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Dossier

Le « cinéphile 2.0 » et ses autres : publics et réceptions de Drive sur AlloCiné

Jules Sandeau

Résumés

Cet article étudie le fil de discussion consacré au film Drive (N.W. Refn, 2011) sur le site français AlloCiné afin de mettre en évidence les stratégies de distinction mobilisées par les internautes qui s’autoproclament « cinéphiles ». Nous montrons ainsi comment leurs discours, qui défendent une conception élitiste de la cinéphilie, confortent l’ordre de genre en réaffirmant la supériorité de la masculinité hégémonique à travers la stigmatisation de figures repoussoirs conçues comme féminines et/ou comme des incarnations de masculinités marginalisées ou subordonnées. Notre analyse de la manière dont sont caractérisées ces figures repoussoirs (le « beauf », le « fanboy » et la « midinette ») permet en outre de souligner l’articulation entre représentations de genre, de classe, de génération et de sexualité, qui se cristallise dans ces discours.

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Texte intégral

  • 1 Les données de box-office citées sont tirées du site http://www.boxofficestory.com
  • 2 Drive est alors de très loin son plus gros succès au box-office en France. Fracture (2007) est le s (...)

1Après avoir été présenté au Festival de Cannes où il vaut à son réalisateur le prix de la mise en scène, Drive sort sur les écrans français en octobre 2011. Acclamé par la critique, il se distingue également au box-office avec presque 1 600 000 entrées en France, performance relativement inhabituelle pour un film primé à Cannes. À titre de comparaison, The Tree of Life de Terrence Malick, qui obtient la Palme d’or la même année, n’en totalise que 870 0001. Difficile d’attribuer ce succès commercial à la seule présence de Ryan Gosling en tête d’affiche, puisque celui-ci est alors peu connu du public français2, et encore moins à celle de Nicolas Winding Refn derrière la caméra, dans la mesure où ses films n’avaient jusqu’ici jamais dépassé les 100 000 entrées en France. Comment, dès lors, expliquer l’attractivité exceptionnelle de Drive auprès du public ? Un examen de sa réception sur le site AlloCiné permet d’émettre une hypothèse à ce sujet. En effet, à côté des internautes qui déclarent avoir été attiré.e.s par le réalisateur, la star ou encore la réputation acquise par le film à Cannes puis dans la presse, un grand nombre affirme être allé.e.s voir Drive en tant qu’adeptes de films d’action, ou plus spécifiquement de films de voiture.

2Or si le film est ainsi parvenu à rassembler des publics hétérogènes, il est loin d’avoir fait l’unanimité. En effet, alors qu’il a enthousiasmé presque unanimement la critique française, Drive a profondément divisé le public ordinaire. Parmi les internautes qui expriment leur déception, on trouve notamment celles/ceux qui affectionnent habituellement Ryan Gosling mais n’apprécient pas sa performance dans ce rôle, ainsi que ceux/celles que la bande-annonce et l’affiche ont induit-e-s en erreur en leur laissant croire que Drive serait riche en scènes d’action. Face à ce public insatisfait, un certain nombre de cinéphiles autoproclamés défendent vigoureusement le film et son réalisateur en stigmatisant les spectateurs/trices qui ne partagent pas leur avis.

3Cette rencontre entre des publics antagonistes fait de la réception de Drive sur Internet un lieu d’observation privilégié de la manière dont le « cinéphile 2.0 » se définit contre des figures repoussoirs afin de garder le monopole du discours légitime sur la valeur des films. C’est cette rhétorique que nous nous proposons d’examiner dans cet article, lequel ne portera donc pas sur les formes diverses que prend la cinéphilie à l’ère d’Internet (Jullier et Leveratto 2010 : 167-174) mais uniquement sur les internautes qui se considèrent comme les seuls véritables « cinéphiles » et mobilisent ainsi une conception élitiste de ce terme (raison pour laquelle nous le mettons entre guillemets lorsque nous les désignons). Dans la mesure où les stratégies de distinction employées par les « cinéphiles » sont particulièrement visibles dans les échanges entre spectateurs/trices, notre étude qualitative se focalisera sur le fil de discussion consacré à Drive sur le site AlloCiné3. L’intérêt de cet espace est que les internautes y débattent, s’interpellent et se répondent, là où ils se contentent le plus souvent de donner leur avis, sans interaction, dans la rubrique « Critique spectateurs » du même site4.

  • 5 Plus de 2 700 commentaires ont été postés, entre août 2011 et novembre 2017, sur le fil de discussi (...)
  • 6 Pour faciliter la lecture, nous avons corrigé les fautes d’orthographe et de syntaxe qui compliquai (...)
  • 7 Comme le rappelle François Jost (2018 : 100), la violence de certains propos tenus dans le cadre de (...)

4Un examen des occurrences du terme « cinéphile » sur ce fil de discussion5 confirme qu’il est fréquemment utilisé comme un instrument de distinction. Un certain nombre d’internautes voient ainsi leur avis sur le film disqualifié au motif qu’ils ne seraient pas cinéphiles (acidelinoleique, 25.07.2012) ou pas des « vrais » cinéphiles (Quiet_Ryan, 11.03.2012), mais des « pseudo-cinéphiles » (Quiet_Ryan, 11.03.2012) ou des « cinéphiles du dimanche » (costiguan, 04.10.2011) qui se « croient » cinéphiles sans l’être véritablement (maverick.d, 11.03.2012 ; costiguan, 28.10.2011)6. Dans leur étude de la critique amateur en ligne, qui accorde une place importante aux discours exprimés sur AlloCiné, Dominique Pasquier, Valérie Beaudouin et Tomas Legon (2014 : 74) ont noté l’existence d’une « tension au sein des amateurs de cinéma, régulièrement mobilisée dans les textes, entre les “vrais” cinéphiles experts et amateurs de cinéma d’auteur d’un côté et les amateurs de grandes productions hollywoodiennes de l’autre ». Or les discours tenus par les « cinéphiles » autoproclamés, qui réaffirment cette opposition « eux/nous » (ibid.) en excluant d’autres internautes du cercle restreint des « véritables cinéphiles », s’appuient sur des hiérarchies sociales existantes, qu’ils contribuent ainsi à reproduire7. Cet article entend se situer dans le prolongement de tels travaux, tout en adoptant une perspective à la fois plus spécifiquement ancrée dans les études de genre et soucieuse d’interroger l’aspect intersectionnel des rapports de pouvoir qui s’expriment dans les réceptions ordinaires de Drive sur AlloCiné. Nous mettrons ainsi en évidence la manière dont les stratégies de distinction des « cinéphiles » entérinent notamment des rapports de genre qui posent la supériorité du masculin sur le féminin et de la masculinité hégémonique sur les masculinités marginalisées et subordonnées (Connell 2014 : 72-80). En nous attardant successivement sur la caractérisation des trois grandes figures repoussoirs contre lesquels se définissent les « cinéphiles » de ce fil de discussion (le « beauf », le « fanboy » et la « midinette »), nous chercherons à montrer comment s’articulent et se renforcent des représentations de genre, de classe, de génération et de sexualité.

Le « cinéphile » et le « beauf »

  • 8 Par exemple : « À voir en vost et au cinéma bien sûr ! » (Vincent B. 07.10.2011) ; « C’est le genre (...)

5La première figure repoussoir contre laquelle se définit le « cinéphile » est caractérisée par son « goût vulgaire » dont témoigne notamment une prédilection pour le cinéma populaire et/ou les films de genre. Sur le fil de discussion qui nous intéresse, elle prend plus précisément le visage du « beauf fan de Fast and Furious et du Transporteur » (gimliamideselfes, 10.10.2011). Avant de se confronter aux « beaufs » sur AlloCiné, bon nombre de « cinéphiles » témoignent avoir déjà subi leur présence lors de leur visionnage du film en salle, ce dont ils gardent un souvenir douloureux. S’ils affirment la nécessité de voir Drive au cinéma pour mieux apprécier son esthétique8, ce lieu public renferme également pour eux le risque d’une dégradation de leur expérience spectatorielle :

Ça devient moins marrant quand ils commencent à te gâcher le film dans la salle (s’exclamer à haute voix que le film est naze, rire aux éclats quand le sang gicle parce qu’y a que ça qui les fait kiffer etc. etc.). Dans le DVD de Martin de Romero, y a une interview de Thierry Frémaux qui explique qu’il n’est pas pour le fait de mettre des films devant des yeux qui ne peuvent pas les apprécier, parce qu’au final, ça nuit toujours aux films. Et je suis assez d’accord avec lui… (flight, 08.10.2011)

À ne pas voir dans une salle « popu » au milieu d’abrutis qui trouvent « que le concept est pas mal mais qu’il existait déjà dans Transporter et que c’était quand même beaucoup mieux Transporter, là c’était trop lent ! ! » (Mortred, 06.10.2011)

« C’est juste impossible de ne pas être sensible à ce film, à sa mise scène notamment, si on apprécie le cinéma en tant qu’art. Beaucoup d’incultes nourris aux merdes hollywoodiennes ne l’ont jamais appris. Encore une fois quand je suis sorti de la salle et que j’entendais deux types dire que « Transporter c’était beaucoup mieux parce que là vraiment c’était trop lent », on comprend pourquoi les snobs sont snobs. On n’a juste pas envie de se mélanger avec ces gens-là. (Mortred, 08.10.2011)

  • 9 Dans le même registre, voir également : « Pareil que toi, ça fera moins de blaireaux dans les salle (...)

