Delphine Chedaleux, Jeunes premiers et jeunes premières sur les écrans de l’Occupation (France, 1940-1944)
Delphine Chedaleux, Jeunes premiers et jeunes premières sur les écrans de l’Occupation (France, 1940-1944), Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2016, coll. « Cinéma(s) », 319 p.
Texte intégral
- 1 Delphine Chedaleux (2011), Les Jeunes premiers et les jeunes premières du cinéma français sous l’Oc (...)
- 2 Delphine Chedaleux (2012), « Odette Joyeux : une héroïne douce-amère sous l’Occupation » dans Gwéna (...)
1Paru en 2016 aux Presses Universitaires de Bordeaux, Jeunes premiers et jeunes premières sur les écrans de l’Occupation (France, 1940-1944), est une première approche du cinéma français de la période de l’Occupation à travers ses acteurs et ses actrices, sous l’angle des représentations de la jeunesse. Issu d’une thèse de doctorat1, l’ouvrage de Delphine Chedaleux fait ainsi suite à la publication d’une étude de cas consacrée à la figure d’Odette Joyeux2, dans le recueil Genres et acteurs du cinéma français (1930-1960), paru en 2012, que l’auteure a co-dirigé avec Gwénaëlle Le Gras ; on retrouve dans le présent volume la trace de cette étude.
- 3 Voir notamment Jean-Pierre Bertin-Maghit (1989), Le Cinéma français sous l’Occupation. Le monde du (...)
- 4 Noël Burch et Geneviève Sellier (2005 [1996]), La Drôle de guerre des sexes du cinéma français 1930 (...)
2L’ouvrage s’ouvre sur une préface de Pascal Ory : l’historien culturaliste y replace le travail de Delphine Chedaleux au sein des études universitaires, qui abordent rarement le cinéma populaire. Il insiste notamment sur le positionnement épistémologique de l’ouvrage, au croisement de « l’épistémologie de la culture » et « l’épistémologie du genre » (p. 9). Ce point de vue a été peu fréquemment adopté au sujet du cinéma de l’Occupation, plus souvent étudié pour la place particulière que revêt ce moment d’institutionnalisation du mode de production cinématographique en France3 et pour ses films culturellement « légitimes » que pour ses films commerciaux, ses acteurs et ses actrices. Delphine Chedaleux propose ainsi, en creusant le sillon de La Drôle de guerre des sexes du cinéma français4 et de recherches plus récentes sur le cinéma français de la période classique, une étude approfondie des figures montantes du cinéma français entre 1940 et 1944. Les termes de « jeunes premiers » et de « jeunes premières », utilisés par l’auteure, sont ceux de la presse spécialisée de l’époque et renvoient aux emplois au théâtre de « premiers amoureux » et de « premières amoureuses » (p. 21), tout en évoquant, en plus de cet usage historique, des archétypes qui font partie de l’imaginaire collectif (au masculin, le jeune homme séducteur, au féminin, la jeune fille ingénue). L’examen des films qui mettent en avant ces figures « jeunes » (par les personnages et par les interprètes qui les incarnent) est particulièrement approfondi, en lien avec les autres représentations médiatiques : ciné-romans, magazines spécialisés (critiques, entretiens, portraits, couvertures) affiches sont mis à profit. Un des mérites de cette étude est en effet de s’attacher à démontrer les éléments qui distinguent ces médias les uns les autres : l’auteure compare les écarts signifiants, notamment du point de vue des représentations genrées, que crée l’adaptation d’une intrigue dans des médias divers.
3Le propos est structuré en huit chapitres : cinq chapitres centraux sont consacrés à des études de cas – sur Marie Déa, Micheline Presle, Odette Joyeux, Madeleine Sologne et Jean Marais. Ils sont encadrés d’un chapitre introductif sur la société française et le paysage cinématographique de l’époque, et de deux chapitres qui viennent clore le parcours. L’un prolonge la réflexion sur la période de la Libération, où de nouveaux bouleversements se font jour, tandis que le dernier peut être vu comme un plaidoyer en faveur « De la complexité du cinéma populaire classique » (p. 237). L’auteure y confirme son refus « d’opposer de façon manichéenne des films ‘conservateurs’ d’un côté et ‘progressistes’ de l’autre », ce qui reviendrait par exemple à donner une vision réductrice des figures féminines du cinéma français de l’Occupation, tant celles-ci fonctionnent sur le mode de la contradiction des valeurs, à la fois traditionnelles et modernes.
