïque que celui de la modalité mélodramatique qui permet de souligner le déplacement de la responsabilité de la situation vers l’extérieur. Comme Jack qui méprise le terroriste de l’obliger de mettre en scène la torture de sa famille, le gouvernement de George W. Bush répète à satiété qu’il a été forcé de faire les guerres de 2001 et de 2003. La modalité mélodramatique joue un rôle essentiel dans le déplacement de la responsabilité vers les adversaires du héros blanc hétérosexuel. La série cherche à retrouver une innocence mythique attaquée le 11 septembre 2001. Elle cherche activement à faire oublier les deux guerres d’Afghanistan et d’Irak, la limitation dans un système démocratique des libertés civiles par le Patriot Act, l’usage de la torture par l’armée américaine malgré les conventions internationales ratifiées par les États-Unis et la situation juridique illégale des prisonniers de Guantanamo. La série révèle ainsi les dilemmes que les États-Unis rencontrent à accepter leur position d’unique superpuissance mondiale.

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Bibliographie

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Notes

1 Les réactions de Robert Altman provoquèrent une forte polémique : le réalisateur tient Hollywood responsable d’avoir créé une « atmosphère » propice aux attaques. Voir « Altman says Hollywood ‘created atmosphere’ for September 11 », The Guardian, 18 octobre 2001, disponible en ligne : http://www.theguardian.com/film/2001/oct/18/news2, [consulté le 12 septembre 2015].

Woody Allen pour sa part, sans parler de responsabilité, imagine que Hollywood en finira désormais avec ces « films débiles et violents, bourrés d’effets spéciaux » qui semblent avoir inspiré les attaques à leurs auteurs. Voir la conférence de presse de Woody Allen à Paris le 24 septembre 2001 reprise dans un article du site Allociné disponible en ligne : http://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=701694.html, [consulté le 12 septembre 2015].

2 « Franck Capra’s name was used at the meeting to describe the kind of patriotic, pro-American film and television desired by the White House. »

3 Une ultime saison, de douze épisodes seulement, est diffusée entre mai et juillet 2014. L’audience dépasse péniblement les 6 millions de téléspectateurs.

4 Voir la mention du jeu lors de l’entretien entre Kiefer Sutherland et Jay Leno dans l’émission de ce dernier du 17 novembre 2008 (NBC). Disponible en ligne : http://www.youtube.com/watch?v=J1UIojrWteQ (2016).

5 « The study of representation is more limited than the study of reality and yet it is also the study of one of the prime means by which we have any knowledge of reality. »

6 Sur les problèmes de définition du terrorisme, voir la remarquable synthèse d’Ariel Merari (1999) « Du terrorisme comme stratégie d’insurrection » dans Gérard Chaliand et Arnaud Blin (2006), Histoire du terrorisme de l’Antiquité à Al-Qaida, Paris, Bayard.

7 « America wants the war on terror fought by Jack Bauer. He’s a patriot. »

8 « Hegemonic masculinity can be defined as the configuration of gender practice which embodies the currently accepted answer to the problem of the legitimacy of patriarchy which guarantees (or is taken to guarantee) the dominant position of men and the subordination of women. »

9 Voir sur ce sujet, mais à propos des héros de western, l’analyse de Laura Mulvey (1981), « Afterthoughts on ‘Visual Pleasure and Narrative Cinema’ Inspired by Duel in the Sun (King Vidor, 1946) ». Framework, numéro 15/16/17, p. 12-15.

10 Bauer est à la fois un père de famille et l’incarnation d’une perfection masculine qui sert d’étalon pour mesurer et valider les degrés de puissance masculine attribuables aux autres personnages.

11 « I can hardly think of him without breaking into tears. I just felt Ronald Reagan was the father that this country needed. »

12 « Ne me fais pas faire ça » et « Je te méprise de m’obliger à faire ça ».

13 « a national identity, a democratic polity, an ever-expanding economy, and a phenomenally dynamic and ‘progressive’ civilization. »

14 « Psychological projection that made the Indians scapegoats for the morally troubling side of American expansion : the myth of ‘savage war’ became a basic ideological convention of a culture that was itself increasingly devoted to the extermination and expropriation of the Indians and the kidnaping and enslavement of black Americans. »

15 « His use of violence proves that he is truly red-blooded and arictocratic. »

16 « The series multiple plot lines and the sadistic ways the writers keep piling stress on their beleaguered characters »

17 « junkie craving a fix »

18 Dans son histoire culturelle de la masculinité en Amérique, Michael Kimmel définit le masculinisme comme un mouvement idéologique qui apparaît au début des années 1980 en réaction aux changements sociétaux initiés par les luttes féministes dans les décennies précédentes. Michael Kimmel (1996), Manhood in America. A Cultural History, New York, The Free Press.

19 « melodrama is peculiarly democratic and American form that seeks dramatic revelation of moral and emotional truths through a dialectic of pathos and action. »

20 « Theatrical acting and Manichean polarities are not the essence of this form. They are the means to something more important : the achievement of a felt good, the merger – perhaps even the compromise – of morality and feeling. »

21 « Nothing is more sensational in Americn cinema than the infinite varieties of rescues, accidents, chases, and fights. These ‘masculine’ action-centered multiple climaxes may be scrupulously motivated or widly implausible depending on the film. However, though usually faithful to the laws of motion and gravity, this realism of action should not fool us into thinking that the dominant mode of such films is realism. Nor should the virility of action itself fool us into thinking that it is not melodramatic. »

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Pour citer cet article

Référence électronique

Michel Bondurand Maouad, « Masculinité blanche héroïque et bricolage générique dans 24 heures chrono (24 – Fox, 2001-2014) »Genre en séries [En ligne], 5 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/834 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.834

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