6Le mépris de classe qui transparaît dans ces commentaires signale à la fois la dimension singulièrement élitiste de la cinéphilie « savante » et la permanence contemporaine des logiques ayant présidé à son édification depuis les années 1920, contexte durant lequel son institutionnalisation par la critique spécialisée prend la forme d’une « “confiscation” par un usage lettré, cinéphile, d’un spectacle et de pratiques populaires » (Gauthier 1999 : 8). Ce mépris possède ici plusieurs dimensions. Le public populaire est d’abord perçu ici comme menaçant en tant que foule qui envahit le lieu sacré de la salle de cinéma et parasite la rencontre entre le « cinéphile » et l’œuvre. Répugnés à l’idée de « se mélanger avec ces gens-là », de nombreux internautes rêvent d’un cinéma débarrassé des « masses bruyantes et vulgaires » dont l’ignorance « nuit toujours aux films ». L’un d’entre eux s’exclame ainsi : « Oh les pauvres débiles qui ne comprennent rien au cinéma […]. Restez chez vous à mater TF1 et laissez le vrai cinéma aux cinéphiles » (Teddy Daniels, 05.10.2011)9. À cela s’ajoute un usage repoussoir de la figure du « beauf » semblable à celui que Matthieu Mazzega a observé dans le contexte des discussions en ligne sur le racisme. Selon lui, cette figure est « construite initialement autour de l’idée d’inculture, le “manque de recul” revenant aussi très souvent dans les usages de ce terme » (Mazzega 2012, 30). On retrouve, dans le fil de discussion qui nous intéresse, une telle caractérisation du « beauf » comme un spectateur inculte qui, parce qu’il a été « nourri aux merdes hollywoodiennes », n’a pas l’œil assez éduqué et reste par conséquent enfermé dans une jouissance purement physique. Du point de vue du « cinéphile », ce plaisir corporel l’est à la fois par son objet, puisqu’il s’enracine exclusivement dans le spectacle d’un corps en action (vitesse et violence notamment), et par son sujet, dans la mesure où le spectateur qui l’éprouve est stigmatisé en tant qu’individu supposément gouverné par ses pulsions :

Bref, encore une fois, quand on lit les commentaires, on comprend tout de suite que le type de personnes qui va voir les Fast and Furious, The Expendables, Babylon A. D. ou autres déchets puants cinématographiques (et encore ça ne mérite même pas ce titre) bourrés d’action sans queue ni tête sont simplement des personnes qui n’ont pas encore dépassé le stade de singe dans la lignée humaine et qui sont prêt à pousser leur cris primitifs dès qu’ils voient une succession d’explosions, de flingues, de grosses caisses, de sexe and Cie… pauvre France… (driver d., 10.10.2011)

  • 10 Voir par exemple : « Non mais les gens qui disent que la bande-annonce est trompeuse avec des remar (...)

7En déclarant que Drive « ne s’adresse pas aux gros bouffeurs de popcorns fans des purs films d’action-navets » (Zarbi6767, 03.01.2012), un internaute ramène la consommation culturelle du public populaire à une ingurgitation de produits indifférenciés. Cette référence aux popcorns, récurrente dans la bouche des « cinéphiles »10, ne sert pas uniquement à dénigrer le plaisir spectatoriel du « beauf » en l’assimilant à une satisfaction bassement corporelle, mais stigmatise aussi une prédilection pour le cinéma commercial ou de divertissement (« Pourquoi toujours attendre d’un film une “distraction” ? Le cinéma c’est pas la fête foraine […] », Blaste, 02/10/2011), généralement opposé au cinéma d’auteur :

Y en a qui devraient apprendre le cinéma… Pour ceux qui le trouvent trop lent, gardez vos blockbusters qui n’apportent rien, nous nous garderons le véritable cinéma, ses films d’auteur, et ses œuvres qui sont désormais entrées dans la légende. Drive deviendra un classique, tout simplement. (jongleur19, 15.03.2012)

Effectivement ce n’est pas un film d’action, mais après tout sont-ce les films d’action qui font du cinéma un art ? Je ne crois pas. Ce film renoue avec la réelle notion de 7ème art, et redonne ces lettres de noblesse à un art qui s’essouffle par ces temps de capitaux et de grosses productions. (The-Lunatic, 10.02.2012)

8L’illégitimité de ce cinéma de genre qu’est le « film d’action » est ici intimement liée à celle du cinéma commercial puisque, comme le rappelle Raphaëlle Moine (2008 : 4), « la prédominance des genres dans les cinémas populaires et commerciaux ainsi que leur fort ancrage, économique et idéologique, dans la culture de masse les rejettent hors du champ artistique ». En opposant les « films d’auteurs » aux « blockbusters » et le « septième art » au cinéma de genre (ici « les films d’action »), ces commentaires d’internautes témoignent de la prégnance d’une conception du cinéma qui trouve son origine dans la cinéphilie savante « “inventée” en France par les premiers critiques de cinéma dans les années 20, puis systématisée dans les années 50 par les Cahiers du cinéma » et dont le but est de « faire du cinéma un objet de la culture légitime » (Burch et Sellier 2009 : 10). À l’intérieur de ce paradigme qui « accorde la prééminence à l’évaluation des œuvres en termes esthétiques et artistiques et se soucie plus de distinguer la singularité des films et de leurs auteurs que d’analyser les conventions partagées par les producteurs, les œuvres et leurs publics », le genre constitue un « mauvais objet », le « parangon d’une culture de masse simplificatrice et aliénante, qui “gêne” l’affirmation et la défense du cinéma comme art » (Moine 2009 : 5).

9Le dédain des « cinéphiles » pour les films de genre trouve tout particulièrement à s’exprimer sur ce fil de discussion en réaction aux internautes qui, à l’image des propos cités en exemple ci-dessous, viennent reprocher au film d’être trop lent et de manquer de scènes d’action :

[…] bon je me dis : « pas grave au moins il y aura de l’action », et bien… non le mec roule moins vite que ma grand-mère, ça dans les 2 seules scènes de poursuite (si on peut appeler ça comme ça) du film (emmanuel sako, 08.10.2011)

Pourquoi ce film est-il catégorisé film d’action ? On se fait chier tout au long du film… ok les acteurs sont super bons… mais j’ai failli m’endormir 3 ou 4 fois… (Stanc, 07.12.2011)

  • 11 Ou encore : « […] franchement qu’est-ce que c’est long, c’est vraiment mais vraiment ennuyeux, je t (...)

Grosse déception, il y avait plus d’action dans Twilight… (et c’est pour dire) ! À part quelques scènes ultra-violentes (voire TROP) les actions s’enchaînent pas très vite *EUPHÉMISME DE MALADE* ! (CherryEd, 13.12.2011)11

  • 12 « Désolé mais tu regardes l’affiche du film, tu regardes la bande-annonce (qui est en fait le film (...)
  • 13 « […] le film est un film de genre ? tu sais ce que c’est ? il y a des codes, et il faut jouer avec (...)

10Comme on peut le voir, la déception de ce public visiblement adepte de cinéma d’action tient en premier lieu à ses attentes génériques vis-à-vis d’une production qu’il avait identifiée comme un film de genre à partir de l’affiche, du titre et de la bande-annonce12. À l’inverse, les « cinéphiles » déclarent avoir apprécié Drive pour sa capacité à « détourner » les « codes du genre »13 et louent le réalisateur en tant qu’auteur ayant su « transcender » son matériau initial :

Vu à Cannes aussi, et pour ma part ce film est une bombe esthétique que tu te prends en pleine face. Ou comment avec un film de commande, et un pitch de série B, un auteur comme Nicolas Winding Refn arrive à te transcender l’ensemble, d’un genre pourtant que l’on croyait plutôt éculé. (The-Red-Shoes, 24.06.2011)

Avec un scénario bateau, Refn transcende son sujet en se lançant un défi esthétique à chaque scène. (raokhen, 09.09.2011)

Ce qui est intéressant et percutant dans son cinéma, c’est que tous ses films reposent sur des bases de cinéma de genre, d’où l’exercice de style, que Nicolas Winding Refn arrive à transcender en un éclair de secondes, pour s’approprier le récit et en délivrer une œuvre unique et personnelle. (Quiet_Ryan, 10.08.2012)

  • 14 L’examen de la réception critique de Drive confirme cette thèse. Vincent Malausa (2011 : 38) regret (...)
  • 15 Outre le commentaire de The-Red-Shoes cité plus haut (24.06.2011), voir par exemple : « […] malgré (...)

11À l’instar de la critique française qui « tend à ne légitimer les éléments génériques que lorsqu’ils sont subvertis, parodiés ou transcendés par un cinéaste » (Austin 2015 : 276)14, les « cinéphiles » d’AlloCiné estiment le travail du réalisateur dans la mesure où il dépasse ou se distancie du genre, de sorte que celui-ci est finalement évacué « par le tour de passe-passe du génie artistique et créateur » (Moine 2008 : 98) et ainsi renvoyé à une pure altérité qui ne menace pas de contaminer l’œuvre originale de l’auteur. Le fait que la rhétorique du cinéaste qui subvertit le « système » en s’appropriant un « film de commande15 » redouble celle de l’auteur qui « détourne » les « codes du genre », confirme que c’est la dimension industrielle et commerciale du cinéma qu’il s’agit d’exorciser ici, avant tout parce qu’elle renvoie au populaire.

  • 16 « Les abrutis écervelés qui sont venus chercher un film 100 % action, pistolet, cow-boy, sexe et gr (...)

12Le geste par lequel l’auteur se hisse au-dessus du genre est le pendant de celui par lequel le « cinéphile » se distingue de la masse des « beaufs ». Plusieurs internautes caricaturent ainsi les attentes du public adepte de cinéma de genre en les ramenant à une énumération d’ingrédients dont la seule présence serait source de plaisir (« mecs bodybuildés », « minettes en string », « grosses caisses », « fusillades », etc.16). Sans la présence d’un auteur pour donner une forme originale à cette matière indéterminée, le film de genre n’est pour le « cinéphile » qu’un produit indifférencié, comparable aux popcorns que le « beauf » consomme pendant la projection. Le vocabulaire employé par le « cinéphile » pour distinguer son expérience spectatorielle de celle de son « autre » est significatif : alors que l’adepte de cinéma de genre se contente de « bouffer le film comme un vulgaire Fast and Furious » (gimliamideselfes, 11.10.2011), le « cinéphile » sait le « déguster » en tant que « chef d’œuvre du 7ème art » (driver d., 10.10.2011).

  • 17 Alors que certaines spectatrices se plaignent de la rareté des scènes d’action dans Drive (voir par (...)