4Le cœur de l’ouvrage réside donc dans la série d’études de cas, qui invitent au passage à parcourir le livre au gré d’une curiosité pour les débuts des carrières de Micheline Presle ou de Jean Marais, ou pour découvrir une personnalité aujourd’hui oubliée, comme Marie Déa. L’apparente surreprésentation des artistes féminines (quatre actrices étudiées contre un seul acteur) renvoie à une réalité du cinéma français de l’époque, qui compte plus de jeunes premières que de jeunes premiers, et qui confie des rôles plus importants, ainsi que plus complexes, à des jeunes femmes qu’à des jeunes gens. Jean Marais fait ainsi figure d’exception dans le paysage cinématographique qui se recompose alors. L’analyse minutieuse des cinq parcours met particulièrement au jour l’évolution de la vision de la jeunesse féminine et masculine. Le cinéma français met en scène, à travers des récits d’apprentissage et de conflit de générations, de jeunes vedettes qui construisent des personae en rupture avec ce qui prévalait dans les représentations d’avant-guerre (p. 47-48). D’une jeunesse qui suscitait les inquiétudes, il faut désormais donner une image plus positive, porteuse de renaissance des valeurs, celles de la Révolution nationale. On retrouve d’une certaine manière le thème vichyste du passage de relais mais pour autant, chez les jeunes premiers, il n’y a par exemple guère de traces de la virilité promue par Vichy.
5La première « monographie » est consacrée à Marie Déa (1912-1992). Vue comme un des principaux atouts de Premier Bal (Christian-Jaque, 1941, tourné en zone non occupée), film à forte charge morale, elle se révèle le type de « la jeune fille sage » : son personnage, tiraillé entre son désir et son devoir (p. 59), déteint sur la représentation de l’actrice dans les médias. La sortie d’Histoire de rire (M. L’Herbier, 1941) pose dès lors problème, dans la mesure où le rôle frivole ne correspond pas à ce stéréotype : son personnage, secondaire par rapport à l’intrigue du film, est celui d’une bourgeoise futile qui délaisse le foyer conjugal pour partir avec son amant. Ce rôle manquant de consistance est perçu comme un écart dans son parcours, dans la mesure où elle est déjà assimilée à des rôles graves et sensibles (p. 61). Elle regagne cependant les faveurs de la critique par son interprétation conforme à l’aura de droiture morale qu’elle dégage dans Le journal tombe à cinq heures (G. Lacombe, 1942) et surtout dans son grand rôle d’Anne dans Les Visiteurs du soir (M. Carné, 1942), où elle transcende cette image. Elle y défie des figures patriarcales (père, époux, diable) par son amour illégitime avec Gilles (Alain Cuny).
6À l’inverse de cette droiture morale et sacrificielle, on trouve Micheline Presle, caractérisée par le jeu fantaisiste de ses premiers films (Histoire de rire et La Nuit fantastique de M. L’Herbier, 1941 et 1942). Sa persona est dès lors celle d’une excentrique, à la scène comme à la ville (p. 94), qui ne se dément que dans un mélodrame, Un seul amour (P. Blanchar, 1943). Héroïne de ce film, elle incarne Clara Biondi, une ancienne cantatrice. Ce personnage apparaît comme une représentation traditionnelle de la femme duelle, à la fois pudique et trompeuse car elle a connu un autre homme avant son mariage avec Gérard de Clergue, interprété par le droit et viril Pierre Blanchar, alors que celui-ci pensait être son « seul amour ». Son mensonge la conduit à sa déchéance : comme Marie Déa dans Les Visiteurs du soir, le personnage de Presle connaît un sort tragique, précipité par les valeurs de la société patriarcale incarnées par Blanchar.
