Brigitte Rollet, Femmes et cinéma, sois belle et tais-toi !
Brigitte Rollet, Femmes et cinéma, sois belle et tais-toi ! Paris, éditions Belin/Humensis, 2017, 80 p.
Texte intégral
1Dans cet ouvrage paru dans la collection Égale à Égal, consacrée aux questions d’égalité professionnelle et aux stéréotypes dans différents domaines (politique, éducation, sport, santé…), la chercheuse en cinéma spécialiste des questions de genre et de sexualités, Brigitte Rollet, dresse un état des lieux précis et édifiant des inégalités entre les femmes et les hommes dans l’industrie du cinéma. Cette parution s’inscrit dans un contexte où, depuis une dizaine d’années en France (ainsi qu’au niveau européen et outre-Atlantique), des études et des initiatives sont menées pour lutter contre le sexisme dans les métiers de la culture et, plus récemment, dans le milieu du cinéma – Brigitte Rollet ayant elle-même rédigé le rapport sur la France pour l’enquête menée en 2016 par EWA (European Women in Audiovisuel) sur la situation des réalisatrices dans sept pays européens.
2Synthétique et pédagogique, enrichi de nombreuses citations et zooms informatifs, ce petit livre composé de six chapitres courts fournit de précieux outils de compréhension de la situation actuelle des femmes dans l’industrie du cinéma, tout en proposant une approche diachronique.
- 1 Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen, Volume 16, Issue 3, october 1975, p (...)
3Le premier chapitre offre ainsi une perspective historique de la place des femmes dans l’industrie cinématographique en France et aux États-Unis. Rappelant que leur présence dès les débuts du cinéma et à tous les niveaux (scénario, montage, réalisation, production, direction de studios) est alors liée à l’absence de légitimité culturelle et de rentabilité financière de cette industrie naissante, il évoque les grandes figures féminines qui ont jalonné cette histoire. D’Alice Guy et Loïs Weber, respectivement première femme réalisatrice (française) au monde et première réalisatrice états-unienne, à Sherry Lansing, seule femme à avoir dirigé un grand studio (la Paramount, de 1992 à 2004), en passant par Musidora, Germaine Dulac, Jacqueline Audry, il montre que la présence des femmes à des postes clés a progressivement diminué. Quant à la répartition traditionnelle des rôles à l’écran, dénoncée depuis longtemps par des actrices et théorisée par la chercheuse féministe Laura Mulvey en 19751, le chapitre souligne qu’elle conforte l’idéologie patriarcale en assignant les personnages féminins au statut d’objet passif du regard et du désir masculin et les personnages masculins à celui de sujet actif.
4Après avoir évoqué la présence historique des femmes dans l’industrie du cinéma, Brigitte Rollet met en évidence dans le deuxième chapitre leur absence de l’historiographie du cinéma et leur effacement de la mémoire collective, tant en France qu’aux États-Unis. Cette invisibilisation se retrouve à tous les niveaux : dans les enseignements de cinéma ; dans les hommages et les rétrospectives (8 sur les 150 rétrospectives organisées par la Cinémathèque entre 2006 et 2016 ont été consacrées à une femme, soit 5 %) ; dans les institutions et les espaces de légitimation où leurs noms circulent peu.
5Le troisième chapitre se penche sur les chiffres récents fournis par plusieurs études depuis le début des années 2000. Tous pointent les inégalités considérables entre les sexes et les discriminations subies par les femmes dans l’industrie cinématographique des deux côtés de l’Atlantique, où apparaît la même tendance : alors que le nombre de femmes diplômées des écoles de cinéma augmente, leur nombre dans la réalisation stagne. Comme le rappelle une enquête, « concernant les blockbusters, Hollywood a, en proportions, moins de femmes cinéastes que l’armée n’a de femmes générales » (p. 32). Les enquêtes récentes ne mettent pas seulement en évidence les inégalités dans l’accès à la réalisation, aux financements, à la distribution, mais elles insistent également sur la perpétuation du sexisme au niveau des scénarios (évalué notamment avec le test de Bechdel) et la répartition très inégalitaire des rôles et des dialogues entre hommes et femmes, tout particulièrement dans les films réalisés par des hommes. Dans les grosses productions hollywoodiennes, les femmes se retrouvent donc majoritairement reléguées à des seconds rôles et n’occupent qu’un tiers du temps de parole en moyenne (qui, contrairement aux hommes, diminue avec l’âge).
6Le chapitre suivant évoque les prises de paroles des femmes de la profession qui se sont multipliées depuis 2015 outre-Atlantique pour dénoncer le sexisme qui gangrène Hollywood : salaires moins élevés, carrière plus courte en raison du jeunisme que subissent les actrices, accès plus difficile aux budgets, renforcé par la crise économique, manque de reconnaissance… Plusieurs enquêtes ont été lancées depuis pour chiffrer et documenter ces discriminations de genre. C’est d’ailleurs à la suite de la publication d’un rapport consacré à ces questions en 2012 qu’au Canada, l’Office national du film vient de s’engager pour la parité en consacrant la moitié de son budget à des films réalisés par des femmes.