13La focalisation des « cinéphiles » d’AlloCiné sur la figure de Refn joue donc un rôle central dans leur entreprise de distinction du public populaire. Le cinéaste constitue en effet pour eux une sorte d’alter-ego qui s’est émancipé du « conformisme générique » en tant qu’auteur de la même manière qu’ils n’y succombent pas en tant que spectateurs. Cette stratégie de distinction est comparable à celle des fans de Twin Peaks étudiés par Henry Jenkins, dont l’insistance sur la maîtrise de Lynch « justifie [leur] fascination » pour « ce qui n’est, après tout, “qu’un programme télévisé” » (Jenkins 2006 : 127) et leur permet de se percevoir « comme des téléspectateurs sophistiqués » adeptes d’une série « se démarquant des productions mainstream de la télévision américaine » (119). Si l’affiliation de Twin Peaks avec le soap opera oblige ces internautes masculins à se distinguer du public populaire et féminin auquel est associé ce type de production, l’enjeu de classe ne semble pas s’articuler aussi étroitement à un enjeu de genre dans le cas du film d’action ou du film de voiture, dans la mesure où les adeptes de ces genres cinématographiques sont pensés a priori comme masculins17. Le commentaire d’un cinéphile suggère cependant que le mépris du populaire qui sous-tend la construction de la figure repoussoir du « beauf fan de Fast and Furious » possède une dimension genrée :

  • 18 Dans le même esprit : « tu t’attendais à du Fast and Furious à la con et tu l’as eu dans le fion !  (...)

Mais justement c’est marrant de voir les gens aller voir Valhalla Rising pensant voir un clone de 300 et de se retrouver dedans [sic] un truc qui rappelle l’austérité de certains Bergman par moments, de voir le mec vouloir se lobotomiser devant un Fast & Furious like, et se retrouver face à ça, ce film d’une maîtrise absolue. C’est comme une sodomie à sec pour eux, normal qu’ils soient secoués. (gimliamideselfes, 07.10.2011)18

  • 19 “I think that art is an act of violence, and the more emotionally engaged you are in a piece of art (...)
  • 20 « - Mais justement c’est marrant […] de voir le mec vouloir se lobotomiser devant un F&F like, et s (...)

14Ce commentaire thématise le rapport entre l’auteur de Drive et l’adepte de cinéma de genre comme une domination du premier sur le second à la faveur d’une opposition pénétrant/pénétré qui renvoie dans l’imaginaire patriarcal à la dichotomie masculin-actif/féminin-passif (Eribon 1999 : 134). Le geste créateur de Refn est ainsi valorisé en tant qu’acte viril et violent, dans la lignée des déclarations du réalisateur qui affirme en interview que l’art est pour lui un « acte de violence » et qu’il cherche avant tout à « pénétrer » le public de ses films19. Corrélativement, alors même que le film d’action marginalise les femmes et véhicule un imaginaire masculin hétérosexuel associé notamment à la force et au pouvoir physique, le public populaire amateur de ce cinéma est construit par ce « cinéphile » comme passif, dominé et féminin. Dans un bref échange qui fait suite au précédent commentaire, deux internautes en viennent justement à réaffirmer leur masculinité, l’un d’entre eux lève même le doute sur sa propre sexualité en précisant qu’il est en couple hétérosexuel20. Cela confirme que l’allusion à la sodomie comme acte dégradant pour la personne qui est pénétrée vise à la fois les femmes et les gays/bisexuels, conçus comme des hommes qui « renoncent à la virilité en acceptant ou en étant toujours susceptibles d’accepter le rôle “passif” dans l’acte sexuel » (Eribon 1999 : 134). En reprenant les termes de Raewyn Connell (2014 : 74-80), on pourrait ainsi soutenir que le « cinéphile » incarne ici une « masculinité hégémonique » qui se construit non seulement contre la « masculinité marginalisée » des hommes de classe populaire, mais aussi contre celle, « subordonnée », des hommes non-hétérosexuels.

  • 21 « Une bombe esthétique, que tu te prends en pleine face » (The-Red-Shoes, 24.05.2011) ; « Pour avoi (...)
  • 22 « Quelle claque dans la gueule qu’on s’est prise là… je parle pour tous les cinéphiles » (eltornado (...)
  • 23 « Justement, Merouane n’a rien compris au film, comme beaucoup aussi, c’est pas grave, moi j’en ban (...)
  • 24 « Maîtrise totale de son sujet, mise en scène au cordeau […] » (The-Red-Shoes, 24/05/2011) ; « Tout (...)

15Le vocabulaire utilisé par les « cinéphiles » pour décrire leur expérience face au film de Refn vise souvent à les placer sur un pied d’égalité avec le réalisateur, à la différence du public populaire : ils qualifient le film de « bombe21 » ou de « claque22 », termes qui valorisent la dimension violente de l’acte créateur sans placer le spectateur sachant l’apprécier dans une position dominée. De même, tandis que le public populaire serait pénétré par l’art de Refn, le « cinéphile » déclare plutôt « bander » devant ce détournement des codes du genre23. Comme les fans de Twin Peaks, qui insistent sur le contrôle de Lynch en tant qu’auteur aux commandes de ce qui ne serait sans lui « qu’un soap opera », les « cinéphiles » d’AlloCiné louent souvent la « maîtrise » de Refn24 qui fait d’ailleurs écho à celle du héros viril iconisé par le film. Ainsi construit comme l’incarnation d’une masculinité inébranlable, le cinéaste est préservé de toute contamination de son art par les conventions aliénantes d’un film de genre, si féminin soit-il : « Par contre Refn va réaliser une comédie romantique, jusqu’à présent tous ses films étaient -12 ans ! Cela va nous faire bizarre mais bon pourquoi après tout ! Il va sûrement révolutionner le genre » (Quiet_Ryan, 14.02.2012).

16Le mépris du cinéma de genre et du public qui l’apprécie passe donc ici par une stigmatisation et une mise à distance du féminin, auxquelles correspond une insistance sur la virilité de l’auteur et de ses admirateurs. Cette opposition auteur/genre qui place le premier du côté du masculin et le second du côté du féminin est peut-être un signe de la persistance de l’idéologie moderniste qui tend à associer la culture de masse aux femmes et à penser « la culture authentique [comme] la prérogative des hommes » (Huyssen 2004 : 51), ce dont les discours des cinéphiles d’AlloCiné sur les « fans » et les « midinettes » sont un autre symptôme, comme on le verra plus bas. Il est également possible que le discours qui féminise l’adepte de films de genre en insistant sur son goût pour des productions stéréotypées, mobilise et reconduise la dichotomie patriarcale entre création masculine et reproduction féminine (Coquillat 1982). Au sein d’un paradigme qui valorise la singularité de l’auteur et de ses œuvres, le cinéma de genre tend à être perçu comme le lieu par excellence de la répétition, où la créativité est écrasée par le ressassement de recettes éculées. En l’absence d’un cinéaste « anticonformiste » capable de donner une forme originale à la matière indifférenciée des ingrédients et conventions génériques, le film de genre serait ainsi condamné à la reproduction du même. L’idéologie patriarcale qui réserve à l’homme le monopole de la création – l’homme crée, la femme procrée – contribue ainsi à faire du genre l’autre féminin de l’auteur contre lequel celui-ci doit s’affirmer en tant qu’individu singulier.

17Conformément à la « conception occidentale de la masculinité moderne » qui accorde une importance particulière à « la capacité du mâle à se singulariser » (Courcoux 2006 : 234), l’auteur est ici valorisé en tant que créateur viril et violent dont l’œuvre rompt avec les conventions du cinéma de genre qui lui sert de base (« tu as déjà vu un tel déchaînement de violence ? une telle tension ? un tel dynamitage des codes ? », gimliamideselfes, 11.10.2011), et lui permet de s’affirmer comme un cinéaste original (« Même les films à la mise en scène soignée/originale sont boudés maintenant… mais l’originalité ça effraie… apparemment. Et d’ailleurs la mise en scène de Drive, c’est un gros coup de pied dans les couilles à des réal style Anderson ! », x-doll, 23.04.2012). Corrélativement, la singularisation du « cinéphile » passe par la reconnaissance de ce qui fait la singularité de l’auteur et qui échappe à la masse de « beaufs » qui « [bouffent le film] comme un vulgaire Fast and Furious ».

Le « cinéphile » et le « fanboy » 

18Comme on vient de le voir, la figure de l’auteur joue un rôle central dans l’effort du « cinéphile » pour se distinguer de la foule. Un commentaire sous-entend ainsi que la valeur de l’auteur en tant qu’instrument de distinction est inversement proportionnelle au nombre de ses admirateurs :

Je me souviens, il y a encore 2 ans nous n’étions que très peu de cinéphiles à connaître le bonhomme, et il y a maintenant une horde de fanboys qui le vénèrent… j’ai presque honte. (Labouene, 19.05.2013)

19L’emploi du terme « fanboy » indique que la masse des « spectateurs lambda » (costiguan, 02.10.2011) contre laquelle se construit le « cinéphile », est davantage caractérisée ici par son âge (« fanboy ») que par son appartenance de classe et son supposé « goût vulgaire », comme l’était la figure du « beauf ». Cette dimension générationnelle est confirmée par le commentaire d’un autre internaute s’inquiétant de la dévaluation du concept de « cinéphile » :

Je pense qu’il y a trop de personnes qui pensent qu’ils sont cinéphiles. Ce mot devient trop banal à mon goût. Maintenant, même un gamin qui n’a vu que 2 films peut se prétendre cinéphile. Ça me gonfle. J’ai même plus envie d’être cinéphile tellement ça veut plus rien dire. (maverick.d, 11.03.2012)

  • 25 Une minorité reproche cependant aux « cinéphiles » leur condescendance (« Sauf que sur ce forum, to (...)
  • 26 Voir par exemple : « Quant à Cronenberg, notre dernier échange sur le sujet avait révélé ta connais (...)