7Cette communauté de destins funestes est également partagée par d’autres héroïnes : c’est le cas d’Odette Joyeux dans la trilogie qu’elle interprète pour Claude Autant-Lara (Le Mariage de Chiffon, 1941, Lettres d’amour, 1942, Douce, 1943). Son portrait est sans doute le plus original de l’étude de Delphine Chedaleux : l’auteure démontre en effet que la spécialisation de l’actrice dans des rôles de jeunes filles dites « fin de siècle », appartenant à la haute société, lui permet de démontrer l’ambivalence de son jeu. Ces personnages de jeunes filles surannées s’incluent parfaitement dans la critique de la bourgeoisie au cœur des collaborations entre Autant-Lara et les scénaristes Jean Aurenche et Pierre Bost, mais, grâce à Odette Joyeux, s’y ajoute une vision critique des rapports entre les sexes et les générations. Dans Douce, en particulier, l’héroïne transgresse sa conscience de classe en vouant un amour contrarié au régisseur du domaine, Fabien (Roger Pigaut), à l’issue tragique.
8Les deux chapitres suivants sont dédiés à Madeleine Sologne et à Jean Marais, dont les succès au cinéma sont indissociables du fait de leur interprétation de Nathalie et de Patrice dans L’Éternel retour (Jean Delannoy, 1943). Les deux acteurs sont sans doute ceux qui connaissent la plus importante ascension de leur carrière pendant l’Occupation. Cela s’explique, selon l’auteure, par la modernité des personnages qu’ils incarnent, en opposition à la morale défendue par Vichy. Madeleine Sologne, actrice au jeu et au physique sophistiqués, jouit d’une image différente à la ville, celle de jeune femme simple, saine et d’origine campagnarde. Sa silhouette correspond à la « féminité énergique et ‘naturelle’ appelée de ses vœux par Vichy » (p. 161) ce qui l’entraîne à interpréter des rôles de femmes entreprenantes (dans Croisières sidérales, André Zwoboda, 1941-1942, dans L’Appel du bled, Maurice Gleize,1942 ainsi que dans Le Loup des Malveneur, Guillaume Radot, 1942-1943). Mais c’est en tant qu’icône mélancolique qu’elle s’impose, grâce au film de Delannoy, où elle compose un personnage mystérieux et tourmenté (p. 180), qui s’accorde au manque d’aspirations de la jeunesse.
9Jean Marais apparaît lui aussi comme une figure moderne, dès les films qui précèdent le triomphe de L’Éternel retour. L’analyse montre à quel point la persona de Marais ne se conforme pas aux exigences de virilité traditionnelles auxquelles sont enjoints les jeunes gens de l’époque. Si son physique sportif « qui allie beauté et puissance » (p. 190) est un apport nouveau à la construction des rôles masculins, les personnages qu’il incarne sont marqués par une douceur de caractère, qui confine à la faiblesse, à la vulnérabilité et à l’immaturité. Dans Voyage sans espoir (Christian-Jaque, 1943), la confrontation entre Marais et les autres personnages masculins met en avant à quel point l’acteur « propose un modèle transgressif d’homme doux et fragile s’opposant à des figures masculines archaïques » (p. 211). Ce modèle d’une virilité alternative, valorisée par son absence de cruauté et porté par un acteur homosexuel, reflète le questionnement des identités de genre et de générations à l’œuvre dans le cinéma de l’Occupation. Si l’on peut s’étonner de la présence d’un seul portrait d’acteur masculin au sein de cette étude, le choix de l’auteure nous semble cependant justifié. La période se révèle pauvre en nouveaux talents masculins : ce manque est ressenti par les contemporains, notamment les critiques, qui ne voient pas en Georges Marchal, Jean Desailly ou Jean Chevrier la promesse de renouveler le cinéma français. En revanche, du côté des nouvelles interprètes féminines, les personnalités qui émergent semblent plus convaincantes, du fait de la qualité de leur jeu et des rôles qui sont écrits pour elles.