7L’avant-dernier chapitre est consacré à la France et rappelle ses spécificités culturelles qui expliquent les réticences à reconnaître et à lutter contre les discriminations genrées : d’une part son aveuglement par rapport aux questions de genre, lié à la tradition universaliste française, d’autre part l’idée que les femmes y seraient mieux traitées et que les relations hommes-femmes seraient plus apaisées qu’ailleurs. Or le rapport de Reine Prat paru en 2006 sur les inégalités dans les métiers de la culture a permis une prise de conscience du sexisme qui règne dans ces milieux. Depuis 2012, des initiatives ont commencé à voir le jour dans le monde du cinéma, telles que la création de l’association Le Deuxième Regard et sa Charte en faveur de l’égalité, signée en 2013 par le ministère des Droits des femmes, le CNC et d’autres institutions, et qui préconise notamment la mise en place de statistiques sexuées, l’égalité salariale, la parité dans les instances de décision et la lutte contre les stéréotypes. En 2014, deux études ont été publiées, l’une par la Guilde française des scénaristes, portant sur la place des femmes dans cette profession (2002-2012), l’autre par le CNC, sur la place des femmes dans l’industrie cinématographique et audiovisuelle. Sans surprise, toutes deux pointent du doigt les disparités de salaires (le salaire horaire moyen d’une réalisatrice est inférieur de 31 % à celui d’un réalisateur) ; les difficultés d’accès des femmes à des budgets élevés ; les écarts importants de financements entre les films réalisés par des femmes et ceux réalisés par des hommes ; la sous-représentation des femmes. Ainsi, elles ne représentent qu’un tiers des scénaristes alors que la filière scénario de la Femis, paritaire depuis le début des années 1990, est majoritairement féminine depuis 2006 ; elles n’occupent que 31 % des postes de président.e.s et vice-président.e.s des commissions du CNC ; elles ne constituent qu’un cinquième des effectifs de la production cinématographique ; enfin, seules 10 % des réalisatrices ont réalisé trois films ou plus entre 2005 et 2014. Ce chapitre met d’ailleurs en évidence le fait que le système français privilégie les premiers films (avance sur recette du CNC, catégorie « premiers films » dans les festivals et aux Césars), ce qui explique que le pourcentage des réalisatrices est plus élevé qu’ailleurs et que leurs premiers films jouissent d’une certaine reconnaissance institutionnelle, mais aussi qu’elles rencontrent beaucoup plus de difficultés à réaliser des films par la suite.
8Le dernier chapitre et la conclusion présentent des perspectives de changement, qu’il s’agisse de mesures prises par des pays, d’initiatives privées, ou d’avancées sur le plan des représentations. Citons par exemple : la parité dans les financements des films en Suède, et bientôt en Grande-Bretagne, au Québec et en Australie ; l’adoption de la déclaration de Sarajevo en 2015 par des États membres du Conseil de l’Europe pour lutter contre la sous-représentation des femmes dans l’industrie cinématographique et contre les inégalités en termes de salaires, d’accès aux financements et à la reconnaissance ; la mise en place par le Conseil de l’Europe d’un groupe de travail pour élaborer des recommandations en faveur de l’égalité femmes-hommes dans l’audiovisuel ; la création en 2016 d’une société de production féministe par Juliette Binoche et Jessica Chastain ; l’initiative « Alice » lancée par des productrices et dirigeantes à Hollywood pour soutenir des projets de réalisatrices… Quant aux changements positifs sur le plan des représentations, Brigitte Rollet évoque l’émergence d’héroïnes fortes dans les séries télévisées et rappelle que les blockbusters avec des héroïnes, bien que peu nombreux, rapportent plus que ceux avec des héros.
9Au moment de l’affaire Weinstein (et de bien d’autres), si révélatrice des rapports de pouvoir et de domination qui règnent dans l’industrie du cinéma, la sortie de cet ouvrage est salutaire, particulièrement dans un pays où les milieux culturels et artistiques peinent toujours à les reconnaître. Il participe à cet élan de prise de conscience collective et de dénonciation massive du sexisme à tous les niveaux de la société et invite à multiplier les actions et les mesures pour le combattre.
Notes
1 Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen, Volume 16, Issue 3, october 1975, p. 6-18.
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Référence électronique
Taline Karamanoukian, « Brigitte Rollet, Femmes et cinéma, sois belle et tais-toi ! », Genre en séries [En ligne], 7 | 2018, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/667 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.667
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