20Si le « gamin » ne peut légitimement pas se considérer et être considéré comme un « cinéphile », c’est d’abord parce qu’il « n’a vu que deux films », donc que sa culture n’est pas suffisante. Contre l’étymologie inclusive du terme, qui renvoie à l’amour (philia) pour le cinéma, cet internaute restreint l’appellation de « cinéphile » aux détenteurs d’un certain capital culturel. Partagée par la plupart des « cinéphiles » autoproclamés d’AlloCiné25, cette définition élitiste est un moyen pour eux de revendiquer le monopole du discours légitime sur Drive. C’est en premier lieu la connaissance de l’œuvre de Refn, ainsi que de celle d’autres auteurs auxquels son style ou ses films sont comparés, qui est exhibée par les « cinéphiles » du site. Les noms de Scorsese, De Palma, Friedkin, Mann, Lynch, Tarantino ou Cronenberg sont souvent invoqués et l’enjeu est parfois de montrer à son interlocuteur que l’on possède une connaissance plus poussée que lui de tel ou tel cinéaste26. À cette exigence d’érudition s’ajoute celle d’argumenter son avis par une analyse de la dimension esthétique du film, notamment de sa mise en scène :

Il faut faire attention, on a le droit de ne pas aimer Drive parce que ça ne correspond pas à notre vision du cinéma, mais il faut pouvoir argumenter, avoir une réelle réflexion artistique. Là les commentaires venant accabler le film sont ridicules. (gimliamideselfes, 11.10.2011)

21Ce discours sur la mise en scène, qui repose sur une compétence socialement acquise et peu répandue, contrairement au jugement de goût, est souvent considéré comme ce qui permet au discours du « cinéphile » (et du critique) de quitter le domaine du « subjectif » :

Les gens ont encore le droit d’aimer ce qu’ils veulent sans que ça ne fasse d’eux des cons. En revanche, toi, tu n’as rien d’un cinéphile ou d’un critique : aucune objectivité. (Sven-Up, 28.12.2011).

Faut être objectif un minimum, qu’on n’aime pas ce film ok, mais en toute objectivité cinématographique on [ne peut] pas traiter ce film de merde ! Drive c’est une leçon de mise en scène, chaque plan, chaque cadrage est réfléchi. (costiguan, 20.12.2011).

22Avant même l’exhibition d’une connaissance ou d’une compétence discursive, les goûts cinématographiques de certains internautes sont utilisés pour les exclure du cercle restreint des « cinéphiles » par un geste qui illustre la thèse bourdieusienne selon laquelle les consommateurs culturels sont des classeurs classés par leurs classements (Bourdieu 1979) :

  • 27 Voir aussi : « Surtout que l’artistfred est fan de… (attention roulement de tambour…) : Sex and the (...)

[…] ce mec fout 0,5 étoiles à The Dark Knight et 3 étoiles à Pulp Fiction, donc ce mec n’en vaut pas la peine, c’est juste un gars frustré qui se croit « cinéphile ». Mais s’il est « réellement » cinéphile alors moi je le dis et je l’assume, je ne suis pas un cinéphile. Et quand il dit que c’est « le pire que j’ai vu », autrement dit Dragonball Evolution, Transformers 3, Thor, Twilight, Identité Secrète… sont mieux que Drive, donc en fait non il est [pas] du tout cinéphile. (Quiet_Ryan, 11.03.2012)27

  • 28 « J’ai refusé de le voir plusieurs fois en m’attendant à un vieux film pourri pour ados boutonneux (...)

23La figure repoussoir du « gamin » ou de « l’ado » recoupe alors ici celle du « beauf » (« Drive c’est pas un film pour ados boutonneux ou beaufs », costiguan, 19.10.2011) dans la mesure où les deux sont stigmatisés à la fois pour leur ignorance et leur « goût vulgaire ». Les « ados boutonneux28 » adeptes de films d’action sont d’ailleurs eux-aussi ramenés à leur corps. Le commentaire d’un internaute oppose ainsi ceux qui « [font] partie du côté intelligent de l’Homme » à ceux qui incarnent au contraire son « côté primate » et s’attendaient « à un amas de testostérone et de courses-poursuites pour adolescents à la Fast and Furious » (driver d., 10.10.2011). Le « cinéphile » affirme ici sa supériorité sur l’« ado » à la faveur d’une opposition esprit/corps. Là où le premier est censé être capable de démontrer une connaissance suffisamment poussée de l’œuvre des « grands auteurs » et de mener une réflexion sur la dimension esthétique du film, le second est considéré comme un spectateur peu cultivé chez qui le corps et ses pulsions dominent l’esprit.

  • 29 “The literature on fandom is haunted by images of deviance. The fan is consistently characterized ( (...)
  • 30 “This means that fandom is seen as excessive, bordering on deranged, behavior.”
  • 31 C’est nous qui soulignons.

24Si c’est donc l’âge de certains spectateurs qui est stigmatisé à travers l’appellation de « fanboy », l’usage péjoratif de ce terme témoigne également du mépris dont les fans sont l’objet de la part des « cinéphiles ». Toujours objet de discours « hantés par des images de déviance », le fan est encore « caractérisé (en référence aux origines du terme) comme un fanatique potentiel29 » (Jenson 1992 : 9). Lorsqu’un « cinéphile » d’AlloCiné est accusé d’être un « fanatique dont le pseudo et la photo de profil font référence à ce cher Gosling », il rétorque : « Fanatique n’est pas le mot approprié, […] disons plutôt grand admirateur de ce cher Ryan Gosling » (Quiet_Ryan, 07.03.2012). Le but de cette rectification conceptuelle est clairement d’exorciser les connotations négatives attachées à la figure du fan dont le comportement est perçu comme « excessif, à la limite du déséquilibre mental30 » (Jenson 1992 : 9). On retrouve la même opération dans le commentaire cité plus haut, qui thématise le rapport du « cinéphile » au réalisateur comme essentiellement intellectuel (« il y a encore 2 ans nous n’étions que très peu de cinéphiles à connaître le bonhomme ») alors que le « fanboy » est renvoyé du côté de la passion, voire de l’adoration excessive (« il y a maintenant une horde de fanboys qui le vénèrent31 »).

  • 32 « J’ai vu tous les films de NWR [Nicolas Winding Refn] (Bleeder, Inside Job, Pusher I II III, Brons (...)
  • 33 “A body of scholarly work beginning in the early 1990’s […] sought to interrogate pop-cultural repr (...)

25Parce que l’amour des « cinéphiles » pour leur « réals fétiches32 » est dangereusement proche de celui qu’éprouvent les fans pour leurs stars préférées, les premiers mobilisent une rhétorique qui pose l’existence d’une différence de nature entre leur rapport au cinéma et celui des fans, notamment grâce à une opposition entre raison et émotion. Joli Jenson (1992 : 21, 24-25) a bien insisté sur la fonction sociale de ces discours qui réaffirment la supériorité de « l’élite », pensée comme rationnelle et cultivée, sur le « peuple », renvoyé du côté de la pure émotion. Le terme « fan » revient ainsi souvent dans les expressions utilisées par les « cinéphiles » d’AlloCiné pour stigmatiser le public adepte de cinéma de genre (« beaufs fans de Fast and Furious et du Transporteur », gimliamideselfes, 10.10.2011 ; « blaireaux fans de Fast and Furious », redmosquito, 10.10.2011 ; etc.) alors qu’il est très rarement appliqué à celui adepte d’un auteur. Or cette construction des fans comme des « “Autres” culturels33 » (Hills 2007 : 459-460) ne consolide pas uniquement une hiérarchie de classe fondée sur la possession d’un capital culturel plus ou moins important, mais touche également d’autres rapports sociaux, notamment de genre (Hollows 2000 : 179 ; Godwin 2014 : 97). La dichotomie raison/émotion est ainsi utilisée dans le sens d’une valorisation de traits culturellement associés au masculin (rationalité, réflexion, retenue, etc.) contre des déviances placées sous le signe du féminin (« hystérie », débordements émotionnels, amour passionnel, etc.), conformément à un imaginaire patriarcal qui identifie les femmes à leur corps et les pense comme immergées dans le « naturel » (Guillaumin 1992 : 70-76). Un internaute s’en prend ainsi au dénommé Quiet_Ryan en ces termes :

Bitch Ryan, j’ai trouvé pourquoi tu avais des arguments et une réaction de gamin : c’est que tout simplement tu en es un ! Donc tu réagis comme une groupie de Tokio Hotel et tu hurles comme une cinglée dès qu’on touche à ton film. Tu cherches ta sexualité, tu es tombé amoureux de Gosling et ça t’insupporte les critiques négatives à son propos. (derrick59, 11.03.2012)

  • 34 “obsessed loner” / “frenzied or hysterical member of a crowd”.

26La comparaison à une « groupie de Tokio Hotel » illustre l’une des deux manières principales dont les fans sont traditionnellement renvoyés du côté de la pathologie selon Joli Jenson (1992 : 10-13). Outre leur caractérisation en « solitaires obsédés », ils sont aussi souvent dépeints par les discours médiatiques dominants comme des « membres déchaînés ou hystériques d’une foule34 » (11). L’expression « horde de fanboys », employée par un « cinéphile » cité plus haut, mobilise la même imagerie qui associe la « maladie » des fans à une forme de « contagion » et contribue ainsi à les construire comme des « victimes de leur fandom » selon Jenson (13). Occultant les dimensions productives des pratiques de fans (Jenkins 2008 : 212-222), cette rhétorique participe à leur réduction au statut de consommateurs culturels passifs (Jenson 1992 : 10). L’opposition raison/passion par laquelle le « cinéphile » se distingue des « fanboys » est donc renforcée par les dichotomies individu/foule et activité/passivité mises en lumière plus haut.

  • 35 C’est nous qui soulignons.
  • 36 “As fandom has become more visible and fan practices more widespread, the broader image of “the fan (...)
  • 37 Un « cinéphile » se revendique même « fanboy » après avoir été stigmatisé par ce terme : « P’tain ç (...)

