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Notes de lecture

Viviane Albenga, S’émanciper par la lecture : Genre, classe et usages sociaux des livres

Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, 176 p.
Karine Espineira
Référence(s) :

Viviane Albenga, S’émanciper par la lecture : Genre, classe et usages sociaux des livres, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, 176 p.

Texte intégral

1Viviane Albenga est maîtresse de conférences en sociologie à l’IUT Bordeaux Montaigne, spécialité « Métiers du livre ». Ses recherches portent sur la sociologie du genre et les idées féministes dans les pratiques culturelles et les politiques éducatives. L’ouvrage S’émanciper par la lecture : Genre, classe et usages sociaux des livres est issu de sa thèse soutenue en 2009 à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris, récompensée en 2010 par le prix de thèse en études genre de la Ville de Paris.

2Dans ce livre organisé en trois grandes parties, subdivisées elles-mêmes en deux chapitres chacune, Viviane Albenga envisage la lecture comme une ressource importante pour déjouer « l’étau des rapports sociaux de domination » (p. 16). Avec la notion d’émancipation, du rôle libérateur de (et par) la lecture, l’auteure indique que la question est « politique avant d’être sociale » (ibid.), en questionnant le rôle de la lecture dans le dépassement des normes de genre et les mécanismes de mobilité sociale dans les parcours des lecteurs et lectrices. Choisissant d’articuler les questions de la place des femmes dans le monde du travail aux rapports sociaux de sexe dans la sphère publique et politique, l’auteure engage une critique des analyses prenant pour acquises à la fois l’idée d’une « prédilection féminine pour la lecture par l’évasion » et les « inégalités structurelles et systémiques entre hommes et femmes » (p. 17), mais sans mobiliser un certain nombre de changements, pourtant importants, comme l’entrée des femmes dans le marché du travail et les effets émancipateurs du mouvement féministe. Albenga interroge sans détour : « si les femmes s’évadent, de quoi s’évadent-elles aujourd’hui ? » (ibid.).

  • 1 Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait, Anne Revillard, Introduction aux études sur le (...)

3L’auteure définit le défi théorique de cet ouvrage en deux temps : (1) réviser les concepts bourdieusiens de capital culturel et de trajectoire sociale (2) afin de penser une émancipation sans condition sur la base des « pratiques de lecture et des rapports de classe et de genre qui s’y jouent » (p. 20). Le concept de genre est mobilisé pour éclairer la construction sociale des pratiques des hommes et des femmes tout en insistant sur leurs constructions relationnelles, hiérarchiques et évolutives, sur les critères de valorisation des unes par rapport aux autres, des conditions d’âge et des domaines de pratiques suivant les conformations aux normes de genre (p. 21). La référence à l’ouvrage Introduction aux études sur le genre (Bereni et al., 2012 : 7)1 appuie l’approche genre : les rapports sociaux de sexe sont des constructions sociales, des processus relationnels, des rapports de pouvoirs, imbriqués dans d’autres rapports de pouvoir. Avec le concept bourdieusien de capital culturel, l’auteure propose de ramener au premier plan l’enjeu des pratiques culturelles que l’approche des rapports sociaux de sexe avait tendance à mettre au second plan. On comprend que les rapports sociaux de classe (et de classes de genre) ne peuvent être cantonnés au seul capital économique mais qu’ils doivent être abordés de façon aussi importante par la notion de capital culturel, en dépassant l’idée de biens culturels dont dispose l’individu, c’est-à-dire en questionnant les rapports à la culture en termes d’accessibilité et de pratiques.

  • 2 Génériquement : un groupe de personnes se réunissant régulièrement pour discuter de leurs lectures.

4L’ouvrage d’Albenga interroge ainsi les possibles émancipations de classe et de genre par la pratique de la lecture dans des cercles littéraires. L’exposé des questionnements et des résultats de la recherche est illustré par de nombreux extraits de retranscriptions d’entretiens réalisés entre 2004 et 2007. Soit 42 entretiens (28 femmes, 14 hommes) menés sur 4 cercles de lecture2 auprès de grandes lectrices et de grands lecteurs (lisant plus de 20 livres par an). Trois cercles ont été privilégiés : cercle A, lecture à haute voix ; cercle B, rencontres de lecteur-rice-s ; cercle C, bookcrossing (circulation de livres).

5La première partie de l’ouvrage, intitulée Émancipation sous contraintes : déterminants sociaux et sexués de la pratique de lecture, est constituée d’un premier chapitre à la fois méthodologique (enquêter sur les grand-e-s lecteur-rice-s) et théorique, soulevant les enjeux de la mobilité sociale au cœur de l’engagement dans les pratiques de lecture comme « support attendu d’émancipation » (p. 24) par le souci de soi et comme vecteur d’émancipation des rapports de domination. Il s’agit autant, par la lecture, de devenir un sujet de connaissances qu’un sujet se connaissant. Dans le deuxième chapitre, l’intérêt pour la lecture est appréhendé comme étant façonné à la fois par la division sexuée du capital culturel (ce capital n’est pas valorisé de la même manière suivant que l’on est un homme ou une femme) et par l’investissement dans le projet professionnel (lui-même soumis à l’inégalité des chances). Le devenir de grande lectrice ou de grand lecteur est marqué par des effets d’injonctions ou de dissuasions.

  • 3 Michel de Certeau, L'invention du quotidien, I : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.