10À la suite de ces cinq portraits, Delphine Chedaleux poursuit la réflexion en l’élargissant au cinéma de l’après-guerre. La comparaison entre les deux périodes permet de mieux faire ressortir les spécificités des jeunes premiers et jeunes premières de l’Occupation. L’auteure montre comment le caractère misogyne des valeurs de la France d’après-guerre se retrouve aussi dans son cinéma, bien qu’émergent aussi des films plus nuancés voire « féministes » (citons par exemple Antoine et Antoinette de Jacques Becker, 1946-1947, ou les films de Jacqueline Audry). Les films évoquant la Résistance bâtissent des représentations d’hommes héroïques, par opposition à des femmes exclues ou collaboratrices (Patrie, Louis Daquin, 1946, Les Démons de l’aube, Yves Allégret, 1945), tandis que le « réalisme noir » fait surgir des rôles d’hommes victimes de femmes trompeuses (Quai des orfèvres, Henri-Georges Clouzot, 1947, Panique, Julien Duvivier, 1946-1947). Après la Libération, une inversion se produit donc dans le genre des personnages valorisés : ce sont les jeunes hommes qui bénéficient de rôles positifs aux dépens des jeunes femmes aux désirs émancipateurs qui émergeaient dans le cinéma de l’Occupation.
11La richesse de l’étude témoigne ainsi de la pertinence d’un examen sérieux du cinéma populaire, notamment de ses têtes d’affiches : c’est le point abordé dans le dernier chapitre de l’ouvrage, qui plaide pour la reconnaissance de ces films. Malgré le peu de considération dont jouissent ces productions « non nobles » (p. 255-256), notamment du point de la cinéphilie savante et de l’Université, leur complexité réelle (dans l’expression des tensions, notamment de genre, qui irriguent la société) mérite l’intérêt des chercheur.e.s et du public. La réception des films est également à prendre en compte, car la qualité esthétique reconnue des films de l’Occupation n’aboutit pas, à l’époque de leur diffusion, à une dissociation entre un public élitiste et un public « ordinaire ».
12L’auteure justifie en conclusion de l’ouvrage sa volonté, par ce travail de recherche, de questionner le cadre politique, social et moral de la France de Vichy en appliquant les approches des cultural, gender et star studies sur le cinéma français de cette période et ses interprètes, « corpus relativement peu connu et peu légitime » (p. 255). Au fil de l’étude, celui-ci apparaît comme un nœud de contradictions dans l’appréhension des rapports de genre et de générations, ce qui révèle les tensions à l’œuvre dans la société. Malgré « un contexte de surveillance politique étroite » (p. 257), la polysémie des valeurs que représentent les jeunes premiers et jeunes premières démontre qu’envisager ce cinéma uniquement comme un produit de l’idéologie vichyste ne suffit pas à expliquer l’ensemble de la production. Les figures des jeunes acteurs et actrices, travaillés par la culture de masse, permettent enfin de mettre en avant, selon Delphine Chedaleux, la facilité qu’il y a à opposer cinéma populaire et cinéma élitiste. À travers cette étude de cas, elle montre combien les circulations entre ces deux manières d’aborder la culture sont importantes. Ce faisant, elle livre un travail essentiel sur le cinéma de l’Occupation. L’ouvrage, original par son analyse de l’intermédialité et didactique par sa structure, fournit aussi un modèle d’étude synthétique et non biographique dans le domaine des star studies.
Notes
1 Delphine Chedaleux (2011), Les Jeunes premiers et les jeunes premières du cinéma français sous l’Occupation (1940-1944), thèse de doctorat en études cinématographiques, sous la direction de Geneviève Sellier, Université Bordeaux Montaigne.
2 Delphine Chedaleux (2012), « Odette Joyeux : une héroïne douce-amère sous l’Occupation » dans Gwénaëlle Le Gras et Delphine Chedaleux (dir.), Genres et acteurs du cinéma français (1930-1960), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 67-78.
3 Voir notamment Jean-Pierre Bertin-Maghit (1989), Le Cinéma français sous l’Occupation. Le monde du cinéma français de 1940 à 1946, Paris, O. Orban, et Laurent Creton (dir.) (2004), Histoire économique du cinéma français. Production et financement, 1940-1959, Paris, CNRS Éditions (Cinéma & audiovisuel).
4 Noël Burch et Geneviève Sellier (2005 [1996]), La Drôle de guerre des sexes du cinéma français 1930-1956, Paris, Armand Colin.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Claire Daniélou, « Delphine Chedaleux, Jeunes premiers et jeunes premières sur les écrans de l’Occupation (France, 1940-1944) », Genre en séries [En ligne], 8 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/590 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.590
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page