27Les termes par lesquels l’auteur de ce commentaire féminise son interlocuteur (« tu réagis comme une groupie de Tokio Hotel et tu hurles comme une cinglée35 ») témoignent également des enjeux de genre qui traversent la stigmatisation des fans. Katharine E. Morrissey (2017 : 352-360) a récemment souligné que, malgré le processus de légitimation dont « le fan » a indéniablement bénéficié depuis un certain nombre d’années, c’est « la figure du fanboy, et non de la fangirl » qui est « célébrée aujourd’hui dans la culture populaire », tandis que les « pratiques de fan féminisées continuent d’être stigmatisées » et « les fans féminines d’être dépeintes comme hystériques, trop émotives et incapables de contrôler et de canaliser convenablement leurs désirs36 ». Cette persistance d’une hiérarchisation genrée des pratiques de fans se vérifie sur le fil de discussion qui nous intéresse, où la figure repoussoir ultime est moins le « fanboy » que son pendant féminin37. Cette association dégradante à la féminité peut concerner aussi bien le comportement du fan (assimilé à celui d’une « groupie » qui « hurle comme une cinglée ») que l’objet de sa passion, comme en témoigne par exemple un commentaire qui se moque d’un internaute en le comparant à « un fan de Twilight avec la photo de Kristen Stewart ! ! » (x-doll, 09.03.2012).

  • 38 “[…] the 40-year-old virgin still living in his mother’s basement and collecting Star Wars light sa (...)

28Cependant, la stigmatisation du fan à l’œuvre dans le commentaire cité plus haut ne passe pas uniquement par une féminisation. Celle-ci s’articule d’abord à une rhétorique âgiste, puisque c’est parce qu’il est un « gamin » que le fanboy « réagit comme une groupie de Tokio Hotel ». Si cette manière de lier l’« hystérie » à la féminité et à l’adolescence s’explique par la réduction des femmes et des « ados » à leur corps, le fanboy est également conçu comme féminin en tant qu’homme n’ayant pas « réalisé pleinement sa masculinité », conformément au stéréotype du « puceau de 40 ans qui vit encore chez sa mère et collectionne les sabres de Star Wars38 » (Zubernis et Larsen 2012 : 59). Dans un contexte idéologique où la masculinité hégémonique est hétérosexuelle, l’immaturité supposée du fanboy touche non seulement son genre mais également sa sexualité : « Tu cherches ta sexualité, tu es tombé amoureux de Gosling […] » (derrick59, 11.03.2012).

29Le fait que cet internaute masculin subisse plusieurs attaques visant sa photo de profil et son pseudonyme faisant référence à Gosling laisse entrevoir à quel point le rapport du public à la star est lourd d’enjeux sur ce fil de discussion, notamment d’un point de vue genré. Dans la mesure où, « du point de vue de la masculinité hégémonique, l’identité gay est aisément identifiable à la féminité » (Connell 2014 : 76), la stigmatisation implicite du désir homosexuel (« tu es tombé amoureux de Gosling ») s’articule sans surprise à un mépris de la féminité, dont témoigne la continuité entre misogynie et homophobie dans le commentaire en question, ainsi que les discours portant sur une autre figure repoussoir contre laquelle se construit le « cinéphile » : la « midinette ».

Le « cinéphile » et la « midinette » 

30Un internaute qui regrette que Drive se révèle être selon lui « une car-romance assez dégoulinante », évoque également avec mépris les « filles qui se pâment pour Ryan Gosling qu’on voit dans toutes les scènes et principalement en gros plan » (mister, 01.10.2011). Dans le même esprit, un autre annonce : « Ne vous attendez pas à un film pour midinettes, Gosling est implacable dans ce film, mieux vaut ne pas être sur sa route » (lestatt54, 03.10.2011). Qu’ils louent ou fustigent le film, ces commentaires présupposent donc le public fan de Gosling comme féminin et le renvoient du côté de la sentimentalité naïve (« midinettes ») et de l’admiration béate (« se pâmer »). Cette rhétorique est loin d’être nouvelle puisque, comme le souligne Émilie Charpentier, la figure de la midinette a commencé à jouer le rôle de repoussoir face à la figure du cinéphile masculin dès les années 1920 (2003, 151-158), au moment où la cinéphilie savante se constitue en tant que posture élitiste et masculine (Burch et Sellier 2007).

  • 39 Outre les commentaires cités plus bas, voir par exemple : « Grande grande fan de Ryan Gosling et ay (...)
  • 40 Voir notamment : « Ce qui m’a motivée ? Ben euh Ryan G. bien sûr, que j’ai pu voir dans N’oublie ja (...)

31Un certain nombre de spectatrices déclarent effectivement être allées voir le film pour l’acteur39. La composition majoritairement féminine de son noyau de fans s’explique en grande partie par sa prestation dans N’oublie jamais (The Notebook, 2004) et le fait qu’il soit revenu à un genre particulièrement apprécié du public féminin, la comédie romantique, avec Crazy, Stupid, Love (2011), sorti en France quelques semaines avant Drive40. Or la plupart des spectatrices qui se présentent comme des admiratrices de Gosling déclarent avoir été déçues par le film de Refn :

Bien que j’adore vraiment l’acteur Ryan Gosling, j’ai beaucoup été déçue par ce film. Pas de dialogues, des scènes lentes et ennuyeuses à la longue. (amandine o., 23.10.2011)

Le problème que j’ai avec Ryan Gosling dans ce film (alors que j’en suis quasi amoureuse hein !) c’est qu’il passe franchement pour un autiste : il ne dit rien, il est mou, il prend trois plombes pour répondre, mais parfois il a des excès d’ultraviolence que j’ai toujours énormément de mal à comprendre. (ZoeProd, 24.10.2011)

À mon étonnement, j’ai eu du mal à rentrer dans ce film. Pourtant j’adore l’acteur principal, mais là je ne sais pas. Au début je trouve ça très long, comme par exemple des scènes où ils restent pendant 10  in à se regarder sans se parler, euh je ne vois pas l’intérêt. […] J’avais l’impression d’être devant The Artist à certains moments Lool. Mis à part ça, Ryan Gosling a toujours autant de charisme et il l’interprète parfaitement bien. Maintenant j’ai préféré le voir jouer dans Crazy, Stupid, Love […]. (Jenny Yanis, 16.07.2012)

  • 41 Outre celles déjà citées, voir également : « Ryan Gosling est un super acteur, cependant j’ai trouv (...)
  • 42 « Non mais elle a raison sur un point, Ryan est hot » (Angel2510, 01.11.2011) ; « Ryan Gosling est… (...)

32Comme le laissent entrevoir ces commentaires, les spectatrices qui apprécient par ailleurs Ryan Gosling reprochent souvent au film la pauvreté de ses dialogues et de la caractérisation des personnages, ainsi que la violence du protagoniste41. Face à elles, un public masculin, dont un certain nombre de « cinéphiles » autoproclamés, trouvent le héros « très complexe » (costiguan, 24.10.2011), sont enthousiasmés par l’« interprétation tout en retenue » de l’acteur (Vincent Martel, 05.11.2011), qu’ils trouvent « jouissif » lorsqu’il se transforme en « fou furieux » (ibu-kun, 09.10.2011). Les termes employés pour décrire la star sont également significatifs. Tandis que les femmes qui ont apprécié sa performance le qualifient par exemple de « magique » ou de « hot42 », les internautes masculins emploient plutôt un vocabulaire qui connote puissance, maîtrise et domination :

Ryan Gosling est juste géantissime dans son rôle. (Sangeles, 07.10.2011)

Un Ryan Gosling énorme. (Jean Rouffy, 01.02.2012)

Ryan Gosling, homme de marbre imperturbable, minutieux et précis. (The-Lunatic, 10.02.2012)

Ryan Gosling est […] majestueux et il n’y a besoin que d’une seule scène pour le voir, cette scène de nuit ou il regarde cet homme sans cligner des yeux pendant toute la durée de la scène – vraiment dur à faire et saisissant. (Alain Leccia, 13.05.2013)

Tu vas voir toute la puissance de Ryan Gosling. (JokerDreizen, 01.02.2014)

33Ces commentaires montrent comment l’infléchissement de la persona de Gosling vers une masculinité plus clairement virile dans ce film (Sandeau 2017 : 12-13) permet aux hommes de s’approprier une star qu’ils avaient jusqu’ici ignorée pour la plupart d’entre eux. À l’inverse, ses admiratrices n’apprécient pas cet écart vis-à-vis de son image, qui l’éloigne des rôles d’amant romantique ou d’homme fragile et vulnérable qu’il avait tenus jusqu’alors. Une internaute déçue déclare ainsi : « Je ne comprends tout simplement pas ce que Ryan vient faire dans ce film » (Ecorce--, 21.12.2011). Un grand nombre de fan féminines de Gosling semblent ainsi avoir été déconcertées par « l’accord imparfait » entre la star et son rôle, que Richard Dyer (2004 : 97) définit comme le « choc entre deux ensembles de signes, entre la star comme image et le personnage tel que par ailleurs le film le construit ».

  • 43 « Perso, je vois bien Gosling jouer James Bond, non ? » (Quiet_Ryan, 14.10.2011) ; « Il n’est pas b (...)
  • 44 « Il a un charisme de fou Gosling, digne de McQueen pour moi ! » (Quiet_Ryan, 15.02.2012) ; « Ah po (...)
  • 45 “Gosling here makes a bid to enter the iconic ranks of tough, self-possessed American screen actors (...)

34Afin de débarrasser la star des connotations « féminines » de sa persona, certains « cinéphiles » l’imaginent en James Bond43 ou le comparent à des icônes viriles telles que Steve McQueen44, à la manière de Todd McCarthy qui en fait l’héritier des « acteurs américains durs à cuire et pleins de sang-froid – Steve McQueen, Clint Eastwood, Lee Marvin – qui s’expriment par des actes plutôt que par des mots45 » dans sa critique publiée dans le Hollywood Reporter après la projection du film à Cannes (Sandeau 2017 : 16). Cet effort des spectateurs masculins pour viriliser Gosling vise à exorciser en premier lieu son association aux films pour « midinettes », mais un commentaire laisse également penser que le statut de la star dans le processus de création tend à être perçu par le « cinéphile » comme essentiellement féminin : « Je crois qu’on peut aisément dire que Refn a trouvé en Gosling sa muse et ce n’est pas pour me déplaire ! » (Miles QUARITCH, 13.02.2012). Ainsi, la star est renvoyée du côté du féminin par le même geste qui place le cinéaste, conçu comme le seul véritable auteur du film, du côté du masculin. De manière significative, un autre « cinéphile » renchérit sur ce commentaire en évacuant ces connotations féminines attachées à la star, grâce à l’invocation de collaborations masculines légendaires : « Je pense que le duo Refn/Gosling va devenir le nouveau Carpenter/Russell ou, encore mieux, Scorsese/De Niro ! » (Quiet_Ryan, 13.02.2012). Le rapport artiste/muse est ainsi reconceptualisé en duo masculin qui évoque plus un compagnonnage égalitaire qu’un rapport de subordination.