6L’observation par enquête des pratiques de lecture est partagée dans la deuxième partie dont le titre témoigne à nouveau de l’approche spécifique de l’auteure dans sa volonté de ne pas plier les logiques sociales aux seuls rapports de genre. Dès l’introduction et en rapport avec cette partie consacrée aux cercles de lecture, Albenga a en effet posé très clairement la question : « comment les frontières de classe et les frontières entre masculin et féminin traversent les pratiques de lecture tout en étant recomposées par elles ? » (p. 25). Décrivant et analysant deux cercles de lecture, elle montre que l’enjeu de la distinction sociale est marqué par le genre. Par exemple, le capital littéraire accentue ou efface le stigmate lié à la « féminisation » (p. 75), les genres littéraires ne sont pas l’objet des mêmes appropriations de la part des hommes notamment (p. 77). Albenga porte son intérêt sur les frontières et leurs transgressions par la référence à Michel de Certeau3, pour éclairer les choix des lectrices et des lecteurs, y voyant un élargissement du « champ des possibles » (p. 106) : au-delà des questions liées aux choix de lecture et des réappropriations, « les identifications et les évasions par la lecture permettent […] des mobilités physiques, sociales, amoureuses et identitaires » (p. 105).

7La troisième partie met en exergue la réappropriation de la trajectoire personnelle par la lecture en interrogeant les effets des reproductions et des transgressions en termes d’ouvertures et de « mobilités réelles (p. 109). La dimension émancipatrice semble très affirmée pour les lectrices qui se donnent un temps à soi et pour soi, parfois déprécié (le « soupçon de passivité », p. 121), tandis que pour les lecteurs il s’agirait plutôt de renforcer un capital utile aux pratiques d’écritures cette fois vers le « registre métaphorique du sujet accompli » (ibid.). L’enquête d’Albenga montre que la lecture change peu les trajectoires au regard des injonctions de genre et que les transgressions, étant socialement valorisées, sont de fait relatives, tout en bénéficiant davantage aux hommes. Le denier chapitre de cette partie regarde en direction du devenir de lectrices comme prescriptrices professionnelles et vectrices (au sens de médiation culturelle) d’émancipation des autres femmes. Parmi les enquêtées, un certain nombre ont un capital culturel qui s’exerce dans des professions précises comme celles de bibliothécaire et d’attachée culturelle. On parle bien de compétences soit professionnelles soit de professionnalisation pour les unes et les autres, qui ont en commun de promouvoir la lecture comme prescription pour « s’élever socialement » (p. 217) et « se classer dans l’espace social » (p. 129) en créant des espaces de classe qui leur soient propres (p. 139).

  • 4 Viviane Albenga et Laurence Bachmann, « Appropriations des idées féministes et transformation de so (...)

8La question des socialisations de classe et de genre est centrale dans cette recherche. Elle interroge l’engagement dans la lecture comme « une pratique de soi distinctive dans ses modalités individuelles et collectives » (p. 51) pour/par des publics des classes moyennes et populaires dont la pratique est façonnée à la fois par « une division sexuée du capital culturel et par un investissement […] lié au projet d’ascension sociale » (p. 141). Vivianne Albenga, dans ses différents travaux (2007, 2011, 2015)4 et cet ouvrage, mène à bien son projet de se réapproprier et d’affiner le concept de capital culturel pour proposer une nouvelle articulation du genre et de la classe sociale « dans l’analyse des pratiques culturelles » en associant « Bourdieu et Cultural Studies féministes » (p. 146).

*

9Disclaimer : la rédactrice de la note de lecture, Karine Espineira, docteure en sciences de l’information et de la communication, entretient des collaborations avec l’autrice de l’ouvrage recensé, Viviane Albenga, maîtresse de conférences en sociologie à l’IUT Bordeaux Montaigne, dans le cadre du comité de rédaction de la revue Genre en séries.

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Notes

1 Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait, Anne Revillard, Introduction aux études sur le genre, Louvain-la-Neuve (Belgique) Paris (France), De Boeck Supérieur, 2012.

2 Génériquement : un groupe de personnes se réunissant régulièrement pour discuter de leurs lectures.

3 Michel de Certeau, L'invention du quotidien, I : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.

4 Viviane Albenga et Laurence Bachmann, « Appropriations des idées féministes et transformation de soi par la lecture », De Boeck Supérieur « Politix », vol. 1, n° 109, p. 69-89.

Viviane Albenga, « Stabiliser ou subvertir le genre ? Les effets performatifs de la lecture », OPuS, vol. 2, n° 17, 2011, p. 31-43.

Viviane Albenga, « ‘Le genre de « la distinction’ : la construction réciproque du genre, de la classe et de la légitimité littéraire dans les pratiques collectives de lecture », Sociétés & Représentations », vol. 2, n° 24, 2017, p. 161-176.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Karine Espineira, « Viviane Albenga, S’émanciper par la lecture : Genre, classe et usages sociaux des livres »Genre en séries [En ligne], 10 | 2019, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/752 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.752

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Auteur

Karine Espineira

Karine Espineira est sociologue des médias, membre associée au LEGS (Université Paris 8). Ses recherches portent sur les constructions médiatiques des transidentités, les politiques transféministes et l’intersectionnalité dans la communication. Elle est l’auteure entre autres ouvrages, de Médiaculturelles : la transidentité en télévision (L’Harmattan, 2015) et Transidentité : Ordre et panique de genre (L’Harmattan, 2015).

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