35L’insistance sur le talent d’acteur de Gosling est un autre moyen par lequel celui-ci se voit conférer une agentivité qui contrebalance la passivité inhérente à son statut de star pour « midinettes ». En effet, sa réputation d’homme objet du regard féminin, entretenue notamment par Crazy, Stupid, Love (Sandeau 2017 : 11), est ravivé par certains plans de Drive qui visent à l’icôniser, comme en témoigne le commentaire cité plus haut, qui sous-entend que les « filles » ont ici de nombreuses occasions de « se pâmer » devant « Ryan Gosling qu’on voit dans toutes les scènes et principalement en gros plan ». Contre le risque de féminisation contenu dans un tel traitement esthétique, un « cinéphile » souligne la maîtrise dont il fait preuve en tant qu’acteur en des termes qui font directement écho à la manière dont est caractérisé le héros dans le film lorsqu’il doit passer à l’action : « Qu’on n’aime pas un acteur pour x raisons, ok, mais quand il gère dans son taf comme Gosling ici, vaut mieux se taire ! » (costiguan, 04.10.2011).

36Ce type de discours fait ainsi jouer l’acteur contre la star, laquelle n’est pas seulement associée au féminin, mais également au populaire, du fait de son lien avec le cinéma commercial. L’attractivité des stars au box-office est ainsi regardée d’un mauvais œil par les défenseurs du cinéma en tant qu’art. Comme on l’a vu, un internaute conseille avec mépris à un spectateur déçu par Drive de privilégier plutôt la « catégorie “blockbuster”, y a de l’action, des filles et un acteur bankable (Gosling ne l’était pas avant ça…) » (acidelinoleique, 06.05.2013). De même, un « cinéphile » mentionne la présence de Brad Pitt en tête d’affiche de The Tree of Life comme l’une des raisons pour laquelle le film a attiré un public incapable de comprendre ce film d’auteur : « […] Brad Pitt sur l’affiche… Résultat, tout le monde se rue dans les salles obscures, beaucoup ne connaissant rien au cinéma de Malick… Ces mêmes spectateurs ont commencé à crier à la “grosse daube”, tout simplement parce que leur culture cinéphile n’était pas appropriée, ou trop limitée… » (Labouene, 08.10.2011).

  • 46 « On m’avait recommandé ce film et j’ai été un peu déçue… des moments de lenteur, une fin peu proba (...)

37Les discours des « cinéphiles » sur la star témoignent ainsi de stratégies de distinction (du féminin et du populaire) que l’on retrouve, mutatis mutandis, dans les discussions sur l’histoire et le scénario. Tandis qu’un grand nombre d’internautes féminines critiquent la pauvreté du scénario et l’invraisemblance de la fin46, les « cinéphiles » utilisent deux types d’arguments pour défendre Drive contre ces attaques. La première consiste à mépriser l’intérêt porté à l’histoire :

Comme déjà souligné, Refn explique lui-même s’être basé sur un scénario simplet (un projet à la Fast and Furious abandonné par le studio) pour développer le style, l’esthétique, c’est donc totalement imbécile de cracher sur le scénario tellement il n’a qu’une importance minime dans ce film. Et comme je le dis souvent, si vous voulez une bonne histoire, achetez un bouquin, le cinéma c’est l’art de l’image en mouvement, pas l’art de raconter des jolies histoires. (Blaste, 08.10.2011)

Quitte à passer pour un alien, je m’ennuie ferme si je regarde un film juste pour son histoire. S’il n’y a aucun enjeu de mise en scène prenant, je zappe le film direct et ne le regarde même pas jusqu’à la fin le plus souvent, aussi prenante la fin soit-elle. (Blaste, 17.10.2011)

  • 47 On retrouve les traces d’une telle tendance dans la réception critique de Drive. Jean-François Raug (...)

38On retrouve ici une tendance de la cinéphilie savante à dédaigner la « substance narrative des films » qui « est, avec la présence charismatique et érotique des vedettes, précisément ce qui attire le “chaland” » (Burch et Sellier 2007 : 81). Non seulement le film est envisagé avant tout comme l’œuvre d’un auteur singulier qui est parvenu à « transcender » son matériau initial, mais le « génie » de ce créateur réside de surcroît « dans son style, c’est-à-dire dans la qualité la plus abstraite de son œuvre » (85). Il ne s’agit pas uniquement ici de se distinguer du « spectateur ordinaire [qui] ne voit qu’un spectacle ou une histoire » (83) mais aussi de purifier le film de sa « dimension “féminine”, celle qui a trait aux affects » (84)47. Cette tendance à « refouler tous ces sentiments, ces relations, ces “psychologies” malséantes, tout ce grouillement “féminin” qui anime tant de films » (81) est sensible dans le second type de discours tenu par les « cinéphiles » d’AlloCiné sur le scénario de Drive. Si celui-ci est cette fois valorisé, c’est uniquement en tant qu’il s’écarte de ceux du cinéma « mainstream » et « féminin », même dans le traitement qu’il propose de l’histoire d’amour entre les deux protagonistes :

C’est pas une histoire d’amour cucul la praline comme peuvent l’être les Twilight ou la récente daube Identité secrète (attention je compare pas Drive et ces daubes, ils n’ont rien à voir). Cette romance est bien plus complexe et, comme tu l’as vu, la fin n’est pas très hollywoodienne, j’en dirais pas plus pour ceux qui l’ont pas vu. (costiguan, 24.10.2011)

Conclusion

  • 48 Voir également l’ouvrage collectif dirigé par Delphine Chedaleux et Mélisande Leventopoulos : Cinép (...)

39Tout en nous inscrivant dans le sillage de l’étude de Dominique Pasquier, Valérie Beaudouin et Tomas Legon sur la critique amateure en ligne (2014), qui a apporté une contribution importante aux recherches françaises sur le sujet – inaugurées par Laurence Allard dans son article pionnier « Cinéphiles, à vos claviers ! Réception, public et cinéma » (2000) –, nous avons cherché à éclairer la dimension genrée de ces discours, que ces travaux n’avaient pas explorée de manière approfondie. Notre examen des stratégies de distinction mobilisées par les « cinéphiles » d’AlloCiné a ainsi permis de faire apparaître la manière dont elles renforcent l’ordre de genre. Les figures repoussoirs contre lesquelles se construisent ces « cinéphiles » sont en effet conçues comme féminines et/ou comme des incarnations de masculinités marginalisées ou subordonnées. Dans la mesure où leur vision du cinéma repose notamment sur un rejet du féminin et du populaire, ils s’inscrivent dans l’héritage d’une tradition cinéphilique ancienne (Gauthier 1999 ; Burch et Sellier 2007) dont l’influence est encore très prégnante dans le contexte français. À l’encontre de cette tendance, il importe aussi bien de rendre visibles les pratiques cinéphiles ne relevant pas de la « cinéphilie savante », notamment les cinéphilies populaires et féminines (Burch et Sellier 2009 : 67-90 ; Jullier et Leveratto 2010 ; Chedaleux 2014 ; Le Gras et Sellier 2015 ; Sellier 2015 ; Pillard 2015 ; Pillard 2016)48, que de déconstruire les discours qui reconduisent une conception élitiste et masculiniste de la « cinéphilie », comme nous avons tenté de le faire ici.

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Notes

1 Les données de box-office citées sont tirées du site http://www.boxofficestory.com

2 Drive est alors de très loin son plus gros succès au box-office en France. Fracture (2007) est le seul de ses films à avoir dépassé le million d’entrées, très probablement du fait de la présence d’Anthony Hopkins en tête d’affiche.

3 http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=135082.html (consulté le 10 octobre 2017). Ce fil de discussion correspond à la rubrique « Commentaires » de la page dédiée au film, laquelle comporte d’autres rubriques telles que « Synopsis et détails », « Bandes-annonces », « Interviews, making-of et extraits », ou encore les bilans des « Critiques presse » et « Critiques spectateurs ». S’il est nécessaire de créer un compte sur AlloCiné pour pouvoir poster des commentaires, cette procédure d’inscription est cependant très légère (et peut même passer par un transfert automatique des données Facebook ou Google). Les internautes peuvent simplement ajouter leur(s) commentaire(s) à la suite de ceux déjà postés, mais il est également possible de répondre à un commentaire en particulier.

4 http://www.allocine.fr/film/fichefilm-135082/critiques/spectateurs/ (consulté le 10 octobre 2017). Dans la mesure où les internautes ne peuvent poster qu’une seule critique par film et qu’il n’est pas possible de commenter les critiques grâce à un dispositif de « réponse » analogue à celui qui existe dans la rubrique « Commentaires », les interactions sont rendues beaucoup plus difficiles dans l’espace « Critiques spectateurs ».

5 Plus de 2 700 commentaires ont été postés, entre août 2011 et novembre 2017, sur le fil de discussion qui fait l’objet de notre étude. Nous avons examiné manuellement l’intégralité de ce corpus. Lorsque nous mentionnons le genre d’un-e internaute, nous nous appuyons sur la manière dont celui-ci/celle-ci se genre dans ses commentaires ou ses critiques postées sur AlloCiné.

6 Pour faciliter la lecture, nous avons corrigé les fautes d’orthographe et de syntaxe qui compliquaient la compréhension d’un certain nombre de commentaires.

7 Comme le rappelle François Jost (2018 : 100), la violence de certains propos tenus dans le cadre des discussions en ligne est facilitée par « l’anonymat ou, pour être plus précis, la “couverture” offerte par un pseudonyme. »

8 Par exemple : « À voir en vost et au cinéma bien sûr ! » (Vincent B. 07.10.2011) ; « C’est le genre de film qu’il faut voir absolument au cinéma. Les images et la bande-son sont exceptionnelles, et voir ce film via un poste de télé est un crime. » (Sherminathor, 10.10.2011) ; « Ça y est je l’ai enfin vu au cinéma, c’était déjà génial quand je l'avais vu sur le net mais là “oh my god !!” Un chef d’œuvre ! » (costiguan, 19.10.2011).

9 Dans le même registre, voir également : « Pareil que toi, ça fera moins de blaireaux dans les salles !!! Fuyez !!! Et foutez-nous la paix !!! (redmosquito, 13.10.2011) ; « Cool, ça fera moins de péteux dans les salles de ciné, à jouer au mixeur dans leur boîte de popcorn, je suis content que vous n’aimiez pas le film ! Même ravi. The Tree of Life en avait déjà fait dégager quelques-uns, The Artist risque d'être parfait niveau public ! » (barrylyndong, 13.10.2011).

10 Voir par exemple : « Non mais les gens qui disent que la bande-annonce est trompeuse avec des remarques du genre “y’a pas assez d’action, de poursuites de caisses etc.”, vous [vous] attendiez à quoi ? À du cinéma popcorn leaderprice pour spectateur lambda […] ? » (costiguan, 02.10.2011) ; « Ah, désolé Soap M, on t’avait pas prévenu… Pour ce film faut réfléchir un peu ooohhh… […] Je sais, c’est dur quand on va au cinéma avec son popcorn pour ne pas réfléchir… Je te recommande plutôt la catégorie “blockbuster”, y a de l’action, des filles et un acteur bankable (Gosling ne l’était pas avant ça…) » (acidelinoleique, 06.05.2013).

11 Ou encore : « […] franchement qu’est-ce que c’est long, c’est vraiment mais vraiment ennuyeux, je trouve que c’est long, trop de longueurs, on s’emmerde vraiment… en fait quand une scène d’action (si on peut appeler ça des “scènes d’action”) commence, ba on se dit “ah ça y est, ça commence”… aussitôt la scène finit aussitôt on retombe dans l’ennui… je dirais 2,5 sur 5 pas plus sérieusement » (m lm, 07.10.2011) ; « C’est un gros navet ce film en fait !!!! Niveau action c’est zéro !!! Je m’attendais vraiment à mieux !!! Je donne un 2 sur 5 » (Minfir Vinci, 02.10.2011).

12 « Désolé mais tu regardes l’affiche du film, tu regardes la bande-annonce (qui est en fait le film en entier), ça ne montre rien de plus qu’un film d’action, façon Transporteur, alors que ça ne l’est pas du tout, c’est limite de la publicité mensongère. À mon avis le réalisateur a fait ça juste pour se mettre dans la poche les gars comme moi qui s’attendaient à voir un film d’action. Peur de ne pas gagner assez de thunes ??? » (Mérouane Beghdadi, 12.10.2011) ; « Mais c’est quoi ce film de m****… Personnellement je m’attendais à une sorte de Transporteur refait, mais là, décevant mais alors… […] le titre du film ne lui correspond pas, nul de nul » (Edouard Desmet, 01.06.2012) ; « J’ai bien été déçu par ce film. Quand on voit la bande-annonce, le film a l’air génial mais en fait c’est tout le contraire… » (missangel2008, 30.12.2011) ; « moi j’ai pas aimé, avec la bande-annonce qu’ils nous ont servie, je m’attendais a plus d’action » (jess j., 26.11.2011).

13 « […] le film est un film de genre ? tu sais ce que c’est ? il y a des codes, et il faut jouer avec, du coup, il y a des passages obligés, sauf que chacun de ces passages est habillement détourné » (gimliamideselfes, 14.10.2011).

14 L’examen de la réception critique de Drive confirme cette thèse. Vincent Malausa (2011 : 38) regrette par exemple, dans les Cahiers du cinéma, que « le récit se replie dans les conventions d’un genre avec lequel il n’entretient plus aucune distance critique », tandis que Jean-François Rauger (2011) écrit, dans Le Monde : « Le plaisir que l’on prend à voir ce film relève de plusieurs catégories. Pas vraiment celle du retour miraculeux d’un cinéma de genre qui aurait disparu. Si la notion de genre était, en soi, pertinente pour apprécier une œuvre, cela se saurait. Non, ce qui rend le film de Nicolas Winding Refn hautement appréciable, c’est d’abord pour ce qu’il réussit brillamment à esquiver ». Dans Positif, Philippe Rouyer (2011 : 7) loue la manière dont Refn s’est « approprié » les « codes » du genre pour offrir un « grand film de genre », et compare le cinéaste à un autre auteur ayant accompli un geste similaire : « À l’instar de tous les grands films de genre, Drive offre au spectateur ce qu’il attendait, en mieux, la surprise et l’originalité venant décupler le plaisir du même. Comme dans Le Point de non-retour de John Boorman, […] il ne s’agit pas tant de remettre en cause les codes du film criminel que de se les approprier. »

15 Outre le commentaire de The-Red-Shoes cité plus haut (24.06.2011), voir par exemple : « […] malgré que ce soit une commande, il n’est pas tombé dans le système hollywoodien » (costiguan, 20.10.2011) ; « Un film de commande mais qui reste du pur Refn » (beautifulfreak, 21.10.2011). Voir aussi les commentaires qui rappellent que le projet avait d’abord été confié à une star et un réalisateur plus « conventionnels » : « À la base le script de Drive avait été donné à Neil Marshall (The Descent, Doomsday) et avec Hugh Jackman. Ça a capoté par la suite c’est revenu dans les mains de Winding Refn […] » (costiguan, 08.10.2011) ; « Et on n’a pas perdu au change bien au contraire ! Je crois qu’avec le combo Marshall/Jackman on aurait eu un film banal, et pas cette immense claque. » (bigflost, 08.10.2011).

16 « Les abrutis écervelés qui sont venus chercher un film 100 % action, pistolet, cow-boy, sexe et grosses caisses, qu’ils aillent au diable ! » (driver d., 10.10.2011) ; « On voit bien la volonté de se démarquer des navets à la Fast and Furious remplis de gros clichés et c’est pour cette raison que la majorité des gens, “la masse” ne comprend pas ce film, car pas assez de mecs bodybuildés, de minettes en string, de fusillades et de grosses voitures italiennes. Aujourd’hui on ne sait plus apprécier les BONS FILMS, comme partout, les gens rejettent la DIFFÉRENCE » (Victor Gontcharov-Champion, 11.02.2012).

17 Alors que certaines spectatrices se plaignent de la rareté des scènes d’action dans Drive (voir par exemple celui de CherryEd cité plus haut), les « cinéphiles » présupposent le public adepte de film d’action ou de voiture comme masculin, populaire et adolescent, comme on le verra plus bas.

18 Dans le même esprit : « tu t’attendais à du Fast and Furious à la con et tu l’as eu dans le fion ! » (redmosquito, 12.10.2011).

19 “I think that art is an act of violence, and the more emotionally engaged you are in a piece of art, the more violent it feels.” (Barone 2011); “Art is meant to penetrate you” (Thorn 2011); “You know, great art — horrible thing to say — but art is meant to divide, because if it doesn’t divide, it doesn’t penetrate, and if it doesn’t penetrate, you just consume it.” (Yuan 2013)

20 « - Mais justement c’est marrant […] de voir le mec vouloir se lobotomiser devant un F&F like, et se retrouver face à ça, ce film d’une maîtrise absolue. C’est comme une sodomie à sec pour eux, normal qu’ils soient secoués. (gimliamideselfes, 07.10.2011).

– gimliamideselfes, tu as tout dit : veux-tu m’épouser ? (Samyto, 07.10.2011).

– @Samyto je suis un mec […] (gimliamideselfes, 08.10.2011).

– hého, je rigole hein, c’était une façon de parler ^^ J’suis un mec aussi et j’ai une copine […] (Samyto, 07.10.2011).

– @Samyto je sais que tu plaisantes, j’ai juste joué le jeu :) » (gimliamideselfes, 08.10.2011).

21 « Une bombe esthétique, que tu te prends en pleine face » (The-Red-Shoes, 24.05.2011) ; « Pour avoir eu la chance d’avoir vu Drive à Cannes, je n’ai qu’une seule chose à dire, ce film est une bombe !! » (cfever, 24.05.2011) ; « Quel film ! Une bombe… » (Zeus40990, 25.10.2011).

22 « Quelle claque dans la gueule qu’on s’est prise là… je parle pour tous les cinéphiles » (eltornadodelasnoche, 12.10.2011) ; « Une très grosse claque, Drive est le “tremplin” pour Winding Refn, qui désormais va nous signer des films sûrement plus personnels. Hâte de Only God Forgives ! » (Quiet_Ryan, 06.05.2012) ; « une énorme claque dans la gueule, du vrai, du bon cinéma » (Teddy Daniels, 06.10.2011) ; « La claque de l’année. » (DelSpooner, 07.12.2011).

23 « Justement, Merouane n’a rien compris au film, comme beaucoup aussi, c’est pas grave, moi j’en bande encore :D Après le film joue avec les clichés et le kitch, donc oui cela peut paraître “banal” comme histoire, parce que c’est fait exprès… le film utilise tous les codes de ce genre de film pour au final en faire quelque chose de différent. » (redmosquito, 12.10.2011). On retrouve également les traces d’une telle imagerie chez certains critiques professionnels, comme Olivier Séguret (2011) qui écrit, dans Libération : « […] le cinéaste reste jusqu’au bout un maître de l’attention : son ficelé d’expert donne à Drive cette consistance régulière et ferme que l’on voudrait rapprocher sans grivoiserie d’une matière érectile et surexcitée. »

24 « Maîtrise totale de son sujet, mise en scène au cordeau […] » (The-Red-Shoes, 24/05/2011) ; « Tout est parfaitement maîtrisé, mise en scène, esthétique visuelle, ambiance sonore, musiques […]. La violence est crue, mais parfaitement maîtrisée. » (cfever, 24.05.2011) ; « Un exercice de style purement maîtrisé » (raohken, 09.09.2011).

25 Une minorité reproche cependant aux « cinéphiles » leur condescendance (« Sauf que sur ce forum, toutes les personnes qui donnent des critiques négatives sont ignorants, cinéphile du dimanche etc., vos commentaires m’agacent, il y a trop de condescendance dans vos propos », tylerdurden76620, 02.06.2012) ou tentent de redéfinir le terme dans un sens plus inclusif (« Être cinéphile, c’est aimer les films, le cinéma tout simplement », extra-terrestre, 11.03.2012).

26 Voir par exemple : « Quant à Cronenberg, notre dernier échange sur le sujet avait révélé ta connaissance de 4 ou 5 de ses 19 films. Tu t’es peut-être instruit depuis, mais vu qu’à aucun moment tu ne dis que tu ne connais ni Bleeder, ni Fear X, je doute de la véracité de tes propos. » (Labouene, 18.06.2012).

27 Voir aussi : « Surtout que l’artistfred est fan de… (attention roulement de tambour…) : Sex and the City :lol: (il a même mis 4 étoiles au film) » (redmosquito, 17.10.2011) ; « lartistafred, j’ai pas pu m'empêcher de regarder quel genre de film tu aimais grâce à ton profil, et là surprise, tu es fan de Commando ! Si ça ce n’est pas un vrai film pour beaufs ! » (manuel-28, 17.10.2011) ; « N’est-ce pas mister le mec qui met 5 étoiles à Seuls Two, le chef d’œuvre d’Éric et Ramzy, et 4 étoiles au très très moyen Battle Los Angeles… » (costiguan, 02.10.2011) ; « […] quand on voit qu’il dit que Drive est nul mais qu’il met 4 étoiles au film Le Sortilège, on a tous compris » (Quiet_Ryan, 14.02.2012).

28 « J’ai refusé de le voir plusieurs fois en m’attendant à un vieux film pourri pour ados boutonneux comme Fast and Furious, et au final c’est une tuerie ce film !!!! » (Marine Sawoska, 11.02.2012) ; « […] les films de kikos Fast and Furious où plus de la moitié des fans n’ont pas le permis juste au passage » (costiguan, 02.10.2011).

29 “The literature on fandom is haunted by images of deviance. The fan is consistently characterized (referencing the term’s origins) as a potential fanatic.”

30 “This means that fandom is seen as excessive, bordering on deranged, behavior.”

31 C’est nous qui soulignons.

32 « J’ai vu tous les films de NWR [Nicolas Winding Refn] (Bleeder, Inside Job, Pusher I II III, Bronson et Valhalla Rising) en attendant Drive, et ce type est déjà dans mon petit panthéon de mes réals fétiches aux côtés de Peckinpah, Cronenberg, Boorman… » (Labouene, 08.10.2011).

33 “A body of scholarly work beginning in the early 1990’s […] sought to interrogate pop-cultural representations of fan audiences, arguing that fans were often stereotyped and pathologised as cultural ‘Others’ – as obsessive, freakish, hysterical, infantile and regressive social subjects.”

34 “obsessed loner” / “frenzied or hysterical member of a crowd”.

35 C’est nous qui soulignons.

36 “As fandom has become more visible and fan practices more widespread, the broader image of “the fan” has changed from a persona that is socially stigmatized to one that is much more legitimated. […] If popular culture currently celebrates fans, it is typically the figure of the fan boy, and not the fan girl, that dominate popular imagination. While feminist analyses of fans return again and again to Media Fandom, feminized fan practices and networks continue to be stigmatized, with female fans portrayed as hysterical, overly emotional, and unable to control and appropriately channel their desires.” (Morrissey 2017 : 357)

37 Un « cinéphile » se revendique même « fanboy » après avoir été stigmatisé par ce terme : « P’tain ça se voit que t’es un gros fanboy incorrigible ! » (Fleuros, 06.06.2012). « Fanboy assumé. Je parlais à maverick.d, pas à toi […] Je disais que je voyais mal comment il pouvait juger la personnalité de Winding Refn sans s’être appuyé sur des documents. » (Quiet_Ryan, 06.06.2012). De manière significative, c’est uniquement en tant que fanboy du réalisateur qu’il accepte d’être qualifié ainsi, alors qu’il se défend lorsque les critiques pointent son amour pour la star ou le comparent à une « groupie hystérique ».

38 “[…] the 40-year-old virgin still living in his mother’s basement and collecting Star Wars light sabers”. Sur le fil de discussion qui nous intéresse, voir les insultes du type : « c’est bon le gamin, il a fini sa crise de pucelle ? » (redmosquito, 14.10.2011).

39 Outre les commentaires cités plus bas, voir par exemple : « Grande grande fan de Ryan Gosling et ayant vu tous ses films, je me devais de le regarder ! » (Bibune, 19.11.2011).

40 Voir notamment : « Ce qui m’a motivée ? Ben euh Ryan G. bien sûr, que j’ai pu voir dans N’oublie jamais et Crazy, Stupid, Love dernièrement » (Saliha Hamadi, 07.10.2011).

41 Outre celles déjà citées, voir également : « Ryan Gosling est un super acteur, cependant j’ai trouvé le film long et les personnages pas assez approfondis » (C?lia M., 20.06.2012) ; « Tellement déçue ! […] et les dialogues, que dire, il n’y en a pas ! Carey Mulligan pose une question et le beau Ryan Gosling doit mettre 1 minute montre en main pour lui répondre ! » (Lucie F., 07.07.2013) ; « Et pourquoi diable ont-ils fait de Ryan une espèce d’autiste débile qui mâchouille des cure-dents ? […] Le rythme est lent, les personnages sont nazes et Carey Mulligan est totalement insipide et inintéressante […] » (Ecorce--, 21.12.2011) ; « Vu aujourd’hui, je trouve que Ryan Gosling parle trop peu et trop de ralentis, j’ai trouvé le film long par moment. » (Estelle Corbie, 10.10.2011) ; « Personnellement j’ai trouvé ce film à mourir d’ennui, on ne comprend rien des motivations des personnages principaux. Naïf et incomplet… » (Valeria Val, 26.04.2012).

42 « Non mais elle a raison sur un point, Ryan est hot » (Angel2510, 01.11.2011) ; « Ryan Gosling est… magique :O » (Lovegood-Luuna14, 05.03.2012).

43 « Perso, je vois bien Gosling jouer James Bond, non ? » (Quiet_Ryan, 14.10.2011) ; « Il n’est pas britannique (tylerdurden76620, 14.10.2011) ; « Ah ouais mince. Mais bon il pourrait quand même le faire ! » (Quiet_Ryan, 14.10.2011)

44 « Il a un charisme de fou Gosling, digne de McQueen pour moi ! » (Quiet_Ryan, 15.02.2012) ; « Ah pour le coup la comparaison à McQueen est toute trouvée ! C’est la même trempe ! » (Miles QUARITCH, 15.02.2012) ; « J’aurais bien vu Gosling dans les films de McQueen comme j’aurais bien vu McQueen dans les films de Gosling ! Surtout dans Drive ! Ces mecs ont la classe y’a rien à dire là-dessus ! » (Quiet_Ryan, 15.02.2012)

45 “Gosling here makes a bid to enter the iconic ranks of tough, self-possessed American screen actors – Steve McQueen, Clint Eastwood, Lee Marvin – who express themselves through actions rather than words. Sometimes (mostly around Irene), his Driver smiles too much, but Gosling assumes just the right posture of untroubled certainty in the driving scenes and summons unsuspected reserves when called upon for very rough stuff later on.” (McCarthy 2011).

46 « On m’avait recommandé ce film et j’ai été un peu déçue… des moments de lenteur, une fin peu probable… pourtant j’aime beaucoup Ryan Gosling […] » (Mari_elle, 12.08.2012) ; « Je ne comprends pas l’engouement pour ce film. Franchement je n’ai pas aimé. J’ai trouvé le début plein de longueur et assez ennuyant mais je me suis dit que, vu tous les commentaires positifs, la fin devait être meilleure. Mais je n’ai eu qu'un bain de sang. Un scénario quasi inexistant pour moi. […]. Je dois quand même avouer une ambiance de film bien installée, même si celle-ci ne m’a pas plu. Et Ryan Gosling génial comme à son habitude. » (Elvire B., 01.01.2012) ; « En lisant les commentaires, je vois que c’est assez mitigé… et je ne me situe pas du bon côté pour certain. Car je n’ai pas réellement accroché… hormis la beauté et le charisme de Ryan Gosling. En toute honnêteté, le film est lent, peu de paroles et je n’ai pas trouvé de grand intérêt à l'histoire du film… » (Eldoreen, 09.10.2011).

47 On retrouve les traces d’une telle tendance dans la réception critique de Drive. Jean-François Rauger (2011) écrit par exemple, dans Le Monde : « Adapté d’un court roman de James Sallis, Drive évite la graisse psychologique et la sentimentalité poisseuse, accrochant ainsi plus vite l’attention d’un spectateur à qui il donne également l’illusion de retrouver une approche purement comportementaliste de l’action, celle d’un certain cinéma américain moderniste représenté par certains films de John Carpenter ou de Walter Hill. »

48 Voir également l’ouvrage collectif dirigé par Delphine Chedaleux et Mélisande Leventopoulos : Cinéphilies plurielles dans la France des années 1940-1950 : sortir, lire, rêver, collectionner, qui paraîtra prochainement aux éditions Lettres modernes Minard.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jules Sandeau, « Le « cinéphile 2.0 » et ses autres : publics et réceptions de Drive sur AlloCiné »Genre en séries [En ligne], 7 | 2018, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/607 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.607

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Auteur

Jules Sandeau

Jules Sandeau est docteur en études cinématographiques de l’université Bordeaux Montaigne et actuellement ATER à l’université Paul-Valéry-Montpellier. Dirigée par Geneviève Sellier et soutenue en 2017, sa thèse portait sur l’évolution de la persona de Katharine Hepburn et sa réception aux États-Unis. Il a publié, entre autres, les articles : « Hackers et hommes d’action : corps, générations, technologies », CIRCAV, n° 26, 2017 ; « Enjeux socio-culturels et réception de la comédie Les Garçons et Guillaume, à table !, Studies in French Cinema, vol. 18, n° 1, 2018.

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